Marco Maurizi, Kulturjam, 26/11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La lutte politique de ces dernières années a été marquée par un conflit entre les revendications des “droits sociaux” et des “droits civils”. Il s'agit de différents modes par lesquels la politique s'imagine devoir défendre ou enrichir la vie des individus et de la société dans son ensemble.
Club des femmes patriotes dans une église, encre de Chine et aquarelle, par Chérieux, 1793
L'opposition entre les droits civils et sociaux
D'une part, la valeur de la sécurité qui devrait accompagner la vie dans sa totalité, à réaliser avant tout dans la sphère économique, donc liée au plan des rapports de ^production. De l'autre, des valeurs qui concernent davantage les choix de vie, depuis sa forme biologique pure (naissance, mort, sexe) jusqu'à l'exercice des libertés publiques et aux styles de comportement.
Sur le plan historique, ces constellations de valeurs ont été orientées dans les deux tendances opposées du socialisme et du libéralisme, trouvant une coexistence possible mais problématique dans la longue saison de la social-démocratie d'après-guerre. Aujourd'hui encore, les positions politiques sur ces questions tendent soit à privilégier l'une par rapport à l'autre, soit à souligner leur nécessaire synthèse. Les deux sont déficientes et défaillantes.
Il est symptomatique, par exemple, que les positions rigoureusement socialistes, c'est-à-dire celles qui défendent avec force la primauté des droits sociaux sur les droits civils, soient aujourd'hui principalement représentées par des mouvements ambigus, dans lesquels la matrice socialiste/communiste s'est de plus en plus orientée vers des positions souverainistes, voire ouvertement nationalistes et patriotiques, allant jusqu'à un culte souvent grossier et auto-complaisant des “saines” traditions patriarcales.
C'est ce que l'on appelle confusément dans le langage militant et résosocialisé le “rouge-brunisme”, c'est-à-dire la convergence objective des positions de gauche et de droite accompagnée de la thèse du “dépassement” ou de la "“non-pertinence” de cette distinction.
Cette position attribue généralement à la gauche libérale (la gauche “arc-en-ciel”) une prédilection pour les droits civils au détriment des droits sociaux. Cette accusation s'appuie sur un diagnostic historiquement fondé, mais qui est absolutisé de manière abstraite et finit par produire des distorsions inacceptables dans le jugement politique.
Il est vrai qu'après la chute du mur de Berlin et le repositionnement de la gauche dans le monde dans un sens libéral/libéraliste, l'hypothèse de la “troisième voie” clintonienne et blairiste a pratiqué ce type de jeu vers le bas sur les droits des travailleurs, redéfinissant de plus en plus sa propre position de “gauche” comme défense exclusive des libertés civiles.
Mais il est également vrai que la droite, en particulier la nouvelle droite souverainiste et populiste, instrumentalise cet argument pour déplacer l'axe de l'opinion publique de plus en plus dans une direction réactionnaire avec un effet global qui ne produit aucune “rupture” avec l'ordre néolibéral et contribue plutôt à la détérioration progressive de la condition des classes subalternes.
Au contraire, ce sont ces mêmes groupes de gauche qui ont désormais intériorisé le langage et les attitudes violentes et irrationnelles de la droite la plus rustre, finissant par épouser son schéma odieux et vide de l'opposition entre l'élite et le peuple, ou ses bavardages incohérents contre le “politiquement correct”.
Malheureusement, même les positions opposées, celles qui prêchent la nécessité de faire progresser ensemble les droits civils et sociaux, finissent par être abstraites et vagues. La gauche, en particulier la gauche radicale, identifie le point de rupture par rapport à l'hégémonie actuelle du néolibéralisme dans cette “synthèse” supposée.
Mais comme l'expérience de la banqueroute de la social-démocratie devrait nous en avertir, il s'agit d'un projet problématique qui témoigne peut-être d'une insuffisance d'élaboration théorique.
De fait, il faudrait d'abord réfléchir au fait que les droits sociaux ne sont pas des “droits” au même sens technique que les droits civils. Et que, finalement, ce ne sont peut-être pas du tout des "droits". Cela détermine une relation spéculaire entre les droits sociaux et les droits civils en termes de faisabilité et des limites qu'ils rencontrent dans leurs tentatives respectives de devenir “réels”.
Les droits sociaux ne peuvent pas être formalisés de manière adéquate tant que le conflit de classe persiste, ce qui empêche leur pleine réalisation : d'où le fait que même lorsqu'ils sont affirmés au niveau juridique, ils sont soumis aux contrepoussées de la lutte économique et peuvent donc être réduits et même niés dans la pratique sociale réelle.
Ici, la loi, qui ne préside pas à leur réalisation et ne la garantit pas du tout, est plutôt configurée comme un instrument puissant et efficace de leur limitation et de leur annulation.
Inversement, les droits civils - qui, formellement, sont rarement niés en tant que tels (parce que cela impliquerait une suppression de l'échafaudage de l'État libéral qui n'est réellement poursuivie que dans des cas isolés) - peuvent être rendus “inefficaces” ou contredits dans leur application réelle : comme cela se produit en Italie, par exemple, avec la loi 104 [loi-cadre de 1992 pour l'assistance, l'intégration sociale et les droits des handicapés, NdT].
Maintenant, lorsque les critiques socialistes ou souverainistes pointent la fonction antipopulaire des politiques de droits civils, ils ne visualisent pas que les droits civils perpétuent le modus operandi de la société libérale, mais à cause de leur forme, pas de leur contenu : ce ne sont pas les questions LGBTQ, le féminisme, l'anti-validisme, etc. qui sont le problème, mais le fait que la lutte est ici déplacée au niveau juridique (et, par conséquent, interprétée comme la simple réalisation d'une demande morale).
Les normes sont importantes (dans un sens tactique et stratégique) pour les communautés ou les instances de l'opinion publique qui s'y identifient, mais si le droit n'affecte pas les structures de la vie collective, il ne peut pas changer les causes du malaise.
Un tel malaise est toujours lié à la perception d'une limitation irrationnelle de sa propre liberté ou, mieux encore, de son expérience de vie, des potentialités auxquelles on estime avoir droit. La liberté, c’est la suppression non pas de la limite mais de son irrationalité, du non-sens qu'elle introduit dans notre existence individuelle et collective. Par conséquent, son irrationalité doit toujours être jugée par rapport aux possibilités réelles que l'existence collective met à la disposition de l'individu.
Le malaise est l’absence d'autodétermination perçue par l'individu dans un contexte socio-historique donné. Mais ce manque est lié à la possibilité d'autodétermination de la société dans son ensemble : cette dernière détermine l'espace possible dans lequel se déplace la première.
Tout choix, même par rapport à soi-même, est limité à l'avance par la vie collective, est contraint dans des limites qui le forcent irrationnellement à être moins que ce qu'il pourrait être. L'irrationalité qui opprime la possibilité de choix et d'autodétermination de l'individu est fonction des contraintes imposées à la rationalité sociale dans son ensemble.
Dans le “socialisme réel”, les contradictions de la sphère juridique - et la non-pertinence substantielle de celle-ci - étaient à leur tour dues à l'absence de démocratie réelle, c'est-à-dire matérielle. Car il ne suffit pas que les rapports de production soient soustraits à l'hégémonie de la bourgeoisie pour qu'ils passent ipso facto aux mains de la classe ouvrière.
La médiation de substitution exercée par le parti a eu une fonction déformante tant sur les objectifs de la sphère productive (qui se sont avérés hétéronomes par rapport aux besoins et aux aspirations de la classe ouvrière) que sur la forme et la gestion de la sphère juridique.
Ainsi donc, les contradictions que les droits civils introduisent dans le sentiment et la pratique collectifs sont une bonne chose, mais seulement si le mouvement de transformation sociale affecte parallèlement la sphère des rapports de prpduction : et c'est le seul sens que l'on peut donner à l'expression : “les droits civils et les droits sociaux doivent aller de pair”, car de cette façon, tant leur parallélisme que leur différence radicale sont préservés. En revanche, si la démocratisation des rapports de production est inhibée ou empêchée, la résistance réactionnaire et fasciste se développera sans qu'il soit possible d'organiser le front social alternatif à l'ordre libéral dominant.
La thèse selon laquelle la classe ouvrière (ou, pire, le “peuple”, les “gens”) ne comprend pas les questions de droits civils est insuffisante et mystificatrice. Elle se déplace sur un plan athéorique et empirique, lié à des suggestions impressionnistes : il n'y a pas de sujet social structurellement lié à cette doxa réactionnaire.
