Ben Samuels, Haaretz, 15/11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ben Samuels est le correspondant aux USA du quotidien Haaretz, basé à Washington, D.C.
Indépendamment du résultat de l'enquête, la démarche est un signe avant-coureur des choses à venir concernant l'évolution des relations avec Israël du Parti démocrate, d'autant plus qu'il observe Netanyahou commencer à former une coalition de droite sans précédent
Shireen Abu Akleh, juin 2021. Document photo/ AFP
WASHINGTON-La décision du FBI d'ouvrir une enquête criminelle sur le meurtre d'une journaliste usaméricano-palestinienne marque un tournant dans l'histoire de la relation entre les USA et Israël.
Bien qu'elle puisse rester un geste symbolique, la décision elle-même est un jalon dans une campagne de pression vraiment sans précédent de membres démocrates du Congrès qui poussent une administration démocrate à prendre une position ferme contre Israël.
Indépendamment du fait que l'enquête aboutisse ou non à des accusations criminelles, cette décision est à la fois un exemple frappant et un avant-goût des choses à venir concernant l'évolution des relations du Parti démocratique avec Israël – d'autant plus qu'il observe le Premier ministre en attente Benjamin Netanyahou commencer à former une coalition de droite sans précédent.
Photo Adel Hana /AP
Les démocrates du Congrès ont immédiatement dénoncé le meurtre d'Abu Akleh, bien que seuls les progressistes aient systématiquement critiqué Israël publiquement pour son rôle, critiques auxquelles les diplomates israéliens ont répondu par de rares rebuffades publiques.
Mais, des critiques généralisées ont assailli Israël après que les forces de sécurité avaient brutalisé les personnes suivant ses funérailles. Cela s'est étendu à l'administration, quand le président Joe Biden et le secrétaire d'État Antony Blinken ont explicitement condamné le traitement du cortège funèbre par Israël tout en adoptant une approche prudente des circonstances entourant le meurtre lui-même.
Quelques jours plus tard, 57 démocrates de la Chambre – un quart notable du caucus démocrate de la Chambre – ont exhorté le Département d'État et le FBI à lancer leur propre enquête. Ils ont notamment demandé au Département d'État de déterminer si des lois usaméricaines protégeant Abu Akleh avaient été violées.
Les sénateurs Jon Ossoff et Mitt Romney, un démocrate juif et un républicain pro-israélien notoire, ont lancé un appel bipartisan rare exigeant de l'administration qu'elle veille à ce qu'une enquête complète et transparente soit menée à bien, sans mentionner explicitement Israël ni les Palestiniens.
En expliquant sa raison d'être à Haaretz, le sénateur de Géorgie Ossoff a expliqué pourquoi tant de démocrates étaient indignés par ce meurtre. « Non seulement une journaliste a été tuée au cours de ses reportages, mais elle était aussi citoyenne américaine », a-t-il déclaré.
« Le Congrès et le gouvernement américains ont une obligation profonde de veiller à ce que justice soit rendue pour sa mort. Nous ne pouvons pas accepter le meurtre d'une journaliste américaine tuée au cours d'un reportage sans demander des comptes. »
Comme une vidéo a révélé qu'Abu Akleh et ses collègues portaient une identification de presse clairement identifiable, 24 autres sénateurs démocrates– près de la moitié des membres du Congrès – ont directement imploré Biden d'impliquer les USA dans l’enquête, trois semaines avant sa visite en Israël.
Des manifestants palestiniens tenant des photos de Shireen Abu Akleh, en mai. Photo MOHAMMED ABED - AFP
Le Département d'État a publié peu après une déclaration minutieusement formulée sur son enquête supervisée, choisissant de ne pas exonérer Israël, affirmant qu'il est « probablement» responsable, tout en soulignant que l’état de la balle fatale avait empêché une conclusion claire.
Les démocrates progressistes indignés ont pris l'offensive : 13 démocrates de la Chambre ont parrainé un amendement à la loi sur l'Autorisation de la défense nationale (le projet de loi annuel qui détaille les dépenses et la politique de défense des USA) exigeant une enquête usaméricaine, appelant les chefs du FBI, du Département d'État, du Département du renseignement national et de la défense à identifier les responsables de sa mort.
Les démocrates pro-israéliens, comme Robert Menendez, président de la Commission sénatoriale des affaires étrangères, et le sénateur Cory Booker, ont demandé une séance d'information classifiée de haut niveau sur les détails de l'enquête, y compris l'étendue de la participation usaméricaine, implorant Biden de faire pression pour qu’Israël rende des comptes pendant sa visite.
Les sénateurs Chris Van Hollen, Chris Murphy, Patrick Leahy et Dick Durbin – quatre des députés les plus respectés dans le caucus démocrate, et des alliés proches de Biden – ont écrit à Blinken à la veille de l'arrivée de Biden en Israël, soulignant que la participation du coordinateur de la sécurité des USA pouvait difficilement être considérée comme une enquête indépendante.
Ils ont exigé que Blinken réponde à une série de questions sur la participation usaméricaine, les entrevues de témoins, les éléments de preuve examinés, les avis d'experts, les examens médico-légaux, d'autres enquêtes dans les médias, les visites sur les lieux du crime, le calendrier de ses conclusions et les étapes ultérieures en matière de demande de reddition de comptes.
La famille Abu Akleh a dénoncé la manière dont l'administration Biden a géré l'enquête, l'invitant à les rencontrer à Bethléem pendant sa visite et à divulguer toutes les informations recueillies concernant le meurtre. Au lieu de cela, Blinken a choisi d'inviter la famille à des rencontres à Washington après la visite présidentielle.
Lors de sa visite à Washington, la famille a déclaré que Blinken a offert « quelques engagements » mais ne ne s'est pas engagé à mener une enquête aux USA . Entretemps, l'administration a continué d'indiquer clairement aux parlementaires qui exigeaient des réponses qu'elle ne s'impliquerait pas dans une enquête, poussant au contraire Israël à rendre publiques les conclusions de sa propre enquête tout en encourageant la coopération entre Israël et l'Autorité palestinienne.
Suite à la réunion avec Blinken, la famille Abu Akleh a rencontré plusieurs démocrates clés des deux chambres du Congrès, qui ont tous publiquement apporté leur soutien à l’idée d’une enquête usaméricaine. Les efforts de la famille – qui ont recueilli le soutien de politiciens, de personnalités de la culture populaire et de lideurs religieux du monde entier – ont joué un rôle crucial dans le maintien de cette question au premier plan.
La famille de Shireen Abu Akleh quitte le département d'État à Washington, DC, mardi, à la suite d'une réunion avec le secrétaire Blinken. Photo OLIVIER DOULIERY - AFP
D'autres parlementaires ont mené d’autres actions dans l'espoir de contraindre l'administration à agir par la voie législative. Van Hollen et Leahy, président de la Commission des crédits, ont présenté un texte législatif dans le rapport de la commission sur les opérations d'État et étrangères exigeant que Blinken fasse rapport au Congrès de ce que les USA font pour soutenir une enquête sur l'assassinat.
Rejoints par Durbin, Murphy et les sénateurs Jeanne Shaheen et Jeff Merkley, les législateurs ont déclaré : « Nous continuerons à travailler pour obtenir la pleine vérité sur cette tragédie, assurer l’établissement de responsabilité, et affirmer clairement notre soutien inébranlable à la liberté de la presse et la sécurité des journalistes dans le monde entier. »
De hauts responsables usaméricains tels que Blinken, la secrétaire d'État adjointe Wendy Sherman et Barbara Leaf, la diplomate le plus haut placée du département d'État pour le Moyen-Orient, ont commencé à exercer plus de pression sur leurs homologues israéliens pour qu'ils concluent et publient leurs conclusions sur l'assassinat. Van Hollen mis Leaf sur le gril à propos de l'état des choses, condamnant l'incapacité de l'administration à mener une enquête indépendante.
Quand Israël a finalement publié son rapport, qui a trouvé une forte probabilité que des tirs israéliens accidentels étaient responsables, les USA se sont félicités tout en réitérant leur appel à une reddition de comptes. L'administration a en outre demandé à Israël de revoir ses règles d'engagement en Cisjordanie et de mettre en œuvre des politiques et des procédures visant à empêcher que des incidents similaires à l'assassinat ne se reproduisent.
La zone où Abu Akleh a été abattue, près de Jénine, en Cisjordanie. Photo Majdi Mohammed / AP
Les Démocrates du Congrès, quant à eux, ont poursuivi leur pression incessante. Ils ont noté que le rapport israélien ne répondait pas aux questions clés concernant sa mort, qu'il allait à l'encontre des enquêtes publiques menées par les principaux médias et qu'il soulignait la nécessité d'une enquête indépendante de la part des USA.
