L’occupation, par des étudiants exigeant la fin
du génocide de Gaza, du bâtiment administratif de l’Université Columbia à New
York, le 30 avril 2024, a rappelé un événement similaire le 30 avril 1968.
Ci-dessous 3 textes mettant en perspective les points communs et les
différences entre ces deux moments historiques. Traduits
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Sabotage et auto-organisation : un entretien avec
Franco ‘Bifo’
Berardi
Chandler Dandridge, Ill Will, 7/5/2024
Chandler
Dandridge est un psychothérapeute et écrivain usaméricain, professeur
adjoint à l’École supérieure d’éducation et de psychologie de l’université
Pepperdine, à Malibu, en Californie.Cet entretien avec 'Bifo' a eu lieu le 1er mai 2024.
Vingt-quatre heures avant que la police de New York ne
prenne d’assaut le campus, les étudiants de l’université de Columbia ont occupé
le Hamilton Hall [où se trouvent les bureaux administratifs du Columbia
College], liant encore plus
étroitement leur protestation aux manifestations anti-guerre de 1968. En tant
que personne ayant participé activement aux manifestations étudiantes de 1968 à
Bologne, comment vois-tu les liens entre aujourd’hui et hier ?
Les similitudes entre la vague actuelle de protestations propalestiniennes
et ce qui s’est passé en 1968 sont remarquables. Cependant, le plus important n’est
pas la similitude comportementale, mais le contexte différent et les attentes
différentes des étudiants qui sont impliqués dans ces mobilisations.
Depuis le début de la vengeance génocidaire israélienne, il est évident que
la majorité des jeunes ont pris le parti des victimes palestiniennes. Partout,
sur les réseaux sociaux, dans les rues, dans les universités, sur les murs des
villes du monde entier, les mots “Free Palestine” ont été répétés un milliard
de fois. Il s’agit d’une réponse éthique au racisme et au colonialisme
sionistes. D’un point de vue éthique, la situation actuelle marque un tournant
: la séparation entre les forces de la suprématie blanche (les impérialistes du
Nord) et le reste de l’humanité est irréversible. Mais la majorité éthique n’a
pas encore réussi à devenir une force politique.
De ce point de vue, la situation actuelle est différente de celle de 1968.
Le mouvement anti-guerre de 1968 est devenu une force politique qui a
transformé les relations sociales, jusqu’à un certain point. Mais les attentes
ne sont pas non plus les mêmes qu’en 1968. Lorsque les étudiants ont manifesté
contre la guerre du Vietnam, nous attendions le renversement du rapport de
force entre le front impérialiste et le front anticolonial. L’identification
au Vietcong impliquait une identification au socialisme, à l’émancipation, etc.
.... C’était en partie une illusion, bien sûr, mais nous nous sommes identifiés
à une possibilité positive de changer les relations sociales et de vaincre l’impérialisme.
Peut-on en dire autant de l’identification actuelle avec la Palestine ? Je
ne le crois pas. Les étudiants qui manifestent et occupent contre le génocide
israélo-usaméricain ne s’identifient pas au Hamas, évidemment. Ils n’attendent
aucun avenir brillant, aucun avenir socialiste, aucune émancipation sociale de
la résistance palestinienne. Alors quel type d’identification, quel type d’attente
pouvons-nous voir dans la vague de protestation actuelle ?
À mon avis, les étudiants s’identifient au désespoir. Le désespoir est le
trait psychologique et culturel qui explique la large identification des jeunes
avec les Palestiniens. Je pense que la majorité des étudiants d’aujourd’hui s’attendent
consciemment ou inconsciemment à une détérioration irréversible des conditions
de vie, à un changement climatique irréversible, à une longue période de guerre
et au danger imminent d’une précipitation nucléaire des conflits en cours en de
nombreux points de la carte géopolitique. C’est là, à mon avis, la principale
différence par rapport au mouvement de 1968 : aucun renversement du rapport
de force n’est en vue.
À l’aide d’un véhicule tactique, la police de la ville de New
York pénètre à l’étage supérieur du Hamilton Hall sur le campus de l’université
Columbia à New York, le mardi 30 avril 2024, après que des manifestants ont
pris possession du bâtiment plus tôt dans la journée. 300 étudiants ont été
arrêtés et seront inculpés. Photo Craig Ruttle/AP
Une grande partie des manifestations étudiantes est
centrée sur le désinvestissement, qui semble avoir un potentiel révolutionnaire
et anticapitaliste. Les étudiants t’ont-ils impressionné par leur discipline et
leurs revendications ?
Ce point est extrêmement intéressant. Les implications de la campagne de
désinvestissement peuvent devenir très radicales dans la prochaine période.
Cependant, pour autant que je puisse comprendre - et je peux me tromper, car je
ne connais pas suffisamment les débats internes qui ont préparé le soulèvement
actuel - à l’heure actuelle, le mot “désinvestissement” se réfère au cas
particulier d’Israël, en tant qu’État voyou qui poursuit un programme de
nettoyage ethnique, d’apartheid et de génocide. Il ne s’agit pas encore (pour
autant que je sache, je le répète, et j’espère être contredit par les
développements à venir) d’un projet de désinvestissement général, impliquant l’abandon
de la politique économique basée sur la croissance.
Dans la culture de 1968, l’idée de désinvestissement n’existait pas ; la
perception de la catastrophe environnementale était également très faible.
Aujourd’hui, ces préoccupations peuvent faire place à un mouvement de
transformation de la relation entre la connaissance, la production, la
consommation et les choix économiques. Au cours des cinquante dernières années,
les étudiants ont été les acteurs politiques les plus intéressants parce qu’ils
ne sont pas seulement des étudiants, mais aussi de futurs travailleurs
cognitifs. Mais nous n’avons pas réussi à transformer la mobilisation politique
des étudiants en un sujet social, en un processus permanent de transformation
de la relation entre la connaissance, la technologie et la production.
Tu te souviens du discours que Mario Savio a donné aux
étudiants de Berkeley le 2 décembre 1964 ? A cette occasion, Mario Savio a
prononcé les mots suivants :
« Il y a un moment où le fonctionnement de la machine devient
tellement odieux, vous fait tellement mal au cœur, que vous ne pouvez plus y
participer ! Vous ne pouvez même pas y participer passivement ! Il faut mettre
son corps sur les engrenages, sur les roues, sur les leviers, sur tout l’appareil,
et il faut l’arrêter ! Et vous devez indiquer à ceux qui la dirigent, à ceux
qui la possèdent, que si vous n’êtes pas libres, la machine ne pourra pas
fonctionner du tout ! »
Dans ces mots, nous entendons un refus éthique d’être les instruments de la
violence impériale, mais aussi l’anticipation d’un processus possible d’auto-organisation
du travail cognitif. Cette possibilité n’a jamais été mise en œuvre. Les
étudiants n’ont jamais été capables de transformer leur mobilisation,
intrinsèquement liée à une condition temporaire, en une organisation permanente
de travailleurs cognitifs. Cela a été la principale faiblesse du mouvement
étudiant : il a été et est toujours le principal front d’opposition, mais il
est incapable de transformer de façon permanente les relations sociales au
niveau de la production et de la reproduction. Ce que je veux dire, c’est que
les étudiants sont mobilisables pendant leur séjour dans les universités, mais
qu’ils ont été incapables (jusqu’à présent) de créer des formes d’autonomie
permanente à l’intérieur du cycle du travail cognitif.
Comment ces manifestations sur les campus usaméricains
sont-elles perçues en Europe ? As-tu l’impression qu’il existe une ferveur
similaire pour de telles actions dans les universités européennes ? Les
universités sont-elles également investies dans les profits israéliens et de
guerre de la même manière ?
Il y a deux jours, j’ai été invité à donner une conférence dans la salle
principale de l’Académie de Bologne. Le sujet de mon intervention était la
guerre en Europe, le génocide en Palestine et la mobilisation des universités usaméricaines.
La salle était incroyablement bondée, les étudiants étaient émus et leurs
interventions s’alignaient sur les positions exprimées par les étudiants de l’université
de Columbia, etc. Cependant, lorsque j’ai dit : il est temps d’occuper les
universités italiennes, ils n’ont pas réagi ; j’ai senti qu’ils n’étaient pas
encore prêts à rejoindre le mouvement de Columbia.1
Le sentiment de méfiance à l’égard de soi-même est profondément inscrit
dans la culture des étudiants italiens, et la dépression est le sentiment
dominant, bien que je sois persuadé que la dépression peut se transformer en un
vaste mouvement de désertion active de la guerre. Mais je n’attends pas
grand-chose des universités européennes, même si j’espère qu’on me prouvera que
j’ai tort.
Nous sommes en train de parler le 1er mai, lorsque la Fédération générale
palestinienne des syndicats - Gaza a lancé un appel à la grève. Le groupe usaméricain
Writers Against the War on Gaza s’est fait l’écho
de cet appel. Qu’est-ce que cela signifie de relier une telle action collective
des travailleurs au génocide de Gaza ?
C’est de la rhétorique. Le 1er mai n’est qu’une journée
rhétorique de plus, du moins en Europe. La nécessité d’un lien entre le
soulèvement éthique contre l’impérialisme et le mouvement ouvrier devrait être
beaucoup plus profonde. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas (seulement) d’une
journée de manifestation ou d’une journée de grève symbolique. Ce dont nous
avons besoin, c’est d’une prise de conscience du rôle crucial des travailleurs
cognitifs dans le processus actuel de production capitaliste, de la possibilité
d’inverser les principales tendances du développement technologique.
La mobilisation d’un petit nombre de travailleurs de Google contre l’implicationde Google dans le génocide israélien est bien plus importante qu’une journée de
solidarité symbolique. Nous n’avons pas besoin de solidarité symbolique. Nous
avons besoin d’un processus d’auto-organisation des travailleurs cognitifs
contre la guerre. Les travailleurs cognitifs sont à la fois complices du
pouvoir sémiocapitaliste et victimes de celui-ci (précarité, souffrance
mentale, solitude). C’est la contradiction la plus importante de notre époque,
à mon avis. Pour aller au-delà d’une mobilisation symbolique éthique (qui est
néanmoins urgente et importante en soi), nous devrions démêler la puissance de
subversion sociale qui est implicite dans la vie post-étudiante, dans l’activité
des travailleurs cognitifs.
Quelles sont les leçons à tirer de 1968 ? Sur la base
de ton expérience de ces luttes, as-tu des conseils à donner aux étudiants
contestataires aux USA ?
Je n’ai aucun conseil à donner. Je n’ai jamais fait confiance aux
conseillers politiques lorsqu’ils ne font pas partie de la mobilisation.
Cependant, il y a une leçon que je tire des mouvements de 1968, et je veux l’étendre
au présent : l’université (et le système éducatif en général) est un lieu d’accès
au savoir, et aussi de production de savoir. Mais c’est aussi une institution
qui peut influencer directement et indirectement les sémiousines, c’est-à-dire
les grandes entreprises qui produisent la technologie, qui irradient la
communication. Ce qui est le plus urgent aujourd’hui, et dans le futur proche,
c’est d’étendre le refus qui vient des universités (refus de la déshumanisation
totale produite par le capitalisme d’entreprise et le système militaire) aux sémiousines.
Sabotage de la chaîne de production de l’(in)culture de masse, sabotage de
la chaîne de production de l’intelligence artificielle militaire. Sabotage et
auto-organisation. Sabotage de l’utilisation militaire de la connaissance. Et
enfin, organiser les énergies cognitives dans un projet d’autonomisation de la
vie sociale par rapport au capitalisme. Je sais, ce sont de grands projets...
trop grands, peut-être. Cependant, l’occupation des universités est le meilleur
environnement pour lancer de grands projets, et pour auto-éduquer les gens à l’autosuffisance
et à l’autonomie.
Notes
[1] Au cours de la semaine qui a suivi cet entretien,
des campements sont apparus dans de nombreuses villes européennes, à la fois
sur les campus et dans l’espace public. Il s’agit notamment de Bologne, Rome,
Amsterdam, Barcelone, Berlin et Paris. La liste continue de s’allonger chaque
jour. -IW.
Les
radicaux de Columbia de 1968 organisent des retrouvailles douces-amères
John Kifner, The New York Times, 28/4/2008
John Kifner (1942) est un vétéran du New York Times,
où il est entré en 1963 comme « copy boy » pour devenir ensuite
correspondant ou envoyé spécial aux quatre coins du monde, de Téhéran à
Fallouja, de Beyrouth à Gaza, de Sarajevo à Pristina, de Varsovie à
Aden. Il continue d’écrire occasionnellement pour le Times.
Des policiers montent la garde sur le campus de Columbia après
que les bâtiments occupés par les étudiants activistes ont été libérés, le 30
avril 1968. Photo Barton Silverman/The New York Times
Le
printemps, avec les arbres et les fleurs en pleine floraison, est une période
où les universités organisent leurs réunions. Ce week-end, un groupe très
particulier d’anciens étudiants de l’université de Columbia s’est donc réuni à
Morningside Heights pour se remémorer les jours passés sur le campus.
Les
coups. Les arrestations. Les prises de contrôle des bâtiments. La vie
communautaire enivrante dans les bâtiments occupés de l’université. Et, de la
manière la plus frappante, « l’explosion », au petit matin du 30
avril 1968, lorsque la police a pris d’assaut le campus, frappant les étudiants
à coups de matraque et traînant certains d’entre eux par les cheveux jusqu’aux
fourgons de la police.
En
sirotant du vin blanc et en embrassant de vieux amis lors de la réception d’ouverture
jeudi soir, on aurait dit n’importe quelle réunion de l’Ivy League : les hommes
avaient les cheveux gris ou blancs ou tout simplement disparus, mais Robert
Friedman, alors rédacteur en chef du Spectator, le quotidien étudiant,
et organisateur de l’événement, s’est montré de plus en plus frustré en
essayant de les faire s’asseoir pour une table ronde.
« C’est
une foule indisciplinée », a-t-il déclaré.
« Wooooooo
! », se sont écriés les radicaux ridés, qui ont applaudi à tout rompre,
fiers d'être aussi turbulents qu'il y a 40 ans.
En
1968, les étudiants de Columbia et de Barnard se sont emparés de cinq bâtiments
du campus, ce qui a donné lieu à 712 arrestations lors de la grande descente de
police et à des dizaines d’autres lors des manifestations qui ont suivi. Ils
ont mobilisé une grève qui a entraîné la fermeture de l’université. Ils ont
finalement atteint leurs objectifs : empêcher la construction d’un gymnase sur
un terrain public à Morningside Park, rompre les liens avec un institut du
Pentagone menant des recherches sur la guerre du Viêt Nam, obtenir l’amnistie
pour les manifestants et, ce qui n’est pas anodin, la démission anticipée de
leurs ennemis, le président de Columbia, Grayson L. Kirk, et son proviseur,
David B. Truman.
C’était
une période intensément émotionnelle, et ces émotions ont été rappelées au
cours d’une série de débats sérieux et très suivis sur l’héritage du mouvement
étudiant, le féminisme, la race, l’action politique et, inévitablement, « Du
Viêt Nam à l’Irak ». En effet, « wooooooo » était sans aucun
doute le mot le plus fréquemment utilisé lorsque les gens applaudissaient un
point politique ou un souvenir souvent hilarant.
Mais
les moments les plus étonnants se sont produits vendredi soir, lors d’une
reconstitution élaborée des événements d’avril 1968. Les étudiants noirs qui
avaient ordonné aux membres radicaux blancs de Students for a Democratic
Society de quitter le bâtiment qu’ils occupaient, le Hamilton Hall, ont égréné
des souvenirs amers de leurs expériences à Columbia.
« Le
pire racisme que j’ai vu est ici, à Morningside Heights », a déclaré Al
Dempsey, qui a grandi dans un Sud encore marqué par la ségrégation et qui est
aujourd’hui juge en Géorgie.
En
écoutant les critiques, certains radicaux blancs se sont rendu compte qu’ils n’avaient
pas seulement organisé des manifestations séparées, mais qu’ils avaient aussi
vécu des vies séparées à l’époque et en grande partie aujourd’hui.
Lors
d’une lecture littéraire organisée samedi soir par des anciens élèves de
Columbia de l’ère 68 devenus écrivains, Paul Spike a été tellement touché qu’il
a abandonné toute lecture de son œuvre pour parler avec émotion.
« La
nuit dernière a été une expérience étonnante pour apprendre l’expérience des
Noirs à Columbia », a-t-il déclaré. « Au mieux, j’étais indifférent,
au pire, complice. D’un point de vue personnel, je pense avoir été un bon
Allemand ».
À
la fin de la conférence, le dimanche matin, Tom Hurwitz, aujourd’hui
réalisateur, alors membre du SDS occupant le bâtiment des mathématiques, a
déclaré qu’il y avait eu une réconciliation.
« Après
avoir quitté Hamilton Hall, nous avons pris des chemins différents »,
a-t-il déclaré. « Après 40 ans, nous nous sommes pardonnés l’un à l’autre
et nous nous sommes tendus la main ».
Sur
les quelque 1 100 étudiants qui avaient participé à l’occupation des cinq
bâtiments du campus, environ 500 ont assisté à la réunion, a déclaré Nancy
Biberman, l’une des organisatrices. À l’époque, le campus était divisé : un
groupe conservateur, qui s’appelait la Majority Coalition et était composé en
partie d’athlètes, s’opposait à la grève et à l’occupation des bâtiments. Ils n’étaient
pas représentés.
Cette
fois-ci, les grévistes vieillissants ont même été accueillis par l’actuel
président de Columbia, Lee C. Bollinger, qui a participé à un panel sur les
réponses officielles à l’activisme politique.
« J’ai
pensé à mettre mon bureau à votre disposition toute la nuit », a-t-il dit
en plaisantant.
Une
voix a crié du fond : « Est-ce que vous avez des cigares ? »,
une allusion aux étudiants occupant le bureau du président Kirk qui avaient
fumé ses cigares , les fameux « White Owl ».
Tom Hayden a pris la parole lors
d’une réunion jeudi. Photo Richard Perry/The New York Times
« Bienvenue »,
a poursuivi M. Bollinger. « Je suis très fier de vous avoir parmi nous ».
Néanmoins,
certains participants se sont interrogés sur sa présence en raison du projet de
Columbia d’étendre considérablement son campus au nord de Manhattanville. Les
mauvaises relations de l’université avec ses voisins, majoritairement noirs,
sont depuis longtemps un problème. Dans le cas du gymnase abandonné en 1968, le
projet a été considéré comme raciste en partie parce qu’il devait comporter une
entrée dérobée pour les résidents de Harlem et parce que de nombreux membres de
la communauté s’opposaient à la construction d’un bâtiment sur un parc qui se
faisait rare.
Parmi
les participants, venus d’aussi loin que les campus de Stanford et de l’université
de Californie à Berkeley, se trouvaient un grand nombre de professeurs et d’autres
éducateurs, ainsi que des poètes, des écrivains, des musiciens, des avocats et
quelques juges, qui avaient tous essayé de rester fidèles à l’idéalisme de la
grève de 1968.
« Elle
vous a définis », a déclaré Susan Kahn, écrivain et chercheuse, à propos
de la grève. « Vous êtes devenu une personne qui a essayé d’y être fidèle
pendant 40 ans et qui, d’une manière ou d’une autre, a essayé de rendre le
monde meilleur ».
Mais
moins d’un an plus tard, le SDS se fragmentera, certains des militants de
Columbia rejoignant l’organisation beaucoup plus radicale des Weathermen,. C’est
également ce qui est ressorti dimanche matin lors d’une cérémonie plus sombre
organisée en l’honneur des personnes décédées au cours des années écoulées.
Martin Luther King Jr, Malcolm X, le maire John V. Lindsay, Margaret Mead,
Abbie Hoffman, le chanteur folk Phil Ochs et même le Dr Truman, le doyen.
Parmi
les noms lus au son d’un gong bouddhiste figuraient Ted Gold, tué en mars 1970
dans l’explosion d’une bombe des Weathermen qu’il fabriquait dans le sous-sol d’une
maison de Greenwich Village, et John Jacobs, connu sous le nom de J. J., l’un
des fondateurs des Weathermen, décédé d’un cancer alors qu’il vivait sous un
nom d’emprunt à Vancouver, en Colombie britannique.
Edward
J. Hyman, professeur de psychologie à Berkeley, se souvient de la façon dont Gold
l’avait recruté au SDS.
« Pendant
de nombreuses décennies, j’ai évité Columbia à cause de la mort de Ted Gold »,
a-t-il déclaré à la foule. « J’ai été ravi de passer du temps avec vous et
je vous aime tous ».
Brian
Flanagan, un autre membre de SDS, a déclaré : « J. J. incarnait l’esprit
de résistance de l’époque. Puisse l’esprit de J. J. vivre dans le nôtre ».
Il a ajouté que ses cendres avaient été répandues sur le mémorial de Che Guevara
à Cuba.
Mais
la majeure partie du week-end a été consacrée à se remémorer les jours grisants
de la grève, les rassemblements presque constants au cadran solaire sur College
Walk pour les meetings et les manifestations, les jets de nourriture par-dessus
la tête des contre-manifestants jusqu’aux
fenêtres du deuxième étage de la Low Library, les débats sans fin et la
division en factions. Chacun s’identifiait par la “commune” qu’il avait occupée
: Low, Fayerweather, Avery ou Math.
« C’est
une sorte de bouillie impressionniste », a déclaré Mme Biberman, qui
dirige aujourd’hui une agence de logement pour les personnes à faibles revenus
dans le Bronx. « Je ne me souviens pas de grand-chose à propos de la
classe ».
La
plupart des souvenirs ont été évoqués lors de la réunion du vendredi soir, qui
visait à reconstituer les événements par le biais d’un récit des nombreux
participants. Il y avait un script de 22 pages composé principalement de noms,
mais les récits étaient si longs qu’ils ont dû en couper environ un tiers et
passer directement aux arrestations. Néanmoins, après près de quatre heures, de
nombreuses personnes se sont attardées dans le couloir, parlant avec
enthousiasme.
C’est
lors de cette réunion que l’amertume de la petite minorité noire a fait
surface. D’anciens footballeurs vedettes étaient maintenus sur le banc de
touche parce que l’entraîneur avait un « système d’empilage" »qui
plaçait tous les joueurs noirs à la même place. Les Noirs sont constamment
soumis à des contrôles d’identité, alors que les Blancs ne le sont pas. Les
hommes ont créé leur propre fraternité, Omega Psi Phi, par solidarité. À
Barnard, les femmes noires sont logées ensemble et on leur conseille de ne pas
suivre certains cours difficiles.
Le
juge Dempsey a déclaré que la seule chose qui l’avait empêché de quitter
Columbia était l’appel sous les drapeaux : « Trente jours plus tard, vous
êtes à Fort Benning et en route pour le Vietnam ».
En
effet, Thulani Davis, poète et écrivain noir membre du comité d’organisation de
la réunion, a déclaré qu’elle avait dû déployer des efforts considérables au
cours des huit mois de préparation pour persuader les Noirs de venir.
« Ils
étaient en colère, ils étaient réticents », a-t-elle déclaré. « Ils
ne voulaient pas revenir à l’université ».
Le
23 avril 1968, après avoir démoli la barrière de construction du gymnase, les
manifestants noirs et blancs occupent le Hamilton Hall. Mais à l’aube, les
Blancs ont été priés de quitter les lieux et d’occuper leur propre bâtiment.
Selon Ray Brown, l’un des leaders noirs, aujourd’hui avocat, la raison en était
que les Noirs, plus disciplinés, ne voulaient pas avoir affaire aux « 72
autres tendances de la Nouvelle Gauche ».
Laura
Pinsky a déclaré : « Prendre un autre bâtiment me semblait tout à fait
acceptable. Même si nous étions des enfants, nous avions un sentiment de
dignité et d’utilité lorsque nous traversions ce campus ».
L’occupation
du Hamilton Hall de Columbia, version 1968
Extrait de 1968 in America de
Charles Kaiser, disponible auprès de Grove Atlantic. Image de titre : l’auteur,
debout sur les marches du Hamilton Hall à côté du président de Columbia, Bill
McGill, lors d’une manifestation en 1972.
Charles Kaiser, auteur de 1968 in America, a été journaliste
au New York Times, au Wall Street Journal et
à Newsweek. Il a également écrit pour
Vanity Fair, New York et le Washington Post. Il a enseigné le
journalisme à Columbia et à Princeton et est l’auteur de The Gay Metropolis, une histoire de
la vie des homosexuels à New York depuis 1940, et du Prix du courage, Une famille
dans la Résistance (sur la famille
Boulloche).
Columbia a
toujours été en concurrence avec Manhattan pour la loyauté de ses étudiants.
Son nom complet est Columbia University in the City of New York, et l’expérience
de la vie dans la ville la plus cosmopolite d’Amérique affecte souvent ses
étudiants plus profondément que tout ce qui se passe à l’intérieur de la salle
de classe. L’intensité de New York fait qu’il est facile pour un étudiant de
premier cycle de décider que les préoccupations du monde extérieur sont plus
importantes que celles de ses professeurs, surtout dans une année comme 1968.
Bien qu’incapable
de faire de l’ombre à la métropole environnante, Columbia se comportait souvent
avec arrogance envers la communauté voisine. Dans les années précédant 1968,
elle avait acheté plus d’une centaine d’immeubles voisins, exaspérant ses
voisins les plus pauvres en expulsant des milliers de locataires noirs et
portoricains pour répondre aux besoins d’une institution en constante
expansion. (Le chant de guerre officieux des étudiants de Columbia est “Who
Owns New York” auquel on répond en chœur “We own New York”). Le campus
de Columbia à Morningside Heights est une représentation géographique frappante
de la façon dont il est perçu par ses ennemis. Il regarde la communauté de
Harlem qui borde l’université de deux côtés.
Morningside Park
est l’équivalent local d’une zone démilitarisée entre le vénérable collège
(fondé en 1754) et le quartier noir pauvre qui l’entoure. Ce terrain négligé de
30 acres en forme de botte s’étend de la 110e à la 123e Rue, juste à l’est du campus. Dans les années
cinquante, Columbia a décidé que Morningside Park serait l’endroit idéal pour
construire un nouveau gymnase. Si la ville et l’État donnaient leur accord,
cela signifierait qu’un nouveau bâtiment pourrait être érigé sans déplacer d’autres
résidents locaux.
De longues
négociations ont débuté en 1959. L’utilisation d’un parc public à des fins
privées nécessitait une nouvelle loi de l’État. Dans un geste envers la
communauté, Columbia accepta d’inclure certaines installations de quartier,
mais elle prévoyait de dépenser 8,4 millions de dollars pour son propre
gymnase, soit cinq fois plus que le coût du bâtiment conçu pour les besoins de
Harlem. Le pire, c’est le symbolisme de l’architecture : dans le plan final, l’entrée
des étudiants de Columbia se trouverait en haut du site en pente raide, celle
de Harlem en bas.
Malgré ces
inégalités, au début des années soixante, le plan de Columbia a été largement
décrit comme un geste magnanime. Mais tout ce qui était perçu par la communauté
comme du paternalisme est rapidement tombé en désuétude à l’époque du Black
Power. En 1967, l’université a rejeté la suggestion de partager équitablement
les installations avec la communauté ; à la place, pour tenter de faire taire l’opposition,
elle a ajouté une piscine pour les résidents locaux. Cela n’a pas suffi.
Il était facile pour la presse
officielle de rejeter la grève des étudiants comme le résultat d’une
combinaison de complaisance induite par le printemps, la crainte des examens et
une opposition égoïste à la guerre.
Lorsque le
premier coup de pioche est donné sans préavis en février 1968, le gymnase donne
un sens concret à des années de colère accumulée. Les activistes de Harlem le
surnommèrent “Gym Crow” et exigèrent l’arrêt des travaux. Les administrateurs
de Columbia tentent d’ignorer cette nouvelle vague de critiques.
Sur le campus
lui-même, le gymnase a mis du temps à devenir un enjeu majeur. Le 6 mars
encore, le Columbia Spectator, le journal des étudiants de premier
cycle, approuvait sa construction. Au cours des mois précédant le soulèvement d’avril,
le SDS de Columbia avait concentré son énergie sur des protestations contre les
efforts de recrutement sur le campus de la CIA et de Dow Chemical, qui
fabriquait du napalm utilisé au Viêt Nam.
Elle s’opposait
également à l’interdiction par l’université des manifestations en salle et
demandait à Columbia de mettre fin à son affiliation à l’Institute for Defense
Analyses (IDA). L’IDA mène des recherches sur les armes et étudie les « problèmes
techniques de la guerre contre-insurrectionnelle ». En outre, le président
de Columbia, Grayson Kirk, était l’un des administrateurs de l’IDA. Ce lien a
permis à de nombreux militants anti-guerre de reporter leur hostilité à la
guerre sur leur université.
Avant le mois d’avril,
la Students’ Afro-American Society (SAS), tout comme le SDS, ne s’était pas
intéressée à la question du gymnase. George Scurlock, président de la SAS jusqu’en
mars 1968, ne se souvient pas que quelqu’un en ait discuté avec lui lorsqu’il
dirigeait l’organisation. En fait, avant 1968, le SAS n’avait rien de radical.
Depuis sa création en 1964, il s’agissait avant tout d’un groupe d’étude de
livres. « Nous lisions des ouvrages comme Homme invisible, pour qui
chantes-tu ? de Ralph
Ellison, et discutions de ses implications pour les étudiants noirs
sur un campus de l’Ivy League », se souvient Scurlock. Le SAS publiait
également une revue scientifique, mais jusqu’en 1968, elle mettait l’accent sur
la réflexion plutôt que sur l’action.
Bien plus à l’aise en compagnie
de dirigeants d’entreprise qu’avec des étudiants, Grayson Kirk était
complètement déconnecté des préoccupations de ses étudiants, qui évoluaient
rapidement.
C’est le choix de
Cicero Wilson comme nouveau président du SAS au printemps 1968 qui a changé l’orientation
de l’association, l’amenant rapidement à s’aligner sur les positions plus
radicales des activistes communautaires. Wilson est originaire du quartier de
Bedford-Stuyvesant à Brooklyn, « le premier vrai gars issu de la
communauté », comme le décrit Scurlock. « Il ressentait le besoin de
faire quelque chose de manifestement différent des personnes de la classe
moyenne qui l’avaient précédé, ce qui était l’une des raisons pour lesquelles
il était prêt à agir avec le SDS ». Un dirigeant du SDS se souvient de
Wilson comme d’un « jeune Noir de la ville, dur à cuire ». « Il
était vraiment crucial, car s’il n’était pas flamboyant, il exerçait une sorte
de force morale sur les autres gars. Ce n’était pas un ‘Negro, c’était l’équivalent
de Malcolm X ».
L’autre acteur
étudiant essentiel des événements d’avril est Mark Rudd, le président de la
section SDS de Columbia, âgé de vingt ans. Petit-fils d’immigrés, Rudd avait
grandi à Maplewood, dans le New Jersey. Son père se souvient que le jeune Mark « pouvait
être très impressionné par les différentes personnes qu’il rencontrait, en
particulier celles qui occupaient une position d’autorité ». Rudd a défini
la différence entre lui et les “libéraux” de la manière suivante : « Ils
peuvent rationaliser n’importe quoi : il y aura toujours des taudis,
disent-ils, il y aura toujours des guerres. Un radical n’accepte pas ça ».
Il était à l’aise
avec les foules, excellent devant les caméras et, comme beaucoup d’étudiants qu’il
dirigeait, il était attiré par d’autres radicaux parce qu’ « ils
avaient un sens du mouvement et de l’excitation ». Au début du printemps,
il avait interrompu ses cours pour effectuer un voyage de trois semaines à
Cuba. Le vice-président de Columbia, David Truman, l’a qualifié de « totalement
dépourvu de scrupules et moralement très dangereux. Personne ne l’a jamais
obligé, lui ou ses amis, à regarder par-dessus l’abîme. Cela me met mal à l’aise
de m’asseoir dans la même pièce que lui ».
Lorsque le
directeur du Selective Service System de la ville de New York est venu sur le
campus pour répondre à des questions sur les nouvelles règles de recrutement,
certains membres du SDS ont voulu interroger le bureaucrate sur l’“illégitimité”
du recrutement ; mais Rudd a rapidement compris les vertus d’une tactique plus
flamboyante : tandis qu’un groupe d’étudiants faisait diversion au fond de la
salle, un autre manifestant a plaqué une tarte au citron meringuée sur le
visage du fonctionnaire fédéral.
Une semaine plus
tard, Rudd est à la tête de ce qui devient rapidement la “faction action” du
SDS. Dans l’espoir de provoquer une confrontation avec les administrateurs de l’université,
ce groupe décide de violer l’interdiction de manifester à l’intérieur des
bâtiments qui vient d’être promulguée. Rudd conduit une foule dans les bureaux
administratifs de l’université, dans la bibliothèque Low, et cherche à
rencontrer le président de Columbia pour protester contre l’adhésion de
Columbia à l’IDA. L’étudiant radical a expliqué : « La politique de
confrontation met l’ennemi au pied du mur et l’oblige à se définir. Il doit
faire un choix. La radicalisation de l’individu signifie qu’il doit s’engager
dans la lutte pour changer la société et partager la vision radicale de ce qui
ne va pas dans la société ».
Le président
Grayson Kirk est l’adversaire idéal pour les étudiants désireux de provoquer
une confrontation. Il a soixante-quatre ans en 1968 et, comme il le constate
lui-même, le fossé entre les générations n’a jamais été aussi grand. Bien plus
à l’aise en compagnie de cadres d’entreprise qu’avec des étudiants, Kirk était
complètement déconnecté des préoccupations de ses étudiants, qui évoluaient
rapidement. « Il n’a parlé à personne de moins de trente ans depuis qu’il
a moins de trente ans », a déclaré le dramaturge Eric Bentley. Le
successeur désigné de Kirk, le vice-président David Truman, attendait déjà dans
les coulisses. Lors d’un service commémoratif en l’honneur de Martin Luther
King, Kirk n’a même pas voulu croiser les bras avec ses voisins pendant l’hymne
“We Shall Overcome”.
Les étudiants et
les professeurs se voyaient régulièrement répondre par les administrateurs que
des questions telles que le gymnase et l’IDA ne les concernaient pas. Herbert
Deane, professeur de gouvernement, s’est fait l’écho de l’opinion qui prévalait
parmi la plupart des administrateurs (et a involontairement fourni leur titre aux
mémoires de James Kunen, The Strawberry Statement [fr. Des fraises et
du sang]) lorsqu’il a déclaré : « Que les étudiants votent
"oui" ou "non" sur une question donnée a autant d’importance
pour moi que s’ils me disaient qu’ils aiment les fraises ». Les radicaux
estimaient qu’ils avaient l’obligation morale de modifier ces attitudes. Si l’université
n’est pas prête à changer, ils changeraient l’université.
*
Le cadran solaire
de Columbia se trouve au centre de la partie sud de l’élégant campus McKim,
Mead & White. Quiconque se trouve à cet endroit bénéficie d’une vue
panoramique qui s’étend au nord jusqu’aux bureaux de l’administration centrale
dans la Low Library et au sud jusqu’à la Butler Library, au fond du
quadrilatère. À moins de cent mètres à l’est se trouve Hamilton Hall, le
bâtiment principal du Columbia College. Cinq dortoirs pour étudiants de premier
cycle se trouvent à portée de voix de quiconque utilise un porte-voix.
Des grévistes sur le rebord du Mathematics Hall, l’un des cinq bâtiments de l’université de Columbia que les étudiants ont occupé en avril 1968. Photo William E. Sauro/The New York Times
Le mardi 23
avril, quatre cents étudiants s’étaient rassemblés pour écouter une série d’orateurs
du SDS et du SAS parler de la guerre, du gymnase et de la discipline
universitaire. Trois cents autres contre-manifestants brandissaient des
pancartes sur lesquelles on pouvait lire ORDER IS PEACE et SEND RUDD
BACK TO CUBA, tandis que quelques centaines d’autres, sans affiliation
politique précise, se mêlaient à eux. Le président du SAS, Cicero Wilson, est l’un
des premiers à monter sur le cadran solaire.
« Nous
sommes à Harlem Heights, pas à Morningside Heights », lance-t-il. « Que
feriez-vous si quelqu’un venait prendre votre propriété ? Resteriez-vous
tranquille ? Non. Vous utiliseriez tous les moyens possibles pour récupérer
votre propriété - et c’est exactement ce que font les Noirs en ce moment ».
Puis Wilson a
exprimé les pires craintes de l’administration : la possibilité que les
radicaux noirs de Harlem s’allient aux étudiants noirs de Columbia et mettent l’université
à feu et à sang. « Vous feriez mieux de vous rendre compte que vous
approuvez Grayson Kirk et son comportement brutal à l’égard de la communauté
noire. Mais vous rendez-vous compte que lorsque vous reviendrez, il n’y aura
peut-être plus d’université Columbia ? Pensez-vous que cette citadelle blanche
de l’hypocrisie sera épargnée si une insurrection se produit cet été ? »
Alors que le
rassemblement se poursuivait, David Truman, le second couteau de Kirk, a tenté
d’empêcher les manifestants d’annoncer leur intention de poursuivre la
manifestation à l’intérieur du campus de Low. Il leur a proposé de s’entretenir
avec eux dans l’auditorium McMillin, l’un des plus grands lieux de rencontre du
campus. « Mais si nous allons à McMillin », a dit Rudd à la foule, « nous
allons juste parler et passer à travers un tas de conneries ». Avant que
Rudd n’ait pu terminer, un jeune radical devant lui a crié : « Sommes-nous
venus ici pour parler ou sommes-nous venus ici pour aller au Low ? » et
une grande partie de la foule s’est mise à le suivre.
Après avoir tenté
en vain de forcer les portes verrouillées de Low, Cicero Wilson a emmené
plusieurs centaines d’étudiants sur le site du gymnase. Là, ils arrachent une
partie de la clôture entourant le chantier. Plusieurs échauffourées éclatent
avec des policiers et un étudiant blanc est arrêté. Alors que la manifestation
se disperse et que les retardataires retournent vers le campus, ils
rencontrent, à l’orée du parc, un autre groupe de supporters qui vient vers eux
en sens inverse. Ils se regroupent ensuite près du cadran solaire. Rudd crie : « Hamilton
Hall est juste là. Allons-y ! » Et c’est ce qu’ils font. À 14 heures, l’occupation
de l’université de Columbia avait commencé.
Les
administrateurs se considèrent comme les victimes d’une stratégie soigneusement
planifiée pour perturber l’université. Une proposition écrite qui a circulé au
sein du SDS au début du printemps recommandait l’occupation des bâtiments du
campus, et le groupe radical était incontestablement désireux de provoquer une
sorte de confrontation. Mais les participants ont insisté sur le fait que la
prise d’un bâtiment ce jour-là était tout à fait accidentelle.
« La
sérendipité de tout ça a toujours été phénoménale pour moi », a déclaré
George Scurlock. « Quelqu’un a dit : “Allons au parc”, puis quelqu’un a
dit : “Allons à Hamilton”. Il y avait juste cette masse de gens sur Morningside
Drive qui s’agitaient littéralement dans la rue sans savoir où aller, et quelqu’un
s’est dit : “Wow, un groupe, il faut faire quelque chose !” Une commission d’enquête
officielle s’est ralliée à cette conclusion.
Henry Coleman, le
doyen par intérim du Columbia College, regagne son bureau peu après l’entrée
des manifestants dans le Hamilton Hall ; il devient alors leur otage. Les
manifestants dressent une liste de revendications, dont la désaffiliation de
Columbia de l’IDA, l’arrêt de la construction du gymnase et l’amnistie pour
eux-mêmes.
Les radicaux
blancs ont déclaré plus tard qu’ils étaient restés à Hamilton jusqu’à ce que
les étudiants noirs leur demandent de partir. Selon Rudd, les manifestants
noirs ont décidé de tenir le bâtiment seuls. Des activistes de la communauté
noire avaient rejoint les étudiants pendant la nuit, et des rumeurs circulaient
selon lesquelles ils avaient apporté des armes. Certains étudiants noirs ont un
souvenir différent : ils affirment qu’ils voulaient garder les Blancs à l’intérieur
pour les protéger d’une éventuelle intervention de la police. George Scurlock
affirme que les Blancs sont partis uniquement parce qu’ils ne voulaient pas
approuver la décision des Noirs de verrouiller les portes pour empêcher les
étudiants d’assister aux cours le matin. Quoi qu’il en soit, cette très brève
expérience d’unité entre Noirs et Blancs s’est achevée à l’aube.
Étudiants dans le Hamilton Hall, occupé le 23 avril 1968. Cette nuit-là, les étudiants afro-américains ont demandé aux étudiants blancs de quitter les lieux et de s’emparer d’autres bâtiments, afin de pouvoir organiser une manifestation séparée. Photo Don Hogan Charles/The New York Times
Tous les Blancs
étaient partis à 6 heures du matin. Certains d’entre eux s’introduisirent dans
la bibliothèque de Low, où ils occupèrent le bureau du président. La police fut
immédiatement convoquée et de nombreux Blancs s’enfuirent de Low lorsqu’une
arrestation sembla imminente. Mais l’administration se heurte au refus de la
police d’expulser les Blancs restants à moins qu’elle ne puisse arrêter
simultanément les Noirs à l’intérieur du Hamilton Hall. L’université était
impatiente de s’en prendre aux Blancs, mais avait peur de toute confrontation
avec les Noirs. La police a expliqué que si l’université déposait une plainte
pour violation de propriété, la ville de New York pouvait difficilement
pratiquer une discrimination fondée sur la race.
Dean Coleman a
été libéré au bout de vingt-six heures, les médiateurs de la ville ayant
prévenu ses ravisseurs qu’ils risquaient d’être accusés d’enlèvement. Par la
suite, les positions des étudiants et des administrateurs n’ont cessé de se
durcir. L’administration rejeta toute suggestion d’amnistie, insistant sur le
fait que Columbia devait donner un exemple de fermeté aux autres universités du
pays. Les radicaux se moquèrent de cette position, la qualifiant de position à
la “Allen Dulles” [directeur de la CIA,organisateur des coups d’État en Iran
et au Guatemala et du débarquement de la Baie des Cochons à Cuba, NdT] de
Kirk, puis ils élargirent leur protestation. En l’espace de quatre jours, cinq
bâtiments de Columbia sont occupés par des manifestants.
À l’intérieur du
bureau du président, les locataires temporaires ont placé un marqueur indiquant
“OURS” [à nous] sur la maquette du campus réalisée par Kirk à chaque
fois qu’un nouveau bâtiment était construit. Alors que les étudiants modérés
menacent d’expulser les manifestants si l’université n’agit pas, la faculté
fait pression contre l’idée d’une intervention de la police, craignant un
dénouement sanglant. Seuls les radicaux sont exaltés.
« C’était
passionnant », a déclaré Lewis Cole, âgé de 21 ans à l’époque de la grève,
qui était un dirigeant du SDS et un conseiller de Rudd. Il se souvient de la
première nuit de protestation de la manière suivante : « C’était une nuit
où l’on avait vraiment l’impression de grandir : tout était si intensément
concentré et si extrêmement ciblé. C’était comme une histoire d’amour et une
grande réflexion intellectuelle qui se déroulaient en même temps. Il faut être
une sorte de puritain pour affirmer que ce printemps de l’exercice du pouvoir n’était
pas absolument exaltant pour une bande de jeunes de vingt ans ».
Dans les
bâtiments occupés, de nombreux étudiants découvrent la vie en communauté. Le
hall d’entrée du Hamilton Hall est décoré d’affiches de Lénine, Che Guevara et
Malcolm X. À l’intérieur du Mathematics Hall, les dirigeants de la commune se
plaignent que l’on dépense autant d’argent pour les cigarettes que pour la
nourriture (la marijuana et l’alcool ont été interdits par un vote à la
majorité). La station de radio étudiante WKCR annonce qu’un ecclésiastique est
nécessaire pour célébrer un mariage à Fayerweather, un autre bâtiment “libéré”.
William Starr, un
aumônier protestant affilié à l’université, a répondu à l’appel. Le marié était
vêtu de perles d’amour et d’une veste Nehru ; la mariée portait un pull à col
roulé blanc et un bouquet de marguerites. Le révérend Starr a procédé à ce qu’il
a appelé une “cérémonie de mariage” et a déclaré les mariés “enfants de la
nouvelle ère”. Les jeunes mariés se sont appelés “M. et Mme Fayerweather”.
Les habitants des
bâtiments communiquaient entre eux par téléphone et par talkie-walkie. Partout,
des réserves de savon vert ont été conservées, afin d’enduire les escaliers
lorsque les manifestants décideront qu’une invasion de la police est imminente.
Un manifestant de Low a suggéré que les manifestants pourraient gêner la police
s’ils se déshabillaient à l’arrivée des policiers ; lorsque la majorité a
approuvé sa proposition, il a insisté pour que les répétitions commencent
immédiatement.
