En écoutant
les protestations sur le “pogrom” sur la place Dizengoff de Tel Aviv le jour de
Yom Kippour, la “sainteté du jour” et l'offense aux “sentiments des fidèles”,
il est impossible de ne pas se rappeler les offenses quotidiennes qu'ils
commettent contre nous, les personnes de gauche laïques. Mais en Israël, les
laïcs n'ont pas de sentiments. Seuls les religieux ont des sentiments qui ne
doivent pas être offensés.
Leurs
sentiments ont été offensés ? Sur cette place, il est soudain apparu que nous
avions nous aussi des sentiments. Leurs valeurs ont été profanées ? Les nôtres
ont été profanées il y a longtemps. En outre, une grande partie du mal qui nous
a été fait, à nous, les démocrates laïques, a été causée par les plaignants de
la place Dizengoff.
Des
fidèles et des opposants sur la place Dizengoff de Tel-Aviv, dimanche dernier
Lorsque je
vois des Israéliens en kippa tricotée et en chemise de shabbat d'un blanc
éclatant, avec leurs franges rituelles qui pendent sur les côtés et leurs armes
qui dépassent par derrière, organiser des services de prière au cœur de cette
place laïque, cela me heurte profondément. Cela me rappelle qu'eux et ceux qui
leur ressemblent sortent chaque vendredi soir (et d'autres nuits) pour se
déchaîner contre leurs voisins bergers en portant ces mêmes vêtements festifs
du shabbat, munis des mêmes armes, soutenus maintenant par des gourdins et des
barres de fer.
Même si la
plupart de ceux qui prient sur la place ne prennent pas une part active à ces
déchaînements, il est raisonnable de supposer qu'ils les soutiennent, au moins
par leur silence. Les émeutiers sont leur propre chair et leur propre sang. Ils
viennent du même village, de la même yeshiva, de la même yeshiva pour femmes ou
du même lycée. Cette prise de contrôle des espaces publics de Tel-Aviv par les
colons et leurs complices me heurte, tout comme leurs actions me font beaucoup
de mal.
Pendant des
années, Israël a été façonné à leur image. Pendant des années, Israël a été
entraîné dans leur sillage, jusqu'à ce qu'ils fassent finalement pencher la
balance par la violence, la tromperie, l'extorsion, les menaces et la fraude.
Sans eux, nous serions peut-être une démocratie. Au lieu de cela, à cause
d'eux, nous sommes un État raciste d'apartheid.
Rosh
Yehudi, l'organisation à l'origine de ce service de prière pur et innocent sur
la place, est une preuve décisive du lien étroit entre la religion et la prise
de contrôle par la force des territoires occupés. Dans la vallée de Shiloh, ils
le font par la violence ; sur la place Dizengoff, de manière édulcorée. Mais
les objectifs sont les mêmes.
Dans la vallée
de Shiloh, il n'y a plus personne pour les arrêter. Sur la place Dizengoff, il
y a soudain eu des gens pour les arrêter. Il ne faut pas pleurer sur le mal qui
leur a été fait, ils ne méritent même pas des larmes de crocodile. Le mal
qu'ils nous ont fait est bien plus grand.
Aucun acte
de “fraternité” du type de ceux qu'ils préconisent, aucun dialogue et aucune étude
commune de la Torah ne peuvent masquer le fait qu'ils sont coupables, avec le
soutien de tous les premiers ministres israéliens et des forces de défense
israéliennes, d'avoir transformé ce pays en un État d'apartheid. S'il n'y avait
pas eu de droite religieuse, nationaliste, messianique et raciste, il n'y
aurait pas eu de colons. Et s'il n'y avait pas eu de colons, il n'y aurait pas
eu d'occupation depuis longtemps. C'est aussi simple et vrai que ça.
Des
manifestants se heurtent à la police, dimanche soir à Tel Aviv
Lorsqu'ils
viennent sur la place Dizengoff, ils apportent avec eux leur idéologie arrogante
et nationaliste. Et le comble de leur audace, c'est qu'ils sont venus sur la
place au nom de la liberté, du libéralisme et de la démocratie. Les colons et
leurs complices, les membres de Rosh Yehudi et leurs partisans, sont la
communauté qui prive par la force leurs voisins palestiniens de ces valeurs. Et
maintenant, ils essaient de faire progressivement la même chose à Tel Aviv. Ils
n'ont pas le droit de bénéficier du libéralisme. Ils en sont les ennemis.
Voir des
membres du mouvement Garin
Torani - de jeunes juifs religieux qui se déplacent en groupe dans les
quartiers de la ville - au cœur de Tel-Aviv me heurte également. Quiconque a
visité ces dernières années les villes palestiniennes qui sont devenues des
villes mixtes judéo-arabes en 1948 sait ce que les membres de ce mouvement ont
l'intention de faire : judaïser, provoquer, organiser une prise de contrôle par
la force et, en fin de compte, pousser les habitants à partir.
Allez à
Ramle, à Lod ou à Acre et vous verrez. Là-bas, ils heurtent de nombreux
sentiments. Et maintenant, il est bon et nécessaire de les bloquer à Tel Aviv.
On trouve de tout dans le mouvement Garin Torani, sauf de bonnes intentions.
Oui, la
kippa tricotée est devenue un symbole qui suscite la résistance. Beaucoup de
ceux qui la portent en portent la responsabilité. C'est le symbole que portent
de plus en plus d'officiers de Tsahal et de hauts fonctionnaires de
l'administration “civile” israélienne en Cisjordanie, ainsi que de nombreux
juges, journalistes et hommes politiques - trop nombreux.
La kippa
tricotée fait de son porteur un suspect jusqu'à preuve du contraire. La kippa
tricotée a entraîné un désastre pour Israël. Et cela doit être dit.
Les signes de changement se multiplient : nous
devons en prendre note et essayer de trouver la meilleure façon de convivre sur
la planète, nous, les animaux, les plantes.
