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13/04/2023

ROSA LLORENS
About Kim Sohee: comment dit-on karoshi en coréen ?
Un film sur le suicide d’une employée de centre d'appel

Rosa Llorens, 13/4/2023

Rosa Llorens est professeure de latin et grec retraitée, critique de cinéma et traductrice, membre du réseau Tlaxcala

La réalisatrice July Jung a à son actif deux films qui se ressemblent beaucoup : dans A girl at my door (2014) comme dans About Kim Sohee, une policière (jouée par la même actrice, Bae Doona) prend sous sa protection une jeune fille persécutée. C’est donc un cinéma très féminin, mais qui ne fait pas de propagande féministe : le sujet de ,About Kim, ce sont  les conditions de travail dans notre « société de services ».La mort de l’héroïne, Sohee, n’est pas un féminicide, mais un « sociocide », c’est-à-dire un meurtre social, causé par le système socio-économique, et le film fait un parallèle très net entre le sort de Sohee en centre d’appel et celui de son ami qui empile des colis pour un équivalent d’Amazon, et qui, lui aussi, semble sur le point de craquer.

 L’itinéraire qui conduit Sohee au suicide par karoshi* est décrit avec une netteté exemplaire : elle est ravie d’avoir décroché un stage et commence son nouveau travail pleine de bonne volonté. Mais on est tout de suite saisi par le caractère inhumain du lieu de travail : on parle de logements-clapiers, ici c’est un bureau-clapier, près de deux dizaines de postes de travail s’entassant sur un petit espace ; chaque poste est uniquement constitué par un ordinateur, agrémenté de post-it ou affichettes rappelant les formules à employer, ou la marche à suivre en cas de situation difficile (ex : un client coriace). Car, une fois devant son ordinateur, la stagiaire devient elle aussi une machine, qui débite des éléments de langage stéréotypés, quels que soient l’interlocuteur et sa situation.

 C’est donc à la lettre un travail aliénant, mais c’est en outre un travail malhonnête : les stagiaires doivent surtout traiter des demandes de résiliation de contrat, non pas en rendant le service demandé, mais en essayant obstinément de « dissuader » le client : on met en avant le coût d’une résiliation anticipée, on fait miroiter d’autres offres avantageuses, on harcèle le client en le rappelant jusqu’à plus de vingt fois, avant de faire droit à sa demande. Cette escroquerie place bien sûr les employées dans des situations pénibles, qu’elles se fassent insulter, y compris sexuellement, ou qu’elles se heurtent à un scepticisme méprisant, ou qu’un client s’effondre, en larmes, lorsqu’il donne pour cause de sa demande la mort d’un enfant.

À cela s’ajoute la pression exercée par les cadres-surveillants, du fait de la concurrence entre centres, et, dans un même centre, entre équipes : le seul ornement sur les murs consiste en tableaux recouverts de chiffres et donnant les performances des divers centres et équipes. Les seules raisons de s’appliquer dans son travail sont la crainte de nuire à son équipe par de mauvais résultats individuels, et, au contraire, la perspective de primes. Mais Sohee va se rendre compte que les dés sont pipés : le contrat de travail permet en fait à l’employeur de faire à peu près ce qu’il veut, et les primes ne sont payées qu’au bout de plusieurs mois, pour éviter que les stagiaires ne démissionnent trop vite. C’est cette dernière avanie qui met Sohee hors d’elle : ayant agressé sa supérieure, elle est mise à pied pour plusieurs jours, mais, à la veille de son retour au « travail », elle préfère se suicider.

