16/09/2022

GIDEON LEVY
Deux garçons palestiniens ont perdu chacun un œil suite à des tirs de l'armée israélienne

Gideon Levy et Alex Levac  (photos), Haaretz, 16/9/2022
Traduit  par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Deux garçons palestiniens, âgés de 11 et 15 ans, ont chacun perdu un œil après s’être fait tirer dessus par des soldats israéliens. Le plus jeune s'est vu refuser l'entrée en Israël pour recevoir des soins médicaux car il représente un “risque pour la sécurité”. Le plus âgé s'est rendu en Jordanie pour tenter de sauver son œil.

Ils vivent à un kilomètre de distance, ne se sont jamais rencontrés et ne le feront probablement jamais. L'un est issu d'une famille de réfugiés et il vit dans l'un des camps les plus sinistres, les plus pauvres et les plus surpeuplés de Cisjordanie. L'autre, plus âgé de quelques années, vit avec sa mère et ses frères et sœurs dans une maison relativement spacieuse dans une ville voisine. Le père du premier est l'imam du camp. Le père du garçon plus âgé vit à Houston, au Texas, depuis quatre ans et demi, dans l'espoir d'améliorer sa vie et d'obtenir la citoyenneté usaméricaine pour lui et sa famille, et d'assurer un avenir à ses enfants. Pour le garçon du camp de réfugiés, cependant, il n'y a ni présent ni avenir.

La principale chose que ces deux jeunes ont en commun, outre le fait qu'ils sont des Palestiniens vivant sous l'occupation israélienne, est la triste réalité : chacun d'eux a récemment perdu un œil suite à des tirs de soldats des forces de défense israéliennes. Safi Jawabra, 11 ans, a perdu son œil gauche ; Ziad Abu Ayyash, 15 ans, a été touché à l'œil droit.

 
  Ziad Abou Ayyash

Une autre chose que les deux enfants ont en commun concerne Ibrahim al-Nabulsi, l'un des individus les plus recherchés par Israël jusqu'à ce qu'il soit abattu par les forces de sécurité israéliennes à Naplouse le 9 août. C'est ce même jour, lors d'une manifestation de protestation contre le meurtre de Nabulsi organisée à Beit Ummar, sa ville, que Ziad Abou Ayyash a été blessé. Pour sa part, Jawabra porte aujourd'hui une photo de Nabulsi en pendentif accroché à une chaîne autour de son cou.

Al-Aroub évoque les images d'un camp de réfugiés comme à Gaza. Des allées étroites où se pressent des hordes d'enfants après l'école, des ordures qui s’entassent dans les rues, une pauvreté abjecte, un fatras de structures, avec des maisons superposées, et des hommes sans emploi, oisifs et apathiques. Et comme si tout cela ne suffisait pas, une tour de béton fortifiée de l'armée israélienne domine le camp, tandis que des soldats tiennent les postes de contrôle postés à chacune des deux entrées d'Al-Aroub depuis la route 60, entre Bethléem et Hébron.

Safi Jawabra vit au deuxième étage d'un immeuble situé à l'extrémité d'une des étroites ruelles d'Al-Aroub. C'est une maison misérable, dont l'entrée est également pleine d’ ordures, bien qu'une tentative désespérée ait été faite pour atténuer la grisaille sous la forme de canapés en velours cramoisi délavé dans le salon. Jawabra, vêtu d'un jean à la mode, est un garçon séduisant, avec deux fossettes et un sourire conquérant. Il est le plus jeune des sept membres de la famille ; c'est son père, Ahmed, 65 ans, qui est l'imam local.

 

Jawabra porte une photo d'Ibrahim al-Nabulsi en pendentif

Le jeune homme est d'abord gêné lorsqu'on lui pose des questions sur le pendentif et tente de le cacher. Mais lorsque nous passons à d'autres sujets, il se révèle assez sûr de lui pour quelqu'un de son âge, et répond à nos questions sur les raisons pour lesquelles Ibrahim al-Nabulsi est important pour lui. « C'était un héros qui a combattu l'armée israélienne avec courage », répond-il de sa voix douce.

En effet, dans toute la Cisjordanie, les enfants portent des pendentifs à l'effigie du chahid - martyr - de Naplouse.