Raoul Dufy, Paysage avec le
bâtiment du Siège de l’ONU, Aquarelle sur papier, 1952
La 78ème session de l’assemblée
générale de l’ONU qui vient de s’achever nous donne l’occasion de réfléchir
à partir du thème de la discussion de cette année (« Rétablir
la confiance et raviver la solidarité mondiale : accélérer l’action menée pour
réaliser le Programme 2030 et ses objectifs de développement durable en faveur
de la paix, de la prospérité, du progrès et de la durabilité pour tout le monde ») et de la
manière dont il a été diversement interprété par les différents pays.
La donnée la plus importante,
malheureusement, est la nouvelle baisse de crédibilité de cette institution,
qui est passée au second plan, même dans les chroniques internationales, après
le G20 quelques jours plus tôt. Lors de ce dernier, les signes d’un changement
dans les relations entre les pays étaient devenus évidents (la non-invitation
de l’Ukraine par l’Inde - le pays hôte -, compensée par l’absence physique de
la Russie et de la Chine) ; le communiqué final a minimisé le conflit en
Europe, considéré comme une guerre parmi d’autres dans le monde, réitérant,
mais en les rendant plus vagues, les concepts de souveraineté et d’autodétermination.
Bref, la confusion est grande sous le ciel : les USA
- vainqueurs de l’affrontement avec l’URSS - ne parviennent pas, trente ans
après, à affirmer une hégémonie, le “KO technique par abandon” essuyé en
Afghanistan ayant été un signal contraire, et leur concurrent économique
mondial - l’UE - est en crise, flanqué d’autres “puissances émergentes” qui
discutent même entre elles d’une éventuelle monnaie commune. Un autre signal,
encore peu souligné, a été l’admission de l’Union africaine (UA, qui regroupe
55 États du continent) au sein du G20, à laquelle une partie du groupe
(Australie, Canada, Argentine, Mexique, Corée du Sud, Arabie saoudite et
Turquie) s’est fermement opposée. L’Afrique commence à ne plus être un fantôme
dans le système des relations mondiales, non seulement en raison de la présence
de personnes originaires d’États africains à la tête de nombreuses institutions
internationales, mais aussi en raison d’une subjectivité qui, bien que très
difficilement, commence à prendre forme.
Mais la situation n’est pas
excellente : un système de relations se met en place qui privilégie les
relations bilatérales ou sur des espaces délimités, sur les relations globales
des grands systèmes qui ont échoué même dans la tentative de gouvernance
commerciale à travers l’OMC, sur laquelle tous les partisans de l’économie de
marché avaient misé il y a trente ans pour parvenir à une coordination du
système mondial. L’actuelle “guerre des céréales” sur la mer Noire en est la
démonstration la plus claire : l’OMC (Organisation mondiale du commerce) est
née après l’Accord sur l’agriculture et le commerce des denrées alimentaires,
qui complétait ainsi le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce), en transférant les règles des transactions financières au marché des
produits agricoles et en initiant un mécanisme de régulation des différends qui
tendrait à éviter que les guerres commerciales ne se transforment en véritables
conflits.
En Ukraine, en revanche, un
différend de nature territoriale (non contrôlé par l’ONU et “oublié” par ceux
qui sont aujourd’hui “intéressés” par le conflit) s’est transformé en un
affrontement plus large avec l’invasion de la Russie, entraînant dans son
sillage tous les instruments (embargos, restrictions au transfert de capitaux,
limitations de la liberté, déportations, violations des droits humains et des
accords) que les mécanismes mis en place au cours des trente dernières années
auraient dû permettre d’éviter ou de résoudre rapidement. Par un effet boule de
neige, les conséquences ont atteint les endroits les plus éloignés et les
populations les plus diverses, mises dans le même panier par le marché mondial.
Un marché qu’il est impossible de redimensionner, même avec les politiques
autarciques les plus strictes, et dans lequel on ne sait pas comment surmonter
l’autonomie insuffisante des États individuels (on revendique l’autonomie
locale, mais on se rend compte ensuite qu’une agrégation supranationale avec
des pouvoirs souverains est nécessaire pour résoudre les problèmes).
L’Union européenne et tous les pays
du continent ne sont pas sortis grandis d’une session de l’ONU que tous les
analystes ont jugée “léthargique” et qui a vu des jeux politiques se dérouler
ailleurs sur les questions débattues.
Ils n’ont pas brillé par l’innovation,
même terminologique, et l’impression est qu’ils répètent l’occidentalisme
hégémonique à travers une “démocratie de façade”, qui est la cause principale
de l’impasse onusienne. Sur le changement climatique, enfin, on attend les
résultats des élections de 2024 aux USA pour voir où finira ce qui reste des
objectifs de l’Agenda 2030.
Calvi,
2012
La réaffirmation de la nécessité de
l’aide à l’Afrique m’a semblé du même mauvais aloi, comme si cela n’avait pas
toujours été le cas (plus correctement défini comme colonialisme), et posait le
même problème aux néolibéraux au gouvernement un peu partout (en Europe et
ailleurs) que l’aide aux zones défavorisées : ne pas “gaspiller” les ressources
dans les endroits considérés comme des zones sinistrées et les allouer plutôt
là où c’est plus commode. Il aurait peut-être été plus d’actualité de parler de
coopération à haut niveau, de dialoguer avec les structures qui guident les
économies du monde, sachant au passage que certaines d’entre elles, comme l’OMC,
sont dirigées par une femme (nigériane) qui était auparavant numéro deux de la
Banque mondiale.
Mais plus encore, j’ai été frappé
par la manière dont les parties impliquées dans le conflit ukrainien se sont renvoyé
la balle. Dans un précédent
article, j’avais souligné la difficulté d’utiliser l’embargo comme une arme
contre l’ennemi : souvent, dans un système de relations multilatérales, les
politiques contre “l’ennemi” se retournent comme un boomerang. Les Européens,
les Italiens en premier lieu, le savent bien en ce qui concerne le prix du
pétrole et du gaz, après le blocus du commerce avec la Russie.
