29/03/2022

RAÚL ZIBECHI
Ne nous laissons pas écraser par la géopolitique

 Raúl Zibechi, La Jornada, 25/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La géopolitique, c'est la pensée et les manières de voir le monde impériales, au service des États les plus puissants. C’est ainsi qu’elle est née et continue de l'être, même si certains intellectuels insistent sur une sorte de géopolitique « de gauche », voire « révolutionnaire ».

La géopolitique est apparue au début du XXe siècle chez les géographes et les stratèges militaires du Nord, qui ont établi un lien entre les réalités géographiques et les relations internationales. Le terme est apparu pour la première fois dans un livre du géographe suédois Rudolf Kjellén, intitulé L'État comme forme de vie. L'amiral usaméricain Alfred Mahan a développé la stratégie de domination navale, tandis que Nicholas Spykman a délimité les régions d'Amérique latine où les USA doivent maintenir un contrôle absolu pour assurer leur domination mondiale.

La géopolitique était très développée dans l'Allemagne du début du 20e siècle et s'est généralisée sous le nazisme. En Amérique latine, les militaires de la dictature brésilienne (1964-1985), comme Golbery do Couto e Silva, se sont appuyés sur la géopolitique pour défendre l'expansion du Brésil, pour finir d'occuper l'Amazonie et devenir l'hégémon régional.


Sécurité alimentaire et guerre d'Ukraine, par Ahmad Rahma, Turquie

Je ne suis pas intéressé par l'approfondissement de cette discipline, mais plutôt par ses conséquences pour le peuple. Si la géopolitique s'intéresse aux relations entre les États, et en particulier au rôle de ceux qui cherchent à dominer le monde, les grands absents de cette pensée sont les peuples, les multitudes opprimées qui ne sont même pas mentionnées dans ses analyses.

Nombre de ceux qui justifient l'invasion de l'Ukraine par la Russie remplissent des pages dénonçant les atrocités commises par les USA. L'un d'eux, José Luís Fiori , nous rappelle que « les États-Unis ont effectué 48 interventions militaires dans les années 1990 et se sont engagés dans plusieurs guerres sans fin au cours des deux premières décennies du XXIe siècle » (https://bit.ly/36hrNbt).

Il ajoute qu'au cours de cette période, les USAméricains "ont mené 24 interventions militaires dans le monde et 100 000 bombardements aériens, et rien qu'en 2016, sous l'administration de Barack Obama, ils ont largué 16 171 bombes sur sept pays ».

La logique de ces analyses est la suivante : l'empire A est terriblement cruel et criminel ; mais l'empire B est beaucoup moins nuisible parce que, évidemment, ses crimes sont beaucoup moins nombreux. Puisque les USA sont une machine impériale qui tue des centaines ou des dizaines de milliers de personnes chaque année, pourquoi élever la voix contre quelqu'un qui n'en tue que quelques milliers, comme la Russie ?

Il s'agit d'une manière servile  et calculatrice de faire de la politique qui ne tient pas compte de la douleur humaine, qui considère les gens comme de simples numéros dans les statistiques de la mort, ou qui les considère comme de la chair à canon, comme des numéros sur une échelle qui ne mesure que les profits des entreprises et des États.

Au contraire, nous, les gens d'en bas, mettons en avant le peuple, les classes opprimées, les couleurs de peau et les sexualités. Notre point de départ ne sont pas les États, ni les forces armées, ni le capital. Nous n'ignorons pas qu'il existe un scénario global, des nations expansionnistes et impérialistes. Mais nous analysons ce scénario afin de décider comment agir en tant que mouvements et organisations d'en bas.

Dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit en 1916 pendant la Première Guerre mondiale, Lénine a analysé le capitalisme monopoliste comme étant la cause de la guerre. Mais il n'a pas pris parti et s'est efforcé de transformer le carnage en révolution.

C'est ainsi que travaillait Immanuel Wallerstein. Sa théorie du système mondial vise à comprendre et à expliquer le fonctionnement des relations politiques et économiques sur une planète mondialisée, afin de promouvoir la transformation sociale.

Ce sont des outils utiles pour les peuples en mouvement. Car comprendre le fonctionnement du système, loin de nous conduire à justifier l'un ou l'autre des pouvoirs en conflit, nous amène à prévoir les conséquences qu'il aura sur ceux qui sont en bas de l'échelle.