 Le 29 mai, Jawabra, qui est maintenant en sixième année, a passé un test de mathématiques, après quoi il est rentré chez lui. Il y avait alors des affrontements dans le camp, entre les soldats qui l'avaient envahi et les jeunes qui leur jetaient des pierres - un événement presque quotidien à Al-Aroub. Ce jour-là, sur le chemin du retour, raconte Jawabra, il a été confronté à un tel affrontement.

Les soldats tiraient des balles en métal recouvertes de caoutchouc et des grenades lacrymogènes, et il dit qu'il se trouvait à une vingtaine de mètres d'un groupe qui était sorti d'une embuscade dans une ruelle voisine. Ils ont tiré dans la direction de Jawabra, qui a soudain ressenti un coup très douloureux au visage, alors que le sang commençait à couler d'un œil. Un parent qui se trouvait dans la rue à proximité a porté le garçon jusqu'à une voiture privée, qui l'a emmené en urgence dans une clinique de la ville voisine de Beit Fajar. Jawabra dit maintenant qu'il n'a pas pleuré, même une minute. Une ambulance palestinienne l'a ensuite évacué vers l'hôpital gouvernemental Al-Hussein à Beit Jala, près de Bethléem, et de là, il a été emmené dans un autre hôpital local. Là, il a été opéré d'un os cassé au visage.

Quatre jours plus tard, Jawabra a été transféré à l'hôpital universitaire Hadassah de Jérusalem, à Aïn Karem, où les médecins ont tenté de sauver son œil gauche. Ils ont découvert qu'il souffrait d'une déchirure de la rétine. « L'examen indique une blessure contondante, très grave, à la rétine, avec une commotion rétinienne étendue [traumatisme grave du globe oculaire], de multiples zones d'ischémie et une hémorragie du vitré », indique la lettre de sortie de l'hôpital. À ce stade, il n'y avait pas grand-chose à faire pour lui, et il a été libéré une minute avant minuit le 3 juin, selon la lettre.

On a demandé à Jawabra de revenir à Hadassah pour un traitement de suivi un mois plus tard. Cependant, au poste de contrôle n° 300, à l'extérieur de Bethléem, on lui a dit que son père pouvait entrer en Israël mais pas lui : le garçon de 11 ans a été informé qu'il figurait sur la liste des “interdictions d'entrée” du service de sécurité Shin Bet. Après une série d'appels téléphoniques, il a été autorisé à entrer, mais un mois plus tard, alors qu'un autre rendez-vous avait été fixé, il a été refoulé au même poste de contrôle et a raté son rendez-vous.

Un porte-parole de l'administration civile, l'autorité israélienne qui administre la Cisjordanie, a déclaré cette semaine à Haaretz, en déclinant les règlements habituels : « La sortie de mineurs doit se faire avec l'accompagnement d'un parent/tuteur. Safi Jawabra a 11 ans et l'entrée lui est refusée pour des raisons de sécurité ».

N'ayant pas d'autre choix, l'adolescent est désormais suivi par un ophtalmologue de Bethléem, le Dr Wahal Jabri. Il estime qu'il n'y a rien à faire avant que Jawabra ait 18 ans ; bien que le globe oculaire n'ait pas été arraché, il ne voit presque rien avec, seulement des ombres. La cicatrice au-dessus de son œil est un rappel de l'opération qu'il a subie pour réparer l'os cassé de son visage.

 

Sur une photo prise le 24 juillet 2022, le commandant de la Brigade des martyrs d'Al-Aqsa, Ibrahim al-Nabulsi, marche dans la ville de Naplouse, en Cisjordanie. Photo : AFP

À environ un kilomètre au sud du camp de réfugiés se trouve la ville de Beit Ummar, qui est surplombée par sa propre tour de guet blindée des FDI. La famille Abu Ayyash, qui compte six enfants, vit ici dans une maison en pierre avec des arbres fruitiers dans la cour et un bouquet de pins en bas de la route. Ziad, un élève de seconde, porte des lunettes. Environ un mois avant qu'il ne soit blessé, sa mère l'a emmené chez un ophtalmologue qui les lui a prescrites. Maintenant, ironiquement, son œil droit est à moitié fermé, rouge, enfoncé, aveugle ; il sera bientôt remplacé par un œil artificiel. Sa mère, Asil, qui a 37 ans, a les yeux bleus, de la même couleur que ceux de son fils. Son mari, