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28/06/2023

Ferdinand Marcos Jr. : “Les Phlippines doivent préparer leur industrie et leurs marins à la transition énergétique”

Discours du Président Ferdinand R. Marcos Jr. lors du sommet “Shaping the Future of Shipping-Seafarer 2050” (Façonner l’avenir du transport maritime-Marin 2050) à Manille, 26/6/2023

Source : PIA

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT : Sur 2 millions de marins dans le monde, 500 000 sont philippins, ce qui fait des Philippines le premier fournisseur mondial de travailleurs de la mer. L’année dernière, la Commission européenne avait menacé de bannir les 50 000 marins philippins travaillant à bord de navires battant pavillons européens du fait de leur « formation déficiente ». Le gouvernement philippin a réagi et a réussi à faire revenir la Commission sur sa décision. Le discours ci-dessous illustre la volonté de ce gouvernement d’apparaître comme un élève modèle de la transition énergétique mondialisée.

 

Marins de l’UBC Cyprus, un cargo cimentier, dans le Pacifique Nord, en 2019. Photo Jes Aznar, The New York Times

Merci beaucoup, M. le Secrétaire aux transports, Jimmy Bautista ; Excellences du corps diplomatique qui nous ont rejoints ici ce matin ; Mme la Secrétaire aux travailleurs migrants, Susan V. Ople ; M. le secrétaire au travail et à l’emploi, Benny Laguesma ; les autres membres du cabinet ; les ministres des affaires étrangères et les décideurs politiques qui sont avec nous aujourd’hui ; les responsables et les membres de la Chambre internationale de la marine marchande, sous la direction du président Emanuele Grimaldi ; les chefs des sociétés civiles et des organisations internationales ; les responsables et les membres de l’Association des armateurs philippins et tous les marins du monde entier ; mes collègues du gouvernement ; les partenaires du secteur privé ; les autres invités de marque ; mesdames et messieurs, bonjour.

 

C’est avec une certaine gratitude que je me joins à vous, à la Chambre internationale de la marine marchande et à l’Association des armateurs philippins, et je les remercie d’avoir organisé cette réunion extrêmement importante.

 

Je suis heureux de me joindre à vous tous aujourd’hui pour discuter des nombreuses façons dont nous allons façonner l’avenir de nos industries maritimes et de transport.

 

Depuis plus d’un millénaire, le transport maritime et la navigation contribuent à l’acheminement des marchandises, des personnes et des idées vers des rivages lointains. C’est grâce à ces activités maritimes que notre monde est devenu plus petit et plus connecté, créant ainsi les bases solides du monde globalisé et interconnecté dans lequel nous vivons tous aujourd’hui.

 

Aujourd’hui, nous nous trouvons à un tournant pour ce secteur crucial.  Ces dernières années, l’ensemble de l’industrie du transport - y compris le transport maritime, bien sûr - subit une énorme transformation marquée par l’arrivée de nouveaux carburants durables ainsi que par le déploiement croissant de la numérisation et de l’automatisation.

 

Pour faciliter cette évolution, le secteur du transport maritime doit s’adapter et intégrer les nouveaux développements dans sa flotte, en commençant par le rééquipement des navires existants et la construction de navires plus récents et plus modernes équipés de ces nouvelles technologies.

 

Bien entendu, un autre élément central de ce changement consiste à investir dans une main-d’œuvre hautement qualifiée et bien formée qui construira, entretiendra et gérera ces navires et naviguera vers d’autres opportunités.

 

Cette question, ainsi que bien d’autres, sera l’une de celles que nous aborderons lors de ce rassemblement, afin que l’avenir soit une navigation en douceur pour tout le monde.

 

Avec tout le monde sur le pont, nous devons nous rassembler pour envisager et façonner l’avenir du secteur et du commerce mondial pour les 25 prochaines années.

 

Nous pouvons y parvenir en identifiant les compétences requises pour la nouvelle génération de navires, en discutant des exigences en matière d’éducation et de formation et en nous engageant en faveur d’une transition juste et équitable afin de construire un secteur maritime prêt à affronter l’avenir et résilient.

 

Ici, aux Philippines, nous sommes fiers de notre patrimoine maritime. Nous sommes également fiers de notre titre de capitale mondiale de la navigation maritime, avec plus d’un demi-million de Philippins bravant l’immensité des mers et représentant un quart de la main-d’œuvre maritime mondiale.

 

Nous sommes également reconnaissants pour les opportunités que nos marins ont créées et de la richesse qu’ils ont ramenée à la maison.

 

Je vous assure donc que ce gouvernement continuera à renforcer les politiques liées à la mer et à protéger nos marins et leurs proches.

 

En tant que président, je réitère ma directive à l’Autorité de l’industrie maritime et à la Commission de l’enseignement supérieur de travailler en étroite collaboration avec l’industrie du transport maritime sur le perfectionnement et la requalification des marins philippins afin de les préparer au passage des navires de haute mer des sources de carburant conventionnelles à l’ammoniac vert entre 2030 et 2040.

 

En outre, j’enjoins toutes les agences gouvernementales nationales, les organisateurs [multilatéraux] et les parties prenantes privées à travailler ensemble à l’identification de stratégies visant à garantir la disponibilité de travailleurs qualifiés pour répondre aux besoins de l’industrie du transport maritime. On s’attend à ce que ces besoins augmentent considérablement d’ici 2050.

 

L’année 2050 peut sembler lointaine pour l’instant, mais dans le langage des mers, elle arrivera en un clin d’œil.

 

Il est donc vital que nous nous engagions maintenant dans un effort à long terme, tangible et durable, qui répondra aux nombreuses demandes du secteur maritime dans les années à venir.

 

Je suis convaincu qu’en travaillant tous ensemble, nous parviendrons à surmonter les turbulences à venir et à tracer la voie vers un avenir plus fort et plus durable pour les gens de mer et la communauté mondiale.

 

Puissent les vents être cléments et les mers nous être favorables alors que nous nous embarquons ensemble pour ce voyage.

 

Merci beaucoup à tous et bonne journée. [applaudissements]

 

 

27/06/2023

GIDEON LEVY
Un appartement du Quartier musulman de Jérusalem raconte l'histoire de l'apartheid israélien

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 16/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

ACTUALISATION
L'expulsion par la police du couple Sub Laban est prévue entre le 28 juin et le 13 juillet

Une lutte de 47 ans pour un appartement dans le quartier musulman de Jérusalem devait prendre fin cette semaine avec l'expulsion d'un couple de Palestiniens âgés. La paperasserie bureaucratique a retardé cet acte, mais la police continue de harceler le couple

Norat Gheith Sub Laban : « Si vous étiez né dans cette maison, si tous vos frères et sœurs y étaient nés et y avaient grandi, si votre mère et votre père y étaient morts, si votre frère en avait été exilé, est-ce que vous vous rendriez et l'abandonneriez ? »

L'existence de l'apartheid en Israël peut être prouvée au moyen d'un climatiseur. Un simple appareil qui souffle de l'air frais en été et de l'air chaud en hiver, fixé au mur d'un appartement avec très peu de fenêtres, dont les occupants, un couple âgé et souffrant, pourraient avoir besoin de ses services.

Il y a quelques années, Norat Gheith Sub Laban, 68 ans, et Mustafa Sub Laban, son mari de 74 ans, ont installé un climatiseur dans leur petit appartement de Jérusalem. Peu de temps après, ils ont été contraints de l'enlever sur ordre des autorités israéliennes, au motif que l'immeuble dans lequel ils vivent est une structure historique dans laquelle il est interdit d'installer un climatiseur. Les “propriétaires de l'appartement”, à savoir l'État d'Israël, n'ont pas autorisé l'installation d'un tel appareil. Le climatiseur a été arraché du mur, la niche est restée.

Aujourd'hui, un climatiseur similaire est visible sur le mur extérieur de l'appartement des voisins, la famille Friedman. Soudain, le bâtiment n'est plus historique. Un climatiseur juif, fier et provocateur, dépasse du mur de l'ancienne structure musulmane, comme pour dire : l'apartheid est bien vivant ici. Ce qui est permis aux Juifs est interdit aux Palestiniens.

Ici, on a le droit d'expulser des centaines de familles palestiniennes de leurs maisons, dans la honte et le dénuement, parce qu'avant 1948, les logements appartenaient à des Juifs. Mais personne n'envisage de faire la même chose pour les Palestiniens qui ont perdu leurs biens la même année, dans les mêmes circonstances, dans la même ville. Et tout cela se fait, bien sûr, avec l'autorisation générale du fameux système judiciaire israélien à tous ses niveaux, dont l'autonomie fait aujourd'hui l'objet d'une bataille au sein de la société israélienne. Les Juifs peuvent retrouver les propriétés qu'ils ont perdues à Jérusalem-Est, mais les Palestiniens ne peuvent pas retourner dans les maisons qu'ils ont perdues dans la partie occidentale de la ville, avec l'approbation du tribunal. Si ce n’est pas de l'apartheid, alors c’est quoi ?

Selon les Nations unies, 218 familles, soit près de 1 000 personnes, risquent d'être expulsées de la même manière à Jérusalem. La semaine dernière, devant la maison de la famille Sub Laban, des colons ont crié : « Le quartier musulman est juif ! » Attendez un peu : Ce qui s'est passé à Hébron pourrait se reproduire ici. « Dieu est le roi », a écrit quelqu'un en énormes lettres hébraïques en face de la maison de la famille Sub Laban, au 33 de la rue Aqbat Al Khalidiyah, au cœur du quartier musulman. Sur le mur, une plaque commémore Eliyahu Amedi, assassiné ici en 1986. La municipalité de Jérusalem autorisera-t-elle l'apposition d'une plaque similaire à la mémoire d'Eyad al-Hallaq, le Palestinien handicapé que des policiers israéliens ont tué devant la porte de Damas en 2020 ? Ou pour Mohammed Abu Khdeir, l'adolescent que des Juifs ont brûlé à mort dans la forêt de Jérusalem en 2014 ?

La literie de la famille Sharabi, les colons de l'étage du dessus, s'agite dans la brise au-dessus du petit balcon qui appartient encore pour quelques jours au couple palestinien susmentionné. L'immeuble voisin, au 35 de la rue Aqbat Al Khalidiyah, est déjà complètement tombé aux mains des juifs ; au numéro 33, c'est la famille Sub Laban qui a survécu. Roni et Hadar Friedman vivent dans l'appartement en face du leur, le débarras des Sub Laban est devenu l'appartement de la famille Wermesser et, comme indiqué, les Sharabi se trouvent à l'étage du dessus.