Cette première partie du film fonctionne comme un dossier, presque un documentaire sur les conditions de travail en centre d’appel. Mais la deuxième partie va encore alourdir le réquisitoire en pointant les responsabilités, grâce à l’intervention d’une inspectrice de police chargée de l’enquête sur la mort de Sohee, Joo-jin ; elle est constituée d’une série d’interrogatoires au fil desquels Joo-jin remonte de plus en plus haut dans la chaîne des responsabilités : la cadre qui surveillait son troupeau de stagiaires, le responsable de l’agence, le directeur, puis le responsable du lycée professionnel qui envoie ses élèves en stage avant de leur remettre leur diplôme, et qui explique que le budget alloué à l’établissement dépend de son taux de stagiaires placés en entreprise, et, finalement, la responsable des stages au Ministère de l’Education, qui doit elle aussi respecter la règle de mise en concurrence vu le budget dont elle dispose – c’est là la véritable « banalité du mal » : tous les échelons du système sont interdépendants et personne n’est coupable. Pour essayer de changer le moindre règlement, Joo-jin devrait engager des poursuites contre le Ministère et tout le gouvernement !

C’est là que se révèlent les limites du film : cette remarquable démonstration aboutit à un constat d’impuissance absolue. Aussi le film prend-il une nouvelle tournure qui va en s’accentuant : le pathétique (ainsi les parents font-ils une deuxième visite à la morgue, qui n’apporte rien, mais permet de verser des flots de larmes). L’inspectrice, qui se présente d’abord comme une dure à cuire, devient de plus en plus sensible : comme, dans les histoires usaméricaines de serial killers, le profiler s’efforce de s’identifier à l’assassin pour mieux l’identifier, ici, elle s’identifie à la victime, refaisant son itinéraire et jusqu’à ses gestes du jour du suicide, et le film se termine par un « rosebud » : le portable de Sohee ayant été retrouvé, Joo-jin regarde une vidéo où Sohee se livre à sa passion : la street dance, et verse des larmes sur elle et ses possibilités inexploitées. Et ces pleurs font office d’hommage et de dédommagement pour la victime, faisant oublier qu’elle ne pourra rien faire de plus.

On aurait pu être tenté d’évoquer Ken Loach (The Navigators, pour les conditions de travail criminelles, ou Moi, Daniel Blake pour les suicides sociaux, qu’ils soient dus au travail ou au chômage) ; mais il manque dans About Kim un élément essentiel : l’appel à l’action collective (dont Looking for Eric est emblématique). July Jung ignore totalement cette possibilité ; mais est-ce une possibilité en Corée du Sud, après 80 ans d’occupation usaméricaine ? Le film peut du moins servir de mise en garde : voilà à quoi on aboutit en copiant servilement, et implacablement, les règles de management usaméricaines**.

 NdE

*Karōshi (過労死, littéralement « mort par dépassement du travail ») désigne la mort subite de cadres ou d'employés de bureau par arrêt cardiaque, AVC ou suicide à la suite d'une surcharge de travail, d'un surmenage ou d'un stress associé trop important. Il est reconnu comme une maladie professionnelle au Japon depuis les années 1970.

**Les centres d’appel, dont le premier est apparu en 1965 à Birmingham (Royaume-Uni), sont appelés call centers (USA) ou centres (RU) depuis 1983. En 2017, 35 000 personnes y travaillaient en Corée du Sud, dont 80% de femmes. Leurs collègues sont 3,5 millions aux USA, plus d’1,5 million en Inde , 1,1 million aux Philippines. Le Liban, la Tunisie, le Maroc et le Sénégal comptent chacun des dizaines de milliers d’employé·es. Le nombre mondial d’employé·es a augmenté de 126 000 en 2022. Généralement, le turn-over et l’absentéisme atteignent des niveaux record et les syndicats en sont absents ou y sont faibles. À la différence des coursiers-livreurs, dont le travail exige une grande mobilité physique et qui ont pu s’organiser un peu partout, les « centercalleur·ses » sont condamné݇·es à l’enfermement et à l’immobilité physique, à la plus stricte « confidentialité » et doivent laisser leurs téléphones, tablettes etc., personnels dans des boxes fermés à l’extérieur du local de travail, ce qui entrave oftrement leurs possibiltés d'organisation et de lutte.

