03/11/2022

AMIR BARNEA
Le pétrole norvégien, gros mensonge d’État

Amir Barnea, Haaretz, 20/10/2022
Traduit par Jacques Boutard, édité par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Né à Tel Aviv, Amir Barnea est professeur agrégé de finance à HEC Montréal depuis 2011 et chroniqueur indépendant pour le Toronto Star et Haaretz. Il a obtenu son doctorat de l'Université de Colomvie britannique en 2005 avec une thèse sur la responsabilité sociale des entreprises. @abarnea1

L’industrie pétrolière et gazière de la Norvège a généré une richesse inimaginable pour sa population. Est-ce vraiment de l’argent sale ? Et que peut en apprendre Israël ?

 OSLO - Au n°2, Bankplassen (Place de la Banque), dans le centre de la ville, deux portes métalliques de couleur cuivre s'ouvrent sur un hall qui n'a manifestement pas été rénové depuis des décennies. Des pétunias en pot, à la réception un employé courtois   Pas le moindre soupçon de la puissance économique gigantesque que recèle ce vieux bâtiment.

Mais je sais qu'en cet endroit même, peut-être à l’étage au-dessus, se cache une richesse d'une taille inconcevable. Pas moins d’1,4 billion - soit mille quatre cents milliards - de dollars sont gérés à partir d’ici.

Ceci est le siège [de la Banque de Norvège et] du fonds pétrolier norvégien, officiellement connu sous le nom de Government Pension Fund Global, qui est devenu, sur une période relativement courte – environ 25 ans -- le plus grand organisme d'investissement public du monde. La Norvège a une population assez faible de quelque 5,5 millions d'habitants, alors que celle des USA est 60 fois supérieure, mais le fonds norvégien représente trois fois la valeur de CalPERS (California Public Employees' Retirement System), le plus grand fonds de pension des USA.

Une plate-forme gazière offshore appartenant à une entreprise publique norvégienne. « Nous sommes tellement heureux d'avoir ce fonds pétrolier - d'où vient l'argent, personne ne veut en parler », dit la professeure Marianne Takle. Photo : Olaf Nagelhus / Equinor

La puissance du fonds norvégien peut être mieux décrite par le fait stupéfiant que cet organisme, qui investit la majeure partie de son argent dans les actions de quelque 9 000 entreprises publiques de 70 pays différents, détient près de 1,5 % des sociétés cotées dans le monde

Pour comprendre l'origine de ces incroyables richesses, il faut remonter à la veille de Noël 1969. Après trois ans d'exploration, la Norvège découvre Ekofisk, la plus grande réserve maritime de pétrole et de gaz jamais trouvée - et pour la plus grande chance du pays, ce gisement est situé juste à la limite intérieure de ses eaux territoriales, en mer du Nord. S'il se trouvait à quelques dizaines de kilomètres de là, dans quelque direction que ce soit, il appartiendrait à la Grande-Bretagne, au Danemark, à la Hollande ou à l'Allemagne. Un peu de chance n'a jamais fait de mal à personne.

Le gouvernement norvégien en 2021.
Photo : HAAKON MOSVOLD LARSEN / NTB / AF

La production de pétrole a commencé dans les années 1970. Au départ, les bénéfices étaient directement transférés à l'État, mais lorsque d'autres gisements ont été découverts, il a été décidé de créer un organisme chargé de gérer l'argent généré par les revenus de la production de pétrole et de gaz, ainsi que par les royalties et taxes qui y sont associées. Les gestionnaires du fonds ont reçu le mandat d'adopter une vision à long terme en termes d'investissements, afin de percevoir les bénéfices les plus élevés pour un risque raisonnable. Ainsi, la génération actuelle et celles à venir pourront bénéficier des richesses pétrolières de la Norvège. Le fonds souverain d'Israël, appelé “Israeli Citizens' Fund”, qui a commencé à fonctionner en juin, a été créé sur la base de principes similaires.

L'argent a commencé à affluer dans le fonds norvégien en 1996 et a été initialement investi dans de solides obligations d'État. Depuis lors, cependant, dans un processus qui a mis des années à évoluer, une proportion croissante a été canalisée vers des actions de sociétés cotées en bourse, et a généré un rendement confortable. Une structure de gestion légère, des salaires nettement inférieurs à ceux habituellement pratiqués dans ce domaine et une transparence totale ont également contribué à l'énorme succès du fonds.