Les voisins du dessus ont aplati l'ancien dôme de pierre de l'immeuble pour créer un balcon, détruisant ainsi - certainement en violation de la loi - un autre joyau architectural ancien, mais qui compte ? Les colons ont rénové leurs appartements, mais Norat et Mustafa n'ont pas le droit de réparer quoi que ce soit, et le plâtre des murs de leur maison s'écaille. Des portes électriques intelligentes enferment les colons non invités dans leurs appartements ; certains d'entre eux se promènent armés de pistolets.


Linge appartenant aux Sharabi, les voisins du dessus, suspendu au-dessus de l'appartement des Sub Laban.

Mardi dernier, des policiers se sont à nouveau présentés au domicile de Norat et Mustafa, comme ils le font presque tous les jours, pour fouiller, vérifier et surtout pour harceler et intimider. Ahmad, l'aîné du couple, a demandé à l'un des policiers : « Vous contrôlez toutes les maisons de Jérusalem-Est ? » Réponse :  « Nous essayons d'identifier tous les résidents ». Ahmad, qui travaille pour Ir Amim, une organisation à but non lucratif qui s'efforce de faire avancer les causes de l'égalité et de la durabilité à Jérusalem pour les Israéliens et les Palestiniens qui y vivent, a rétorqué : « Très bien. Je ne savais pas. Quels gentils garçons ! »

À la fin du mois, Norat et Mustafa ne seront plus là. Une lutte de 47 ans contre la bureaucratie de l'occupation s'achèvera par une douloureuse défaite. Mais le frère de Norat, Anwar Gheith, qui a été expulsé de cet immeuble il y a de nombreuses années, a écrit sur le mur du salon lors de sa dernière visite : « Nous reviendrons ». Parmi les autres déclarations qui y figurent, on peut lire : « La Palestine sera libre ».

En attendant, les Sub Laban tentent de s'accrocher à leur maison, jusqu'à la dernière minute. Les seules choses qu'ils ont enlevées sont les photographies, des souvenirs qui ne peuvent être remplacés. Pour le reste, ils ont tout laissé derrière eux, même s'ils savent que la fin est proche. Chaque coup frappé à la porte fait sursauter le couple ; Norat dit que son cœur bat la chamade à chaque bruit. Ils savent que la police est en route. Norat nous montre un réfrigérateur plein, pour montrer qu'ils n'ont pas encore cédé. Leur appartement est un 67 mètres carrés, divisé en deux petites pièces, dont l'entrée d'origine a été bloquée par des voisins malveillants, et qui a besoin d'être rénové de toute urgence, compte tenu de ses murs moisis et de sa cage d'escalier étroite. C'est ici que Norat est née, et c'est ici qu'elle ne mourra apparemment pas.

Norat et Mustafa sont un couple sobre et respectable, parents de cinq enfants. Mustafa était auparavant membre de la police israélienne. Cette semaine, il s'est reposé pendant de longues périodes sur son lit dans l'étroite chambre à coucher, après avoir été transporté en urgence à deux reprises au centre médical Hadassah dans le quartier Ein Karem de la ville, où il a subi un cathétérisme cardiaque, son cœur ayant été affaibli au moins en partie par les tensions de ces dernières semaines. Norat a dû utiliser un inhalateur pendant notre conversation.

À l'extérieur, un guide de colons explique à un groupe d'Australiens le droit des Juifs au quartier musulman. Rifaat, 34 ans, le plus jeune fils de Norat et Mustafa, qui travaille au bureau de l'agence des Nations unies pour les droits de l'homme à Ramallah, tente de corriger la propagande du guide, et les Australiens sont prêts à l'écouter. Une yeshiva de la secte hassidique Bratslav se trouve également en face de la maison de la famille Sub Laban, et un panneau signale la synagogue Tzuf Dvash de l'Eidat Hama'aravi'im, datant du XIXe siècle.

Un jeune homme haredi ouvre la porte de l'appartement des Wermesser à l'aide d'une carte électronique. Pour leur part, les Friedman vivent ici depuis 1984, date à laquelle ils ont repris l'appartement de la famille Karaki. Le linge des Sharabis pend si bas au-dessus de la maison des Sub Labans qu'ils doivent se pencher lorsqu'ils sont sur le balcon. Les relations de voisinage sont inexistantes ici. Norat dit qu'elle voit la haine dans les yeux des colons, “comme des animaux sauvages”.


Rifaat, le plus jeune fils de Norat et Mustafa, parle à des touristes australiens.

