La grande question pour le pape Léon XIV est de savoir s’il achèvera la mission du pape François de rendre l’Église catholique moins tyrannique.
Fintan O’Toole, The New York Review, 12/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Fintan O’Toole (Dublin, 1958) est un journaliste irlandais, rédacteur littéraire et critique dramatique pour le quotidien Irish Times et rédacteur-conseil de la New York Review of Books. Il est également auteur, critique littéraire, écrivain historique et commentateur politique.

« Si l’on considère l’origine de ce grand empire ecclésiastique, on s’apercevra facilement que la papauté n’est rien d’autre que le spectre du défunt Empire romain, assis couronné sur sa tombe, car c’est ainsi que la papauté a surgi soudainement des ruines de ce pouvoir païen », écrivait Thomas Hobbes dans des termes dépréciatifs protestants des plus cinglants. On pourrait dire que la mission du défunt pape François était de bannir ce fantôme. La grande question pour son successeur, Léon XIV (Robert Prevost), est de savoir si sa papauté achèvera l’exorcisme ou continuera à être hantée par le spectre de l’Église impériale.
La réponse
est évidemment importante pour 1,4 milliard de catholiques. Mais elle porte aussi
sur une question qui est au cœur de la crise contemporaine de la démocratie :
la nature de l’autorité. En 2023, Prévost a déclaré : « Nous ne devons pas
nous cacher derrière une idée de l’autorité qui n’a plus de sens aujourd’hui ».
Alors qu’il était à la tête de la commission du Vatican sur la nomination des
évêques, il a fait remarquer que « l’évêque n’est pas censé être un petit
prince assis dans son royaume ». Il est probable qu’il pense également que
le pape n’est pas censé être un petit empereur assis dans sa cour impériale. En
choisissant de l’élire, les 132 autres cardinaux habilités à voter lors du
conclave semblent avoir eu à l’esprit un petit empereur bien particulier :
celui de la Maison Blanche.
Le choix de Prevost rappelle que l’Église n’a pas survécu si longtemps sans une sorte de génie politique. Bien qu’il s’agisse d’une gérontocratie masculine, le Collège des cardinaux a parfois semblé avoir un sixième sens pour les courants historiques. En 1978, le choix d’un Polonais charismatique, Karol Wojtyła, comme pape Jean-Paul II brillamment anticipé la chute de l’empire soviétique. Cette fois, il a pris une décision presque aussi audacieuse : créer, à un moment de crise pour les USA et leur place dans le monde, un modèle alternatif de leadership mondial usaméricain.
L’aspect le plus frappant de Prévost est qu’il incarne la nature hybride de l’identité usaméricaine. Alors que Donald Trump a mobilisé la rhétorique nazie sur les immigrants qui “empoisonnent le sang de notre pays”, le sang de Prevost est afro-créole, français, italien et espagnol. Ses grands-parents maternels étaient des personnes de couleur originaires de la Nouvelle-Orléans [et avant cela, d’Haïti, NdT]. Il est également citoyen péruvien et a passé une grande partie de sa vie à s’occuper du genre de personnes que Trump qualifie de “vermine. Lorsque le vice-président J.D. Vance a suggéré sur Fox News en janvier que le christianisme donne la priorité à l’amour de sa propre famille et de ses voisins plutôt qu’à l’amour des étrangers, un compte X appartenant apparemment à Prevost a publié une réplique : « JD Vance a tort : Jésus ne nous demande pas de hiérarchiser notre amour pour les autres ».
Avant que l’idée
d’un pape usaméricain ne devienne réalité, Trump avait déjà joué avec la notion
qu’il pourrait s’agir de lui. Il a déclaré le 29 avril que son “choix numéro un”
pour succéder au pape François serait lui-même. Le 2 mai, moins d’une semaine après
avoir assisté aux funérailles de François, Trump a posté sur Truth Social (et
le compte officiel de la Maison Blanche
l’a reposté sur X) une image générée par IA de lui-même
trônant sur une chaise dorée, arborant une mitre brodée d’or et vêtu d’une soutane
papale blanche avec une croix pectorale tarabiscotée. Sa main droite était
levée dans un geste à la fois de bénédiction et de commandement. Trump s’était
inspiré de plusieurs siècles de portraits papaux, rappelant la description
faite par Annalyn Swan et Mark Stevens du célèbre Portrait d’Innocent X
de Diego Velázquez : « une vision faisant autorité d’un autoritaire ».