Les pays scandinaves sont souvent considérés comme un seul bloc, et ils ont en effet beaucoup en commun. Mais lorsqu'il s'agit de richesse, et depuis que l'argent des plateformes pétrolières a commencé à affluer, la Norvège a fait un bond en avant, laissant ses sœurs nordiques derrière elle. Selon les dernières prévisions du Fonds monétaire international, à la fin de 2022, le produit intérieur brut par habitant en Norvège s'élèvera à 99 000 dollars, soit près de 50 % de plus qu'au Danemark et 70 % de plus qu'en Suède. En fait, si l'on ne tient pas compte de petits pays comme le Liechtenstein, Monaco et le Luxembourg, la Norvège est aujourd'hui l'un des trois pays les plus riches du monde, en termes de PIB par habitant (les autres sont la Suisse et l'Irlande, qui a attiré des entreprises internationales grâce à des incitations fiscales, même si une grande partie des richesses qui en résultent ne restent pas dans le pays).

L'une des clauses concernant le Government Pension Fund Global, alias le fonds pétrolier, stipule que 3 % de sa valeur totale sont transférés annuellement au budget de l'État. En 2021, ce montant ne représentait pas moins de 20 % de ce budget. Les effets de la manne pétrolière et gazière sont partout perceptibles dans le pays.

Vous pensez que l'opéra de Sydney est luxueux ? Si vous voulez vraiment voir du luxe, montez sur le toit du grandiose opéra d'Oslo. Non loin de là, un immense musée consacré à la vie et à l'œuvre du peintre Edvard Munch a ouvert il y a un an. L'expression du visage du sujet de l'œuvre emblématique de Munch, Le Cri, traduit le choc que représente le coût de la construction du musée : 314 millions de dollars. Et comme si cela ne suffisait pas, à quelques minutes de là se trouve la nouvelle bibliothèque municipale de la capitale – construite pour un montant d'environ 250 millions de dollars –  qui a ouvert ses portes il y a deux ans. La structure est d'une beauté à couper le souffle ; son rez-de-chaussée est entièrement transparent. Selon l'un des directeurs de la bibliothèque, « en plus des 450 000 livres, vous pouvez y regarder des films avec vos amis, enregistrer des podcasts, apprendre à jouer du piano, coudre une robe et utiliser les imprimantes 3D, ou simplement jouir de la vue sur le fjord d'Oslo et de l'architecture. »

En outre, les institutions de protection sociale norvégiennes, renforcées grâce au soutien du fonds pétrolier, font preuve d'une générosité exceptionnelle. Les jours de congé-maladie en sont un bon exemple. En Suède, le premier jour à la maison pour cause de maladie est à la charge de l'employé. En Norvège, une personne malade reçoit un salaire complet pendant huit jours, sans avoir besoin d'un certificat médical. Il n'est donc pas surprenant que pendant la Coupe du monde de football 2018, quatre fois plus d'hommes aient été "malades" en Norvège que pendant les périodes où il n’y a pas de grands événements sportifs.

L'État-providence, partout présent, soutient également l'intégration des nouveaux résidents. Environ 800 000 migrants et réfugiés vivent en Norvège, et 200 000 de leurs descendants y sont nés. Au total, ils représentent près de 20 % de la population totale. Le chauffeur qui m’a conduit en taxi depuis l'aéroport, un réfugié de Somalie, a demandé l'asile politique en Norvège il y a environ 10 ans. La Norvège a accepté sa demande, et il n'a que de bonnes choses à dire sur la vie là-bas : « J'ai cinq enfants, ma famille et moi parlons la langue, j'ai une maison et un bon travail. »

L'Opéra d'Oslo. Photo : Rafał Konieczny

Tout n'est pas parfait, bien sûr.  La ville d’Oslo est divisée de telle sorte que la plupart des réfugiés et des migrants vivent à l'est de la rivière Aker, dans des quartiers moins aisés. Néanmoins, leur intégration semble avoir été plutôt réussie, surtout en comparaison avec la situation en Suède, où on a récemment constaté des actes de violence contre les immigrants dans la ville de Malmö.