Les zapatistes appellent le chaos systémique que nous vivons une "tempête" et considèrent également qu'il est nécessaire de comprendre les changements dans le fonctionnement du capitalisme. En ce qui concerne le premier point, la conclusion est que nous devons nous préparer à faire face à des situations extrêmes, que nous n'avons jamais connues auparavant. Avons-nous pensé que les armes atomiques pourraient être utilisées dans les années à venir ?

En ce qui concerne le second point, bien que les zapatistes n'en parlent pas explicitement, autant que je m'en souvienne, il est clair que les 1 % les plus riches ont détourné les États-nations, qu'il n'y a pas de moyens de communication, seulement des médias d'intoxication, et que les démocraties électorales sont des contes de fées, sinon des excuses pour perpétrer des génocides. Par conséquent, ils ne se laissent pas enfermer dans la logique de l'État.

Nous vivons une époque dramatique pour la survie de l'humanité. Nous devons lever les yeux et ne pas nous laisser entraîner dans ce bourbier géopolitique. Lorsque le brouillard est si épais qu'il est impossible de distinguer la lumière de l'ombre, fions-nous aux principes éthiques pour continuer notre cheminement.

 

28/03/2022

GIDEON LEVY
Le ministre israélien de la police va payer pour sa gaffe, mais qu'en est-il de l'adolescent palestinien tué par ses hommes ?

 Gideon Levy, Haaretz, 27/3/2022
Original : Israel's Police Minister Will Pay for His Gaffe, but What About the Palestinian Teen Killed by His Officers?
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Omer Bar-Lev n'est pas confus. Il n'est pas non plus aussi désengagé qu'on l'accuse de l'être. Au contraire, il a prouvé qu'il est en contact avec la réalité politique d'Israël, la reflétant fidèlement.

Évidemment, il a commis une erreur embarrassante en déclarant que le terroriste qui a assassiné quatre passants à Be'er Sheva la semaine dernière serait emprisonné et traduit en justice avec une peine sévère, alors qu'il avait déjà été abattu sur place, mais son discours ressemblait remarquablement à tous les éloges funèbres officiels, similaire à la plupart des déclarations des politiciens israéliens dans leur mélange de creux et de mensonge.

Omer Bar-Lev en 2021. Photo : Ohad Zwigenberg

 Ainsi, ce n'était pas un lapsus aux funérailles, comme il l'a dit plus tard, mais le lot habituel de clichés débités par un politicien blablateux moyen. Mais Bar-Lev s'est perdu dans l'abondance de ses clichés. Il n'a "blessé personne" et ne méritait donc pas le tollé qui a suivi. Mais sans le vouloir, le ministre de la sécurité publique a tendu un miroir : voilà le visage du discours public israélien. Voyez comme il est facile pour un politicien de réciter des sornettes et des platitudes. "Nous ne laisserons pas tomber", "nous les poursuivrons jusqu'à ce qu'ils soient traduits en justice", "nous sommes prêts à tous les scénarios", "Israël cherche la paix".

Lorsque le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid répète ses condamnations de l'attaque de l’ Ukraine sans mentionner l'agresseur, il élude la vérité bien plus que ne le fait Bar-Lev. Lorsque la présidente du parti travailliste Merav Michaeli publie des condoléances "en ce moment difficile" à la suite du décès du rabbin Chaim Kanievsky, elle est à côté de la plaque. Lorsque la députée likoudnik Miri Regev "s'incline" en écrivant que Kanievsky était "un modèle exemplaire dont la sagesse et les bénédictions ont accompagné les dirigeants nationalistes à de nombreux moments importants", elle aussi débite des mots vides de sens sans discernement. Et lorsque Benjamin Netanyahou accuse le gouvernement d'être responsable de l'attentat, il sait pertinemment que cette absurdité est plus grande que l'embarras causé par les propos de Bar-Lev.

D'une certaine manière, nous nous sommes habitués au fait que les politiciens ne disent jamais la vérité. Ils ne disent pas ce qu'ils pensent et ne pensent pas ce qu'ils disent. C'est devenu la norme, quelque chose d'évident qu'ils sont autorisés à faire. C'est leur seul langage et c'est le niveau de leur discours, et c'est ainsi que cela doit être. Il est difficile d’imaginer un politicien de haut rang qui ne dise que la vérité. Un tel animal n'existe pas. Malgré cela, ils sont les invités bienvenus dans tous les studios de télévision, ce qui rend les médias pleinement complices de cette malversation. Ils permettent la fraude et ne rendent jamais la vie des politiciens difficile. Où est le journaliste qui demande à Regev de quelle manière la sagesse de Kanievsky a accompagné les dirigeants à différents moments ? Où ?