Trump a qualifié ce message de “petite blague”, mais comme dans tant d’autres
traits d’humour de Trump, le caractère comique de l’image de l’IA n’a pas dissimulé
son intention autoritaire.
Ces petits
jeux étaient le shadow-boxing préparatoire au vrai combat. Le trumpisme
contient un profond filon de catholicisme réactionnaire, représenté non
seulement par Vance et Steve Bannon, mais aussi par les trois candidats de
Trump à la Cour suprême, qui ont tous été élevés dans la religion catholique.
Ce noyau était hostile à la version de la foi de François, qu’il considérait
comme faible et sans intérêt. L’opposition ouverte à François au sommet de la
hiérarchie de l’Église a été menée par le cardinal usaméricain Raymond Burke,
qui a été pendant un certain temps un mécène de l’Institut Dignitatis Humanae lié à Steve Bannon. En se présentant comme
pape, Trump a comblé les vœux de ses fans catholiques qui espéraient un
successeur de François qui lui soit favorable (Trump a suggéré le cardinal
new-yorkais Timothy Dolan comme une “très bonne” option).
Dans cette optique, le choix de Prévost peut être considéré comme quelque peu analogue aux récentes victoires de Mark Carney au Canada et d’Anthony Albanese en Australie : être le candidat anti-Trump est un avantage électoral. Prévost était ce candidat, non seulement parce qu’il offrait une continuité avec François, mais aussi en raison de sa personnalité d’USAméricain tranquille, réfléchi et tout à fait cosmopolite. En tant que Léon XIV, il s’opposera à la diabolisation des immigrants par Trump, aux attaques contre les institutions internationales et au déni de la crise climatique ; en novembre dernier, il a déclaré lors d’une conférence au Vatican que la « domination sur la nature » donnée à l’humanité par Dieu ne devrait pas devenir « tyrannique ».
Il y a
cependant une question plus délicate pour Léon et les cardinaux qui l’ont
choisi.
Une papauté
impériale peut-elle réellement constituer une alternative à une présidence impériale
? Ou bien l’Église elle-même peut-elle évoluer vers une sorte de domination qui
ne soit pas tyrannique ? François était clairement convaincu qu’il le faut, et
il y a toutes les raisons de penser que Leo comprend cet impératif. Mais il ne
sera pas facile d’agir en ce sens.
Un texte
important ici est le discours que François a prononcé devant le Parlement européen
à Strasbourg en 2014. Il a parlé de « la méfiance des citoyens vis-à-vis
des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles
perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers, sinon
complètement nuisibles ». Il parlait ostensiblement de l’Union européenne
elle-même et, plus largement, des gouvernements démocratiques. Mais il devait
être conscient qu’aucune institution n’avait passé autant de siècles à édicter
des règles de manière distante que celle qu’il gouvernait lui-même. Ses paroles
étaient presque une définition de la papauté traditionnelle.
François
établissait un parallèle entre la manière dont un pape devrait se comporter et les
normes qu’il pourrait imposer aux hommes politiques : l’Église ne peut pas être
synonyme d’humilité et de sensibilité si elle reste institutionnellement
arrogante et dictatoriale. Son successeur n’est certainement pas moins
conscient de la contradiction entre son appel historique à faire contrepoids
aux politiques tyranniques, d’une part, et la structure de la hiérarchie
masculine exclusive au sommet de laquelle il se trouve aujourd’hui, d’autre
part.
Hobbes n’avait
pas tort en ce qui concerne l’héritage impérial de la papauté. Après la chute
de l’Empire romain d’Occident, comme le note Diarmaid MacCulloch dans sa monumentale
Histoire du christianisme (2009) :
les évêques de l’Église
catholique étaient souvent la seule forme d’autorité latine restante, puisque
la fonction publique impériale s’était effondrée. On peut supposer que des
hommes compétents et énergiques qui auraient auparavant rejoint le service impérial,
ou qui y avaient même commencé comme fonctionnaires, entraient désormais dans l’Église
comme principale option de carrière à leur disposition.
La tension
entre les origines de l’Église en tant que communauté de marginaux et son évolution
en tant qu’héritière des systèmes bureaucratiques de commandement et de contrôle
de l’Empire romain reste radicalement irrésolue.
Pendant la
plus grande partie de son histoire, la papauté a combiné l’autorité spirituelle
d’un chef religieux avec le pouvoir brut d’une monarchie terrestre. Jusqu’en
1978 et l’avènement de l’éphémère Jean-Paul Ier, le nouveau pape était couronné
d’une triple tiare dont les couches symbolisaient sa position en tant que
(selon la formulation modeste de la cérémonie du couronnement) « le père
des princes et des rois, le souverain du monde, le vicaire de notre Sauveur
Jésus-Christ sur la terre ». Lorsque cette incantation a été abandonnée,
les deux premières affirmations étaient devenues manifestement absurdes,
mais leur absolutisme autoritaire n’avait pas été altéré, du moins en principe.
La papauté a
finalement perdu sa position de monarchie temporelle lorsque les forces armées
d’une Italie renaissante et unifiée sont entrées dans Rome en septembre 1870.
Mais Pie IX
anticipe cette perte en redoublant d’impérialisme spirituel. Il décrète « le
devoir de subordination hiérarchique et de véritable obéissance » au « pouvoir
du pontife romain ». Il attribue à la papauté « l’infaillibilité dont
le divin Rédempteur a voulu que son Église jouisse dans la définition des
doctrines relatives à la foi ou à la morale ». Ces doctrines, une fois proclamées,
sont « irréformables ».
Le pape est
ainsi devenu un empereur d’un genre nouveau, qui règne non pas sur l’espace
mais sur le temps. Armé de ces pouvoirs spéciaux d’infaillibilité et d’immuabilité,
il pouvait défier l’histoire et les changements sociaux. Jusqu’en 1967, « tout
le clergé, les pasteurs, les confesseurs, les prédicateurs, les supérieurs
religieux et les professeurs des séminaires philosophico-théologiques » devaient
prêter le « serment antimoderniste »
décrété par Pie X en 1910 :
je reçois sincèrement la
doctrine de la foi transmise des apôtres jusqu’à nous toujours dans le même
sens et dans la même interprétation par les pères orthodoxes ; pour cette
raison, je rejette absolument l’invention hérétique de l’évolution des dogmes,
qui passeraient d’un sens à l’autre, différent de celui que l’Eglise a d’abord
professé.
Ce
langage - hiérarchie, subordination, obéissance, immuabilité - a fait de l’Église
l’alliée naturelle des régimes autoritaires, en particulier dans les formes qu’ils
ont prises dans les pays catholiques. Le Vatican a conclu avec Benito Mussolini
les confortables Accords du Latran en 1929. L’Église a
déclaré que le coup d’État de Francisco Franco contre la République espagnole
était une “croisade nationale” et a ensuite contribué à soutenir sa dictature.
L’Église s’est également ralliée au maréchal Pétain dans la France de Vichy et
à António de Oliveira Salazar au Portugal. De nombreux catholiques
(individuellement et collectivement) ont agi héroïquement pour résister au fascisme
et s’opposer à ses atrocités, mais ils ont dû aller à l’encontre de la doctrine
de l’Église institutionnelle, qui prône la soumission au pouvoir d’un seul
homme. La dictature spirituelle du pape a servi de modèle à ses équivalents
temporels - c’est pourquoi, avec la résurgence du fascisme dans le monde
entier, la conduite du pape a une résonance qui dépasse largement les limites
de sa propre église.