En ce qui concerne le commerce des
céréales, la liste des principaux pays producteurs comprend la Chine, l’Inde et
la Russie, suivies de l’UE, des USA, du Canada, ainsi que de l’Australie et de
l’Ukraine. En revanche, si l’on dresse la liste des pays exportateurs dans le
monde, c’est la Russie qui arrive en tête, suivie de l’UE (France, Roumanie et
Allemagne), du Canada, des USA et de l’Ukraine.
Bref, aucun pays africain n’est sur
le terrain dans ce conflit, qui voit plutôt toutes les puissances économiques
directement impliquées dans le conflit gérer le commerce des céréales. Les pays
africains, en revanche, sont les principaux importateurs, au premier rang
desquels l’Égypte, victimes d’un conflit dans lequel ils n’ont aucune
possibilité d’intervenir.
Pour l’Égypte aussi, on peut parler
d’un cas exemplaire, en raison des effets secondaires (imprévus) qui se
produisent quelques décennies après le début des “politiques de développement”.
Après avoir été à l’époque impériale romaine le grenier de l’empire grâce aux providentielles
crues
alluvionnairesannuelles du Nil, elle a perdu cette prérogative depuis
les années 1960, suite à la construction du barrage d’Assouan et à la
transformation économique. La “révolution verte” a permis la généralisation de
l’irrigation et la production de fruits, légumes, céréales et textiles à haut
rendement pour l’exportation, ainsi que la création d’un système industriel.
Bref, les choses ont suivi un autre chemin et aujourd’hui tout embargo
alimentaire pose des problèmes à ce grand pays très peuplé du fait de l’approvisionnement
réduit de la céréale de base de son alimentation.
Mais, à mon avis, l’aspect le plus
évident est l’eurocentrisme de la vision des politiciens continentaux : bien qu’ils
évoluent sur des plans différents (du lorgnage allemand vers la réforme des
relations multipolaires, à l’intervention française complexe visant à répondre
aux carences du système social mondial, à celle au nom de l’UE qui a posé la
nécessité d’avoir un plus grand équilibre des relations internationales et
moins de distances sociales à côté de la solution aux conflits de guerre),
toutes les interventions finissent par poser le “problème” des migrants, allant
même jusqu’à demander, dans l’intervention italienne, un engagement
international des Nations Unies elles-mêmes pour cette lutte.
Qu’en dire ? Face aux guerres qui
semblent se multiplier dans le monde et à l’incapacité des “occidentaux”,
symptôme de leur hégémonie mondiale réduite, à faire de leur conflit
russo-ukrainien un problème plus important que d’autres conflits, à commencer
par ceux du Moyen-Orient, le déplacement de l’attention vers les migrations,
qui sont clairement un problème dérivé des autres (changement climatique,
guerres, crise économique) a reçu un accueil froid - pour ne pas dire sceptique
- de la part de l’assemblée.
Car si les problèmes sont autres,
il faut les résoudre en commençant par les guerres pour éviter les situations
de “crise humanitaire”, et si le problème est spécifique parce que les autres
ne peuvent pas être résolus, la première réponse à donner est de faciliter et
de rendre le voyage légal et transparent : créer des bureaux spéciaux dans les
ambassades, fournir des documents avant le départ (garantir la sécurité),
fournir les moyens de transport (et ainsi revitaliser ce secteur en crise
perpétuelle) pour atteindre les pays d’arrivée.
Mais peut-être que cette façon de penser n’appartient
qu’à quelques privilégiés : quelques rêveurs, les
aliens trouvés au Pérou, et… le Pape.
Discours de Bassolma Bazié, Ministre d'État, ministre de la Fonction
publique, du Travail et de la Protection sociale du Burkina Faso, à la 78èmeAG de l'ONU
La notion de futur s’est considérablement modifiée.
Je suis assez âgé pour le savoir par expérience et pas
seulement intellectuellement.
L’avenir révolutionnaire que le socialisme en général
et le marxisme en particulier, critiquant la religion chrétienne qui plaçait la
félicité dans “l’au-delà” et la revendiquant pour notre en-deçà, pour notre
avenir même sur terre (sur la Terre), malgré son apparente prétention à des
améliorations concrètes de la vie humaine, n’a pas cessé d’être une
revendication post vitam.
Le laboureur rouge, de Boris Zvorykin
(1872-1945), 1920 : “Dans les champs sauvages, sur les décombres du féodalisme
et du capital, nous labourerons notre champ”.
La description même de l’URSS comme “paradis des travailleurs” révèle son
caractère de mauvais coup (comme un jeu de bonneteau). Elle a probablement été
faite en toute mauvaise conscience, car au moins les échelons supérieurs de la
nomenklatura le savaient : en URSS, la condition de la classe ouvrière était un
néo-esclavage. Et de ce côté-là, l’accès au paradis était définitivement
inaccessible.
Mais il y avait tout un peuple qui était plein d’espoir. C’est ainsi que la
présence, l’existence de l’URSS a été vécue, grosso modo, entre les années 1950
et les années 1980 (avant, dans les années 1920, le feu révolutionnaire ne
traversait aucun paradis et plus tard, dans les années 1980, les concessions
tactiques successives à l’establishment ont mis fin à l’espoir du feu et à l’espoir
du paradis).
La référence au futur (“socialiste”) exprimait le caractère d’un alibi
idéologique, bien qu’en général les personnes qui adhéraient à de telles “convictions”
(par exemple tous les membres des partis communistes et même socialistes), ne
se percevaient guère comme l’objet d’une temporalité fallacieuse.
1956 est une année clé pour la “chute de ces engagements”, celle d’un
socialisme naïf et massifié (certainement pas pour l’intelligentsia, qui a
longtemps été impliquée dans des débats et des luttes à la vie à la mort).
Car pendant près de 40 ans, la liturgie officielle soviétique a ignoré les “accidents”
de l’anarchisme, du trotskisme, du conseillisme et autres “malformations”, les
considérant comme des anomalies qui n’altéraient pas le corpus (sacré) révolutionnaire.