Bar-Lev a trébuché sur des futilités, et il va payer pour ça. Il aurait dû payer pour d'autres choses, des choses qui n'intéressent pas les médias, le public ou lui-même. Ils n'ont même pas entendu parler de ce que les agents de police de Bar-Lev ont fait quelques jours seulement avant que sa carrière ne menace d'imploser à cause d'un petit dérapage.

Des agents de la police des frontières, qui sont sous sa responsabilité, ont tiré sur un jeune de 16 ans sans raison près du camp de réfugiés de Balata. C'est la routine, mais cette fois-ci, ils déversent leur fureur sur un jeune conducteur de scooter qui a osé rouler à côté de leur véhicule, lui tirant 12 balles.

Des agents de la police des frontières héroïques dans un stand de tir. Au début, ils ont dit que le jeune leur avait tiré dessus, puis ils ont inexplicablement changé de version, affirmant qu'il n'avait tenu qu'un pistolet. Aucun pistolet de ce type n'a jamais été retrouvé. Seul le corps criblé de balles de Nader Rayan, issu d'une famille de réfugiés de Naplouse, a été retrouvé. Les photos horribles de sa mort, avec son corps déchiré, sont conservées par son père sur son téléphone portable, cachées à sa femme et à ses autres enfants. Elles sont difficiles à regarder, même pour un étranger.

C'est cela qui aurait dû faire scandale - des policiers qui tirent sur des jeunes de manière aussi barbare, le fait que personne ne pense même à les interroger, et encore moins à punir qui que ce soit. Le scandale, c'est que Bar-Lev, qui est l'un des leaders du parti travailliste, un vétéran de ce commando d'élite spécial, une personne considérée comme décente et animée par des valeurs, ne secoue pas la police après une fusillade aussi insensée.

Mais tout cela n'est pas important. Il a fait un lapsus lors d'un enterrement, et pour cela il va payer.

 

MARCO Bersani
Ils nous demandent de nous battre entre nous. Nous avons décidé de converger et de nous battre contre eux

Marco Bersani, Attac Italie, 28/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le samedi 26 mars à Florence a été une belle journée. Plus de 40 000 personnes ont défilé dans les rues de la ville dans ce qui a été la première grande manifestation nationale de la convergence des mouvements.

 


Ce n'était pas facile, à certains égards, cela ressemblait même à un pari : une date fixée au début du printemps, sans échéance qui était en soi mobilisatrice, dans une situation qui avait été précipitée de plus d'un mois dans le nouveau et dramatique scénario de la guerre.

Mais l'avenir appartient à ceux qui jettent leur cœur par-dessus l'obstacle, et le collectif de l'usine GKN a montré qu'il sait le faire dès le premier moment, ce 9 juillet 2021, lorsque, par un simple courriel, le fonds d'investissement spéculatif Melrose a annoncé la fermeture de l'usine et la fin du travail pour plus de 500 travailleurs. Ce jour-là, aucun d'entre eux n'a fait appel aux dirigeants syndicaux pour obtenir la table de négociation habituelle au ministère du Développement économique, quelques mois d'allocations de chômage et de vaines promesses de réindustrialisation.

Au lieu de cela, ils se sont tournés vers la ville, le territoire et la société, en demandant « Vous, comment allez-vous ? » et en déclarant immédiatement que la force de leur lutte résidait dans le partage de sa vulnérabilité. C'est cette étape qui a conduit à l'ouverture d'un dialogue horizontal, sincère, intense et articulé, qui a placé chacun devant la tâche, non pas tant de la solidarité avec son conflit, mais de sa multiplication dans chaque territoire et dans chaque secteur social. Avec la conscience que "personne ne se sauve" et que nous ne pouvons gagner qu'en changeant les relations de pouvoir au sein de la société.

Une société frappée par les crises systémiques multiformes du capitalisme, projetée par une crise éco-climatique et sociale dans une pandémie et par celle-ci dans une guerre sans fin.

Les travailleurs de GKN ont eu deux réunions importantes au cours de ces mois d'intense mobilisation.