La Norvège est également un leader mondial en matière d'énergie renouvelable. Grâce à des réserves inépuisables en eau, 99 % de l'énergie du pays provient de l’hydroélectricité. Et dans le but apparent d'être le pays le plus “vert” de la planète, la Norvège a interdit la vente de voitures à essence à partir de 2025. Aujourd'hui, les voitures électriques représentent déjà 71 % de toutes les ventes de véhicules du pays. À titre de comparaison, seulement 3 % des véhicules vendus en Israël cette année fonctionnent à l'électricité.

L'impression qu’en retire le visiteur est que ce pays scandinave fait simplement tout bien. On y trouve un superbe système de protection sociale, l’enseignement est gratuit jusqu'aux études universitaires, tout comme les soins médicaux ; les transports publics sont excellents, l’intégration des immigrants est une réussite, les bâtiments publics sont magnifiques, l’énergie y est propre – ce qui lui vaut une des dix premières places sur l'indice de bonheur des Nations unies.

Toutefois, quelque chose ne tourne pas rond en Norvège. Il y a quelque chose de paradoxal. Tous les avantages susmentionnés n'ont été possibles que grâce aux énormes revenus que le pays a tirés pendant des décennies d'un polluant majeur. Malgré l'exacerbation de la crise climatique et les avertissements des scientifiques du monde entier, non seulement la Norvège n'a pas réduit la production de ces combustibles nocifs, mais elle continue de chercher de nouveaux gisements de pétrole et de gaz sur son territoire. Pourtant, dans le même temps, elle se présente sur la scène internationale comme un pays vert et un modèle à suivre pour faire face aux défis posés par le changement climatique.

Est-il possible que la Norvège ne soit pas le pays vertueux qu'elle prétend être, mais qu'elle soit en réalité l'État le plus hypocrite du monde ?

Le musée Kistefos à Jevnaker, dans le nord de la Norvège. Photo : Wirestock Creators/Shutterstock

Avant de l’accabler, il convient d'examiner le secret de l'extraordinaire succès du fonds pétrolier. Cet examen est particulièrement éclairant pour Israël où, après la découverte des gisements de gaz naturel offshore (Leviatan et Tamar), la Knesset a approuvé, en 2014, la création du fonds souverain national, qui a commencé à fonctionner en juin. Les dirigeants du pays ont promis tous azimuts pas moins de “centaines de milliards” qui iraient alimenter le fonds, mais il s'est vite avéré que c’était un chèque sans provision. À ce jour, il n'a collecté que 1,88 milliard de shekels, soit un peu plus d'un demi-milliard de dollars. Comme on l'a vu, le fonds repose sur la même approche que celle qui a présidé à la création de son homologue norvégien. D’où la question : Jérusalem peut-elle réussir aussi bien qu'Oslo ?

Comment les Norvégiens ont-ils accompli tout cela ? Espen Henriksen, un expert en fonds souverains qui enseigne au département des finances de la BI Norwegian School of Business, avance une explication intéressante. « Je pense que nous devons en grande partie le succès du fonds à quelques crânes d’œuf, des économistes, qui travaillaient au ministère des Finances à la fin des années 1990 lorsqu'il a été décidé de créer le fonds. Ils ont eu tout bon sur quelques points », déclare le professeur Henriksen lors de notre rencontre à Oslo.

« Lorsque le fonds a été créé, poursuit-il, ces mêmes crânes d’œuf avaient lu quelque chose sur ce qu'on appelle un fonds indiciel [essentiellement une reproduction presque complète d'un indice boursier, comme le S&P 500 aux USA]. Personne en Norvège n'en avait entendu parler à l'époque. Ils étaient vraiment en avance en matière de QI. Ensuite, la discussion sur la manière de gérer le fonds a eu lieu, les gestionnaires de fonds et les banques d'investissement locales voulant être rémunérés pour la gestion du fonds. Une autre idée qui a été lancée était d'acheter toute la banque d'investissement Morgan Stanley. Mais ces crânes d’œuf pensaient que construire le fonds pétrolier comme un fonds indiciel avec les frais les plus bas possibles était beaucoup plus logique, et c'est ce qu'ils ont fait. »

L'un des “crânes d’œuf” auxquels Henriksen fait référence est Martin Skancke, un consultant indépendant et ancien haut fonctionnaire du ministère norvégien des Finances. Selon certaines des personnes interrogées ici, Skancke est le cerveau responsable du succès du fonds pétrolier, et c’est aussi comme cela que les médias locaux le voient.