L'histoire de la lutte épuisante et sans fin de la famille, qui s'étend sur 47 ans et des milliers d'heures de procès, a été relatée dans ces pages par Amira Hass au début de l'année [lire ici]. En commençant par la possession avant 1948, attribuée à Samuel Moshe Ben David Shlomo Gangel, qui possédait le bâtiment à la fin du XIXe siècle, en passant par le gardien des biens ennemis du Royaume hachémite de Jordanie, jusqu'à l'entrée des parents de Norat dans le bâtiment en 1949 en tant que locataires protégés. Du dépositaire israélien des biens des absents à la cession de la propriété en 2010 au “Little Galicia Endowment”, en passant par Aviezer Zelig Asher Shapira, Joshua Heller et Avraham Avishai Zinwirth, les mystérieux individus qui ont revendiqué l'immeuble pour eux-mêmes par l'intermédiaire d'un fonctionnaire des colons, Eli Attal, qui gère partout la dépossession dans la Vieille Ville ; de Shuvu Banim à Ateret Kohanim et Ateret Leyoshna, les obscures associations de colons, dont les différences sont imperceptibles.

La lutte des Sub Laban a traversé toutes les instances juridiques, allant jusqu'à la Cour suprême, et s'est achevée par une décision de 2016 autorisant le couple à rester dans l'appartement pendant 10 années supplémentaires, en supposant qu'ils décéderaient, si Dieu le veut. Depuis longtemps, il est interdit à leurs enfants de vivre dans la maison. Mais comme l'explique Rifaat, chaque décision de justice a toujours laissé une ouverture pour une nouvelle décision, qui n'a d'ailleurs pas tardé à venir - sous la forme de la dernière et définitive décision d'expulsion immédiate.

Rifaat qualifie le système juridique israélien de “tribunal des colons”. Les décisions concernant l'appartement de ses parents montrent à quel point il a raison. Dans un cas, un juge du tribunal de première instance de Jérusalem a dû sauter par-dessus le mur des colons voisins pour entrer dans la maison des Sub Laban, car il insistait pour voir de ses propres yeux que les colons avaient en fait bloqué l'entrée, après quoi il a rendu une décision consistant en des procédures d'ingénierie compliquées pour permettre au couple d'entrer dans leur maison.

À une autre occasion, le couple a été accusé de ne pas habiter l'appartement. Cela s'est produit lorsque la municipalité a décrété qu'il devait être rénové parce qu'il était devenu dangereux d'y habiter - et lorsque le couple a déménagé temporairement pendant les rénovations, le gardien des biens des absents a interdit les rénovations et le couple n'a pas pu revenir. À une autre occasion, lorsque Norat a déménagé pour quelques mois afin de vivre avec son fils - qui n'était pas autorisé à vivre dans l'appartement - parce qu'elle souffrait d'une hernie discale et avait besoin d'aide pour se déplacer, les colons l'ont dénoncée aux autorités ; elle a été obligée d'apporter des documents des autorités médicales pour pouvoir retourner dans son logement.

Kafka vit également au 33, rue Aqbat Al Khalidiyah, dans la vieille ville de Jérusalem.

Et maintenant, la lettre du bureau de l'huissier de justice de l'État, datée du 4 mai 2023 : « Vous êtes informé par la présente que l'exécution de l'ordre d'évacuation est fixée au 11 juin 2023, à partir de 8 heures du matin ». Le 11 juin à huit heures du matin est passé cette semaine - il manquait un formulaire, on l'a laissé entendre à la famille. Auparavant, l'expulsion avait été programmée pour le 15 mars 2023, mais la police s'y était opposée en raison d'un manque d'effectifs.


Rifaat Sub Laban

Les requérants ont demandé une “ordonnance d'expulsion flexible”, qui permet de disposer d'un certain nombre de jours pour effectuer le travail, et cette demande a été acceptée. L'expulsion doit maintenant avoir lieu entre le 11 et le 26 juin - aujourd'hui, demain ou quelques jours plus tard. Rifaat est certain que la police ne les informe pas des plans exacts, ce qui fait partie de la guerre psychologique menée par les autorités pour les épuiser. Il pense que la police attend un moment propice où il n'y aura pas trop de monde dans la maison - ni les diplomates étrangers, ni les activistes, ni les nombreux journalistes qui ont visité la maison au cours des années de lutte. La famille devra payer 30 000 shekels (7 600€) pour sa propre expulsion, car elle ne partira pas de son plein gré.

Pendant ce temps, Norat et Mustafa vivent d'anxiolytiques. La bataille a été jouée. 

N'ont-ils jamais pensé à partir ? Norat : « Je répondrai par une question. Si vous étiez né dans cette maison, si tous vos frères et sœurs y étaient nés, y avaient grandi, s'y étaient mariés, si votre mère et votre père y étaient morts, si votre frère en avait été exilé, est-ce que vous vous rendriez et abandonneriez cette maison ? Je veux une réponse. Chaque minute passée dans cette maison est une minute supplémentaire de protection de mes souvenirs d'enfance. Chaque minute est l'occasion de me sentir embrassée par des membres de ma famille qui ne sont plus parmi nous. Je ne suis jamais seule dans cette maison, même quand je suis seule - toute ma famille et tous mes souvenirs sont toujours avec moi dans cette maison.

« S'ils viennent nous expulser, je n'ouvrirai pas la porte. Mais si je sens un danger pour moi et pour mon mari, je me rendrai et j'abandonnerai la maison pour protéger ma famille. Si je suis expulsée, je donnerai la maison à Dieu. Cette maison restera une prison jusqu'à ce qu'elle soit libérée. Je reviendrai. Et si ce n'est pas moi, ce seront mes enfants. Un jour, l'occupation prendra fin et nous reviendrons ».


Le 33 de la rue Aqbat Al Khalidiyah. Photos Emil Salman

 


 

 



 

JEAN-FRANÇOIS BAYART
Où va la France ?

Jean-François Bayart, Le Temps, 8/5/2023

Jean-François Bayart (Boulogne-Billancourt, 1950) spécialiste de sociologie historique et comparée du politique, est professeur à l'IHEID de Genève, où il est titulaire de la chaire Yves Oltramare “Religion et politique dans le monde contemporain”. Il dirige également la chaire d'Études africaines comparées de l'Université Mohamed VI Polytechniques (Rabat). Il est l'auteur de plusieurs essais, dont L'Illusion identitaire (Fayard, 1996) et Le Gouvernement du monde (Fayard, 2004). Il a publié aux éditions La Découverte L'impasse national-libérale, Globalisation et repli identitaire en 2017 et L'énergie de l'État, Pour une sociologie historique et comparée du politique en 2022. Publications

OPINION. La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties «illibérales» juge Jean-François Bayart, professeur à l’IHEID, pour qui Emmanuel Macron vit dans une réalité parallèle et joue avec le feu

Des policiers armés gardent le Conseil constitutionnel, peu avant sa décision de rejeter un référendum sur la réforme des retraites. Paris, 3 mai 2023 — © YOAN VALAT / keystone-sda.ch

Où va la France? se demande la Suisse. La mauvaise réponse serait de s’arrêter à la raillerie culturaliste des Gaulois éternels mécontents. La crise est politique. Emmanuel Macron se réclame de l’ «extrême centre» qu’incarnèrent successivement, dans l’Histoire, le Directoire, le Premier et le Second Empire, et différents courants technocratiques saint-simoniens. Il est le dernier avatar en date de ce que l’historien Pierre Serna nomme le «poison français» : la propension au réformisme étatique et anti-démocratique par la voie de l’exercice caméral et centralisé du pouvoir.

Le conflit des retraites est le symptôme de l’épuisement de ce gouvernement de l’extrême centre. Depuis trente ans, les avertissements n’ont pas manqué, que les majorités successives ont balayés d’un revers de main en criant aux corporatismes, à la paresse, à l’infantilisme du peuple. Administrée de manière autoritaire et souvent grotesque, la pandémie de Covid-19 a servi de crash test auquel n’ont pas résisté les services publics dont s’enorgueillissait le pays et qui lui fournissaient, au-delà de leurs prestations, une part de ses repères.

Emmanuel Macron, tout à son style «jupitérien», aggrave l’aporie dans laquelle est tombée la France. Il n’a jamais rien eu de «nouveau», et sa posture d’homme «providentiel» est une figure éculée du répertoire bonapartiste. Il n’imagine pas autre chose que le modèle néolibéral dont il est le pur produit, quitte à le combiner avec une conception ringarde du roman national, quelque part entre le culte de Jeanne d’Arc et la fantaisie réactionnaire du Puy-du-Fou. Son exercice du pouvoir est celui d’un enfant immature, narcissique, arrogant, sourd à autrui, plutôt incompétent, notamment sur le plan diplomatique, dont les caprices ont force de loi au mépris de la Loi ou des réalités internationales.

Ce pourrait être drôle si ce n’était pas dangereux. L’interdiction de l’ «usage de dispositifs sonores portatifs» pour éviter les casserolades des opposants, le bouclage policier des lieux où se rend le chef de l’État, le lancement de campagnes de rectification idéologique contre le «wokisme», la «théorie du genre», l’ «islamo-gauchisme», l’ «écoterrorisme» ou l’«ultra-gauche» sont autant de petits indices, parmi beaucoup d’autres, qui ne trompent pas le spécialiste des régimes autoritaires que je suis. La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties «illibérales».

Un arsenal répressif à disposition des pouvoirs suivants

D’aucuns crieront à l’exagération polémique. Je leur demande d’y regarder à deux fois en ayant à l’esprit, d’une part, l’érosion des libertés publiques, au nom de la lutte contre le terrorisme et l’immigration, depuis au moins trois décennies, d’autre part, les dangers que revêtent de ce point de vue les innovations technologiques en matière de contrôle politique et l’imminence de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national auquel les gouvernements précédents auront fourbi un arsenal répressif rendant superflues de nouvelles lois liberticides.

Il n’est pas question, ici, de «bonnes» ou de «mauvaises» intentions de la part du chef de l’État, mais d’une logique de situation à laquelle il se prête et qu’il favorise sans nécessairement la comprendre. Macron n’est ni Poutine ni Modi. Mais il prépare l’avènement de leur clone hexagonal. Au mieux sa politique est celle de Viktor Orban : appliquer le programme de l’extrême droite pour éviter son accession au pouvoir.

Sur fond d’évidement des partis de gouvernement, un «flibustier» – pour reprendre le qualificatif de Marx à propos du futur Napoléon III – s’est emparé du butin électoral à la faveur de la sortie de route de Nicolas Sarkozy, François Hollande, Alain Juppé, François Fillon, Manuel Valls. Il a cru «astucieux», pour continuer à citer Marx, de détruire «en même temps» la gauche et la droite pour s’installer dans le confort d’un face-à-face avec Marine Le Pen. Mais Emmanuel Macron n’a été élu et réélu que grâce au concours des voix de la gauche, soucieuse de conjurer la victoire du Rassemblement national. Son programme, libéral et pro-européen, n’a jamais correspondu aux préférences idéologiques que du quart du corps électoral, hormis même la part croissante des non-inscrits et des abstentionnistes qui sape la légitimité des institutions.

Un président aveugle et méprisant

Nonobstant cette évidence, Emmanuel Macron, ignorant de par son éducation et son itinéraire professionnel les réalités du pays profond, primo-élu à la magistrature suprême sans jamais avoir exercé le moindre mandat local ou national, a entendu faire prévaloir la combinaison schmittienne d’un «État fort» et d’une «économie saine» en promulguant ses réformes néolibérales par voie d’ordonnances, en court-circuitant les corps intermédiaires et ce qu’il nomme l’«État profond» de la fonction publique, en s’en remettant à des cabinets privés de conseil ou à des conseils a-constitutionnels tels que le Conseil de défense, en réduisant la France au statut de «start-up nation» et en la gérant comme un patron méprisant ses employés, «Gaulois réfractaires».

Le résultat ne se fit pas attendre. Lui qui voulait apaiser la France provoqua le plus grave mouvement social depuis Mai 68, celui des Gilets jaunes dont le spectre continue de hanter la Macronie. La main sur le cœur, Emmanuel Macron assura, au début de la pandémie de Covid-19, avoir compris que tout ne pouvait être remis aux lois du marché. A plusieurs reprises, il promit avoir changé pour désamorcer l’indignation que provoquait sa morgue. De nouvelles petites phrases assassines prouvèrent aussitôt qu’il en était incapable. Il maintint son cap néolibéral et fit alliance avec Nicolas Sarkozy en 2022 pour imposer une réforme financière de la retraite en dépit de l’opposition persistante de l’opinion et de l’ensemble des forces syndicales, non sans faire fi de leurs contre-propositions.

Face au nouveau mouvement social massif qui s’est ensuivi, Emmanuel Macron s’est enfermé dans le déni et le sarcasme. Il argue de la légitimité démocratique en répétant que la réforme figurait dans son programme et qu’elle a été adoptée selon une voie institutionnelle validée par le Conseil constitutionnel.

Une réalité parallèle

Sauf que: 1) Emmanuel Macron n’a été réélu que grâce aux voix de la gauche, hostile au report de l’âge de la retraite; 2) le peuple ne lui a pas donné de majorité parlementaire lors des législatives qui ont suivi le scrutin présidentiel; 3) le projet portait sur les «principes fondamentaux de la Sécurité sociale», lesquels relèvent de la loi ordinaire, et non d’une loi de «financement de la Sécurité sociale» (article 34 de la Constitution), cavalier législatif qui a rendu possible le recours à l’article 49.3 pour imposer le texte; 4) le gouvernement s’est résigné à cette procédure parce qu’il ne disposait pas de majorité positive, mais de l’absence de majorité pour le renverser au terme d’une motion de censure; 5) le Conseil constitutionnel est composé de personnalités politiques et de hauts fonctionnaires, non de juristes, et se préoccupe moins du respect de l’État de droit que de la stabilité du système comme l’avait déjà démontré son approbation des comptes frauduleux de la campagne électorale de Jacques Chirac, en 1995; 6) le détournement de la procédure parlementaire a suscité la désapprobation de nombre de constitutionnalistes et s’est accompagné du refus de toute négociation sociale.

Comme en 2018, Emmanuel Macron répond à la colère populaire par la violence policière. Atteintes à la liberté constitutionnelle de manifester, utilisation de techniques conflictuelles de maintien de l’ordre, usage d’un armement de catégorie militaire qui cause des blessures irréversibles telles que des éborgnages ou des mutilations ont entraîné la condamnation de la France par les organisations de défense des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne de justice, les Nations unies.

Face à ces accusations, Emmanuel Macron s’enfonce dans une réalité parallèle et radicalise son discours politique. A peine réélu grâce aux voix de la gauche, dont celles de La France insoumise, il place celle-ci hors de l’ «arc républicain» dont il s’arroge le monopole de la délimitation. Il voit la main de l’ «ultragauche» dans la contestation de sa réforme. Il justifie les violences policières par la nécessité de lutter contre celles de certains manifestants.

Sauf que, à nouveau: 1) le refus, récurrent depuis l’apport des suffrages de la gauche à Jacques Chirac en 2002 et le contournement parlementaire du non au référendum de 2005, de prendre en considération le vote des électeurs quand celui-ci déplaît ou provient d’une autre famille politique que la sienne discrédite la démocratie représentative, nourrit un abstentionnisme délétère et pousse à l’action directe pour faire valoir ses vues, non sans succès pour ce qui fut des Gilets jaunes et des jeunes émeutiers nationalistes corses auxquels il fut accordé ce qui avait été refusé aux syndicats et aux élus; 2) le non-respect des décisions de justice par l’État lorsque des intérêts agro-industriels sont en jeu amène les écologistes à occuper les sites des projets litigieux, au risque d’affrontements; 3) la stigmatisation d’une ultragauche dont l’importance reste à démontrer va de pair avec le silence du gouvernement à propos des voies de fait de l’ultra-droite identitariste et des agriculteurs productivistes qui multiplient les agressions contre les écologistes.

«Ce n’est pas être un black bloc que de dénoncer les excès structurels de la police»

Ce n’est pas être un «amish» et vouloir retourner «à la bougie» que de s’interroger sur la 5G ou sur l’inconsistance du gouvernement quand il défend à grand renfort de grenades les méga-bassines alors que se tarissent les nappes phréatiques du pays. Ce n’est pas être un black bloc que de dénoncer les excès structurels de la police. Ce n’est pas être un gauchiste que de diagnostiquer la surexploitation croissante des travailleurs au fil de la précarisation des emplois et au nom de logiques financières, de repérer le siphonnage du bien public au profit d’intérêts privés, ou de déplorer le «pognon de dingue» distribué aux entreprises et aux contribuables les plus riches. Point besoin non plus d’être grand clerc pour comprendre que la Macronie n’aime pas les pauvres. Elle n’a plus d’autre réponse que la criminalisation des protestations. Elle souhaite maintenant dissoudre la nébuleuse des Soulèvements de la terre que parrainent l’anthropologue Philippe Descola, le philosophe Baptiste Morizot, le romancier Alain Damasio! Quand Gérald Darmanin entend le mot culture il sort son LBD.

Dans cette fuite en avant, un pas décisif a été franchi lorsque le gouvernement s’en est pris à la Ligue des droits de l’homme. Ce faisant, la Macronie s’est de son propre chef placée en dehors de l’ «arc républicain». Cette association, née, faut-il le rappeler, de l’affaire Dreyfus, est indissociable de l’idée républicaine. Seul le régime de Pétain avait osé l’attaquer. Sur la planète, ce sont bien les Poutine et les Orban, les Erdogan et les Modi, les Kaïs Saïed ou les Xi Jinping qui tiennent de tels propos. Oui, la France bascule.

FRANCESCA LESSA
Cinquante ans après le coup d'État en Uruguay, pourquoi si peu de personnes ont-elles été traduites en justice pour les crimes de la dictature ?

Francesca Lessa, The Conversation, 26/6/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Francesca Lessa (1980) est maîtresse de conférences en études et développement latino-américains et chercheuse à l'Université d'Oxford. Elle est l'auteure du récent ouvrage The Condor Trials : Transnational Repression and Human Rights in South America, publié par Yale University Press (2022). Elle est coordinatrice et chercheuse principale du projet Plan Cóndor.

Le 27 juin, l'Uruguay célèbre les 50 ans du déclenchement de son coup d'État. Ce jour-là, en 1973, le président Juan Maria Bordaberry et les forces armées ont fermé le parlement et inauguré 12 années de terreur d'État (1973-1985).

Cet anniversaire est l'occasion de réfléchir aux raisons pour lesquelles l'Uruguay n'a pas traduit davantage de personnes en justice pour les violations des droits de l'homme commises pendant cette dictature.


L'ancien président de l'Uruguay, Juan María Bordaberry, a été reconnu coupable en 2010 de violations des droits humains et condamné à une peine de 30 ans de prison. AP/Alamy

Pendant des décennies, l'Uruguay a été surnommé “la Suisse de l'Amérique latine, en raison de sa longue stabilité, de ses traditions démocratiques et de son État-providence. En 1973, le régime uruguayen n'a pas fait l'objet d'une grande attention, peut-être en raison de la réputation du pays et de sa situation géopolitique, éclipsé par deux voisins plus importants, l'Argentine et le Brésil. Cette année-là, l'attention internationale s'est concentrée sur le coup d'État spectaculaire contre le président chilien, Salvador Allende.

Emprisonnement, interrogatoire et torture

Cependant, le régime uruguayen était tout aussi violent et répressif. En peu de temps, l'Uruguay s'est vu attribuer un nouveau surnom : la “chambre de torture de l'Amérique latine. Au début de l'année 1976, l'Uruguay avait la plus forte concentration de prisonniers politiques par habitant au monde.

Selon Amnesty International, un citoyen sur 500 était en prison pour des raisons politiques et « un citoyen sur 50 avait connu une période d'emprisonnement qui, pour beaucoup, comprenait des interrogatoires et des actes de torture ». Outre les milliers de personnes emprisonnées et torturées, la dictature a laissé derrière elle 197 disparitions forcées parrainées par l'État et 202 exécutions extrajudiciaires entre 1968 et 1985.

La répression a été brutale non seulement à l'intérieur des frontières de l'Uruguay, mais aussi au-delà. Mon livre sur l'opération Condor - une campagne de répression menée par les dictatures sud-américaines, avec le soutien des USA, pour réduire au silence les opposants en exil - montre que les Uruguayens représentent le plus grand nombre de victimes (48 % du total) persécutées au-delà des frontières entre 1969 et 1981.

Justice ou impunité ?

L'Uruguay a renoué avec la démocratie le 1er mars 1985, avec l'investiture du président Juan Maria Sanguinetti. Les perspectives de justice ont été limitées dès le départ. Les généraux uruguayens et les représentants des trois partis politiques avaient négocié la transition dans le cadre du pacte du Club Naval.