Ils ont rencontré le chemin de la " Société de la Cure ", c'est-à-dire d'un très large éventail de réalités sociales qui, depuis la fin du premier confinement, refusant de transformer la nécessaire distanciation physique en distanciation sociale, ont décidé de se laisser traverser par les leçons que la pandémie a apportées et qui, contre le mythe libéral de l'individu indépendant s'affirmant au détriment des autres, ils ont pris la vulnérabilité de l'existence, l'interdépendance entre eux et avec la nature, et l'idée que personne n'est sauvé seul, comme pierres angulaires pour la construction d'un nouveau paradigme et d'un autre horizon social.

Aujourd'hui, plus de 450 organisations sociales et plus de 2 000 personnes actives individuellement se reconnaissent dans l'horizon du "prendre soin" et du "prendre soin avec" comme pratique antagoniste par rapport au triptyque "croissance, concurrence, compétition", proposé par les pouvoirs dominants comme phare des choix politiques, économiques, écologiques et sociaux.

Et dans ce parcours, ils ont rencontré la jeune génération écologiste qui est sur le terrain depuis quelques années contre la crise éco-climatique et pour un renversement radical de l'organisation de la production, de la reproduction et des relations sociales dans lesquelles s'organise la vie des gens.

La procession colorée du samedi 26 à Florence a été l'épiphanie de ces processus et un grand pas en avant pour surmonter la fragmentation imposée par les pouvoirs dominants pour diviser la société.

Un cortège promu conjointement par le collectif de l'usine GKN et Fridays For Future, c'est-à-dire le partage de deux nouvelles consciences - le droit au travail inclut le droit à ce que le travail soit écologiquement et socialement orienté / aucune transition écologique ne peut réellement se faire sans l'implication des travailleurs - qui effacent finalement tous les conflits construits sur l'opposition artificielle entre environnement et travail, pour les relocaliser comme des conflits entre travail et environnement d'un côté et profits de l'autre.

Un cortège plein de jeunes et de très jeunes, et en même temps traversé par toutes les tranches d'âge : un dépassement plastique de tous les conflits intergénérationnels artificiellement attisés par les pouvoirs dominants pour opposer jeunes et vieux, travailleurs temporaires et travailleurs permanents, invisibles et garantis.

"Fin du mois et fin du monde, mêmes coupables, une seule lutte" ont dit, scandé et crié les 40 000 personnes présentes à Florence.

Et nous sommes tous contre la guerre, contre toutes les guerres, celles des envahisseurs et celles qui réarment, celles qui pratiquent la domination et celles qui ferment les espaces de dissidence, car toute guerre est menée et utilisée par les puissants contre le peuple.

À  Florence, nous avons tous fait un premier pas très important, mais nous avons encore un long et difficile chemin à parcourir.

Les pouvoirs en place n'ont pas encore peur de nous, malgré la férocité de leurs politiques et de leurs actions qui démontrent leur fragilité intrinsèque : ils peuvent encore compter sur une grande partie de la population, hébétée et désemparée, plongée dans une solitude compétitive, et dans une panique que les gouvernants poussent à transformer en ressentiment.

Il s'agit d'un vaste secteur de personnes que nous devons être en mesure d'impliquer afin de transformer la panique en inquiétude et le ressentiment en une colère beaucoup plus créative.

Aujourd'hui, nous pouvons le faire avec beaucoup plus de confiance qu'hier.


GILAD ATZMON
Ukraine : la perspective de la paix et ses ennemis

Gilad Atzmon, (bio) 27/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les USA, la Grande-Bretagne et l'OTAN estiment que la guerre en Ukraine affaiblit la Russie, réduit Poutine à l'état d'Amalek, renforce l'OTAN et donnera un coup de fouet au complexe militaro-industriel yankee. En conséquence, Biden, Johnson et l'OTAN souhaitent une poursuite indéfinie de la guerre.

Il est temps d'identifier qui a besoin que la guerre continue, car Biden n'est pas seul sur ce front. Zelensky veut également que la guerre continue. Il sait que tout accord avec la Russie rendrait sa situation "très compliquée". Les nationalistes ukrainiens, qui semblent combattre courageusement l'armée russe et sont encensés par tous les médias dominants occidentaux, n'accepteront pas la moindre concession territoriale. Il est difficile d'imaginer que la guerre se termine sans une telle concession, surtout si l'on considère les gains territoriaux évidents de la Russie au sud, à l'est et au nord. Et Zelensky, l'acteur, sait que son rôle théâtral actuel est, sans aucun doute, le sommet de sa carrière. À partir de maintenant, c'est la descente. Pour Zelensky, la guerre doit continuer pour toujours.