Même en supposant, sans le concéder, qu'un sondage puisse “prouver” l'allergie d'une grande partie de la population à l'élargissement des droits civils, cela ne prouverait pas l'existence de ce sujet mais fixerait son existence, en la réifiant, aux conditions productives actuelles. Alors que l'hypothèse dont nous partons est que ce même sujet ne pourrait se constituer que dans le processus de transformation des rapports de production : la démocratie matérielle devient ici le présupposé théorique et pratique de la pleine réalisation de la démocratie formelle.
L'universalisme idéal et abstrait de la démocratie formellement comprise ne peut trouver sa pleine réalisation que dans l'universalisme matériel d'un mode de production dans lequel le libre développement de tous est la présupposition du libre développement de chacun.
L'auto-organisation de la vie collective ne peut se réaliser que si son centre (l'autos) et sa périphérie, ses limites (la totalité) sont en accord. C'est-à-dire si la sphère productive rendue à elle-même permet le développement maximal du potentiel individuel et social. C'est le contenu de la vie économique (le changement de la forme de production) qui peut alors prendre les formes libres d'un développement concerté et objectif, démocratique et scientifique, dans lequel l'apparente contradiction entre ces deux moments est définitivement supprimée.
Le fait que la vie individuelle soit vécue sous une forme particulière et particulariste (en tant qu'individus ou en tant que groupes, qu'ils soient majoritaires ou marginaux) est le signe d'une absence d'émancipation collective, d'un manque de sphère d'universalisme matériel qui traverse et transforme de l'intérieur cette expérience limitée et partielle, l'élevant au niveau d'un partage effectif.
L'absence ou la limitation de ce moment de révolutionnarisation des rapports de classe oblige quiconque poursuit une politique progressiste à recourir aux instruments juridiques et formels du droit libéral. Le fait que le socialisme, fondé sur l'idée d'une participation égalitaire et non discriminatoire à la lutte politique, doive recourir en interne aux pratiques et théories libérales pour se constituer en sujet démocratique est une indication de sa faiblesse réelle.
Plus le socialisme devient une force réelle, moins il a besoin de ce recours au formalisme technico-juridique, de cette traduction des relations réelles en relations médiatisées par le droit comme superstructure ou instrument orthopédique des relations sociales.
Cela ne signifie pas que, dans le socialisme réalisé, le droit puisse être “aboli” en tant qu'expression universalisante et abstraite de ces relations, ni que la forme de coexistence puisse jaillir spontanément de la société (comme le pensent encore grossièrement les primitivistes et les immédiatistes anarchistes).
Cela signifie toutefois que la forme actuelle des systèmes juridiques connaît non seulement la contradiction inévitable entre le devenir social et le besoin systémique et statique de rationalisation juridique, mais aussi la contradiction inutile et évitable entre ce processus d'universalisation et les distorsions qui lui sont imposées par les intérêts particuliers des classes dominantes. Ce n'est pas la médiation juridique qui doit être éliminée mais l'effet de distorsion des intérêts immédiats que les rapports de production exercent sur ce processus de médiation.
Ce qui correspond aujourd'hui aux “droits civils”, c'est-à-dire à la pleine disponibilité de son existence, ne peut s'affirmer que dans une organisation non asservie et rationnelle de la vie collective.
Cela ne signifie pas que leur défense doive être reportée jusqu'à ce qu'une telle organisation soit réalisée dans la sphère productive : cela signifie, cependant, que leur défense déjà ici et maintenant clarifie et élargit ses possibilités objectives à mesure que cette sphère passe sous le contrôle des producteurs.
Ainsi, lorsque nous réalisons la démocratie matérielle, elle prend la place de la démocratie formelle, non seulement en rendant obsolète sa configuration technico-juridique actuelle, mais aussi en démasquant et en effaçant ses distorsions dues aux intérêts irrationnels et partiels qui l'enserrent.
Il est donc essentiel de lever l'ambiguïté attachée à l'expression “droits sociaux” pour éviter toute confusion entre la dimension juridique et la dimension matérielle : la forme d'expression des droits civils devient ainsi d'autant plus pure et formelle que la forme provisoire et inadéquate des droits sociaux disparaît, en s'innervant dans la structure matérielle de la société et en s'y universalisant.
Et, par conséquent, ce n'est pas seulement dans un sens tactique et instrumental, parce qu'il est désormais inévitable et nécessaire d'éviter toute discrimination, que le socialisme doit faire une place en son sein à toute forme de subjectivité subalterne, mais aussi parce que les véritables “droits civils” ne peuvent exister, stratégiquement, que dans un ordre social égalitaire et solidaire.
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