Le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS)
a alors mis en évidence le caractère endogène du mal. D’un certain mal (et non
de tous les maux, comme la droite traditionnelle a immédiatement tenté de l’exploiter
en disculpant, comme s’ils n’existaient pas, le colonialisme, le racisme, le
militarisme classique, bref le capitalisme).
C’est lorsque le 20e congrès du PCUS a révélé que Staline était un assassin,
un dictateur omnipotent.
1956 a été la première démolition de l’aspiration socialiste à l’avenir
(que l’on appelait encore “le futur” [1]).
Le marxisme avait commis un abus intellectuel, un outrage psychique en
logeant les rêves de manumission dans “l’avenir”. Et il a commis, en outre, une
vulgaire répétition de l’appel des prêtres chrétiens à tolérer les iniquités du
présent pour trouver le bonheur dans le futur.
La prétention scientifique à connaître “le futur” a alors fonctionné comme
un alibi idéologique.
Car, stricto sensu, on ne peut pas connaître, ni même percevoir, l’avenir.
C’est le scientisme socialiste qui a imposé cette revendication, en
modifiant notre propre localisation temporelle et spatiale : le passé était
reconnaissable et séparable de toute rêverie passée. Il était certes difficile
de le reconnaître, de le retrouver. Le travail historique, la recherche
documentaire, pouvaient nous rapprocher asymptotiquement de lui, de ce que nous
avions vécu. Notre présent s’évanouissait de seconde en seconde, notre passé
devenait de plus en plus insaisissable.
Mais cette temporalité ne commence pas avec le socialisme. C’est l’optimisme
bourgeois qui a développé l’idée de futur, un futur toujours meilleur.
Edward Bellamy, combinant ses origines usaméricaines et l’expansion
irrésistible des idées socialistes en Occident dans la seconde moitié du XIXe
siècle, a écrit un roman utopique – Cent ans après ou l’An 2000 - d’un
techno-optimisme radical, soutenant une société de rêve basée sur de nouveaux
gadgets technologiques qui rendraient la vie agréable et enviable : véhicules
motorisés tels que les hélicoptères, sermons religieux par téléphone,
lave-vaisselle et autres appareils électroménagers, cartes de crédit. Bellamy l’a
publié en 1892, alors que tous ces nouveaux gadgets, aujourd’hui banalisés, commençaient
à faire leur apparition.
Ce conte utopique, d’une simplicité candide, est l’une des dernières
versions de la grande saga utopique de la modernité avec une charge entièrement
positive. Il est très significatif qu’avec la création de l’Union soviétique en
1917, ce genre ait presque disparu dans sa version optimiste et positive. En
1920, Evgueni Zamiatine écrit Nous autres, dans la toute nouvelle URSS,
qui raconte une société aux habitations vitrées, c’est-à-dire à la vie
quotidienne sans secrets, et à l’esprit plutôt étouffant. Au bout d’un certain
temps, il est emprisonné par son ami Joseph Staline. Mais ce dernier sera “magnanime”
: il sera emprisonné pendant “seulement” 6 ans, puis exilé (de nombreux récalcitrants
et dissidents commenceront dans les années 1930, lorsque Zamiatine sera
finalement condamné, à “payer” leurs “déviations” (ou trahisons de la “dictature
du prolétariat”), d’un emprisonnement beaucoup plus long et sévère, ou carrément
de leur vie.
Notre temporalité, que nous avions l’habitude de
décrire comme passé-présent-futur, comptait tout au plus deux membres ou
instances tangibles, concrètes : notre présent et le passé que nous
construisions ou défaisions au fur et à mesure. L’avenir n’était pas là. Il n’a
jamais existé. Notre réalité a toujours été celle que nous abandonnions, en
entrant dans notre présent, qui devient invariablement un passé continu (les
rythmes, psychologiquement, peuvent varier et l’on peut sentir un présent
continu à certains moments et à d’autres, un présent très fugace).
L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a porté un coup fatal à l’idée
même de futur. L’option politique a été radicalement rejetée, dans un certain
sens, par Francis Fukuyama [2] dans un essai dans lequel il soutenait que l’avenir
était déjà arrivé et qu’il s’agissait du système démocratique, de libération
des capitaux, sans aucune perspective de changement politique en vue. Même si,
des années plus tard, il tentera de faire l’autocritique de son opinion très
hâtive, il est clair que l’idée d’un futur socialiste est entrée dans une crise
irréversible.
La notion toxique de futur socialiste (qui devait servir d’aspiration, de
stratégie de vie) en tant que “nécessité historique”, en tant qu’avenir
inévitable, a très clairement révélé son invraisemblance, et sa projection
politique a été mortellement blessée.
Le système de pouvoir fonctionnait d’une manière radicalement différente,
dépouillé de cette image politiquement chargée d’un futur socialiste, affirmant
le présent comme source de pouvoir et de satisfaction. Le monde dans lequel
nous vivons, qui nous occupe, nous contraint, nous conditionne par une perpétuelle
présentification, nous façonne. Nous percevons que c’est précisément ce qui est
valable aujourd’hui, dans notre moment historique.
Cette présentification de nos sociétés s’est opérée par le biais d’une hybris
technologique qui a permis à nos sociétés de plus en plus modernisées de
répondre à toutes les nouveautés et possibilités offertes par les déploiements
technologiques : aujourd’hui, on peut voyager plus vite et dans plus d’endroits
; le tourisme est une activité de loisir de plus en plus permanente et
structurée dans nos vies.
Nous avons éliminé les saisons de notre alimentation et nous pouvons manger
(presque) indifféremment, n’importe fruit ou légume, pendant les douze mois de
l’année (l’accès matériel, c’est autre chose...).
Il en va de même pour la couverture énergétique, qui s’étend à de plus en
plus de régions.
Bien sûr, tout cela a un coût, celui d’une usure planétaire de plus en plus
importante. Mais compte tenu de la complexité des interrelations techniques,
économiques, financières et de travail, il est très difficile de percevoir
clairement, par exemple, les coûts environnementaux du fait que presque tout le
monde a “presque tout” (et le téléphone portable en premier lieu, incarnation
de la présentification consumériste de notre monde actuel).