Et qu'en est-il du peuple ukrainien, veut-il que la guerre prenne fin ? Cela dépend à qui vous demandez. Si vous suivez la presse britannique et usaméricaine, vous avez l'impression que les Ukrainiens sont unis derrière leur leader dans une mission collective et suicidaire. Mais la vérité est que quatre millions de personnes ont quitté le pays, dix millions ont été déplacées à l'intérieur de l'Ukraine et ces chiffres augmentent chaque jour. Le pays est systématiquement détruit, certaines de ses villes réduites en poussière. Si c'est ce que veut le peuple, comme la BBC veut nous le faire croire, la guerre ne prendra jamais fin. Si, au contraire, les Ukrainiens sont des êtres humains ordinaires, ce qui est plus probable et constitue une hypothèse intelligente, ils doivent être très fatigués du désastre qui leur est infligé par leur dirigeant et l'Occident belliciste. En tant qu'êtres humains ordinaires, les Ukrainiens se soucient de l'avenir de leur pays, de leurs enfants, de leurs villes, de leur culture, de leur patrimoine - ils pourraient bien vouloir préserver tout cela plutôt que de mourir au "nom de ça".

Nous lisons souvent que Zelensky supplie Israël de négocier un accord de paix avec la Russie, alors qu'Israël n'est pas exactement le candidat le plus naturel pour négocier une coexistence harmonieuse. Ces dernières années, on a beaucoup écrit sur le fantasme israélien et ukrainien de remplacer la Russie comme principal fournisseur de gaz de l'Europe. La guerre actuelle en Ukraine fait d'Israël le principal fournisseur potentiel de gaz à l’Europe. Cette semaine, l'importante chaîne d'information israélienne N12 a déclaré qu' « Israël aidera l'Europe à se couper du gaz russe ». N12 rapporte que lors d'une conférence de l'Agence internationale de l'énergie à Paris, le ministre israélien de l'énergie a entamé des discussions concernant l'exportation immédiate de gaz israélien vers l'Europe.

Pourquoi Poutine s'est-il précipité pour sauver la Syrie et le régime Assad ?  Une réponse est que la Russie avait besoin d'un port méditerranéen pour sa marine. Pourquoi les Russes auraient-ils besoin d'un tel port sur la rive orientale de la Méditerranée ? Une réponse possible : Poutine a compris qu'il pourrait avoir à interférer avec un éventuel gazoduc sous-marin reliant la côte de Gaza à la Grèce. Le port de Lattaquié place la marine russe dans une position stratégique cruciale pour saper un tel projet. En d'autres termes, malgré sa collaboration actuelle avec Israël sur la Syrie, Poutine sait depuis un certain temps qu'un conflit naval avec Israël est inévitable. Bien sûr, les Israéliens le savent aussi.

Mais l'enthousiasme d'Israël pour le "rôle de négociateur de paix" a d'autres ingrédients cruciaux. La force économique actuelle d'Israël est en grande partie le résultat de l'établissement de l'État juif en tant que refuge pour l'argent des oligarques russes, et nombre de ces oligarques sont juifs et également citoyens israéliens. Si Israël devient un "courtier de la paix", alors Israël, en raison de sa neutralité, n'aura pas à participer au carnaval de sanctions contre la Russie. Si la guerre se poursuit indéfiniment, Israël ne se contentera pas de maintenir le flux constant de richesses russes vers ses banques, il deviendra en fait la principale voie de sortie de l'argent russe. Pour des raisons évidentes, Zelensky insiste pour que les pourparlers de paix reprennent à Jérusalem sous les auspices du Premier ministre Bennett. Poutine, cependant, ne semble pas enthousiaste quant à l'option de Jérusalem. Il a peut-être déjà compris comment est Israël et ce qu'il recherche.