L’image
reproduite presque partout était celle d’un manifestant assis au bureau de
Kirk, regardant fixement à travers ses lunettes de soleil et tirant une bouffée
sur l’un des cigares White Owl du président. Pour les libéraux comme
pour les conservateurs, il s’agissait du symbole immuable de la jeunesse
radicale déchaînée dans l’Amérique de 1968.
Sur le campus,
trois groupes étaient dégoûtés par cette violation de la propriété privée en
général et de leur chère université en particulier. Il s’agit des étudiants
conservateurs qui se présentent comme la « Coalition majoritaire »,
de l’administration et d’une grande partie du corps enseignant. Ils étaient
particulièrement choqués par la nature coercitive de la manifestation, qui a
empêché tant de personnes d’accéder à l’éducation coûteuse que leurs parents
avaient si durement payée.
Le caractère
ludique des communes tend à occulter la substance de la protestation. Il était
facile pour la presse de l’establishment de rejeter la grève des étudiants
comme le résultat d’une combinaison de complaisance induite par le printemps,
la crainte des examens et une opposition égoïste à la guerre. Mais les radicaux
blancs et noirs avaient un message sérieux à faire passer : en temps de crise,
il y a peut-être des choses plus importantes que le droit d’aller en classe.
Même si la plupart des Américains
pensaient que la guerre était juste, elle n’en était pas moins injuste. Vous n’aviez
pas le droit de détruire d’autres personnes parce que vous étiez tous d’accord
sur le fait qu’elles devaient être détruites.
Pour les
manifestants noirs, l’interruption des cours était moins grave que l’empiètement
continu de Columbia sur la propriété publique de ses voisins plus pauvres, et
les protestations pacifiques n’avaient pas réussi à influencer le président
Kirk. Ce n’est qu’après l’occupation du Hamilton Hall que l’administration a
finalement suspendu la construction à l’intérieur de Morningside Park. Les
étudiants blancs ont fait valoir que la “parole seule” ne suffisait plus à
mettre fin à la coercition de l’université. Si les manifestants interféraient
certainement avec le droit des étudiants à se rendre en classe, le SDS
soutenait que la véritable “interférence” commençait avec les actions
coercitives de l’université - des actions qui interféraient avec la vie des
habitants de Harlem et du Vietnam.
L’autre argument
radical était l’idée que le point de vue de la majorité n’était pas pertinent
pour s’opposer à la guerre : « En effet, que ce soit la majorité ou la
minorité qui veuille que la guerre continue, la guerre était mauvaise », a
déclaré Lewis Cole. « Et même si la plupart des Américains pensaient qu’elle
était juste, elle n’en était pas moins mauvaise. Vous n’aviez pas le droit de
détruire d’autres personnes parce que vous étiez tous d’accord sur le fait qu’elles
devaient être détruites. C’était la pensée allemande. Vous n’aviez pas ce
droit, et il nous appartenait de dire que cette guerre était mauvaise ».
Ces points de
vue, associés à une demande d’amnistie totale pour les manifestants, excluaient
tout compromis avec l’administration. « L’amnistie, disaient les
grévistes, doit être une condition préalable aux négociations. Notre demande d’amnistie
implique un point politique spécifique. Nos actions sont légitimes, ce sont les
lois et les politiques de l’administration qui sont illégitimes ». De
toute façon, les radicaux n’ont pas intérêt à faire des compromis. Ce n’est qu’en
forçant l’administration à répondre par la violence qu’ils risquaient de
radicaliser les libéraux qui avaient toujours rejeté leurs tactiques.
La polarisation
complète du campus a finalement été garantie six jours et demi après le début
de la manifestation. Peu après 2h30, le mardi 30 avril au matin, un millier de
policiers de la ville de New York sont entrés sur le campus en formation
militaire pour vider les cinq bâtiments de leurs occupants. L’administration en
avait eu assez.
Au grand
étonnement du SDS, la seule action totalement pacifique de la soirée a été l’arrestation
des étudiants noirs à l’intérieur de Hamilton. Malgré leur attitude radicale,
les Noirs ont décidé qu’il n’y avait rien à gagner d’une confrontation avec la
police, et ils avaient convenu à l’avance de s’abstenir de toute violence.
Dans un sens, c’est
cette négociation qui a rendu possible l’évacuation du reste du campus, car
elle a permis d’éliminer la plus grande crainte de l’administration, la
possibilité toujours présente que Harlem se soulève en solidarité avec les
étudiants noirs s’ils tentent de repousser la police. Sous le regard de
dizaines d’observateurs neutres, les Noirs sont conduits dans des fourgons sans
incident.
Après Hamilton,
cependant, il n’y a eu que le chaos : un chaos furieux et sanglant.
Des policiers qui
auraient pu rêver d’envoyer leurs fils dans un établissement aussi prestigieux
se sont mêlés à la foule des étudiants privilégiés de l’Ivy League pour créer
ce qui ressemble le plus à une guerre des classes jamais observée sur le campus
de Columbia. La même scène s’est répétée à l’infini pendant près de trois
heures. Les étudiants aux cheveux longs narguaient les policiers casqués en les
injuriant et en lançant parfois des pierres, des bouteilles et des chaises ;
eux-mêmes étaient maîtrisés à coups de pied, de poing et de gourdin.
Peu après 2h30, le mardi 30 avril
au matin, un millier de policiers de la ville de New York sont entrés sur le
campus en formation militaire.
De nombreux
étudiants étaient manifestement désireux de se battre, mais la police était
bien plus expérimentée qu’eux en matière de violence, et cela s’est vu. Un
professeur d’espagnol nommé Frederick Courtney fut l’un des innocents ; alors
qu’il descendait les marches de la bibliothèque Low, il fut assailli par des
hommes en civil, jeté à terre et roué de coups par la police. À l’intérieur d’Avery
Hall, un journaliste du New York Times, Robert McG. Thomas, Jr. est prié
par un inspecteur adjoint de quitter les lieux. Thomas a fait demi-tour pour se
conformer à la demande. « Je ne faisais aucun effort pour respecter le
premier amendement », se souvient-il.
Puis, malgré une
carte de presse bien en évidence, il a été attaqué par la police alors qu’il
tentait de partir ; ses blessures à la tête ont nécessité douze points de
suture. « C’était juste une de ces choses folles dans l’humeur du moment »,
a déclaré le journaliste. « J’étais la première personne qu’ils
rencontraient et qu’ils devaient éjecter ». Certains des étudiants qui se
trouvaient dans les salles Avery et Mathematics ont été traînés face contre
terre sur des marches de marbre menant à des fourgons de police qui attendaient
sur Amsterdam Avenue. Dans d’autres parties du campus, loin des bâtiments
occupés, des pelotons de police ont agressé les étudiants partout où ils les
trouvaient.
Devant les portes
de l’université sur Broadway, des policiers à cheval ont recréé des scènes de
Selma en chargeant tous ceux qui semblaient être des manifestants. Le public a
acquis une nouvelle image du manifestant de Columbia : au lieu d’un radical
fumeur de cigares à l’air revêche, ils ont vu un visage de chérubin,
contorsionné par le chagrin et couvert de sang.
« Il y a eu
une grande violence », telle est la conclusion de la commission d’enquête
présidée par Archibald Cox. Trop peu de policiers ont été utilisés parce que l’administration
avait “grossièrement sous-estimé” le nombre de manifestants à l’intérieur des
bâtiments. La Commission Cox a déclaré que l’administration avait refusé de
reconnaître le fait qu’au terme d’une semaine de manifestations, les sit-in
impliquaient « une partie significative du corps étudiant qui était devenu
désenchanté par le fonctionnement de leur université ».