Le téléphone portable : un élément clé de la vie au
présent perpétuel
Le passé et l’avenir ont été mis en crise par une “présentisation” sans
clémence et incessante. Le passé avec ses souvenirs, le futur avec ses projets.
Comment prétendre se souvenir de mon père, de ma sœur, de cette autre
petite amie, de cette maison confortable, alors que nous avons assez de mal à
vivre au jour le jour !
Car notre temporalité ne naît pas d’elle-même. Mais de tout l’attirail
technologique qui est censé nous “assister”.
Toutes les aides, toutes les choses que nous considérons comme des aides,
mais qui en réalité nous conditionnent. Mais, bien sûr, sans nous le dire. L’hétéronomie
devient très claire avec les adolescents, ceux qui sont déjà entrés dans la
roue de la communication cybernétique, soutenue, permanente, mais ils ne sont
que des apprentis et des consommateurs. Mais elle nous concerne et nous
gouverne tous.
Tout le monde a déjà vécu cette anecdote triviale qui consiste à dire à son
amie, à sa cousine ou à son père que l’on a envie d’une pizza et, quelques
heures plus tard, son téléphone portable lui propose un flot de pizzerias
toutes plus alléchantes les unes que les autres.
Cela révèle que le téléphone portable n’est pas comme les anciens objets
technologiques qui nous entouraient de manière inerte. Le téléphone portable
agit.
Il contre-agit (à proprement parler, il contre-attaque). C’est de l’intelligence
artificielle. Et il n’y a même pas de dialogue socratique, celui qui, même sans
être égalitaire, est à la recherche de la vérité. Non, il y a une panoplie
innombrable d’invitations, dont beaucoup sont accessibles pour l’utilisateur du
téléphone portable, ou plutôt c’est lui qui est “accédé”.
La situation actuelle, avec les “formes cachées de propagande” [3], comme le disent les personnes interrogées dans The
Social Dilemma [4], est grave (au sens médical du terme ; elle peut causer
la mort). Il ne s’agit pas ici des prouesses des bots, de la 3G, de la 4G, de
la 5G, des vitesses de transmission, du téléchargement et d’autres inventions
éblouissantes (et toxiques), mais des résultats sociaux qui sont de plus en
plus clairs : les utilisateurs sont modifiés, défiés, interrogés à partir, par
exemple, d’applications mobiles. Le résultat décrit dans The Social Dilemma
(Le dilemme social) est le suivant : « chaos massif, indignation,
manque de civilité, manque de confiance les uns envers les autres, solitude,
aliénation, plus de polarisation, plus de piratage électoral, de populisme, de
diversion et d’incapacité à réfléchir aux vrais problèmes ».
Les personnes interrogées dans cette docufiction, qui ont tous été à un
moment donné des personnes clés des hauts-lieux du numérique actuels (anciens
employés de Google, Twitter, Facebook, etc.), parlent de “monstres numériques
hors de contrôle”. La description d’un futur par Jaron Lanier est
frappante, au vu des affrontements croissants, des difficultés de compréhension
qu’il voit poindre aux USA : “guerre civile, dans 20 ans au max”. “Nous
détruirons notre civilisation par une ignorance délibérée”. Il précise : « nous
pourrions ne pas être en mesure de résoudre la question du climat, nous
pourrions dégrader les démocraties du monde et les faire tomber dans une sorte
d’autocratie dysfonctionnelle, nous pourrions ruiner l’économie mondiale, nous
pourrions ne pas survivre ».
Même l’auto-protagonisme déplaisant que cet USAméricain attribue aux USA et
à leur peuple, ainsi qu’à leur nombrilisme (impérial, délibéré ou non), doit
être considéré comme une part de vérité. Car si les USA ne sont pas seuls et n’ont
pas réalisé leur rêve impérial de 1945, ils s’en sont pas mal rapprochés. Et c’est
particulièrement visible dans les profils technologiques qui nous gouvernent, dans
les modalités consuméristes qui nous ravagent.
Les personnages de cette docufiction posent bien le diagnostic final en
écartant toute attitude de rejet primitiviste et absolu ; l’un des protagonistes
(Tristan Harris) affirme clairement que ce qui a envahi nos vies est “à la fois
une utopie et une dystopie".
Le dilemme social ne donne en tout cas aucune piste
pour sortir du merdier.
Un autre personnage fait remarquer, de manière conciliante, qu’“il faut
accepter que les entreprises veuillent faire de l’argent”, ce qui signifie que
le problème et la solution ne transcendent pas ce que nous appelons le
capitalisme. Mais sa description est essentielle : « le malheur, c’est qu’il
n’y a pas de lois, pas de règles, pas de concurrence et que les entreprises
agissent comme une sorte de gouvernement de facto ». Bref, une dictature.
Parce qu’une entreprise, un dirigeant, une église qui agit pour son seul
intérêt, sans rendre de comptes, c’est de la dictature.
Le problème est que c’est ainsi que le grand capital a agi dans tous les
temps et circonstances “nécessaires” : c’est ainsi que l’extractivisme “originel”
s’est développé à partir de 1492 ; c’est ainsi que la pétrochimie s’est
développée, en pleine hybris, empoisonnant la planète entière ; c’est
ainsi que la médecine, le Big Pharma, s’est développée, au-dessus de toutes les
lois, générant l’iatrogénèse.
Jonathan Cook explique bien l’historique de cette question : « Les
graines de la nature destructrice trop évidente du néolibéralisme d’aujourd’hui
ont été plantées il y a longtemps, lorsque l’Occident “civilisé et
industrialisé” a décidé que sa mission était de conquérir et d’assujettir le
monde naturel en adoptant une idéologie qui fétichisait l’argent et
transformait les humains en objets à exploiter ». [5]
Cook dit bien “néolibéralisme”. Dans toutes les Amériques, comme en Europe, c’est la
catégorie conceptuelle de base, le cadre culturel dans lequel nous évoluons.