En principe,
l’Église impériale a été démantelée par le Concile Vatican II, convoqué par le
pape Jean XXIII en 1962. Il a réimaginé l’autorité comme l’avaient fait les
révolutions séculaires des XVIIIe et XIXe siècles, en la
considérant comme dérivée du peuple. Sa grande innovation a été la redéfinition
de l’Église en tant que “peuple de Dieu”, une déclaration effective de la souveraineté spirituelle populaire. L’encyclique
“Gaudium et Spes” de 1965 (dont le titre est une évocation presque
extatique de la joie et de l’espérance) déclarait :
Mû par la foi, se sachant
conduit par l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers, le Peuple de Dieu s’efforce
de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps,
auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables
de la présence ou du dessein de Dieu.
Le
radicalisme de cette formulation est double. Tout d’abord, il y a ce simple mot :
“conduit”. Le leadership est implicitement démocratisé - il n’est pas enraciné
dans le « pouvoir du pontife romain » mais dans l’action d’un Esprit
universel. Plus profondément encore, le sens du divin n’est ni clair, ni
absolu, ni intemporel, ni dévoilé de manière unique par le pape. Il s’agit d’un
ensemble de signes mystérieux que le peuple doit travailler collectivement à
déchiffrer. Ils cherchent ces indices non seulement dans la doctrine
de l’Église, mais aussi dans leur propre corps et leur propre esprit, ainsi que
dans les événements qui se déroulent au cours d’une histoire qu’ils partagent
avec d’autres humains de toutes les confessions et d’aucune.
Cette vision
n’était toutefois pas partagée par tous les participants à Vatican II. Wojtyła,
qui a été élevé au rang d’archevêque de Cracovie à cette époque, a voté contre
la version finale de l’encyclique. L’un des principaux théologiens allemands du
concile, le professeur Joseph Ratzinger, a exprimé (comme le rapporte
MacCulloch) sa « désapprobation privée de ce qu’il considérait comme l’ensoleillement
facile de Gaudium et Spes ». En 1978, Wojtyła est devenu le pape
Jean-Paul II. Après sa mort en 2005, c’est Ratzinger qui lui succède, sous le
nom de Benoît XVI. À eux deux, ces papes contre-révolutionnaires ont dirigé l’Église
pendant trente-cinq ans avant l’avènement de François. Ils ont réimposé le
style autoritaire.
Le
magnétisme de la superstar Jean-Paul a restauré l’éclat de la suprématie
papale, et Benoît, beaucoup plus terne, a pu encore se prélasser dans sa gloire
réfléchie. Mais leurs papautés ont été assombries par une ombre de plus en plus
profonde.
L’absolutisme est corrompu absolument. Une culture de soumission, d’obéissance et de hiérarchie engendre des abus, des dissimulations et l’impunité. Le Vatican a protégé les ecclésiastiques qui abusaient d’enfants et de jeunes. Il a mis en place un système mondial dans lequel les victimes étaient réduites au silence et les auteurs mis à l’abri des sanctions pénales, se déplaçant souvent de paroisse en paroisse, voire de pays en pays, pour échapper à la loi.
L’effondrement de cette impunité a eu des conséquences catastrophiques pour l’Église institutionnelle, notamment dans mon propre pays. J’ai grandi dans une Irlande qui se caractérisait non seulement par son écrasante majorité catholique, mais aussi par l’omniprésence et le profond respect de son clergé. Pourtant, en 2014, l’écrivain catholique usaméricain Donald Cozzens, s’adressant à ses confrères prêtres qui s’étaient réunis au puissant séminaire irlandais de Maynooth pour célébrer le jubilé de leur ordination, a été d’une franchise brutale :
Le respect et la confiance
des années passées ont été en grande partie brisés. Les bonnes personnes nous
regardent d’un œil méfiant. Nous voulons leur dire : “Vous pouvez me faire confiance,
je ne vous ferai pas de mal et je ne ferai pas de mal à vos enfants”. Mais la confiance
a été brisée.
Il a posé
une question existentielle : « Est-ce que vous, les hommes réunis ici au séminaire
qui vous a formés, pourriez être les derniers prêtres d’Irlande ? » La
suggestion n’était pas ridicule : en novembre dernier, l’archidiocèse
catholique de Dublin a reconnu qu’ « aucun prêtre n’a été ordonné
pour l’archidiocèse cette année et que seuls deux prêtres ont été ordonnés pour
l’archidiocèse depuis 2020 ».