« Nous avons créé une structure dans laquelle, officiellement, le fonds est la propriété du ministère des Finances" » explique M. Skancke. « Nous avons décidé que, chaque année, nous transférerions jusqu'à 3 % de la valeur globale du fonds - ce qui correspond au rendement réel, corrigé de l'inflation - au budget de l'État. Si nous retirons un tel pourcentage chaque année, même après l'épuisement des réserves de pétrole, nous pourrons continuer à profiter des fruits des investissements du fonds. »

Il ne faut pas sous-estimer l'importance de cette approche fiscale conservatrice - elle est, en fait, la clé de l'énorme richesse du fonds pétrolier. Alors que la Grande-Bretagne, qui a également produit de grandes quantités de pétrole dans la même mer, dans les années 1990, a canalisé tous ses revenus vers le budget du pays, les Norvégiens, faisant preuve de retenue et d'une impressionnante clairvoyance à long terme, ont presque entièrement renoncé à l'exploitation immédiate de ces revenus et en ont déposé la plus grande partie dans le fonds, afin qu'ils génèrent des intérêts.

Un autre principe clé qui guide le fonds est la transparence absolue en matière d'investissements. À tout moment, on peut voir sur la page d'accueil du fonds une documentation incroyablement précise de chacune de ses participations et de la manière dont il a exercé son droit de vote dans chacune des 9 000 autres sociétés cotées dont il détient une part.

Martin Skancke. Photo : PRI

Dans le cadre du mandat que lui a confié le parlement norvégien, le fonds n'investit que dans des entreprises dont l'activité répond à des normes éthiques strictes. Par exemple, il n'investit pas dans des entreprises qui fabriquent certains types d'armes, basent leur activité sur le charbon ou fabriquent du tabac.

Le fonds pétrolier norvégien détient des parts dans 78 entreprises en Israël, dont les sociétés de télécommunications Cellcom et Bezeq et un certain nombre de banques. L'implication d’une compagnie dans l'occupation [de terres palestiniennes, NDT] constitue certainement une raison pour ne pas y investir. Mise à part, la banque Hapoalim, qui a une succursale dans la ville d'Ariel en Cisjordanie, aucun autre investissement n’a été effectué dans ce secteur. L'année dernière, par exemple, les gestionnaires de fonds norvégiens ont choisi de ne pas investir dans trois entreprises israéliennes - Elco, Ashtrom Group et Electra – « en raison du risque inacceptable que ces entreprises contribuent à des violations systématiques des droits des personnes dans des situations de guerre ou de conflit », selon le conseil d'éthique du fonds. Plus précisément, ces entreprises ont été exclues en raison de leur implication dans la construction de routes ou de structures industrielles dans des colonies.

Quelles sont les autres caractéristiques notables des opérations du fonds pétrolier ? Le versement de bas salaires aux dirigeants et le maintien de frais généraux minimes sont deux principes que le trésor israélien serait bien inspiré de reproduire. L'organisme norvégien est actuellement dirigé par Nicolai Tangen, un personnage haut en couleur, ancien gestionnaire de fonds spéculatifs, qui gagne aujourd'hui environ 650 000 dollars par an, soit un sixième du salaire du directeur du plus grand fonds de pension du Canada, dont les actifs totaux ne représentent même pas un tiers de ceux de son homologue scandinave.

M. Tangen, ainsi que huit autres hauts fonctionnaires, reçoit un salaire fixe qui ne repose pas sur les performances, et n'est donc pas tenté de prendre des risques. Cette politique est à l'opposé de celle de nombreux autres fonds de pension. L'échelle des salaires du fonds norvégien est également exceptionnellement égalitaire. Les neuf cadres les plus élevés gagnent des salaires qui ne sont généralement supérieurs que de 70 % au salaire moyen des 239 employés suivants. À titre de comparaison, le PDG de Goldman Sachs a gagné 40 millions de dollars l'année dernière, soit 238 fois plus que le salaire médian dans la banque d'investissement, qui était de 165 000 dollars.

 Pour que le tableau soit complet, il convient de noter le coût négligeable des dépenses salariales et opérationnelles du fonds pétrolier : seulement 4 cents par tranche de 100 dollars d’actifs. Son puissant homologue canadien, qui accorde des salaires élevés à ses administrateurs et possède des bureaux sur cinq continents, dépense 94 cents pour chaque tranche de 100 dollars d’actifs.