Et avec l’effondrement du socialisme, nous n’avons pas seulement perdu un
rêve malheureux, nous avons aussi perdu, semble-t-il, la capacité de rêver, car
je relève ici une autre observation de Cook lui-même, aussi révélatrice que la
précédente : « l’idéologie qui est devenue une boîte noire, une prison
mentale, dans laquelle nous sommes devenus incapables d’imaginer une autre
façon d’organiser notre vie, un autre avenir que celui auquel nous sommes
destinés en ce moment. Le nom de cette idéologie est le capitalisme ». Fukuyama
reloaded. Le dilemme social ne va pas jusque-là.
La notion de futur a donc pratiquement disparu. Et on ne peut que s’s’en
réjouir : les mirages sont toujours de mauvais maîtres.
Sauf que la notion de no-future est si dévastatrice.
Parce que si l’idée d’un futur connaissable devient facilement oppressive, l’idée
de ne pas avoir d’avenir est encore plus radicalement terrifiante.
[1] J’ai connu
les effets du 20ème Congrès dans ma famille. Un oncle très imbu de
lui-même et de son communisme, après avoir d’abord nié l’existence du 20èmecongrès, puis expliqué avec
condescendance qu’il s’agissait de versions de “la presse bourgeoise”, a un
jour pris une cuite qui a duré des mois (ayant retrouvé sa sobriété grâce à des
mains très amicales, il est devenu un antistalinien fervent, comme tout son
parti : il a perdu la plate-forme mais pas la ferveur, désormais “accroché au
pinceau”).
[2] La fin de l’histoire
et le dernier homme, Flammarion, 1992, dans lequel l’auteur considère que
la lutte des classes, et donc, de manière hégélienne, l’histoire - en tant que
lutte des idéologies - est terminée.
[3] Voir ce que
Vance Packard a écrit il y a plusieurs dizaines d’années. Et ce qui s’est passé
depuis.
[4] Docufiction usaméricaine
réalisé epar Jeff Ortowski. Avec Tristan Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff
et d’autres. Septembre 2020. Visible sur Netflix ou ici gratuitement
Ha
sobrevenido un cambio sustancial en la noción de futuro.
Tengo
edad suficiente como para conocerlo experimentalmente y no sólo
intelectivamente.
El
futuro revolucionario que auspició el socialismo en general y el marxista en
particular, criticando a la religión cristiana que depositaba la
bienaventuranza en “el más allá” y reclamándola para nuestro más acá, para
nuestro mismísimo futuro en la tierra (en la Tierra), pese a su aparente
reclamo de mejoras concretas en las vidas humanas, no dejó de seguir siendo un
reclamo postexistencial.
El Arador
rojo, por Boris Zvorykin (1872-1945), 1920 : “En los campos salvajes, sobre los
escombros del feudalismo y del capital, araremos nuestro campo”
La
misma calificación de la URSS como “paraíso de los trabajadores” revela su carácter de mala jugada (tipo juego de la
mosqueta). Probablemente hecho con mala conciencia, pues al menos los peldaños
superiores de la nomenklatura lo sabían: en la URSS, la condición obrera era
una neoesclavitud. Y por ese lado, el acceso al paraíso era definitivamente
inalcanzable.
Pero
había todo un pueblo esperanzado. Así se vivió la presencia, la existencia de
la URSS, grosso modo entre los ’50 y los ’80 (antes, en los ’20, el fuego
revolucionario no pasaba por paraíso alguno y después, en los ’80, las
sucesivas concesiones tácticas a lo establecido acabaron con la esperanza del
fuego y la del paraíso).
La
remisión al futuro (“socialista”) expresaba el carácter de coartada ideológica,
aunque en general la gente que adhería a tales “convicciones” (por ejemplo
todos los afiliados de los partidos comunistas y hasta socialistas), difícilmente
se percibieron en su condición de objeto de una temporalidad tramposa.
1956
fue un año clave para la “caída de estas investiduras”; la de un socialismo
ingenuo, masificado (no por cierto para la intelectualidad, hace mucho enzarzada
en debates y luchas de vida y muerte).
Porque
durante casi 40 años la liturgia oficial soviética había sorteado los
“accidentes” del anarquismo, el trotskismo, el consejismo y otras ‘malformaciones”
como anomalías que no dañaban el corpus (sagrado) revolucionario.
El
vigésimo congreso del Partido Comunista de la Unión Soviética (PCUS) puso entonces
sobre el tapete el carácter endógeno del mal. De algún mal (y no de todo el
mal, como la derecha tradicional trató inmediatamente de aprovechar,
exculpando,como si no existiera, el
colonialismo, el racismo, el militarismo clásicos, el capitalismo en suma).
Fue cuando
el vigésimo congreso del PCUS reveló que Stalin era un asesino, un dictador
omnímodo.
1956
fue el primer derribo de la aspiración socialista de lo porvenir (que todavía
se mencionaba como “el futuro”.[1]
El
marxismo había cometido un abuso intelectual, una tropelía psíquica alojando en
“el futuro” los sueños de manumisión. Y había cometido, además, una vulgar
repetición de la apelación de los sacerdotes cristianos a tolerar las
iniquidades del presente para que pudiéramos encontrar la bienaventuranza en
nuestro futuro.
La
pretensión científica de conocer “el futuro” funcionó, entonces, como coartada
ideológica.
Porque,
strictu sensu, no se puede conocer,
ni siquiera percibir, lo porvenir.
Fue el
cientificismo socialista el que forzó esa pretensión, alterando nuestra propia ubicación
témporoespacial: el pasado era reconocible y separable de todo ensueño pasado.
Era por cierto arduo reconocerlo, recuperarlo. El trabajo histórico, la
investigación documentaria, nos podía acercar asintóticamente a él, a lo
vivido. Nuestro presente se esfumaba segundo a segundo, se hacía nuestro pasado
cada vez más inasible.
Esa
temporalidad, empero, no empieza con el socialismo. Fue el optimismo burgués el
que amplió la idea de futuro; el porvenir que auguraba siempre algo mejor.
Edward
Bellamy, conjugando su origen estadounidense y la expansión imparable de las
ideas socialistas en Occidente en la segunda mitad del Siglo XIX, escribe una
novela utópica–El año 2000–,
de tecnooptimismo radical, apoyando una sociedad de ensueño sobre la base de
los nuevos adminículos tecnológicos que harían la vida agradable, envidiable;
vehículos motorizados, como helicópteros,sermones religiosos por vía telefónica, lavavajillas y otros
electrodomésticos, tarjetas de crédito.
Pensemos que Bellamy la publicó en 1892, cuando toda esa ristra de enseres, hoy
cotidianos, apenas si estaban despuntando.
Este
relato utópico, de candorosa simplicidad es una de las últimas versiones de la gran
saga utópica de la modernidad con carga totalmente positiva. Es muy
significativo que con la instauración soviética, 1917, ese género casi
desaparece, en su versión optimista, positiva. En 1920, Yevgeny Zamyatin
escribe Nosotros, en la flamante
URSS, narrando una sociedad con viviendas con paredes de vidrio, es decir con
vida cotidiana sin secretos, y con un espíritu bastante asfixiante. Que le
valdrá, al cabo de un tiempo, una cárcel dictada por su examigo Josef Stalin.
Que será empero, “magnánimo”: estará preso “apenas” 6 años y luego el exilio
(muchos discrepantes y disidentes empezarán en la década del ’30, en que
Zamyatin es finalmente condenado, a “pagar” sus “desviaciones” (o traiciones a
la “dictadura del proletariado”), con prisiones mucho más largas y duras, o con
la vida, directamente.
Nuestra temporalidad, que
acostumbrábamos a calificar como pasado-presente-futuro, tenía a lo sumo dos
miembros o instancias, asibles, concretas: nuestro presente y el pasado que
íbamos construyendo o deshaciéndose a nuestro paso. Lo futuro no estaba. No
estaba nunca. Nuestra realidad siempre ha sido la que hemos ido abandonando
ingresando a nuestro presente, que se va haciendo pasado continuo,
invariablemente (los ritmos, psicológicamente, pueden, variar y uno puede
sentir un presente continuo a veces y otras, uno muy fugaz).
El
colapso soviético, en 1991, dio un golpe mortal a la idea misma de futuro. La
opción política llegó a ser radicalmente descartada en cierto sentido, por
Francis Fukuyama[2]
en un ensayo en que sostenía que el futuro ya había llegado y era el sistema
democrático, de capitales liberados, sin perspectiva de cambios políticos a la
vista. Aunque años más tarde, ensayará una autocrítica ante su apresuradísimo
dictamen, lo que sí quedaba claro era que la idea de futuro socialista había
entrado en crisis, irreversible.
La
tóxica noción de futuro socialista (que quería servir como aspiración, para
nuestras estrategias de vida) como “necesidad histórica”, como futuro inevitable,
reveló tan claramente su inverosimilitud, y su proyección política había sido
herida de muerte.
El
sistema de poder operó de modo radicalmente distinto, deslastrado de esa
imagen, políticamente cargada, de un futuro socialista. Afirmando lo presente como
fuente de poder, y de satisfacción. El mundo que vivimos ocupándonos,
exigiéndonos, condicionándonos mediante una presentización perpetua, fue
configurándonos. Percibimos que es precisamente, lo que tiene vigencia hoy, en
nuestro momento histórico.
Esa
presentización de nuestras sociedades ha operado mediante una hybris tecnológica que ha permitido a
nuestras sociedades cada vez más modernizadas atendertodas las novedades y posibilidades que los
despliegues tecnológicos permiten: hoy se puede viajar más rápido y a más
lugares; el turismo es una actividad de distracción cada vez más permanente,
estructurada en nuestras vidas.
Hemos
suprimido la estacionalidad de nuestros alimentos y podemos comerlos (casi)
indistintamente, cualesquiera de ellos, los doce meses del año (asunto muy
distinto es el acceso material...)
Lo
mismo, la cobertura energética, cada vez mayor y en más ámbitos.
Claro
que todo eso se hace con un costo, un desgaste planetario, cada vez mayor. Pero
dada la complejidad de las interrelaciones técnicas, económicas, financieras,
laborales, se hace muy difícil percibir con claridad, por ejemplo, los costos
ambientales de que casi todos tengamos “casi todo” (y el celular en primer
lugar, epítome de la presentización consumista de nuestro mundo actual).
El celular: pieza clave
del vivir en un presente perpetuo
Con la
presentización inclemente, sostenida, han entrado en crisis el pasado, y lo
futuro. El pasado con sus recuerdos; lo futuro, con sus proyectos.
¡No
damos abasto para vivir cada día!, ¡cómo vamos a pretender recordar a mi padre,
a mi hermana,a aquella otra novia,
aquella casa tan acogedora!
Porque
nuestra temporalidad no nace desde sí misma. Sino de toda la parafernalia
tecnológica que supuestamente “nos asiste”.
Todas
las asistencias, todo lo que nosotros consideramos asistencias, pero que en
realidad nos condicionan. Pero, claro, sin decírnoslo. La heteronomía se hace
muy clara con los adolescentes, aquellos que ya entraron en la rueda de la comunicación
cibernética, sostenida, permanente, pero apenas son aprendices y consumidores.
Pero nos atañe, y nos rige, a todos.
Todos
han experimentado esa anécdota trivial de decirle a tu amiga, a tu prima, o tu
padre, que tiene deseo de comer pizza y a las pocas horas, el celular te ofrece
una chorrera de pizzerías, a cada cual más tentadora.
Eso
revela que el celular no es como los viejos objetos tecnológicos que nos
rodeaban inertes. El celu actúa.
Contraactúa
(en rigor, contraataca). Es inteligencia artificial. Y no hay diálogo siquiera
socrático; aquel que aun sin ser igualitario, está a la búsqueda de la verdad.