Cette perte
de confiance a accéléré la perte du pouvoir papal, en particulier en Europe et
en Amérique du Nord. On peut dire que les papes n’ont plus qu’une influence marginale
sur les opinions et le comportement des fidèles. L’Église patriarcale n’a pas été
en mesure d’empêcher les femmes catholiques de revendiquer leur autonomie personnelle
et corporelle. La plupart des catholiques sexuellement actifs utilisent des contraceptifs,
bien que leur interdiction soit devenue l’un des enseignements phares de l’Église
après la publication de l’encyclique papale “Humanae Vitae” en 1968. La
plupart d’entre eux sont favorables à la fécondation in vitro, qui est
également prohibée par l’Église. Aux USA, seuls 10 % des catholiques sont d’accord
avec l’insistance de l’Église sur le fait que l’avortement devrait être illégal
dans tous les cas. En Europe occidentale et aux USA, une majorité de
catholiques soutient le droit au mariage pour les couples gays et lesbiens. Les
catholiques usaméricains ont tendance à être moins enclins à divorcer que les
protestants, mais ils estiment également que les personnes divorcées devraient
être admises aux sacrements. À l’inverse, les catholiques de droite se sentent libres
d’ignorer l’enseignement du pape sur la crise climatique, la pauvreté et l’immigration.
En substance, dans les sociétés où ils sont libres de faire des choix sur ces
questions, de nombreux catholiques apprécient que le pape soit d’accord avec
eux, mais ne sont pas trop gênés s’il ne l’est pas.
Ce qui
compte le plus dans les démocraties, ce n’est donc pas l’enseignement du pape.
C’est son
mode de leadership. Privée de son pouvoir temporel et de sa capacité à commander
l’obéissance, la papauté est une démonstration de savoir-vivre. Le pape incarne
une idée de ce à quoi ressemble une bonne autorité. C’est ce pour quoi François
a vraisemblablement été choisi par ses collègues cardinaux en 2013. Son pontificat
était révolutionnaire, non pas dans son contenu mais dans sa conduite, et l’on
suppose que Léon a été choisi pour consolider cette révolution.
Suivre
François n’implique donc pas une adhésion ouverte à la réforme doctrinale ou organisationnelle.
D’un point de vue conceptuel, François est revenu à l’idée du peuple de Dieu,
proclamée en 1965 puis annulée par Jean-Paul et Benoît. Mais il n’a pas fait grand-chose
pour changer la doctrine conservatrice sur les droits reproductifs, le divorce
ou l’homosexualité. Il n’a fait que des progrès limités pour mettre fin à
la domination écrasante d’un clergé masculin et (en principe du moins)
célibataire. Il a nommé plusieurs femmes à des postes de responsabilité au sein
de la Curie romaine, mais le conclave qui a suivi sa mort a montré que 133
hommes, pour la plupart âgés, contrôlaient toujours l’Église.
Le rapport final du Synode sur la synodalité - un processus mondial de consultation des fidèles - a été publié en octobre dernier et constitue à la fois le dernier testament du pontificat de François et l’ordre du jour convenu pour celui de Léon. Il reconnaît ceux qui « ont continué à exprimer la douleur de se sentir exclus ou jugés en raison de leur état civil, de leur identité ou de leur sexualité » et reconnaît qu’ «un désir s’est fait jour d’élargir les possibilités de participation et d’exercice d’une coresponsabilité différenciée par tous les baptisés, hommes et femmes ». Mais à moins d’autoriser les femmes à devenir prêtres, la manière la plus évidente de modifier l’équilibre entre les sexes au sein de l’Église serait de faire revivre l’ancienne pratique chrétienne, qui a perduré tout au long du premier millénaire de l’Église, consistant à permettre aux femmes d’être ordonnées diacres. Le rapport laisse cette exigence en suspens : « La question de l’accès des femmes au ministère diaconal reste ouverte. Ce discernement doit se poursuivre ». Tout porte à croire que Prévost n’est guère enthousiaste à l’égard de cette idée. En octobre 2023, il a déclaré que “cléricaliser les femmes” ne résout pas nécessairement un problème, mais peut en créer un nouveau.
La
transformation de la papauté par François a donc été une transformation de
style plutôt que de substance. Il ne s’agit pas d’en diminuer l’importance :
face à la montée en puissance des hommes forts, l’adoption par un pape d’un
style de direction démocratique compte. Son biographe Austen Ivereigh a
souligné l’importance de l’un des premiers actes de François en tant que pape,
à savoir le choix de sa résidence : « François est allé vivre non pas dans
le palais apostolique, mais dans la maison d’hôtes Casa Santa Marta, parce qu’il
ne se considérait pas comme l’empereur de Rome, mais comme le pasteur en chef
de l’Église ».
Dans cette
comédie de mœurs, l’importance du style pourrait être tout à fait littérale.
François a
conservé ses vieilles chaussures noires, à la différence des chaussures rouges
fabriquées à la main de son prédécesseur Benoît. Il a arboré une croix
pectorale argentée bon marché et une montre en plastique, et s’est vêtu d’une
simple soutane blanche. Par contraste flagrant, son ennemi juré, le cardinal
Burke, incarnait ce que François appelait par dérision le “prêtre paon”. Burke,
tel que décrit par Frédéric Martel dans son best-seller Sodoma: Enquête au cœur
du Vatican (2019), rappelle le défilé de
mode ecclésiastique satirique du film Roma (1972) de
Federico Fellini :
Burke n’est pas à une
contradiction près. En la matière, il met la barre très haut. Il peut se
balader toutes voiles dehors, en cappa magna, en robe extralongiligne, dans une
forêt de dentelle blanche ou vêtu d’un long manteau en forme de robe de
chambre, tout en dénonçant à longueur d’interview, au nom de la tradition, une “Église
devenue trop féminisée”.
François a
compris l’importance de ces signifiants pour les opposants au changement.
« Ils
me critiquent, a-t-il déclaré en 2017, d’abord parce que je ne parle pas comme
un pape, et ensuite parce que je n’agis pas comme un roi ». En refusant d’agir comme un empereur, il a
pris le risque énorme de démystifier une fonction qui, après tout, repose sur
sa revendication d’un accès personnel unique au mystère divin. Dans un célèbre passage
sur la famille royale britannique, l’écrivain victorien Walter Bagehot a mis en
garde : « Notre royauté doit être révérée par-dessus tout.... Son mystère
est sa vie. Nous ne devons pas laisser entrer la lumière du jour dans la magie ».
François a laissé entrer la lumière du jour dans la magie de la papauté, et il
semble évident que Léon n’a pas l’intention de refermer ces rideaux.
Pour de
nombreux catholiques, ce dégonflement de la personnalité papale a été une joie.
La romancière Chimamanda Ngozi Adichie, qui était une fervente catholique dans sa
jeunesse au Nigeria, a écrit un essai pour The Atlantic dans lequel elle
décrit la façon dont François a permis à ceux qui avaient été aliénés par l’arrogance
de l’Église de renouer avec elle. Elle note qu’en tant que jeune femme, elle
avait « reculé devant la rapidité avec laquelle l’Église était capable d’ostraciser
et d’humilier, devant la menace de punition qui planait toujours, comme un
poing dur, prêt à frapper ». Mais elle s’est aussi rapprochée de François,
un pape qui semble accorder autant d’importance à la personne qu’à l’institution.
Il semble reconnaître que les êtres humains sont imparfaits. Il semble capable
de dire la chose la moins catholique qui soit : « Je ne sais pas ».
Ce “je ne sais pas” suggère une certaine flexibilité, une marge de manœuvre
pour savoir, grandir et changer.
Peu de temps
après son élection, lors d’une conférence de presse impromptue dans un avion en
provenance de Rio de Janeiro en juillet 2013, François a posé une question rhétorique
surprenante : « Si quelqu’un est gay, cherche le Seigneur et a une bonne volonté,
qui suis-je pour juger ? » Ces cinq derniers mots sont certainement parmi
les moins impérieux jamais prononcés par un pape. François a également fait une
autre chose remarquablement “impapale” : il a admis qu’il avait eu tort. Sa
gestion maladroite et défensive du scandale des abus sexuels commis par des ecclésiastiques
au Chili a été condamnée à juste titre, mais il a confessé ses propres péchés
non pas à Dieu (bien qu’il l’ait probablement fait aussi), mais aux victimes.