De plus, compte tenu de la taille et de l’importance économique stratégique du fonds norvégien, il est fréquemment soumis à l’examen minutieux des citoyens du pays. Le fonds comprend que la confiance du public est ce qui légitime son activité, et essaie d’éviter tout investissement discutable. La caisse de retraite du Québec, par exemple, s’est fait éreinter par le public pour un investissement de 200 millions de dollars en crypto-monnaie qui est tombé à l’eau De tels comportements aventureux sont  interdits aux Norvégiens.

Nicolai Tangen, directeur du fonds pétrolier norvégien. Photo : Ole Berg-Rusten / NTB Scanpix / Alamy Stock Photo

Geir Indrefjord, secrétaire d'État auprès du ministre norvégien des Finances (en fait, vice-ministre des Finances), entre dans la salle de conférence à l'heure précise fixée pour notre réunion. J'entre dans le vif du sujet en lui demandant ce que fait le fonds pétrolier pour lutter contre le problème le plus grave auquel l'humanité est confrontée aujourd’hui : le changement climatique. Après tout, cet organisme existe grâce aux revenus du pétrole et du gaz, mais il a aussi le pouvoir d'exercer une influence sur les milliers d'entreprises dans lesquelles il possède des intérêts.

Indrefjord commence du mauvais pied, déclamant des slogans à la Milton Friedman semblant sortir de l’introduction d’un manuel élémentaire de finance des années 1980. « L’objectif unique fondamental du fonds de patrimoine, c'est d’obtenir le rendement maximum pour un risque raisonnable. C'est le mandat qui lui a été confié ».
Je lui réponds que le monde a changé depuis que les principes et les politiques d'investissement du fonds ont été énoncés il y a plus de 25 ans, que son mandat a été conçu par des personnes et qu'il peut être revu par d’autres. De plus, le fonds s'est énormément développé depuis ses premières années, et avec la croissance viennent les responsabilités et le pouvoir d’effectuer des changements.

« Le sujet est complexe », déclare Indrefjord, ajoutant que le rapport annuel soumis au Parlement cette année comprenait un chapitre décrivant une vision de l’avenir où les entreprises dans lesquelles le fonds investira seront uniquement celles dont les émissions nettes sont nulles. Dans le même temps, il nuance immédiatement en ajoutant que « ce n’est qu’un objectif à long terme. »
« Cette perspective aléatoire, qui n'est assortie d'aucun calendrier ni d'aucun mécanisme garantissant qu'elle se concrétisera, a fait l'objet de critiques acerbes », note Mats Boesen, responsable de l'unité de financement durable au sein de l’ONG World Wildlife Fund (WWF).

Revenons à notre vice-ministre. Indrefjord répond à une question en confirmant que la Norvège continue à rechercher activement de nouveaux gisements pétroliers dans ses eaux territoriales. Il n'y voit ni problème ni contradiction et insiste sur le fait que « la Norvège fait sa part en ce qui concerne le changement climatique. Nous contribuons aux efforts internationaux de réduction des émissions et nous les réduisons également chez nous. Une partie des revenus du fonds pétrolier est également utilisée pour financer les efforts de la région face à la crise climatique. »



La bibliothèque Deichman Bjørvika d'Oslo. Photo : Franco Francisco Maria/Shutterstock


Selon lui, parce que la production de pétrole et de gaz en Norvège pollue beaucoup moins que des activités similaires ailleurs dans le monde, et parce que l'humanité est encore dépendante des combustibles fossiles, il vaut mieux que ce soit les Norvégiens qui fassent ce travail. Et pour s'assurer que la fête n’aura pas de fin, la Norvège investit massivement pour maintenir son avantage relatif dans la production de pétrole et de gaz “propres”. En fait, elle s'efforce de parvenir à des émissions nulles dans le processus de production en électrifiant ses plates-formes pétrolières offshore.

Au cours de l'année écoulée, le camp de ceux qui soutiennent la poursuite des forages au niveau mondial a obtenu un fort coup de pouce lorsque le président russe Vladimir Poutine a décidé de réduire l'approvisionnement en gaz de l'Europe. La logique est simple : Le monde a besoin de pays responsables comme la Norvège, qui fournissent du gaz et du pétrole de manière fiable, constante et aussi écologique que possible.