No, lo que hay es una panoplia innumerable de invitaciones, a muchas de las
cuales el usuario del celular accede, mejor dicho, es “accedido”.
La
situación actual, con “formas ocultas de propaganda”,[3] como la
explicitan los entrevistados en The
Social Dilemma [4]es
grave (en el sentido médico del término; que puede causar la muerte). No se
trata aquí de los hallazgos de bots, del 3G, 4G, 5G, de las velocidades de
transmisión, carga informativa y otros inventos deslumbrantes (y tóxicos), sino
de los resultados sociales que se ven cada vez más claramente: los usuarios son
modificados, desafiados, interrogados desde, por ejemplo, aplicaciones del
celular. El resultado que transmiten en The
Social Dilemma: ‘caos masivo, indignación, falta de civilidad, falta de
confianza en el otro, soledad, alienación, más polarización, más hackeo de
elecciones, populismo, distracciones e incapacidad de pensar en problemas
reales.’
Sus
entrevistados, todos ellos en su momento personal clave de los actuales
emporios digitales (exempleados de Google, Twitter, Facebook, etcétera) nos
hablan de “monstruos digitales fuera de control”. Llama la atención la
descripción de un futuro que verbaliza Jaron Lanier, a la vista
de los crecientes enfrentamientos, las dificultades de entendimiento que observa
desplegándose en EE.UU.: “guerra civil, en no más de 20 años”.
"Destruiremos nuestra civilización con ignorancia voluntaria".
Explicita: “no podamos resolver la cuestión climática, tal vez degrademos las
democracias del mundo, y las hagamos caer en una especie de autocracia
disfuncional, quizás arruinemos la economía global, quizá no sobrevivamos.”
Hasta
al desagradable autoprotagonismo que este estadounidense atribuye a EE.UU. y a
su gente,y a su nosística (imperial,
voluntaria o no), hay que concederle su cuota de verdad. Porque, aunque los
EE.UU. no están solos ni han logrado cumplir su sueño imperial de 1945, se han
acercado bastante. Y se nota particularmente en el perfil tecnológico que nos
gobierna, la modalidad consumista que nos estraga.
Los
personajes de este semidocumental aciertan en el diagnóstico final desechando
toda actitud de rechazo primitivista y absoluto; uno de los
personajes-protagonistas (Tristan Harris) aclara que lo que se ha encaramado en
nuestras vidas es “una utopía y una distopía al mismo tiempo.”
The Social Dilemma no da, por cierto, pista
alguna para salir del atolladero.
Otro de
los personajes señala, conciliador que “debemos aceptar que las empresas
quieran ganar dinero”, con lo cual el problema y la solución no trascienden lo
que llamamos capitalismo. Pero su descripción es clave: “lo malo es que no haya
leyes ni reglas ni competencia y que las empresas actúen como una especie de
gobierno de facto.” Dictadura, en una palabra. Porque una empresa, un líder,
una iglesia que actúa por sí y ante sí, no rinda cuenta, es dictatorial.
El
problema es que así ha actuado el gran capital en todas las épocas y
circunstancias “necesarias”: así fue el extractivismo “originario” de 1492 en
adelante, así se desarrolló la petroquímica; en plena hybris envenenando todo el planeta; así se ha desarrollado la
medicina, el Big Pharma, por encima de toda ley, generando iatrogenia.
Historiando
esta cuestión, muy bien explica Jonathan Cook: “Las semillas de la naturaleza
destructiva actual del neoliberalismo, algo demasiado obvio, se plantaron hace
mucho tiempo, cuando el Occidente ‘civilizado e industrializado’ decidió que su
misión era conquistar y someter el mundo natural al adoptar una ideología que
fetichizaba el dinero y convertía a la gente en objetos a explotar.” [5]
Cook
dice bien: “neoliberalismo”. En todo el continente americano, como en el
europeo, ésa resulta la categoría conceptual básica; el marco cultural en el
que nos movemos.
Y con
el quiebre del socialismo, no sólo perdimos un sueño nefasto; también perdimos,
aparentemente la capacidad de soñar, porque, aquí señalo otra observación del
mismo Cook, tan reveladora como la anterior: “la ideología que se ha convertido
en una caja negra, una prisión mental, en la que nos hemos vuelto incapaces de
imaginar otra forma de organizar nuestra vida, cualquier otro futuro que al que
estamos destinados en este momento. El nombre de esa ideología es capitalismo.”
–Fukuyama redivivo–. Hasta allí no llega The
Social Dilemma.
De ahí
que la noción de futuro haya virtualmente desaparecido. Y no tendríamos más que
alegrarnos; siempre un espejismo es un mal acondicionador.
Si no
fuera porque la noción de no-futuro (no
future) es tan devastadora.
Porque
la idea de un futuro cognoscible se torna fácilmente opresiva. Pero la de no
tener futuro se nos presenta como mucho más radicalmente aterradora.
[1]Conocí en mi familia los efectos del vigésimo congreso. Un tío muy
pagado de sí mismo y de su comunismo, luego de negar primero la existencia del
vigésimo congreso y explicar luego, condescendientemente, que se trataba de
versiones de “la prensa burguesa”, un buen día inició una borrachera, que le
duró meses (recuperada su sobriedad en base a manos muy amigas, se hizo
antiestalinista ferviente, como todo su partido: perdió la plataforma pero no
el fervor, ahora “colgado del pincel”).
[2]El
fin de la historia y el último hombre, Planeta, Barcelona 1992, en el
que el autor da por concluida la lucha de clases, y por consiguiente,
hegelianamente la historia –como lucha de ideologías.
[3]Véase lo
que escribió Vance Packard hace décadas. Y lo que ha sobrevenido desde
entonces.
[4]Semidocumental norteamericano dirigido por Jeff Ortowski. Con Tristan
Harris, Jaron Lanier, Shoshana Zuboff y otros. Septiembre de 2020. Se puede ver en Netflix o aquí gratis