Poutine est une énigme vivante. J'ai de bonnes raisons de croire qu'il n'est pas mentalement instable comme il est souvent décrit dans les médias dominants occidentaux. Il est plus probable que ce tacticien expérimenté ait des objectifs géopolitiques et militaires en tête. Mais le problème est que personne ne semble savoir quels sont ces objectifs. Je ne pense pas, par exemple, que Poutine ait eu l'intention d'envahir Kiev ou toute autre grande ville ukrainienne, à l'exception peut-être d'atouts stratégiques comme Mariupol. Je suis également convaincu que Poutine n'avait pas l'intention d'"imposer un changement de régime" en Ukraine. Poutine a probablement vu un danger militaire croissant provenant de l'Ukraine et de ses penchants occidentaux grandissants. Il voulait très probablement anéantir la capacité militaire de l'Ukraine et, ce faisant, envoyer un message clair à tous les pays d'Europe de l'Est. Poutine souhaitait et souhaite toujours régler le conflit avec le dirigeant ukrainien démocratiquement élu, c'est-à-dire Zelensky. Plus que quiconque, Poutine a besoin que Zelensky soit sain et sauf, au moins jusqu'à la conclusion de sa manœuvre militaire.

En tant que tel, Poutine est peut-être le seul acteur de cet horrible théâtre meurtrier à avoir une stratégie de sortie claire et un plan de coexistence future. Il est peut-être le seul dirigeant mondial à envisager la fin de ce conflit. Sa vision peut être inacceptable pour l'ensemble de l'Occident à ce stade. Elle peut être très impopulaire en Ukraine, pour des raisons évidentes. Mais il semble que personne à l'Ouest n'ait osé défier la Russie militairement et je suppose que c'est en partie parce que personne dans l'élite militaire occidentale ne croit vraiment au récit populaire selon lequel l'armée russe serait "faible" et "vaincue".

Il me semble que lorsque Biden a appelé à la destitution de Poutine en Pologne hier, c'est parce que Poutine vise à mettre un terme définitif à ce drame tragique en Ukraine, bientôt, espérons-le, alors que Biden et ses nombreux partenaires voient un avantage à prolonger ce désastre à jamais.

27/03/2022

HOWARD FRENCH
Esclavage, Empire, mémoire
2 livres sur les véritables origines de la prospérité et de l’unité britanniques

Howard W. French, The New York Review of Books, 7/4/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Howard W. French (1957) est un journaliste, photographe professionnel et écrivain usaméricain. Il a été l’un des premiers correspondants afro-américains du journal The New York Times. Il est professeur à l'école supérieure de journalisme de Columbia. Son dernier livre, Born in Blackness : Africa, Africans, and the Making of the Modern World, 1471 to the Second World War, a été publié l'automne dernier. (Avril 2022)

Pendant près de deux siècles, la Grande-Bretagne a tenté de minimiser l'importance de l'esclavage pour sa prospérité économique.



Livres recensés :

Slave Empire: How Slavery Built Modern Britain
by Padraic X. Scanlan
London: Robinson, 448 pp., £25.00; £12.99 (paper)

Empireland: How Imperialism Has Shaped Modern Britain
by Sathnam Sanghera
London: Viking, 306 pp., £18.99; £9.99 (paper)

Des esclaves travaillant dans la chambre d'ébullition d'une plantation de sucre à Antigua britannique ; gravure de William Clark, 1823. British Library/Granger

En 1833, la Grande-Bretagne a alloué la somme extraordinaire de 20 millions de livres sterling - 40 % des dépenses annuelles du Trésor britannique de l'époque, et l'équivalent aujourd'hui de quelque 3,35 milliards de dollars [= 3 Mds €] - en paiements compensatoires pour rompre définitivement avec l'esclavage. C'était l'année où elle a libéré les personnes asservies dans tout son empire et un quart de siècle après avoir interdit la participation au commerce transatlantique des Africains, qu'elle avait dominé pendant 150 ans. Pendant cette période, elle a expédié trois millions d'esclaves vers les Amériques.

Depuis lors, le pays a tenté de refondre la compréhension historique de la manière dont il a profité du travail forcé de millions d'Africains. On a enseigné aux Britanniques - et beaucoup le croient encore - que l'esclavage n'a jamais été un fondement de la prospérité commerciale de leur pays, mais un boulet qu'il fallait éliminer pour que le capitalisme puisse vraiment s'épanouir. On peut entendre des échos de cette pensée dans les déclarations du Premier ministre Boris Johnson et de sa prédécesseure, Theresa May, selon lesquelles la sortie de l'Union européenne était un moyen pour la Grande-Bretagne de renouer avec ses fières traditions de puissance commerciale mondiale.