Le besoin à court terme de sources d'énergie fiables est bien réel, mais la Norvège semble essayer d'en tirer parti pour justifier également la poursuite de sa production à long terme. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Allemagne - qui dépend du gaz russe - s'est engagée à fonder ses besoins exclusivement sur des sources d'énergie renouvelables d'ici à 2035. Il s'avère que lorsque l'on souhaite renoncer au pétrole et au gaz, il est possible de le faire. Après tout, ce n'est finalement qu'une question de prix.

Karin S. Thorburn, professeure titulaire d'une chaire de recherche en finance à la Norwegian School of Economics, à Bergen, connaît très bien le fonds pétrolier. Elle a fait partie du comité gouvernemental chargé de gérer les investissements du fonds, ainsi que d'un autre comité chargé de déterminer comment le fonds doit gérer les risques découlant de la crise climatique. Je lui demande si, lors des élections de l'année dernière en Norvège, des appels ont été lancés pour mettre fin à la dépendance du pays à l'égard du pétrole.

« Il en est [a été] question, mais seuls certains partis de gauche s'y opposent » répond-elle. « L'industrie pétrolière et gazière est une source tellement primordiale de ressources et d'opportunités d'emploi, et beaucoup de gens travaillent sur les plateformes pétrolières. Ils y passent deux semaines, travaillent beaucoup pour un salaire très élevé et prennent ensuite quatre semaines de congé. La vie est belle pour eux. »

Je demande comment on peut ignorer la contradiction entre l'image “verte” de la Norvège et le fait que le pays dépend totalement des revenus d'un produit aussi polluant. « Nos besoins en électricité sont couverts à 100 % par l’énergie hydraulique », répond Thorburn. « En fait, nous en produisons tellement que nous en exportons une partie en Allemagne et en Suède. Les méchants sont ceux qui consomment le pétrole. C'est l'histoire que les Norvégiens se racontent. On peut appeler ça le mensonge national, mais [si on y croit, nous] n'aurons jamais besoin de penser à [cette contradiction]. »

Karin S. Thorburn. « Le jour où nos émissions carbones seront nulles et où nous pourrons même décarboner l'air se rapproche », dit-elle. Photo : Halvor Grøstad, NHHS

Mme Thorburn n'envisage aucun scénario dans lequel la Norvège cesserait de produire de l'or noir, et affirme que le seul moyen de sauver la planète est de recourir aux nouvelles technologies : « Nous avons vu pendant la pandémie à quelle vitesse incroyable les entreprises pharmaceutiques pouvaient mettre au point des vaccins. Mais le jour se rapproche où nos émissions nettes seront nulles, et où nous pourrons même décarboner l'air. La technologie existe, elle n'est simplement pas efficace, mais je pense que nous y arriverons. »

Marianne Takle, professeure-chercheuse au département Santé et Protection Sociale de l'Université métropolitaine d'Oslo, étudie la dépendance du pays envers ses réserves de gaz et de pétrole : Elle voit d’un œil très critique la façon accélérée dont la Norvège s’enrichit, et elle s'inquiète de l'avenir.

Takle : « J’y vois deux aspects. D’un côté, le transfert des fonds provenant de l'extraction du pétrole et du gaz vers le fonds pétrolier. De l’autre, ce que faisons de l'argent qui est déjà dans le fonds. Ce deuxième point fait l’objet d’une vive discussion : “L'investissement doit être vert”, “Nous sommes censés être éthiques”, “Nous avons des lignes directrices”. Cette question est brûlante. Mais l'autre [la première] discussion n’a pas lieu. Nous sommes si heureux d'avoir ce fonds pétrolier - d'où vient l'argent, personne ne veut en parler."

Est-elle d'accord avec la notion de “mensonge national” norvégien évoquée par Thorburn ? « Sans aucun doute », souligne Mme Takle, qui ajoute : « Mais je pense qu'on peut aller encore plus loin, car la Norvège se présente aussi comme l'un des pays les plus respectueux de l'environnement dans le monde, et comme un pays [modèle], de sorte que le mensonge est encore plus enraciné. Il y a environ deux ans, les Nations unies ont publié un rapport sur cette dualité ».