Au total, il y a
eu 722 arrestations, dont 524 étudiants sortis des bâtiments. Cent
quarante-huit personnes ont été blessées, dont vingt policiers. Un porte-parole
de la police de New York a expliqué le comportement de ses hommes : Pour la
première fois, ils ont été confrontés « au rejet de la société par des
gens qui ont été élevés pour hériter de cette société ; rien dans l’expérience
d’un policier ne l’avait préparé à cela ».
Le lendemain, le New
York Times a donné en première page le point de vue de l’establishment sur
l’événement. Son ton était prévisible. L’éditeur du journal, Arthur O.
Sulzberger, était diplômé de Columbia et, comme son père avant lui, il était
membre de son conseil d’administration. Le conseil avait soutenu Kirk dans son
insistance sur le fait qu’il ne pouvait y avoir d’amnistie. L’article principal
mentionnait des allégations de brutalités policières. Cependant, malgré l’expérience
de son propre journaliste, dont le passage à tabac à Avery Hall a été décrit
dans un article distinct du journal, l’article principal ajoute : « Les
accusations ont été contestées par certains témoins oculaires ».
L’article qui a
suscité le plus de controverse est le reportage sur les émeutes en bas de la
première page. Il était rédigé par A.M. Rosenthal, un rédacteur en chef adjoint
qui, alors qu’il était étudiant, avait commencé sa carrière au journal en tant
que correspondant à temps partiel au City College de New York. Rosenthal aimait
se vanter que sa première action officielle en tant que rédacteur en chef
métropolitain en 1963 avait été d’augmenter les honoraires mensuels du
correspondant du City College pour qu’ils atteignent le montant perçu par le
correspondant de Columbia.
Son article sur l’émeute
de Columbia était très inhabituel pour le Times. Le directeur de la
rédaction était absent lorsqu’il l’a écrit, et Rosenthal s’était vu confier la
responsabilité de la salle de rédaction. Il comptait près de deux mille mots et
son ton était tout aussi émotionnel que les événements qu’il relatait. Voici l’introduction
: « Il était 4h30 du matin et le président de l’université s’appuyait
contre le mur de la pièce qui avait été son bureau. Il se passe la main sur le
visage. Mon Dieu, dit-il, comment des êtres humains ont-ils pu faire une chose
pareille ? Kirk faisait référence aux débris à l’intérieur de la bibliothèque
Low ».
L’article ne
laisse aucun doute sur le fait que Rosenthal partage le point de vue du
président de Columbia, à savoir que les dégâts matériels commis par les
étudiants constituent le pire crime commis sur le campus. Plus tard, des
déclarations sous serment de plusieurs professeurs ont indiqué qu’une grande
partie des dégâts dans les bâtiments autres que la Low Library étaient
probablement des actes de vandalisme commis par des policiers, et non par des
étudiants.
Le lendemain,
quatre-vingts jeunes manifestants ont dressé un piquet de grève devant le
domicile de l’éditeur, situé sur la Cinquième Avenue. "New York
Times", crient-ils, "imprimez la vérité !". La manifestation
a inspiré quelque chose d’encore plus inhabituel : une déclaration de
Sulzberger défendant le Times. Il insiste sur le fait que le journal a
fourni « une couverture complète, précise et impartiale ». L’année
suivante, Sulzberger choisit Rosenthal comme rédacteur en chef du Times.
L’activité
universitaire à Columbia s’est arrêtée sous la pression d’une grève générale,
mais trois semaines plus tard, la capacité de l’université à inspirer une
confrontation n’a pas été entamée. Mark Rudd et quatre autres étudiants ont
reçu l’ordre de se présenter au bureau du doyen de l’université le 21 mai pour répondre
des accusations disciplinaires portées contre eux. Les étudiants ont déclaré qu’ils
refuseraient la convocation et qu’ils organiseraient un rassemblement ce
jour-là.
Beaucoup de jeunes professeurs
détestaient l’administration tout autant que les étudiants, et ils
sympathisaient avec au moins certaines des revendications de la grève.
Dans une étrange
répétition des événements précédents, 350 étudiants ont occupé le Hamilton
Hall. La police a été appelée, mais il a fallu attendre 2h30 le lendemain matin
pour qu’elle arrête les manifestants à l’intérieur du hall. Une fois de plus,
les arrestations initiales se déroulent pacifiquement, mais par la suite, les
événements du 30 avril se répètent, mais en bien pire. « L’enfer s’est
déchaîné », a rapporté la Commission Cox. Des incendies ont été allumés à
Fayerweather et à Hamilton, dont l’un a détruit les documents de recherche d’un
professeur qui s’était opposé à la grève.
A 4h05, Kirk
panique et ordonne à la police de vider complètement le campus. Les combats
sont encore plus violents que la fois précédente : dans un dortoir, les
policiers poursuivent et matraquent les étudiants jusqu’au quatrième étage. Il
y eut 177 arrestations et 68 blessés, dont 17 policiers.
*
La communauté
universitaire sera traumatisée pendant des années par ces événements. « Nous
avons subi un désastre dont il est impossible d’indiquer les dimensions exactes »,
a déclaré Richard Hofstadter lors de son discours de remise des diplômes en
juin. La division au sein de la faculté a été particulièrement sévère. Beaucoup
de jeunes professeurs détestaient l’administration tout autant que les
étudiants, et ils sympathisaient avec au moins certaines des revendications de
la grève.
L’équipe
enseignante se lamente souvent : « Imaginez à quel point les choses
auraient été différentes si Grayson Kirk avait été vivant ». Même ceux qui
déplorent la tactique des étudiants reconnaissent parfois l’importance de leur
message. « Ces jeunes sont profondément mécontents de leur civilisation »,
a déclaré Fritz Stern, membre éminent du département d’histoire de Columbia. « Ils
ne veulent pas être des citoyens passifs et aisés de Westchester possédant deux
voitures. Beaucoup de ce qu’ils disent mérite la plus grande attention. Mais
les moyens qu’ils utilisent peuvent discréditer leurs objectifs aux yeux des
autres. Parfois, ils sont leurs propres pires ennemis ».
Fait remarquable,
une fois les émeutes terminées, la quasi-totalité des revendications des
grévistes ont été satisfaites. La construction du gymnase n’a jamais repris à
Morningside Park ; l’université en a construit un autre à l’intérieur du campus
principal plusieurs années plus tard. Le lien entre Columbia et l’IDA a été
rompu. L’interdiction des manifestations en salle a été levée. En août, Kirk
démissionne et le successeur qu’il avait choisi, David Truman, n’obtiendra
jamais son poste. Andrew Cordier, ancien diplomate et doyen de l’École des Affaires
internationales, a été choisi à la place. La plupart des accusations d’intrusion
ont été abandonnées par l’université.
Un sénat
universitaire fut créé, obligeant l’administration à partager le pouvoir avec le
corps enseignant et le corps étudiant, et le Columbia College s’efforça d’améliorer
les conditions de vie de ses étudiants. À l’automne, il fait un pas
spectaculaire dans cette direction en mettant fin à toutes les restrictions
concernant les heures pendant lesquelles les femmes peuvent rendre visite aux
étudiants de Columbia dans leurs dortoirs. Sur le terrain de football, la fanfare
de Columbia invente une formation obscène pour célébrer cette “expansion
pariétale” [sic].
En dehors du
campus, la couverture massive du soulèvement a eu un effet très différent. Avec
les récentes émeutes dans les quartiers noirs, les troubles de Columbia ont
donné à la campagne présidentielle un arrière-plan profondément troublant. Une
fois de plus, les règles traditionnelles de la société s’effilochent et
personne ne semble en mesure d’inverser la tendance. Pour la classe moyenne
blanche, le soulèvement de Columbia était encore plus inquiétant que les
émeutes des quartiers défavorisés. Ici, il n’y avait pas d’explication
économique au soulèvement ; à Columbia, les émeutiers étaient leurs enfants.