12/10/2024

ROSA LLORENS
Yaël et Sisra
ou
les lois de l’hospitalité au marteau dans la Bible

Rosa Llorens, 12/10/2024

L’apparition insistante de Yaël et Sisra dans plusieurs romans d’Agatha Christie m’a d’abord laissée perplexe : ces personnages bibliques sont à peu près inconnus en France. Du reste, nous ne connaissons à peu près rien de la Bible, dont la lecture, dans la tradition catholique, était déconseillée (et pour cause !). Par contre, le protestantisme, qui prônait un retour aux textes, en a fait son texte sacré, remplaçant l’expression « parole d’Evangile » par « parole de la Bible » - ce qui a mis en lumière bien des passages embarrassants.

Yaël et Sisra
Artemisia Gentileschi, 1625-30
Huile sur toile, 93 × 128 cm
Budapest, musée des beaux-arts

Tout foyer anglo-saxon possède une Bible, et on la lit (ou la lisait) à tout bout de champ, comme un oracle et une panacée. Dans Mrs. Craddock (1902), de Somerset Maugham, un personnage, pour consoler une amie dans l’affliction, après une naissance mort-née, lui propose d’ouvrir la Bible au hasard, et de lui faire la lecture : elle tombe sur une liste interminable de généalogies, mais persiste, impavide, dans ces curieuses consolations. Quant aux pasteurs, leur sermon du dimanche, 52 semaines par an, consiste en une glose d’un passage de la Bible : ils ne peuvent donc pas se contenter des épisodes les plus connus, mais doivent aller chercher des histoires de derrière les fagots, dont les moins édifiantes ne sont pas celles qui marquent le moins l’imagination de leurs ouailles.

L’histoire de Yaël et Sisra semble avoir particulièrement intéressé Agatha Christie, qui y revient dans plusieurs romans, en particulier dans Le crime de Halloween (1969). Mrs. Oliver, le double intradiégétique d’Agatha Christie, réfléchit sur les prénoms étranges que choisissent parfois les parents : « Qui est-ce, déjà, qui a enfoncé des clous dans la tête de quelqu’un ? Yaël, ou Sisra. Je ne me rappelle jamais qui est l’homme et qui est la femme, Yaël, sans doute. Je ne crois pas avoir jamais connu un enfant baptisé Yaël. - Elle lui a servi du lait dans une magnifique coupe d’albâtre », intervient la petite Miranda. « L’histoire de Yaël et de Sisra m’a beaucoup plu. Je n’aurais jamais eu l’idée, ajouta-t-elle, songeuse, de faire ça moi-même. D’enfoncer des clous, je veux dire, dans la tête de quelqu’un qui dort ».

Cette histoire paraît abracadabrante, et aurait plutôt sa place dans un recueil d’histoires gore de Halloween, que dans un livre sacré ! Mais elle figure bel et bien dans la Bible, dans le Livre des Juges, 4, 17-24. Après 20 ans de domination du roi de Canaan Yavîn sur Israël, Baraq, inspiré par la juge et prophétesse Déborah, « se lève » contre lui et écrase son général Sisra. Celui-ci cherche refuge auprès de Héber le Qénite (descendant de Caïn), qui était alors en paix avec Yavîn. La femme d’Héber l’accueille dans sa tente selon tous les rites de l’hospitalité : « Arrête-toi, mon seigneur, arrête-toi chez moi, ne crains rien », dit-elle, elle le recouvre d’une couverture, et lui donne à boire du lait d’une outre (la « coupe d’albâtre » est sans doute due à l’imagination de Miranda). Sisra s’endort profondément ; alors, « Yaël, femme d’Héber, prit un piquet de la tente, saisit dans sa main le marteau, entra auprès de lui doucement et lui enfonça dans la tempe le piquet ». Curieusement, Héber reste dans tout cet épisode à l’état d’Arlésienne : on ne saura jamais comment il réagit à l’initiative de sa femme.