En rencontrant chacune d’entre elles individuellement, il a admis : « Je
faisais partie du problème ! J’en suis la cause. Je suis vraiment désolé et je
vous demande pardon ».
Un pape qui
s’efforce de ne pas juger et qui reconnaît qu’il a fait partie du
problème peut-il revenir en arrière ? L’élection de Prevost suggère
que la hiérarchie de l’Église sait qu’il n’y en a pas. Les manières du nouveau
pape ne sont peut-être pas aussi catégoriques et sans prétention que celles de
François, mais il ne cherche certainement pas à revenir au style impérial. Dans
son premier discours prononcé depuis le balcon de Saint-Pierre, il a déclaré : « Je
suis un fils de saint Augustin, un augustinien. » Il a dit : « Avec
vous je suis un chrétien, pour vous un évêque ». Le message était clair :
il est avant tout un membre du peuple de Dieu et, dans sa fonction, son devoir
est de servir plutôt que de commander. Plus subtil encore, Léon a célébré sa
première messe dans la chapelle Sixtine en portant des chaussures noires, comme
François, et non les chaussures rouges qui ornaient les pieds des papes
impériaux. Il ne sera pas un prêtre paon.
Il pourrait,
plus sérieusement, se retrouver à demander pardon aux victimes d’abus sexuels
commis par des hommes d’église, comme l’a fait François. Le Réseau des
survivant·es d’abus par des prêtres allègue qu’en tant qu’évêque
de Chiclayo au Pérou, « Prevost n’a pas ouvert d’enquête [et] a envoyé des
informations inadéquates à Rome » concernant des allégations d’inconduite contre
deux prêtres de son diocèse. Ces allégations prendront beaucoup plus d’importance
maintenant que l’évêque est le pape.
Il devra
peut-être répéter les actes de contrition personnelle de François. Dans ce cas,
l’humilité ne doit pas être simplement prêchée, mais douloureusement pratiquée.
Et elle doit être institutionnalisée : les excuses ultimes aux victimes d’abus
cléricaux seraient la création d’une Église dans laquelle il serait impossible
pour les auteurs de jouir de l’impunité - c’est-à-dire une Église dans laquelle
le sacerdoce n’est plus une fonction du pouvoir patriarcal.
Leo
découvrira que marcher dans les pas de François est une chose, mais que
connaître la destination du voyage en est une autre. François a soulevé la
question difficile – non seulement pour l’Église mais pour le monde - de savoir
comment agir avec autorité dans une culture contemporaine où la bonne autorité
est assaillie par le despotisme fanfaron d’un côté et de l’autre par la
fragmentation des médias qui avaient l’habitude de la projeter. Parallèlement à
sa foi religieuse, François a placé sa foi dans la possibilité d’une forme de
leadership dépourvue de pouvoir, de magie et d’obéissance forcée, et qui repose
plutôt sur l’expression d’un respect partagé et d’un amour mutuel. Mais il n’a pas
pu - et peut-être pas voulu - donner à cette foi une forme institutionnelle
adéquate, qui reconnaisse réellement l’égalité de la moitié féminine de l’humanité
et qui ne continue pas, en réalité, à juger sévèrement les personnes LGBTQ+.
Léon sera un
bon pape s’il parvient, à sa manière plus calme et plus cérébrale, à maintenir
la décence, la compassion et l’ouverture de son prédécesseur. Il sera un grand
pape s’il parvient à traduire ce comportement bienveillant en un type de changement
qui ne dépende pas en fin de compte de la
personnalité d’un pape. Ce changement est structurel et permanent : la
transformation complète d’une dictature monarchique masculine en une
incarnation vivante de l’esprit de la démocratie. Ce n’est qu’à ce moment-là
que le fantôme de l’empire sera enfin enterré.
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