13/09/2025

RICHARD LUSCOMBE
Après avoir construit une vie tranquille en Floride, Parivz Sabeti, le “tortionnaire en chef” présumé du Shah d’Iran doit désormais faire face à un procès

Richard Luscombe à Orlando, The Guardian, 11/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Richard Luscombe est correspondant du Guardian US basé à Miami, Floride

Parviz Sabeti s’était fabriqué une nouvelle vie anonyme pour lui et sa famille – mais il est aujourd’hui visé par une plainte avec demande de dommages et intérêts pour 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs 

Les voisins de la riche communauté de Windermere, en Floride, les connaissent sous les prénoms de Peter et Nancy, un couple de retraités apparemment aimable qu’ils saluent lors de promenades matinales, et qui semblent toujours heureux de recevoir leurs deux filles adultes brillantes, dont l’une est une professeure de sciences respectée à l’université Harvard.

Pourtant, derrière les hauts murs de leur manoir au bord du lac, d’une valeur de 3,6 millions de dollars, se cache une réalité plus sombre et soigneusement gardée : « Peter » est en réalité Parviz Sabeti, l’ancien chef présumé de la police secrète et « tortionnaire en chef » du régime prérévolutionnaire du Shah d’Iran. Il fait aujourd’hui face, en Floride, à une plainte à 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs. [chacun des 3 plaignants réclame 75 millions de $ de dommages et intérêts, NdT]

Le mois dernier, un juge fédéral de district a statué que Sabeti, âgé de 89 ans, – après avoir construit avec succès une vie anonyme pour lui et sa famille depuis sa fuite de son pays en 1978 – devait répondre devant la justice dans le cadre d’une plainte déposée par trois plaignants se présentant comme d’anciens prisonniers politiques.

Dans les documents déposés au tribunal, les plaignants affirment avoir fait partie des milliers de personnes arrêtées par la SAVAK, l’agence de sécurité intérieure et de renseignement tristement célèbre pour sa brutalité, parce qu’elles étaient perçues comme des opposants au Shah. Ils disent avoir subi des abus sous les ordres directs de Sabeti : viols, électrochocs, quasi-noyades et arrachage forcé d’ongles.

“Apollo”

Un dispositif particulièrement barbare, affirment-ils, était « Apollo », une chaise électrique baptisée d’après le programme spatial usaméricain, équipée d’un casque métallique qui amplifiait les cris des victimes jusque dans leurs propres oreilles.


Anciens prisonniers mutilés par la SAVAK, la police politique du Shah, 28 février 1980 en Iran – Michel Artault/Gamma-Rapho/Getty Images

Sabeti n’a pas répondu publiquement aux accusations déposées devant le tribunal, mais a déjà nié par le passé que la SAVAK ait torturé des détenus, affirmant qu’il s’était « toujours opposé à la torture ».

Si sa localisation était restée inconnue pendant près de 45 ans, son rôle au sein du gouvernement iranien – en tant que directeur du département de la sécurité intérieure de la SAVAK et architecte présumé de sa cruauté – n’a jamais fait de doute.

Un rapport secret de la CIA, rédigé en 1978 et publié seulement en 2018, l’identifiait comme un allié farouchement loyal du Shah, « largement reconnu comme l’un des hommes les plus puissants et les plus redoutés du régime… avec autorité pour arrêter, interroger et poursuivre les opposants à travers tout le pays », selon la plainte.

Les estimations varient sur le nombre de victimes de la SAVAK entre sa création en 1957 et sa dissolution en 1979, mais plusieurs milliers de personnes auraient été détenues et torturées, et au moins plusieurs centaines tuées.

Les trois plaignants, des Iraniens résidant en Californie âgés de 68 à 85 ans, affirment avoir été enlevés par la SAVAK à Téhéran, battus pour leur arracher de faux aveux, puis emprisonnés. La demande des avocats de Sabeti visant à faire rejeter l’affaire pour prescription a été rejetée par le juge fédéral Gregory Presnell, du district central de Floride, le 12 août. Un procès pourrait avoir lieu dès l’an prochain.

Selon la plainte, Sabeti « a passé les quatre dernières décennies loin du regard public, dissimulant son identité et sa localisation ». Lui et son épouse Nasrin, 75 ans, auraient même pu rester incognito si l’une de leurs filles ne l’avait pas « accidentellement révélé » dans un tweet de février 2023, le montrant lors d’un rassemblement à Los Angeles contre le gouvernement islamique iranien.

La photo de Sabeti ressurgit le 19 février 2023 à Munich, dans une manifestation de monarchistes partisans de Reza Pahlavi, surmontée par la phrase “Cauchemar de futurs terroristes” et agrémentée de sa déclaration du 7 septembre 1978 : “Si la SAVAK est dissoute, les terroristes règneront sur l'Iran”


Bien que la révélation ait pu être accidentelle, et ait directement permis aux avocats des plaignants de le localiser et de déposer la plainte, certains y voient une manœuvre de la diaspora iranienne aux USA visant à « blanchir » l’histoire du régime déchu du Shah et à préparer l’opinion en faveur d’un futur gouvernement pro-occidental.

Reza Pahlavi, surnommé parfois le « prince héritier » d’Iran car fils du dernier Shah Mohammad Reza Pahlavi, déclarait dans une interview au Guardian en 2023, au plus fort des manifestations anti-Téhéran, qu’il travaillait à un « charte de principes démocratiques » pour un futur gouvernement iranien. Depuis, il s’est présenté comme prêt à remplacer l’ayatollah Ali Khamenei et à devenir chef d’État par intérim.

Dans ce cadre, Sabeti aurait travaillé comme « conseiller en sécurité » de Reza Pahlavi, selon un article publié en 2023 sur le site du Conseil national de la résistance iranienne, coalition politique se présentant comme un parlement en exil [émanation de l’organisation des Moudjahidines du Peuple, NdT].

Les tentatives du Guardian pour contacter Sabeti – par emails, appels téléphoniques à son domicile et messages à ses quatre avocats – sont restées vaines.

Une chose ne fait pas débat : le confort dont Sabeti et sa famille ont bénéficié aux USA depuis leur arrivée en Floride en 1978, après avoir fui Téhéran quelques semaines avant la révolution islamique de 1979.

Selon des documents du département d’État ayant fuité, la famille Sabeti aurait transféré une somme importante depuis l’Iran – estimée par une source à plus de 20 millions de dollars. En Floride, ils ont américanisé leurs prénoms en Peter et Nancy. Sous ces identités, Sabeti a fondé une société immobilière prospère en Floride centrale. Lui, son épouse et leurs deux filles figurent toujours comme dirigeants de plusieurs entreprises encore actives.

Les registres publics montrent que la famille possède au moins huit propriétés dans le comté d’Orange, dont le manoir de Windermere (5 chambres, 6 salles de bains) acquis pour 3,5 millions de dollars en août 2005.

Le département d’État et la CIA n’ont pas répondu aux questions sur le statut migratoire des Sabeti aux USA ou les conditions de leur admission en 1978. Cependant, Parviz et Nasrin Sabeti disposent d’une inscription électorale active en Floride et ont voté à l’élection présidentielle de 2024, preuve de leur naturalisation usaméricaine.

Une voisine a déclaré voir souvent le couple, en particulier Nasrin, marcher dans le quartier, mais a précisé que les Sabeti semblaient surtout attachés à leur discrétion. Leur maison était presque toujours silencieuse, hormis les visites ponctuelles de leurs filles.

Aucune des filles n’a répondu aux demandes de commentaires.

Le procureur général républicain de Floride, James Uthmeier, n’a pas répondu à la question de savoir s’il ouvrirait une enquête pénale sur les activités de Sabeti, comme il l’a déjà fait pour d’autres personnes accusées de crimes à l’étranger et résidant en Floride.

Sara Colón, avocate des plaignants, s’est félicitée du refus du juge Presnell de rejeter l’affaire et de sa décision de préserver l’anonymat de ses clients, qui ont déclaré avoir reçu des menaces de mort depuis le dépôt de la plainte.


Un dissident iranien, le visage dissimulé, couché sur une grille à trois niveaux munie de brûleurs retrouvée dans la cave d’un haut responsable de la SAVAK, incendiée par des manifestants le 31 décembre 1978 – Derek Ive/AP

« Ces décisions représentent une avancée positive pour les survivants de la torture qui cherchent reddition de comptes et justice. Cette affaire ne vise pas seulement à mettre fin à l’impunité, mais à affirmer que les survivants ont le droit de poursuivre la justice et de retrouver leur dignité sans peur », a-t-elle déclaré.

Le Collectif iranien pour la justice et la reddition de comptes, association militant pour les victimes de torture et leurs familles, a dit espérer que l’affaire Sabeti contribue à mettre fin au « cycle de violence » observé en Iran, d’abord sous le Shah puis sous le gouvernement islamiste qui lui a succédé.

« Le message doit être clair et simple : toutes les victimes méritent justice, et tous ceux qui ont participé à la torture et à la répression doivent rendre des comptes », a affirmé un porte-parole.

« Les racines des politiques brutales menées aujourd’hui par la République islamique d’Iran sont liées aux méthodes de torture instaurées par Sabeti et la SAVAK. [Cette affaire] doit marquer le rejet d’un futur Iran qui rétablirait la SAVAK ou accorderait une amnistie générale aux forces de sécurité actuelles impliquées dans la torture et la répression.

Ce n’est qu’à travers justice et reddition de comptes que nous pourrons surmonter la violence et la répression horrifiques qui dominent l’Iran depuis des décennies. »

Témoignages des trois plaignants, dont l’anonymat a été préservé, cités par Justin Rohrlich, The Independent, 24 février 2025 :

John Doe I : Étudiant à l’université de Tabriz, arrêté dans son dortoir en 1974 par la SAVAK. Selon la plainte, il a été torturé pendant des semaines, accusé d’avoir fourni un recueil de poèmes politiques interdits à un camarade. La torture aurait été « coordonnée » et « approuvée » par Sabeti. Après 40 jours d’interrogatoires violents, il a été traduit devant un tribunal militaire, accusé d’atteinte à la sécurité nationale, et condamné à quatre ans de prison.

« Il a souffert toute sa vie de problèmes rénaux dus aux blessures et infections subies en prison. Il porte encore les cicatrices des coups de fouet, qu’il a cachées, ainsi que les détails de son calvaire, à la plupart des gens de son entourage. »

John Doe II : Artiste, membre d’un collectif artistique fermé de force par la SAVAK dans les années 1970. Arrêté et emprisonné à plusieurs reprises pour avoir notamment défendu la liberté d’expression, il a été condamné par un tribunal militaire à 12 ans de prison, dont 7 purgés, au cours desquels il dit avoir été « torturé à répétition » sur ordre de Sabeti.

« Sa torture a laissé une lourde charge psychologique. Chaque jour est une lutte. Il a suivi des années de thérapie pour tenter de surmonter les séquelles. Rien que penser à sa torture est une expérience viscérale et douloureuse. Parfois, il souffre de réactions de stress post-traumatique lorsqu’il essaie d’en parler : tremblements, étourdissements. »

John Doe III : Lycéen lors de son arrestation par la SAVAK, accusé d’avoir diffusé des tracts anti-Shah. Après qu’un camarade, arrêté avec une arme artisanale, l’a dénoncé, il a été inculpé de participation à un groupe armé et condamné à deux ans de prison. Selon la plainte, il y a subi des tortures atroces, « toutes autorisées et supervisées par Sabeti », dont les séquelles l’affectent encore.

« Revivre et raconter sa torture est une expérience pénible, parfois honteuse et humiliante. Le traumatisme lui a laissé un lourd fardeau qu’il porte depuis toute sa vie, même s’il a fait de son mieux pour y faire face. »

 

ALEX SHAMS
Notre homme pour Téhéran
La campagne soutenue par les USA et Israël pour placer Reza Pahlavi, fils du Shah, à la tête d’un changement de régime en Iran

Alex Shams, Boston Review, 6/8/2025

Traduit par Tlaxcala

Lorsqu’Israël a lancé une attaque surprise contre l’Iran le 13 juin, son objectif déclaré était de détruire le programme nucléaire de son adversaire. Mais en quelques jours, la mission a pris une autre tournure. Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a ouvertement admis que l’opération pourrait conduire au renversement de la République islamique. Le dernier jour des combats, Donald Trump, qui avait soutenu l’attaque dès le début, a rejoint Netanyahou dans le discours de changement de régime.



12/09/2025

SUSANA ALBARRÁN MÉNDEZ
Netanyahou annule sa visite en Argentine

Susana Albarrán MéndezEl Salto, 1/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Communicatrice sociale originaire de Mexico, migrante et féministe, vivant à Vallecas (Madrid), rédactrice au site El Salto Diario susiqiumadvk @SusiQiuMad

Le dirigeant de l’État sioniste cherche désormais à rencontrer Javier Milei lors de l’Assemblée générale de l’ONU, qui se tient fin septembre, où l’on s’attend à l’annonce de la reconnaissance de l’État palestinien par des pays comme la France, le Royaume-Uni ou l’Australie.