Ce dernier établissait, entre autres, un calendrier pour le retour de la démocratie, restaurait le système politique préexistant à la dictature, y compris la constitution de 1967, et appelait à des élections nationales en novembre 1984. Les élections ont eu lieu, mais certains hommes politiques en ont été bannis.

En décembre 1986, le parlement démocratique a sanctionné la loi 15.848 sur l'expiration des droits punitifs de l'État. Cette “loi sur l'impunité a effectivement protégé les officiers de police et les militaires de l'obligation de rendre des comptes pour les atrocités commises pendant la dictature, garantissant ainsi le contrôle et la surveillance de la justice par l'exécutif. Elle a été introduite à un moment où les forces armées s'opposaient de plus en plus à l'ouverture d'enquêtes judiciaires sur les crimes commis dans le passé.

La loi d'expiration a permis de garantir que la politique d'impunité soutenue par l'État, qui consiste à ne pas punir les crimes, resterait en place pendant 25 ans, jusqu'en 2011. J'ai analysé ailleurs les hauts et les bas de la relation de l'Uruguay avec l’obligation de rendre des comptes.

Aujourd'hui, l'Uruguay a la réputation d'être un leader régional dans certains domaines des droits humains (par exemple, les droits reproductifs et le mariage égalitaire). Mais il n'a obtenu qu'une justice très limitée pour les atrocités commises à l'époque de la dictature.

Comparaison entre l'Uruguay et l'Argentine

En juin 2023, les tribunaux uruguayens ont prononcé des sentences dans seulement 20 affaires pénales et condamné 28 accusés au total, dont certains étaient impliqués dans plusieurs affaires (chiffres compilés à partir de données fournies par moi-même et par l'ONG Observatorio Luz Ibarburu).

À titre de comparaison, les tribunaux argentins ont rendu 301 verdicts depuis 2006, avec 1 136 personnes condamnées pour les crimes de la dictature (1976-1983).

De même, au 31 décembre 2022, 606 verdicts définitifs avaient été rendus dans des procès pour des crimes commis pendant la dictature au Chili, 487 dans des affaires pénales et civiles (entendues ensemble), et 119 uniquement dans des affaires civiles, selon les données de l'Observatoire de la justice transitionnelle de l'université Diego Portales.

Avec des collègues de l'Université d'Oxford, nous avons développé une approche pour expliquer pourquoi certains pays demandent des comptes aux auteurs de violations passées des droits humains, alors que d'autres ne le font pas.

Elle repose sur quatre facteurs : la demande de la société civile, l'absence d'acteurs ayant un droit de veto (tels que les hommes politiques qui s'opposent à l'obligation de rendre des comptes ou à l'ouverture d'une enquête sur les violations des droits humains commises dans le passé), l'autorité judiciaire nationale et la pression internationale. Cette approche fondamentale permet de comprendre les luttes persistantes en Uruguay. Bien que ces quatre facteurs soient en jeu dans le pays, ils s'opposent les uns aux autres et favorisent globalement l'impunité.

L'Uruguay a subi des pressions internationales importantes, notamment le célèbre verdict "Gelman" rendu en 2011 par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, qui a joué un rôle déterminant dans l'abrogation de la loi d'expiration en 2011. Parallèlement, la société civile n'a cessé de réclamer justice, depuis le référendum historique de 1989 visant à annuler la loi d'expiration jusqu'aux appels les plus récents à modifier la loi de 2006 sur les réparations pour les prisonniers politiques.

Il ne fait aucun doute que la plupart des progrès en matière de justice, de vérité et de réparations ont été réalisés en Uruguay grâce aux efforts inlassables des militants et des ONG, y compris la centrale syndicale, qui ont incité les autorités à enquêter.

Néanmoins, l'Uruguay ne s'est jamais engagé à faire de l'enquête sur les atrocités du passé une politique d'État, comme l'a fait l'Argentine. Un ensemble d'acteurs puissants, dont les forces armées, divers hommes politiques et des juges de la haute cour, ont veillé à ce que le mur de l'impunité reste en place, à quelques exceptions près.

Le manque d'indépendance judiciaire et la sanction de quelques juges courageux qui ont tenté de défier l'impunité dans les années 1990 et 2000 - plus récemment Mariana Mota - ont également entravé les progrès.

Un autre facteur est le nombre important d'arrêts de la Cour suprême qui ont minimisé la gravité des crimes commis pendant la dictature.

Un changement positif pourrait toutefois se profiler à l'horizon. Un nouveau code de procédure pénale introduit en 2017 signifie que les allégations datant de l'époque de la dictature (déposées depuis lors) font l'objet d'une enquête plus rapide. En outre, la création en 2018 d'un procureur spécialisé dans les crimes contre l'humanité - une demande de longue date des défenseurs des droits humains - a permis d'augmenter le nombre d'enquêtes faisant l'objet d'un procès, et ce à un rythme plus rapide.

Comme l'a dit le poète uruguayen Mario Benedetti à propos de la mémoire et de l'oubli, lorsque la vérité balayera enfin le monde : “esa verdad será que no hay olvido” – “cette vérité sera qu'il n'y a pas d'oubli”.