Yaël, Déborah et Barak
Salomon de Bray, 1635
Huile sur panneau (87 × 72 cm)
Musée Catharijneconvent, Utrecht

 Ce qui conclut l’épisode, c’est par contre le Cantique de Déborah, qui remercie Dieu, et exalte Yaël en décrivant son exploit de façon encore plus sadique , retournant, on peut dire, le couteau dans la plaie : « Elle étendit sa main vers le piquet et sa droite vers le marteau des travailleurs, elle martela Sisra et lui broya la tête, elle lui écrasa et transperça la tempe ». (le curieux « marteau des travailleurs » n’apporte bien sûr pas une note marxiste-léniniste, il insiste en fait sur le côté sordide et sadique du modus operandi de Yaël : Sisra n’est pas tué par l’épée, arme noble, mais par un vulgaire outil, brutalement manié). Et Déborah lance un appel à la guerre sainte : « Lorsqu’Israël se consacre totalement, lorsque le peuple s’offre librement, bénissez le Seigneur ».

En effet, une note de la traduction œcuménique de la Bible éclaire ce passage : « ‘se consacrer totalement’, c’est se consacrer à Dieu en vue de la guerre sainte ». Il y est aussi précisé que le cantique de Déborah est un des plus anciens textes de la Bible : la visée propagandiste et guerrière de ce livre est donc présente dès le départ et, comme souvent, les positions les plus dures sont incarnées par des femmes. (Dans le monde traditionnel, ce sont les femmes qui sont les gardiennes de la tradition et des valeurs nationales ; on trouve la même chose dans la mythologie grecque : contrairement à l’interprétation habituelle, Antigone n’est pas une rebelle, elle défend au contraire le droit du sang immémorial contre le droit novateur de la Cité).

Yaël et Sisra
Lucas van Leyden, vers 1517
Gravure sur bois (24 × 17 cm)
Rijksmuseum, Amsterdam

L’histoire de Judith et Holopherne sera plus tard un autre « roman pieux et patriotique » conçu sur le même modèle. Yaël se distingue cependant par son mépris total des règles de l’hospitalité, sacrées dans le monde antique. On peut bien opposer à cette histoire celle de Loth, dans la Genèse, qui protège les deux anges, ses hôtes, de la concupiscence des habitants de Sodome ; mais ici, le respect des règles de l’hospitalité par Loth ne sert qu’à condamner les Sodomites et aboutit à un génocide, perpétré par Jéhovah.

Yaël se distingue aussi en inaugurant un type d’« héroïne bricoleuse», dont les trafiqueurs et trafiqueuses de bipeurs et talkie walkies d'aujourd'hui sont les dignes émules.

 

26/02/2024

ROSA LLORENS
La Ferme des Bertrand : entre émotion et perplexité

Rosa Llorens, 26/2/2024 

La sortie de La ferme des Bertrand, de Gilles Perret, semble arriver au moment le plus opportun : elle constitue un hommage à un groupe d’agriculteurs et à leur travail à l’heure où les paysans sont obligés de défendre leur outil de travail contre Macron, Bruxelles et l’Empire US. Mais, malgré la force d’émotion du film, on peut se demander s’il éclaire vraiment la situation actuelle.

Le film reprend des images d’un premier documentaire, en noir et blanc, de Marcel Trillat, en 1972, d’un premier documentaire de G. Perret, de 1997, « Trois frères pour une vie », dont La ferme des Bertrand prend la suite. On suit donc, sur 50 ans, une famille d’éleveurs de Quincy, en Haute-Savoie (près de Genève), remarquable en ce qu’elle a réussi à préserver son exploitation à travers trois transmissions : trois frères ont d’abord repris la ferme de leurs parents, puis un de leurs neveux, avec sa femme Hélène, et maintenant un fils et un gendre d’Hélène. Le héros du film, c’est André, seul survivant de la fratrie originelle : au fil des trois films (et sur la belle affiche du film), on le voit vieillir et se recroqueviller (dans le troisième film, il a dû abandonner l’étable et limiter ses activités au poulailler). On suit d’abord les trois frères, puis André seul et ses descendants, dans leur vie quotidienne, dans l’étable, au pré, dans leur cuisine, en train de préparer leur soupe, ou de prendre un café arrosé, versé jusqu’à ras bord, dans des verres duralex (à cette occasion, on voit même le patriarche, leur père, la toute première génération). C’est donc le bilan de toute une vie que fait André, une vie de sacrifices (tous trois sont restés célibataires), et de dur travail, puisque, faute de capitaux, les trois frères ont dû tout faire à la force des bras (on les découvre même au départ dans une activité de casseurs de cailloux). 

 

 Tous les critiques relèvent la force des paroles d’André, leur impact sur le spectateur : la plupart d’entre nous ont encore des souvenirs de grands-parents paysans, souvenirs d’enfance qui imprègnent toute notre vie, aussi chacun peut-il voir en André un grand-père ou un père. Voilà un film qui montre la vraie vie, loin de tous ces films adultérés, idéologisés, dont les héroïnes bovaryennes n’ont d’autre problème que de « s’émanciper » du « patriarcat » et les héros de savoir si leur sexe leur convient ou non. C’est donc avec une profonde empathie qu’on voit le film : la vie des Bertrand, c’est la nôtre, telle qu’elle s’écoule, d’une saison à l’autre, d’une génération à l’autre, et on sort du cinéma la gorge un peu serrée.

Mais André n’a rien d’un nostalgique : il a toujours pris le parti de la modernité, c’est-à-dire de la mécanisation, au point que maintenant ses petits-neveux ne descendent de leur tracteur que pour suivre la gestion des bêtes sur l’ordinateur, et ne pensent plus à fignoler à la main le travail de la machine. Et sa nièce Hélène, qui va prendre sa retraite à plus de 65 ans, va être remplacée par une lourde machine à traire.

Cependant, ce parti-pris de modernité suscite moins d’empathie, pour diverses raisons.

D’abord, une raison qu’on peut taxer de sentimentale : on souffre de voir les bêtes soumises à un protocole imposé par les machines (tels des Palestiniens à un check-point) et défiler une par une sur des espèces de potences où elles sont traites. La mise bas d’une vache est encore plus pénible : l’éleveur tire sur les pattes avant du nouveau-né avec une corde pour accélérer la naissance (j’avais vu pire dans un film danois où le petit veau était attaché avec une chaîne sur laquelle l’éleveuse tirait comme une malade) ; la suite est encore pire : on écarte brutalement les pattes du veau : « Celui-là, c’est un mâle, il ira à la boucherie ». Puis on voit Hélène le nourrir au biberon en disant : « Il tète le lait de sa mère ». Peut-être, mais il ne connaîtra jamais sa mère, ni elle son petit, puisque les veaux sont élevés dans des boxes à part.

Il y a quelque chose de fondamentalement pervers dans l’élevage (et je ne parle même pas des poussins mâles jetés dans la broyeuse – pratique à laquelle on a théoriquement mis fin). Mais la solution n’est certainement pas de nous gaver d’insectes, et il faudrait en tout cas commencer par interdire l’importation de poulets ukrainiens produits dans d’abominables méga-usines [comme celles du groupe MHP, de l’oligarque Yuriy Kosyuk, plus gros producteur de poulets d’Europe, récemment épinglé par Macron].

Notre Ryaba [poule aux œufs d’or) : sans antibiotiques, sans hormones de croissance, existe aussi en version halal

Autre chose laisse perplexe dans ce film : oui, il est d’actualité parce qu’il y est question d’agriculteurs ; mais les Bertrand sont-ils représentatifs de leur profession ? On a parlé à propos du film de « conte de fées », et, effectivement, ils sont contents de leur sort, et la nouvelle génération peut même s’octroyer des vacances. Mais ils sont protégés par l’AOP Reblochon, qui leur garantit des prix convenables. Les agriculteurs qui manifestent aujourd’hui un peu partout en Europe de l’Ouest, ceux qui ont investi le Salon de l’Agriculture où paradait Macron (comme je ne regarde pas la télévision, je l’imagine en habit et culotte à rubans et perruque poudrée), luttent pour leur survie, et l’investissement en machines sophistiquées les endette irrémédiablement ; parmi eux, on compte, selon une statistique, un suicide tous les deux jours, selon une autre, deux suicides par jour.

La ferme des Bertrand est un film réussi (sans doute ce qu’on peut voir de mieux actuellement sur les écrans) et émouvant ; mais on peut s’étonner que le militant Gilles Perret, auteur en 2007 de Ma Mondialisation, produise un film aussi irénique. André conclut : « Notre vie est une réussite économique, mais un échec humain » (dans le domaine affectif) : si, sur le plan humain, il faudrait aussi parler de la satisfaction d’avoir mené à bien leur projet, sur le plan économique, il faudrait nuancer, tant leur prospérité (relative, bien sûr) paraît marginale dans la situation actuelle.

 

08/12/2023

ROSA LLORENS
Un détail mineur, roman d’Adania Shibli : destruction et résistance de la Palestine

Rosa Llorens, 8/12/2023

Le 23 novembre dernier, Le Point titrait : « Le viol, arme de guerre du Hamas », employant ce procédé permanent des sionistes, l’inversion des charges. Le livre d’Adania Shibli vient donc à point : il a fait parler de lui à l’occasion de la Foire du Livre de Francfort, lorsque les responsables ont décidé d’annuler (ou suspendre sine die) son prix à la suite de l’opération palestinienne du 7 octobre ; ils ont voulu, disent-ils, condamner cette attaque et rendre plus audible la voix des auteurs israéliens (comme si elle risquait d’être étouffée !). Le sujet du livre était en effet brûlant : le massacre de chameliers bédouins et de leurs quelques bêtes, et le viol et l’assassinat d’une jeune fille, dans le désert du Néguev, en 1949, par un détachement militaire israélien.

Adania Shibli

Le récit est divisé en deux parties : la première suit, dans sa routine quotidienne, le commandant de ce détachement qui a pour  mission de contrôler la zone, occupée à la suite de la première guerre entre pays arabes et Israël, et d’en éliminer les Arabes qui s’y infiltreraient – ce qui se traduit par un massacre d’habitants traditionnels de la région, décrit de façon elliptique, puis, célébré par le commandant comme un haut fait d’armes : haranguant ses troupes, il expose une synthèse d’idéologie sioniste que l’auteur nous livre sans commentaires : le devoir des soldats est de combattre et chasser les « infiltrés » bédouins, incapables de mettre en valeur la région, pour permettre au peuple juif « en exil » de rentrer dans sa « patrie », et d’en faire une région florissante et « civilisée » ; il va jusqu’à accuser les chameaux de détruire la végétation du pays : « Nous ne devons pas laisser le Néguev ainsi : un désert pelé et ingrat, en proie aux nuisances des Arabes et de leurs bêtes ».

Dans la deuxième partie, 75 ans après, une jeune femme, qui, comme le commandant, n’a pas de nom, et que j’appellerai l’enquêtrice, raconte à la première personne sa découverte, grâce à un article dans le journal Haaretz, de cet « incident », et sa décision de se rendre sur les lieux, pour essayer de retrouver des indices, des témoignages, lui permettant de donner la version de la victime. Son récit se présente donc comme une sorte de nouvelle policière ; mais, comme elle doit enquêter d’abord dans un centre d’archives israélien, dans le Nord, à Jaffa, puis dans le Sud, dans le Néguev, ce sera aussi un road movie, et un véritable périple, qui nous donnera une idée des obstacles que les Palestiniens doivent affronter au quotidien, du fait du système élaboré par la bureaucratie militaire israélienne.  Israël est divisé en quatre zones, et les Palestiniens ne peuvent accéder qu’à certaines, voire seulement à leur zone d’habitation, en fonction de la couleur de la carte d’identité dont ils sont titulaires. En outre, chaque trajet est un voyage de découverte, car l’extension des murs, des zones militaires, des colonies transforme sans cesse le paysage, et rend les Palestiniens étrangers à leur propre pays. Cette destruction du pays est rendue manifeste par la superposition des deux cartes que l’enquêtrice consulte au cours de ses déplacements : une carte touristique israélienne, et une carte de la Palestine d’avant 1948 ; entre les deux, des dizaines, des centaines de villages et de chemins ont été anéantis.

Pourtant, à mesure que le récit avance, l’enquêtrice voit revivre le passé : elle retrouve le lieu du massacre de 1949, et celui du camp où la jeune Bédouine a été détenue et violée. On peut croire qu’elle va en quelque sorte lui redonner vie, et lui rendre justice ; toute une série de sensations et objets qui reviennent en écho de la première partie (aboiements de chiens, tuyau d’arrosage, odeur d’essence…) nous donnent en effet l’impression qu’elle remet ses pas dans ceux de la victime ; en fait, la solidarité entre les deux femmes ira beaucoup plus loin : au lieu d’être conjuré, le passé ne fera que se répéter.

Les deux parties semblaient s’opposer, en fait, c’est toujours la même catastrophe qui se répète (l’enquêtrice côtoie même Rafah bombardée, au Sud de la Bande de Gaza, avant de s’éloigner et de l’abandonner au « sort qui l’attend »). Le « détail mineur » du titre, c’est le fait que l’assassinat de la jeune fille se produit un 13 août, jour de naissance de l’enquêtrice ; mais on découvrira que c’est loin de n’être qu’une coïncidence : en fait, le viol de la jeune Bédouine n’a pas cessé de se reproduire jusqu’à nos jours, c’est le viol de la Palestine, comme nous l’annonçait la belle illustration de la page de titre, une anamorphose où on peut voir soit une carte de la Palestine, soit un visage féminin flouté.

Le problème posé à l’auteure, comme aux autres écrivains et cinéastes qui traitent de la situation des Palestiniens, c’est que l’excès de souffrances et d’injustices risque d’aboutir à décourager, abattre le lecteur. Les romanciers sud-américains des années 50-70 ont mis au point, pour décrire les horreurs des dictatures sanglantes et sadiques mises en place par les USA, le système du réalisme magique, qui obtenait une distanciation par une exagération épique. Les artistes qui parlent de la Palestine arrivent à la même distanciation par un procédé contraire : le choix d’un style sobre et objectif : c’est ainsi qu’A. Shibli se réfère constamment au drame comme à un « incident », ou que le viol n’est suggéré qu’à travers les grincement d’un sommier (c’est ainsi aussi que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, décrivait les drames et les difficultés du camp en filmant des schémas de l’évolution obligée des déplacements de ses habitants à mesure qu’il était bloqué par les Israéliens).

 Mais les notations apparemment anodines qui parsèment le récit, et qui se répètent en leitmotive, s’avèrent en fait symboliques (comme le chancre du commandant qui, comme Israël, s’étend inexorablement), lui donnant, malgré sa sobriété, de la profondeur, et l’imprégnant d’une angoisse que le lecteur partage avec la protagoniste. C’est la beauté et la force de ce style à la fois très simple et ciselé qui apporte, en plus de l’émotion, une catharsis, et un espoir.

ISBN : 978-2-330-14209-4
Livre papier : 16.00€
Ebook : 11,99€

 

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?