Début août, la visite de Netanyahou en Argentine avait déjà été mise en suspens. Les critiques contre l’invitation du gouvernement de Javier Milei au Premier ministre israélien ne se sont pas fait attendre et divers secteurs ont remis en cause l’initiative du président argentin d’inviter le principal artisan du génocide palestinien. C’est précisément la semaine où sa visite était attendue, entre le 7 et le 10 septembre, qu’il a définitivement annulé son voyage dans le pays sud-américain « pour des raisons de sécurité » — en réalité, par crainte d’être arrêté dans un pays où le mandat d’arrêt émis en novembre 2024 par la Cour pénale internationale (CPI) pourrait être exécuté. Ce type de mandat oblige tout pays reconnaissant l’autorité de la Cour à arrêter et à remettre l’accusé à la justice.


Récemment, une organisation palestinienne de défense des droits humains a déposé une plainte devant les tribunaux fédéraux argentins au nom des familles de plusieurs victimes : des employés de l’ONU, des membres de la Défense civile palestinienne et deux secouristes du Croissant-Rouge ayant survécu à une opération israélienne à Rafah, au cours de laquelle 15 personnes ont été exécutées à bout portant puis enterrées dans une fosse commune. La plainte a été déposée par l’avocat argentin Rodolfo Yanzón, spécialiste des crimes contre l’humanité, et par Raji Sourani, directeur du Centre palestinien des droits humains.

À l’approche éventuelle de la visite de Benjamin Netanyahu, Yanzón a demandé que « son arrestation immédiate soit ordonnée afin de le remettre à la CPI ou, à défaut, qu’il soit jugé en Argentine ». Les avocats soutenaient que la mesure était justifiée, considérant Netanyahou comme responsable de l’attaque en tant que plus haute autorité politique d’Israël.

En Argentine, plusieurs demandes d’arrestation de Netanyahu ont été présentées début août. La première provenait de l’Association des travailleurs de l’État (ATE) et du collectif de défense des droits humains HIJOS ; d’autres ont suivi, notamment de la part des Mères de la Place de Mai — Ligne fondatrice, du Serpaj et d’autres organisations. Quelques jours plus tard, le Llamamiento Argentino Judío (Appel argentin juif) a déposé une requête similaire. La semaine dernière, les Grands-mères de la Place de Mai ont publié un communiqué condamnant la possible visite du Premier ministre israélien ainsi que l’attitude du gouvernement de Milei face au génocide palestinien.

D’excellentes relations Argentine–Israël
Depuis l’annonce par Netanyahu de la prise de Gaza avec toute l’artillerie des FDI, qui a causé en moyenne 100 morts par jour, le Premier ministre israélien fait face à une pression internationale croissante, aussi bien de la part de gouvernements que de la société civile mondiale, qui a intensifié ses protestations contre sa politique d’extermination envers la population palestinienne. L’Argentine, cependant, est toujours restée un allié fidèle de l’État sioniste, soutien que Milei a renforcé depuis son arrivée à la présidence.

Lors de leur rencontre en juin dernier, Netanyahu a qualifié Milei de « véritable ami » d’Israël, tandis que l’Argentin a salué « la gestion de la guerre » à Gaza.
Cette réunion, qui s’est tenue lors de la visite de Milei à Jérusalem, a abouti à un mémorandum d’entente en matière de coopération incluant des accords économiques et militaires. Au cours de ce déplacement, Milei a également reçu le « Nobel juif » décerné par la Fondation Genesis, une distinction accompagnée d’un million de dollars destiné à des projets renforçant les liens entre l’Amérique latine et Israël.


Depuis lors, les relations entre les deux gouvernements se sont resserrées, Israël représentant pour l’Argentine son deuxième meilleur allié après les USA, désormais dirigés par Donald Trump.

Le soutien de la politique extérieure argentine s’est également manifesté à l’ONU par des votes alignés sur Netanyahou et Trump. L’homme clé dans ce dossier est Francisco Tropepi, représentant de l’Argentine aux Nations unies et ancien bras droit de l’ambassadeur argentin à Washington, Gerardo Werthein. Tropepi entretient des liens étroits avec le pouvoir israélien, ayant déjà occupé le poste de chargé d’affaires lorsqu’il était le second de l’ex-ambassadeur d’Argentine en Israël, Sergio Urribarri.

Tropepi

Une autre preuve du rapprochement entre l’Argentine et Israël a été la décision de déclarer le « Cartel de los Soles », une soi-disant organisation criminelle vénézuélienne, groupe terroriste. Une stratégie de Milei pour s’aligner sur la politique étrangère d’Israël et des USA face à l’axe Caracas–Téhéran. Cette décision a également été critiquée en Argentine car elle manque de fondement judiciaire clair.

Le président sud-américain cherche maintenant à obtenir une nouvelle rencontre avec le président Trump, lors de sa visite à New York pour l’Assemblée générale. Netanyahou a proposé de rencontrer Milei le 25 septembre à New York, profitant de son propre déplacement dans la ville.

De son côté, le gouvernement Trump a révoqué et refusé des visas à des diplomates palestiniens de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et de l’AP (Autorité palestinienne), les empêchant ainsi d’entrer aux USA, où se trouve le siège de l’ONU, et de participer aux débats. Fin septembre s’ouvrira la 80e session de l’Assemblée générale de l’ONU, où l’on attend l’annonce de la reconnaissance de l’État palestinien par des pays comme la France, le Royaume-Uni ou l’Australie.

SERGIO FERRARI
Argentine. : une victoire électorale contre le sociocide de Milei

Sergio Ferrari, El Independiente, 11/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Avec près de 14 points d’écart, le dimanche 7 septembre, le péronisme-kirchnérisme a infligé dans la province de Buenos Aires le premier coup politique d’envergure au gouvernement de Javier Milei et à son projet antisocial. « Une raclée électorale », ont titré divers médias nationaux et internationaux, en commentant des résultats qu’aucun institut de sondage n’avait prévus.

Retraités en résistance, bordel

Près de deux ans après la victoire de Milei en 2023, l’élection des parlementaires provinciaux buenos-airiens constituait le test le plus significatif de l’état d’esprit politique de la population dans son ensemble.

La province de Buenos Aires, avec plus de 17 millions d’habitants – soit le double de la population de la Suisse –, regroupe presque un tiers de l’électorat argentin. Historiquement, les résultats de ce géant démographique de 307 000 km² (plus vaste que l’Italie) constituent l’un des indicateurs de référence des tendances électorales à l’échelle nationale.

Le prochain 26 octobre sera l’autre moment clé pour évaluer la marche du projet « anarcho-libertarien-antisocial » de Milei : les élections parlementaires nationales. Y seront élus la moitié des députés et un tiers des sénateurs. D’où l’importance du scrutin du 7 septembre dernier.

Des résultats sans appel

Fuerza Patria, qui regroupe les péronistes-kirchnéristes et leurs alliés, avec plus de 3 800 000 suffrages (47,3 % des voix), a été le grand vainqueur. Avec 2 700 000 voix (33,7 %), La Libertad Avanza de Javier Milei, qui a absorbé dans cette élection la Proposition Républicaine (PRO) de l’ancien président de droite Mauricio Macri, est arrivée en deuxième position. En d’autres termes, Milei a rassemblé dans ce scrutin tout l’éventail de la droite et de l’extrême droite.

Très loin derrière, avec un peu plus de 5 %, on trouve Somos Buenos Aires (un secteur de l’ancien Parti radical du centre), suivi en quatrième position par le Front de gauche et des travailleurs – Unité, qui a obtenu 4,7 % des voix. Une dizaine d’autres petites forces se sont situées en dessous de 2 % chacune, sans atteindre, ensemble, les 10 % des suffrages.

Deux conclusions principales

Au-delà de l’arithmétique et de la majorité parlementaire nette que les péronistes-kirchnéristes conserveront pendant quatre ans dans la plus grande province d’Argentine, deux principaux éléments d’analyse émergent comme conclusions provisoires.

En premier lieu, et c’est le plus évident, la victoire incontestable des péronistes-kirchnéristes sur La Libertad Avanza du président Milei. Plus globalement, on peut l’interpréter comme un rejet clair, par une majorité d’électeurs de Buenos Aires, du projet de rigueur antisociale radicale mis en œuvre par le dirigeant libertarien avec l’aval du Fonds monétaire international.

Si Milei est parvenu à un contrôle relatif de l’inflation, le coût social de son ajustement, le démantèlement accéléré de l’État social, la dépendance totale vis-à-vis du FMI, ainsi que son alignement aveugle sur Donald Trump et Benyamin Netanyahou (principaux référents de sa vision géopolitique) lui valent une lourde facture politique. À cela s’ajoutent le rejet populaire du négationnisme de Milei en matière de droits humains et de changement climatique, ainsi que la condamnation de la répression constante exercée par son gouvernement contre toute forme d’opposition, notamment contre les retraités qui, depuis des mois, mènent la contestation sociale dans les rues.

Par ailleurs, le triomphe de Fuerza Patria conduit à analyser les dynamiques internes de ce vaste ensemble politique péroniste-kirchnériste. Trois grands secteurs s’y croisent : celui d’Axel Kicillof (53 ans), actuel gouverneur de Buenos Aires, héritier du kirchnérisme mais revendiquant une autonomie de gestion ; le secteur kirchnériste mené par Cristina Fernández de Kirchner (72 ans), aujourd’hui proscrite, assignée à résidence mais toujours présidente du Parti justicialiste (péroniste) au niveau national ; et la mouvance centriste Renovación Peronista de l’ancien candidat  à la présidentielle Sergio Massa (53 ans).

Cependant, au-delà de ces forces structurées, le péronisme-kirchnérisme intègre une grande diversité de secteurs sociaux, ce qui complexifie encore davantage la conduite unifiée de ce large mouvement : les principales centrales syndicales du pays ; les mouvements sociaux urbains et ruraux ; les gouverneurs provinciaux péronistes – souvent porteurs de projets et d’intérêts propres, et disposés à négocier avec le gouvernement national – ainsi que les maires. À titre d’exemple, rien qu’à Buenos Aires, le péronisme a remporté le 7 septembre dernier près d’une centaine des 135 municipalités de la province, où l’on élisait également des conseillers municipaux et scolaires.

Une première lecture laisse penser que le grand gagnant de cette dynamique interne est Axel Kicillof, qui a imposé sa volonté d’avancer à septembre ce scrutin provincial, séparé des élections législatives d’octobre prochain. Les urnes ont montré que ce pari politique à haut risque était le bon. Cependant, la victoire du péronisme-kirchnérisme livre aussi une leçon essentielle : sans unité dans la diversité, il n’y a pas de victoire contre le projet de Milei.

Le grand défi des prochains mois et années consistera non seulement à maintenir cette fragile unité au sein du camp national et populaire, mais aussi à l’élargir à d’autres secteurs, afin que le succès enregistré à Buenos Aires puisse dépasser, à l’échelle nationale, les 50 % de soutiens électoraux – condition indispensable pour détrôner ce dangereux laboratoire de sociocide que met en œuvre le gouvernement Milei.

11/09/2025

Berlin, 13. September 2025: Frieden statt wettrüsten!
Kundgebung am Brandenburger Tor

 

Wenn Russland das Völkerrecht bricht, fordert man mehr Waffen für die Ukraine. Wenn Israel das Völkerrecht bricht, heißt es, wir sollen weiter liefern, weil sie nur die Drecksarbeit für uns machen. Wenn die USA das Völkerrecht brechen, wird das als Stärke verkauft. Und wenn die Bundesregierung Milliarden für Mordwerkzeuge ausgibt und Deutschland zur größten Militärmacht Europas macht, soll das nur unserer Sicherheit dienen. 

Wir glauben diese Lügen nicht. Eure Doppelmoral ist unerträglich. Euer Spiel mit dem Feuer macht uns Angst.

Wir verurteilen Kriegsverbrechen überall – in der Ukraine, in Gaza, im Iran oder anderswo.

Eine Welt, in der immer häufiger die Waffen und nicht die Diplomaten sprechen, ist eine Gefahr für uns alle. Ein hochgerüstetes Deutschland hat noch nie Frieden gebracht.

Gemeinsam fordern wir:

👉🏻 Stopp der Waffenlieferungen und Abkehr vom Wettrüsten

👉🏻 Diplomatie statt Militarisierung

👉🏻 Ehrliches Engagement für Frieden im Nahen Osten und der Ukraine

Wenn ihr diese Forderungen unterstützt, kommt zu unserer Kundgebung am 13. September um 14 Uhr vor dem Brandenburger Tor in Berlin.

MARK O’CONNELL
L’application de guerre
Note de lecture du livre du fondateur de Palantir, Alex Carp, sur la “République Technologique”

Mark O’Connell, The New York Review of Books, 25/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Mark O’Connell (Kilkenny, Irlande, 1979) est un écrivain et journaliste irlandais. Son premier livre, To Be a Machine, une enquête sur le transhumanisme, a été publié en 2017, suivi de Notes from an Apocalypse, sur les angoisses apocalyptiques, en 2020. Son troisième livre, A Thread of Violence, consacré au meurtrier irlandais Malcolm Macarthur, a été publié en 2023. Il écrit pour des publications comme The New Yorker, The New York Times Magazine, The New York Review of Books et The Guardian.

 

La Silicon Valley a inversé sa longue réticence à travailler dans les technologies de défense et de sécurité, avec le PDG de la société de logiciels d’analyse de données Palantir menant la charge



Illustration de George Wylesol

 

Compte rendu de :

The Technological Republic:Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West [La République technologique : puissance dure, croyance douce et avenir de l'Occident]
par Alexander C. Karp et Nicholas W. Zamiska
Crown Currency, 295 pages, 30,00 $

L’année dernière, selon un rapport récent du New York Times, Alexander Karp a reçu un total de 6,8 milliards de dollars pour ses services en tant que PDG de la société de logiciels d’analyse de données Palantir Technologies. Cette « rémunération effectivement versée » — un indicateur qui prend en compte non seulement le salaire, mais aussi l’augmentation de la valeur des actions détenues — a fait de Karp, de loin, le PDG le mieux payé des USA.

Pour quiconque suit les récents succès de Palantir, cela n’a rien de surprenant. La valeur boursière de l’entreprise — dont les revenus proviennent en grande partie de contrats gouvernementaux pour la surveillance des données et les applications militaires de l’intelligence artificielle — est, pourrait-on dire, négativement indexée sur la paix et la liberté de l’humanité. Au cours de l’année écoulée, l’action de la société a été multipliée par près de six. Au moment de la rédaction, Palantir valait 375 milliards de dollars, ce qui en faisait la vingt-deuxième entreprise la plus valorisée de l’index boursier S&P 500 — juste devant Coca-Cola et derrière Bank of America. « Les temps difficiles », comme l’a déclaré Karp lors d’une récente apparition sur CNBC, « sont incroyablement bons pour Palantir. »

Et bien sûr, les temps ont été incroyablement difficiles. La longue et brutale guerre d’agression impérialiste de la Russie en Ukraine. La campagne de massacres de masse et de nettoyage ethnique d’Israël à Gaza. L’éclatement d’une guerre plus large au Moyen-Orient (aujourd’hui dans une fragile détente), au milieu d’appels enthousiastes à un renversement violent du régime iranien. Aux USA, une campagne de déportations sans précédent, entraînant des troubles civils à Los Angeles et ailleurs. Et dans toutes ces situations, il y a beaucoup d’argent à gagner pour une entreprise qui fournit des systèmes de surveillance de données et d’IA à usage militaire.

La meilleure illustration que j’ai vue de cette dynamique est un mème publié sur r/PLTR, le « forum communautaire non officiel et indépendant des investisseurs particuliers de PLTR sur Reddit pour discuter de l’entreprise, de sa mission, d’Alex Karp et de tout ce qui concerne l’action ». À l’arrière-plan d’une photo prise dans une sandwicherie ou un fast-food, on voit un groupe d’hommes dans une bagarre chaotique, tandis qu’au premier plan un homme d’âge mûr est assis à une table, totalement indifférent, absorbé par son smartphone. Les bagarreurs portent les étiquettes « EUROPE », « USA », « ISRAËL » et « IRAN », tandis sur l’homme au premier plan figurent les mots « MOI VÉRIFIANT LE COURS DE PALANTIR ».


Les origines de Palantir

Cofondée en 2003 par Karp et son ami de Stanford Peter Thiel, qui venait de gagner beaucoup d’argent grâce à la vente de PayPal à eBay, Palantir Technologies a été conçue, dans le sillage des attentats du 11 septembre, comme un fournisseur d’apprentissage automatique et d’analytique de données au service de la sécurité nationale et de la surveillance. Le raisonnement était le suivant : si le gouvernement usaméricain avait pu, en septembre 2001, rassembler et analyser différents points de données — inscriptions dans les écoles de pilotage, anomalies dans les schémas de voyage, associations suspectes — les tours jumelles seraient peut-être encore debout, et les personnes mortes ce jour-là encore en vie.

Alex Karp, par ioO pour Les Échos

Le logiciel de Palantir facilite la recherche de motifs dans de vastes ensembles de données et présente ces informations sous une forme facilement consultable et navigable. Dans une récente conversation avec Maureen Dowd pour le New York Times, qui l’introduisait auprès des lecteurs du journal comme un « milliardaire mystérieux », Karp a décrit le travail de son entreprise comme « la recherche des choses cachées ». (Karp a bénéficié d’une presse presque uniformément crédule, pas seulement dans son pays natal : en 2016, le quotidien allemand Die Welt a publié un article dont le titre se traduisait par « Ce génie construit l’entreprise la plus importante du monde ». Il convient de souligner que Karp a siégé au conseil d’administration du groupe de presse Axel Springer, maison mère de Die Welt.)

Thiel, passionné de Tolkien de longue date, a nommé l’entreprise d’après les palantíri du Seigneur des Anneaux — les « pierres de vision », dont l’une fut utilisée par le seigneur noir Sauron pour surveiller, depuis son trône au Mordor, les habitants de la Terre du Milieu. Les critiques de Palantir, eux, invoquent moins Tolkien que Philip K. Dick, dont la nouvelle Rapport minoritaire décrit une société autoritaire future où des policiers du « précrime » arrêtent des individus non pas pour les crimes qu’ils ont commis, mais pour ceux qu’ils avaient seulement l’intention de commettre. Voici comment Karp l’a formulé en 2009 dans une interview avec Charlie Rose : « Ce que nous faisons, c’est ce que les juristes appellent une recherche fondée sur des indices. Nous nous intéressons à vous, puis nous cherchons dans votre vie toutes sortes de choses qui pourraient indiquer une personne impliquée dans un mauvais comportement. »

 

Le soutien des agences de renseignement

Avec l’investissement initial de 30 millions de dollars de Thiel, l’entreprise a reçu une première injection de 2 millions de dollars de la part d’In-Q-Tel, la branche capital-risque de la CIA. Bien que Palantir travaille aussi avec des clients privés comme Walmart et Wendy’s — qui utilise son IA pour gérer ses stocks de hamburgers et de frites — ses clients les plus précoces et les plus importants ont été les agences d’État comme la CIA, le FBI et la NSA, pour lesquelles elle agit comme prestataire externalisé de collecte et d’analyse de renseignements.

Sous le premier mandat de Trump, Palantir s’est fortement associée à l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE), en lui fournissant des outils de surveillance et de logistique pour les déportations. Le logiciel FALCON de Palantir a aidé ICE à rassembler et analyser d’immenses volumes de données pour cartographier les liens familiaux et planifier de futures descentes. En 2018, ICE a utilisé FALCON pour préparer des descentes dans une centaine de magasins 7-Eleven à travers les USA.