Au lieu d'éprouver des remords ou même d'entamer un dialogue sérieux sur leur passé d'esclavagistes et d'exploitants de plantations, les Britanniques ont été encouragés à adopter des messages rassurants sur la liberté. Ces efforts ont commencé au début du XIXe siècle avec la promotion de leur pays comme l'avatar même de la libération des esclaves humains. Un élément central de cette gestion de l'image nationale était l'escadron britannique d'Afrique de l'Ouest, les navires qui balayaient périodiquement les côtes africaines au XIXe siècle, interceptant les commerçants récalcitrants d'êtres humains, qu'ils viennent d'Europe ou des Amériques, et libérant les Africains qu'ils saisissaient. Les Britanniques se régalaient également des récits de la gratitude des anciens esclaves qui avaient été libérés de l'esclavage dans les plantations des Antilles et autorisés à travailler pour eux-mêmes dans le Nouveau Monde pour la première fois.

Qu'y avait-il de mal à une image aussi flatteuse ? Tout d'abord, les généreuses indemnités versées en 1833 ne sont pas allées dans les poches des esclaves, ni même pour les soigner ou les réhabiliter, mais dans celles des anciens propriétaires d'esclaves. Nombre d'entre eux ont augmenté leur fortune en investissant dans les industries émergentes de l'époque, notamment les banques, les actions des chemins de fer, les mines, les usines et, pour certains, le coton américain, qui était alors une nouvelle industrie esclavagiste en plein essor. Soixante-quinze baronnets figurent dans les registres d'indemnisation, ainsi que des dizaines de membres du Parlement.

La légende de l'Escadron d'Afrique de l'Ouest, bien que non négligeable, a été démesurément amplifiée par rapport à son impact réel sur les dernières années obscures du commerce international illicite d'esclaves. Comme l'écrit Padraic X. Scanlan dans Slave Empire : How Slavery Built Modern Britain, son ouvrage révisionniste et vivifiant sur l'ère de la servitude des Noirs et ses conséquences, les histoires populaires sur cette force d'interdiction portaient des sous-titres tels que « Les navires qui ont arrêté la traite des esclaves ». Mais en réalité, elle n'a rien fait de tel. Plus de 2,6 millions d'Africains réduits en esclavage ont traversé l'Atlantique après 1810, date à laquelle les patrouilles britanniques, toujours peu nombreuses, ont commencé : « L'escadron était plus utile en tant que force de combat pour intimider et détruire les royaumes et les chefferies de la côte ouest-africaine qui défiaient les exigences britanniques ».

Et que sont devenus les esclaves qui ont été libérés de leurs chaînes lorsque l'abolition totale a finalement eu lieu ? Selon Scanlan, ils recevaient des salaires bien trop bas pour leur permettre d'acheter leurs propres terres, et devaient donc continuer à produire du sucre et du café, du coton et de l'indigo pour d'autres dans des conditions difficiles dans les Caraïbes. En fait, soutient-il, c'était le but recherché depuis le début. Même parmi les abolitionnistes anglais les plus progressistes, nombreux étaient ceux qui pensaient que la meilleure issue de cette nouvelle ère de liberté nominale pour les Noirs autrefois asservis serait qu'ils travaillent indéfiniment sous la tutelle de riches propriétaires de plantations blancs dont le confort et la prospérité britanniques exigeaient les marchandises.

26/03/2022

GIDEON LEVY
Un ado part au boulot. Quelques minutes plus tard, son corps est criblé de 12 balles
Banalité du mal en Palestine occupée


Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 26/3/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Deux adolescents palestiniens circulaient à moto à Naplouse lorsqu'un convoi de la police des frontières est passé. Les officiers ont d'abord affirmé que les deux jeunes leur avaient tiré dessus, puis qu'ils avaient simplement pointé une arme, qui n'a jamais été retrouvée. Cela ne change rien au résultat : Les officiers ont tiré sur l'un des adolescents alors qu'il s'enfuyait, criblant son corps de balles.

Le père de Nader Rayan, Haytham, cette semaine, avec un poster de son fils mort. Il a compté les 12 blessures par balle sur le corps de Nader, toutes larges et profondes.