Quelques jours plus tard, la Commission des relations extérieures du Sénat a adopté un amendement exigeant que le Département d'État fournisse aux sénateurs le rapport sur l'assassinat, supervisé par le Coordonnateur de la sécurité des USA.
L'amendement, qui était joint au paquet du directeur de la loi sur l'autorisation du département d'État, a été inclus dans la législation qui a été adoptée par la commission, et va maintenant être soumis à l'examen du Sénat dans son ensemble.
Pour que la loi entre effectivement en vigueur, elle doit passer par la Chambre, où l'on espère probablement qu'elle sera annexée à la loi annuelle sur l'autorisation de la défense nationale ou à la mesure de financement provisoire connue sous le nom de résolution permanente. Elle sera probablement dirigée vers un comité de conférence spécial composé de sénateurs et de députés qui travaillent ensemble pour combler les différences entre les lois rédigées dans chaque chambre du Congrès.
Les démocrates du Sénat ont pris une mesure encore plus dramatique quelques jours plus tard, introduisant un amendement exigeant une enquête indépendante du Département d'État faisant référence à la « Loi Leahy », qui interdit l'assistance militaire aux forces de sécurité étrangères qui violent les droits humains.
La loi porte le nom du sénateur vétéran du Vermont, qui a déclaré qu’« une enquête indépendante et crédible – c'est-à-dire ni par les FDI ni par l'Autorité palestinienne – mais avec leur pleine coopération, doit être menée et ses conclusions rendues publiques. Que son meurtre ait été intentionnel, imprudent ou une erreur tragique, il doit y avoir une reddition de comptes. Et si c'était intentionnel, et si personne n'est tenu responsable, alors la Loi Leahy doit être appliquée. »
Des manifestants rassemblés à Haïfa après la mort d'Abu Akleh en mai. Photo Rami Shllush
Si une enquête légale et crédible du Département d'État concluait qu'Israël avait commis une exécution extrajudiciaire en violation de la loi Leahy, conformément à la loi usaméricaine, le Bureau de la démocratie, des droits humains et du travail du Département d'État serait impliqué et sanctionnerait essentiellement l'unité de Tsahal impliquée en lui retirant toute aide militaire usaméricaine.
Il n'est toutefois pas clair comment la loi Leahy fonctionnerait dans la pratique étant donné la manière dont le financement militaire étranger à Israël est légalement stipulé. Bien que les chances que cet amendement soit finalement adopté par le Congrès dans le cadre d'un paquet global de fin d'année soient minces, son importance politique était indéniable.
La décision du FBI d'enquêter pourrait conduire à un affrontement sans précédent sur un éventuel interrogatoire usaméricain de soldats israéliens impliqués dans le meurtre, mettant le futur gouvernement Netanyahou sur une trajectoire de collision avec les USA.
Peu de temps après la révélation de l'enquête du FBI, 19 démocrates de la Chambre — dirigés par le représentant Andre Carson — ont présenté lundi la “Loi Justice pour Shireen”. Le projet de loi est la première loi autonome en la matière et reprend le libellé de l'amendement de la NDAA exigeant un rapport sur l'assassinat.
« Nos pensées restent avec la famille Abu Akleh alors qu'ils pleurent cette perte énorme. Non seulement Shireen était une citoyenne américaine, mais elle était une journaliste intrépide dont le journalisme et la recherche de la vérité lui ont valu le respect du public dans le monde entier », a déclaré un porte-parole du Département d'État.
La famille Abu Akleh a fait une déclaration mardi, déclarant qu'elle était encouragée par les nouvelles survenues six mois après l'incident : « Notre famille demande une enquête américaine depuis le début, et c'est ce que les USA devraient faire lorsqu'un citoyen américain est tué à l'étranger, en particulier lorsqu'il est tué par une armée étrangère. »
La déclaration exprimait également l'espoir de la famille « que les États-Unis utiliseront tous les outils d'enquête à leur disposition pour obtenir des réponses et demander des comptes à ceux qui sont responsables de cette atrocité. Il s'agit d'une étape importante vers la responsabilisation et rapproche notre famille de la justice pour Shireen. »
Le ministère palestinien des Affaires étrangères s'est félicité de la nouvelle, déclarant que « cette décision, bien que tardive, reflète la certitude de la partie américaine quant à l'absence de toute enquête israélienne sérieuse et les rejette comme de simples tentatives de couvrir des criminels et des meurtriers ». Il a ajouté que la partie palestinienne est prête à coopérer pleinement avec toute enquête internationale ou usaméricaine sur le meurtre.
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