Palantir et Israël

En octobre 2023, dans les jours qui ont suivi les attaques du Hamas contre le territoire israélien, Palantir a acheté une pleine page de publicité dans le New York Times avec le message : « Palantir est aux côtés d’Israël. » Le mois de janvier suivant, alors que la riposte génocidaire du gouvernement israélien se poursuivait depuis trois mois, le conseil d’administration de la société s’est réuni à Tel-Aviv. Karp et Thiel y ont rencontré le président Isaac Herzog et ont ensuite signé un contrat avec le ministère de la Défense israélien pour fournir aux Forces de défense israéliennes (FDI) une IA de ciblage avancé. (En parlant de cette technologie, Karp a utilisé l’expression kill chain — « chaîne de frappe » — un terme militaire désignant la structure d’une attaque : identification de la cible, envoi des forces, assaut et destruction de ladite cible.)

Le cours de l’action de l’entreprise s’est alors envolé. « Le Hamas nous a vraiment propulsés vers la lune », écrivait un utilisateur extatique de r/PLTR. La richesse personnelle de Karp et son enthousiasme public ont suivi la même trajectoire. En février de cette année, alors que la valeur boursière de Palantir dépassait celle de la Walt Disney Company, Karp est apparu en visioconférence avec des investisseurs particuliers. Vêtu d’un simple T-shirt blanc, les bras écartés dans une pose triomphale, ses boucles grisonnantes rebondissant gaiement, il a lancé :

« Nous y arrivons ! Et je suis sûr que vous appréciez cela autant que moi… Nous écrasons tout… Nous avons dédié notre entreprise au service de l’Occident, et des États-Unis d’Amérique… Palantir est là pour bouleverser et rendre les institutions avec lesquelles nous travaillons les meilleures au monde, et, quand c’est nécessaire, pour effrayer les ennemis et parfois les tuer. »

Si le Hamas avait expédié les actionnaires de Palantir sur la Lune, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, et le règne bref et désastreux d’Elon Musk, allait les emmener sur Mars. En avril dernier, il est apparu que l’ICE versait à l’entreprise 30 millions de dollars pour développer un système logiciel, connu sous le nom d’ImmigrationOS, destiné à suivre les immigrants à l’aide de données biométriques et de géolocalisation. Le second mandat de Trump a approfondi la relation déjà substantielle de Palantir avec le gouvernement fédéral, étendant son influence à plusieurs départements. En mars, Trump a signé un décret présidentiel demandant au gouvernement de partager des données entre agences, suscitant des inquiétudes, comme le soulignait The New York Times, selon lesquelles le président « pourrait compiler une liste maîtresse d’informations personnelles sur les USAméricains, lui donnant un pouvoir de surveillance inouï », et qu’il pourrait utiliser ces informations « pour faire avancer son programme politique en surveillant les immigrants et en punissant ses détracteurs ». Selon le Times, le choix de Palantir comme partenaire principal pour ce projet de partage de données était motivé par le Department of Government Efficiency (DOGE) d’Elon Musk, dont au moins trois membres avaient auparavant travaillé chez Palantir.

Pendant tout ce temps — alors qu’il devenait le PDG le mieux payé d’USAmérique et facilitait un État policier croissant à l’intérieur du pays et une campagne génocidaire à Gaza — Karp a néanmoins trouvé le temps d’écrire un livre. Ou peut-être serait-il plus exact de dire qu’il a réussi à en dicter un : The Technological Republic, publié plus tôt cette année, est attribué à la fois à Karp et à Nicholas W. Zamiska, directeur des affaires générales de Palantir et conseiller juridique auprès du bureau du PDG. Dans une interview avec Bari Weiss sur son podcast, Karp a déclaré : « Je dirais, en toute franchise, que plus de 95 % des idées sont les miennes, 90 % de l’écriture est la sienne. Et l’écriture est phénoménale. » L’écriture, je suis désolé de le dire, n’est pas du tout phénoménale ; elle est uniformément adéquate. La répartition du travail littéraire semble en tout cas être telle que Karp a utilisé son propre conseiller juridique de la même manière qu’une personne ordinaire qui ne voudrait pas fournir l’effort pourrait utiliser un chatbot génératif comme ChatGPT, en envoyant un tas d’idées à moitié formées pour les transformer en prose utilisable.

Zamiska

Je ne souhaite pas diminuer indûment la contribution de Zamiska, qui, autant que je sache, pourrait penser que le fait d’être co-auteur de The Technological Republic lui fait honneur, mais il est déjà assez pénible de devoir lire et écrire sur ce livre sans devoir mentionner ces deux types à chaque fois que j’en parle. Je vais donc suivre l’exemple de Karp et considérer que le livre est essentiellement son œuvre. Et, en avançant laborieusement dans ses pages — à travers ses banalités « business-casual », ses pâles apologies pour la civilisation occidentale et la violence impériale — je me suis retrouvé de plus en plus obsédé par une seule question : d’abord pourquoi Alexander Karp a-t-il voulu écrire ce livre ?

Je soupçonne que ses raisons sont au moins en partie liées au culte de la Silicon Valley autour du fondateur de technologie en tant que philosophe-roi, et qu’elles ont à voir avec le désir de Karp d’être perçu non seulement comme un homme d’affaires, mais aussi comme un intellectuel public. En d’autres termes, ce livre existe pour que Karp ait écrit un livre. On a beaucoup insisté sur ses diplômes et ses références intellectuelles. Il détient un doctorat en théorie sociale de l’Université Goethe de Francfort. (Il a souvent été noté que, pendant qu’il y étudiait, il « a étudié sous » Jürgen Habermas, mais cela semble exagéré ; selon Die Welt, il avait écrit à Habermas pour lui demander de superviser sa thèse, et Habermas l’a dirigé vers un collègue.) Il cite Adorno dans ses lettres aux actionnaires. Il manie avec légèreté des mots comme herméneutique et ontologie.

D’après The Technological Republic, Habermas, quelles que soient ses raisons, a fait le bon choix. Sa thèse peut être résumée brièvement : la Silicon Valley, dont les entreprises fondatrices reposaient sur des contrats de défense, s’est trop éloignée, trop longtemps, de sa mission originale. Sa culture dominante, influencée par les idées « woke » qui descendent des institutions d’élite de l’enseignement supérieur, en est venue à rendre presque impensable la construction de technologies servant « l’intérêt national » pour une génération d’ingénieurs talentueux mais égarés. Ces esprits brillants, affirme Karp, sont gaspillés sur des projets lucratifs mais futiles — services de blanchisserie à la demande, applications qui vous apportent un burrito en taxi, et ainsi de suite. « L’industrie du logiciel, » écrit-il,

« devrait reconstruire sa relation avec le gouvernement et rediriger ses efforts et son attention vers la construction des capacités technologiques et d’intelligence artificielle qui permettront de relever les défis les plus pressants auxquels nous faisons face collectivement. L’élite des ingénieurs de la Silicon Valley a l’obligation positive de participer à la défense de la nation et à l’articulation d’un projet national — qu’est-ce que ce pays, quelles sont nos valeurs, et pour quoi nous battons-nous ».

L’amitié de Karp avec Thiel est souvent présentée comme structurée autour de leurs différences idéologiques. Thiel, qui a soutenu Trump avant que cela ne soit rentable ou populaire, est largement perçu comme libertarien. Karp s’est publiquement identifié par le passé comme progressiste et s’est même, de façon absurde, parfois qualifié de « socialiste ». Mais en réalité, Karp n’est pas plus progressiste que Thiel — dont la fortune provient également en grande partie de contrats gouvernementaux — n’est libertarien. Une grande partie de The Technological Republic est consacrée à un antiwokisme taillé à la serpe que l’on trouve en abondance et de manière décourageante dans la section non-fiction de n’importe quelle librairie d’aéroport. L’un des quatre chapitres du livre s’intitule « L’affaiblissement de l’esprit américain » — une allusion typiquement surchargée à la critique conservatrice classique d’Allan Bloom sur le relativisme culturel dans l’enseignement supérieur usaméricain, The Closing of the American Mind. Tout au long de cette longue section centrale, Karp ne fait pas tant progresser son argumentation que de la répéter sans fin : la Silicon Valley a perdu le courage de ses convictions fondatrices. (On dit souvent que de nombreux ouvrages de non-fiction auraient dû n’être que des articles de magazine ; celui-ci donne l’impression d’un post LinkedIn impitoyablement étendu à près de trois cents pages.)

Le livre aborde une controverse de 2018 autour du Project Maven, un programme de guerre par IA pour lequel Google avait été sous-traitant du Pentagone pour fournir des logiciels d’apprentissage automatique et de gestion des données. Lorsque le personnel a diffusé une pétition protestant contre l’implication de l’entreprise dans des technologies de guerre, Google a arrêté son travail sur le projet. Karp y voit un signe de complaisance vis-à-vis de la sécurité nationale chez les « élites » plus jeunes qui n’ont pas vécu les menaces géopolitiques du XX siècle. « La génération de codeurs la plus capable, » écrit-il, « n’a jamais connu de guerre ni de véritable bouleversement social. Pourquoi chercher la controverse avec vos amis ou risquer leur désapprobation en travaillant pour l’armée usaméricaine alors que vous pouvez vous réfugier dans ce que vous percevez comme la sécurité de la création d’une autre application ? » Palantir est alors intervenu pour combler le vide technologique laissé par la décision lâche de Google, un geste que Karp suggère comme modèle pour l’avenir de la Silicon Valley.

Il affirme à plusieurs reprises que les codeurs qui ne veulent rien avoir à faire avec la technologie militaire souffrent d’atrophie morale. Bien qu’ils puissent sembler, à vous ou à moi, agir par principe — parce qu’ils s’opposent à la guerre en général ou ont une aversion spécifique pour le fait de servir les intérêts de l’empire —, ils sont motivés, insiste-t-il, non par une cause supérieure, mais par le désir d’éviter l’opprobre de leurs pairs. Ces personnes, pour Karp, sont des victimes involontaires de l’autocensure, qui ne se permettent même pas de penser à transgresser la morale dominante :

« Le futur dystopique imaginé par Orwell et d’autres peut être proche, mais pas à cause de l’État de surveillance ou des engins construits par les géants de la Silicon Valley qui nous volent notre vie privée ou nos moments les plus intimes seuls. C’est de nous, et non de nos créations techniques, que nous devons blâmer notre incapacité à encourager et permettre l’acte radical de croire en quelque chose au-delà et en dehors de soi. La vitesse et l’enthousiasme avec lesquels la culture écorche quiconque pour ses transgressions et erreurs perçues — avec lesquels nous nous abattons les uns sur les autres pour des écarts à la norme — ne font que diminuer notre capacité à avancer vers la vérité. »

Le livre est rempli de ce genre de balivernes moralisatrices. S’il ne s’agissait que d’une nouvelle dénonciation de la cancel culture, il serait simplement ennuyeux et hors de propos. Mais venant d’Alexander Karp, PDG et cofondateur de Palantir Technologies, cette posture de « souci moral » face à une culture de plus en plus censureuse semble presque intentionnellement absurde. Par moments, j’ai abordé le livre — peut-être pour préserver ma propre intégrité psychique — comme un exercice avant-gardiste de narrativité peu fiable, une expérience des extrêmes vertigineux de l’ironie dramatique que j’associe le plus à Charles Kinbote, le narrateur comiquement inconscient de Feu pâle de Nabokov. Encore et encore, je me suis surpris à répondre à quelque lamentation sentencieuse sur le manque de valeurs morales de la Silicon Valley en griffonnant « Mais tu diriges Palantir ! » dans la marge.

Prise isolément, la critique de Karp sur la Silicon Valley — que ses ingénieurs et entrepreneurs les plus talentueux n’ont aucun sens du bien commun — est simplement banale, plutôt que fausse. Ce qui la rend profondément étrange et réellement déstabilisante, c’est que ce qu’il présente comme un projet moral digne de ces grands talents est essentiellement une course algorithmique aux armements avec les rivaux géopolitiques de l’USAmérique.

Ce projet est, bien sûr, celui que Karp considère comme une défense de l’Occident et de ses valeurs. Mais il n’a presque rien à dire sur ces valeurs, qui semblent même ne pas l’intéresser au point de vouloir les définir, sans parler de les analyser. Un des aspects les plus agaçants du livre est le geste perpétuel de Karp vers la philosophie — vers des sujets sérieux et des engagements sérieux — sans jamais entreprendre réellement une telle démarche. À de nombreuses occasions, par exemple, il invoque la notion philosophique de “la vie bonne, en affirmant que les travailleurs talentueux de la Silicon Valley et la culture dont ils font partie ont totalement abandonné la question de ce qui pourrait la constituer. « La nature aseptisée du discours moderne, » écrit-il,

dominée par un engagement indéfectible envers la justice mais profondément méfiante dès qu’il s’agit de prendre des positions substantielles sur la vie bonne, est le produit de notre propre réticence, et même peur, d’offenser, de s’aliéner la foule et de risquer sa désapprobation ».

La Silicon Valley, écrit-il ailleurs, est le produit « d’un agnosticisme culturel et moral, sinon d’un relativisme, qui évitait assidûment tout ce qui pourrait ressembler à des vues substantielles sur la vie bonne ». Si Karp a des idées sur ce que pourrait réellement être « la vie bonne », il a été extraordinairement efficace pour les garder secrètes. Un lecteur cynique pourrait conclure, faute d’autres indications, que peut-être la vie bonne consiste à devenir milliardaire en vendant des systèmes de guidage d’armes par IA et en aidant les gouvernements à surveiller massivement leurs citoyens. Un lecteur plus indulgent pourrait conclure que Karp est simplement un homme occupé et qu’il n’a pas le temps de réfléchir à ces questions.

De même, le livre ne tient jamais ses promesses à la hauteur de son titre grandiloquent au parfum platonicien. Karp ne décrit pas la « République Technologique » qu’il invoque ; il semble inconscient que l’on puisse s’attendre à ce qu’il le fasse. En ce sens, entre autres, le livre donne l’impression d’être l’œuvre de quelqu’un qui souhaite être perçu comme un intellectuel public mais n’est pas prêt à fournir l’effort pour le devenir. Dans les passages brefs où Karp parle de son propre leadership chez Palantir et de ses idées sur ce qui constitue une organisation efficace, son objectif principal semble être de se présenter comme un penseur non conventionnel, grâce à des références éclectiques et laborieuses — ce que les entreprises peuvent apprendre de l’organisation sociale des essaims d’abeilles, ce que les fondateurs de start-up peuvent apprendre du théâtre expérimental, ce que les expériences psychologiques de Stanley Milgram peuvent nous enseigner sur la création de quelque chose de nouveau dans les affaires, et ainsi de suite. De telles tentatives de démonstration d’« intelligence cool » seraient risibles en elles-mêmes, si ce n’était le fait que toute cette innovation disruptive et cette pensée libre servent en fin de compte à la consolidation du pouvoir de l’État et des intérêts patronaux — ce que l’on appelle normalement le complexe militaro-industriel, qui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est à l’origine de nombreux conflits longs et brutaux dans le monde, ainsi que des fortunes de nombreux opportunistes impitoyables et astucieux.

Une autre raison pour laquelle The Technological Republic semble étrangement désancrée est qu’il semble avoir été écrit en vue soit d’un second mandat de Biden, soit d’une présidence Harris. Lors de sa publication, à la mi-février — alors que les jeunes petits princes de Palo Alto faisaient allégeance en masse à la cour de Mar-a-Lago et que le DOGE de Musk s’attaquait au démantèlement du gouvernement fédéral — un argument développé sur la relation étroite entre Washington et la Silicon Valley, et sur une industrie technologique alignée avec le projet global de puissance usaméricaine, était déjà dépassé. À ce moment-là, Mark Zuckerberg avait abandonné son image de libéral pour se transformer en frérot MAGAïque de la vallée de l’étrange. Fin mai, il annonçait que Meta s’associerait avec la société de technologie de défense Anduril pour « concevoir, construire et déployer une gamme de produits XR [Extended Reality] intégrés permettant aux combattants sur le terrain une perception améliorée et un contrôle intuitif de plateformes autonomes ».

Le partenariat entre Meta et Anduril est en soi la preuve d’un important changement culturel. Le fondateur d’Anduril (référence également à Tolkien, à une épée dans Le Seigneur des Anneaux) est Palmer Luckey, surtout connu comme l’inventeur du casque de réalité virtuelle Oculus Rift. Après que Facebook a acheté Oculus, Luckey a travaillé un temps pour l’entreprise ; en 2017, il a été licencié après avoir fait un don de 10 000 $ à un groupe pro-Trump qui finançait une campagne d’affichage ridiculisant Hillary Clinton comme étant « Too Big to Jail » (« Trop grosse pour aller en prison »). (Zuckerberg a récemment exprimé des regrets à propos de ce licenciement.)

En annonçant le partenariat de sa société avec Meta, Luckey a déclaré : « Ma mission a toujours été de transformer les combattants en technomanciens, et les produits que nous développons avec Meta font exactement cela. » Un gadget qu’Anduril développe s’appelle Eagle Eyes — un casque qui offre aux « combattants » une « conscience des menaces à 360° ». Luckey a fait référence aux jeux vidéo Call of Duty et Halo. « L’idée, » a-t-il dit, « est de donner aux combattants une vision surhumaine, une perception surhumaine, une ouïe surhumaine, et de leur permettre de communiquer entre eux et avec de grandes équipes de systèmes autonomes. » Anduril est exactement le type de projet auquel Karp, dans The Technological Republic, affirme que les ingénieurs devraient consacrer leurs talents. « Tous ces gens qui étaient autrefois des tech bros sont maintenant des defense tech bros », comme l’a formulé Noam Perski, responsable des relations internationales de Palantir, dans un discours en décembre dernier lors d’un sommet sur la technologie de défense à Tel Aviv.

Récemment, un ami capital-risqueur m’a dit qu’il connaissait plusieurs personnes dans la Silicon Valley qui, il y a seulement quelques années, auraient pris leurs jambes à leur cou pour éviter tout ce qui touchait de près ou de loin au militaire, et qui travaillent maintenant sur la technologie de défense. Quand j’ai reconnu qu’il semblait y avoir un certain changement dans les microclimats idéologiques de la baie de San Francisco, il m’a répondu qu’il n’y avait aucun « certain » là-dedans ; c’était un pivot radical, et exceptionnellement fertile pour les investisseurs.

Voyez, par exemple, Daniel Ek, cofondateur et PDG de Spotify, qui a dirigé un récent investissement de 600 millions d’euros dans la start-up allemande Helsing. La société, cofondée par un développeur de jeux vidéo et un ancien employé du ministère allemand de la Défense, fabrique des drones militaires et des logiciels d’IA pour systèmes d’armes et pour améliorer la prise de décision sur le champ de bataille. (Les abonnés de Spotify seront peut-être intéressés de savoir qu’en écoutant simplement, disons, Masters of War de Bob Dylan ou War Pigs de Black Sabbath, ils peuvent désormais contribuer au financement du commerce international d’armes.)

En juin, l’armée usaméricaine a lancé quelque chose appelé Executive Innovation Corps, décrit dans un communiqué de presse comme « une nouvelle initiative conçue pour fusionner expertise technologique de pointe et innovation militaire ». Dans le cadre du programme, quatre hauts dirigeants technologiques ont été versés dans la réserve de l’armée avec le grade de lieutenants-colonels. Les quatre nouveaux officiers étaient : le directeur technique de Palantir, Shyam Sankar ; le directeur technique de Meta, Andrew Bosworth ; le directeur des produits d’OpenAI, Kevin Weil ; et Bob McGrew, conseiller au Thinking Machines Lab, ancien directeur de la recherche d’OpenAI. [lire ici]

Les dirigeants technologiques ont prêté serment le vendredi 13 juin. Le lundi suivant, jour de la séance suivante de bourse, l’action Palantir a clôturé à un niveau record. Si vous voulez savoir à quoi pourrait ressembler une république technologique, oubliez le livre insipide d’Alexander Karp ; regardez plutôt ce qui est construit autour de vous, et combien cela ressemble peu à une quelconque république. Pensez aux temps difficiles, et à qui ils profitent.