 Des images horribles, tout à fait effroyables, montrant le cadavre d'un garçon de 16 ans criblé d'impacts de balles. Le corps entier de Nader Rayan, fils d'une famille de réfugiés du camp de Balata jouxtant Naplouse, est parsemé de profondes blessures par balles saignantes, sa chair est à nu, son cerveau s'écoule, sa tête et son visage sont perforés. Les hommes de la police des frontières lui ont tiré dessus avec une folie pathologique, dans un accès de rage, sauvagement, sans retenue. Son père a compté 12 blessures par balle sur le corps de son fils, toutes profondes, larges, suintant le sang. Tête, poitrine, estomac, dos, jambes et bras : Il n'y a pas une partie du corps de son fils sans un trou béant.

Rien ne peut justifier ces tirs répétés sur un adolescent qui courait pour sauver sa vie, certainement pas une fois qu'il a été touché et qu'il gisait blessé sur la route. Pas même si le récit initial de la police des frontières, qui, pour une raison ou une autre, a été modifié comme par magie la semaine suivante, selon lequel le jeune ou son ami a tiré sur les pandores, est correct. Rien ne peut justifier un tir aussi déséquilibré sur un jeune.

L'incident s'est produit tôt mardi dernier, le 15 mars. À 6 heures du matin, le père de Nader, Haytham, un policier à la retraite de 48 ans, a quitté la maison pour aller chercher deux de ses neveux, qui sont orphelins de père, et les conduire à l'école à Naplouse. Il raconte qu'il a vu Nader encore endormi sur le canapé du salon. Il y a dix-huit ans, la famille s'est extirpée du camp de Balata et s'est installée de l'autre côté de l'artère principale qui mène à Naplouse, la route d’Al-Quds (Jérusalem). Selon la famille, Nader s'est levé quelques minutes plus tard, s'est habillé et a pris sa moto pour aller chercher son ami dans le quartier, en route vers le stand de café qu'ils avaient ouvert trois semaines plus tôt à Balata. Quelques minutes plus tard, Nader gisait mort sur le bord de la route, le corps criblé de balles.

Un énorme poster commémoratif de Nader est maintenant accroché chez lui, couvrant une grande partie du mur du salon, et en face, la photo de l'enfant en pleurs qui était autrefois un élément de base dans de nombreux foyers israéliens. Haytham, le père, a travaillé dans la police palestinienne jusqu'à prendre une retraite anticipée en 2017. Lui et sa femme, Samiha, ont eu six fils et trois filles. Nader avait abandonné l'école après la neuvième année, tout comme S., son bon ami et voisin. Il a d'abord travaillé dans une menuiserie qui remettait des meubles à neuf, et il y a quelques semaines, lui et S., ainsi que les frères aînés de Nader, Mohammed et Hassan, âgés de 25 et 23 ans, ont ouvert le modeste stand de café de Balata. Parmi leurs clients figurent des travailleurs qui partent le matin et reviennent le soir.

     

Nader a quitté la maison ce matin-là à 6h15, sur sa moto noire, délabrée et sans permis, et a pris S., qui l'attendait déjà, pour se rendre à leur nouveau commerce dans le camp. Suivant leur routine matinale, ils ont pris la route qui descend de leur quartier jusqu'à la route de Jérusalem et l'ont traversée. Soudain, dit l'ami, ils ont vu un convoi de véhicules blindés venant de la direction du camp.

Une vidéo de 90 secondes qui circule sur les médias sociaux montre ce qui s'est passé ensuite. Le convoi avance sur la route, la moto avance de l'autre côté. Il est 6 h 19. Soudain, la moto s'arrête, le passager saute et commence à courir. Immédiatement après lui, le conducteur descend également, abandonnant la moto sur la route, et commence à courir avec son ami vers la ruelle qui descend de la route principale. La ruelle les avale.

Le convoi blindé s'arrête. Quelques très longues secondes s'écoulent jusqu'à ce que la porte arrière d'un des véhicules s'ouvre. Cinq membres de la police des frontières en sortent et courent dans la ruelle à la poursuite des jeunes, qui sont hors du champ de la caméra. Un autre véhicule blindé apparaît de l'autre direction et descend la ruelle en grondant dans le sillage des jeunes. Une voiture qui arrive sur les lieux est chassée à la pointe de fusils par un agent de la police des frontières. Il n'y a pas de jets de pierres sur la route, qui est par ailleurs vide et calme à cette heure matinale.

Un mémorial sur le site où Nader a été tué

Le convoi blindé revenait de Balata après avoir effectué un raid nocturne dans le but d'arrêter un habitant, Amar Arafat, recherché pour possession d'un fusil. Après avoir placé Arafat en garde à vue et confisqué son fusil, la force retournait à sa base.