Dans ce rapport, publié par le Comité des droits de l'homme des Nations unies, l'envoyé spécial en Norvège a inventé le terme de “paradoxe norvégien”. Le document indique que la Norvège peut être considérée comme étant à l'avant-garde de la transition mondiale vers une économie non consommatrice de combustibles fossiles. Outre son système d'exploitation des énergies vertes et son passage rapide à la voiture électrique, elle est également le premier pays à avoir interdit l'utilisation de combustibles fossiles pour chauffer les bâtiments et le déversement de matières organiques dans les décharges, empêchant ainsi les émissions de méthane.

Marianne Takle. Photo : NOVA - Recherche sociale norvégienne

L'envoyé des Nations unies décrit la Norvège comme un modèle à suivre. Mais il y a un grand « mais » : les émissions causées par le forage et la production ont fortement augmenté au cours des 30 dernières années, et la Norvège continue de chercher de nouvelles réserves de gaz et de pétrole. Son économie est totalement dépendante du pétrole - près de 50 % de ses exportations sont constituées de combustibles fossiles. Le rapport des Nations unies conclut que la Norvège devrait cesser de rechercher des combustibles fossiles et tripler ses investissements dans les énergies renouvelables.

Pour tenter d'amener Oslo à changer de cap, certains se tournent vers les voies légales. Les groupes de protection de l'environnement soutiennent que la production de pétrole est contraire à la Constitution norvégienne, qui stipule que l'utilisation de la nature doit se limiter à la fabrication de denrées alimentaires. Après avoir perdu leur procès devant les tribunaux locaux, les organisations ont intenté une action auprès de la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour a accepté d'entendre l'affaire et a demandé des éclaircissements au gouvernement norvégien.

La réussite économique et sociale de la Norvège dépend de beaucoup de la chance, mais aussi du bon sens. D'autres pays peuvent s'inspirer de la manière judicieuse, bien planifiée et transparente dont le pays gère ses vastes richesses. En ce qui concerne la transparence, Israël a des progrès à faire. À ma demande d'interviewer un fonctionnaire des Finances au sujet du nouveau fonds souverain, un porte-parole m’a fait cette réponse laconique : "Nous ne donnons pas d’interviews sur ce sujet".

Mais quel que soit le bon sens des Norvégiens, les bénéfices qu’ils tirent des revenus du pétrole et du gaz continuent de les éblouir. Au-delà de ce qu’elle produit sur son territoire, la Norvège, par le biais d'une entreprise publique, continue d'investir et de développer des projets dans le domaine de la production pétrolière dans 30 pays, y compris deux énormes campagnes de forage sous-marin au large des côtes du Brésil et de la Grande-Bretagne. La Norvège se présente comme le pays le plus vert du monde, où fleurissent de nombreux projets bénéfiques, mais il est fort possible qu'au bout du compte, il s'agisse du plus grand greenwashing de l'histoire.

Il est difficile de ne pas tomber sous le charme de ce magnifique pays - dont un tiers se trouve au-delà du cercle polaire arctique, où en été brille le soleil de minuit - et ses abondantes ressources naturelles et humaines. Il est impossible d'éprouver du ressentiment envers un pays aussi sympathique. Mais ne vous y trompez pas : le “mensonge norvégien” est bien vivant.

Selon le professeur Takle, « il y a tellement d'argent dans ce pays, la richesse est omniprésente. Quittez la ville et voyez les maisons de campagne partout. Des villas immenses. Quand vous vivez dans une telle bulle, il est facile d'oublier ce qui se passe autour de vous. »

Tout ce que la Norvège a à faire, c'est dire : « Ça suffit, nous avons eu de la chance et maintenant nous avons plus que le nécessaire» et faire signe aux autres pays sains d'esprit [lesquels ? NdE] de la rejoindre. Après tout, même si la Norvège décide qu'à partir de demain matin, elle laissera toutes ses réserves de pétrole et de gaz au fond de la mer et qu’ elle se convertira entièrement aux énergies renouvelables, son fonds pétrolier continuera de croître et de soutenir l'économie du pays.

Si l'un des pays les plus éclairés et les plus riches du monde, conscient de la gravité de la crise climatique, s'abstient d’agir, notre situation est en effet bien sombre.
Si vous êtes déjà si riche, qu'est-ce que le fait de renoncer à un petit profit, si on le compare à la gloire d'être le fer de lance dans la lutte pour sauver la planète ? [il faut dire ça aux habitants de l’île chilienne de Chiloë, où les élevages industriels norvégiens de saumon ont fait de sacrés dégâts, NdE]

Aucun commentaire: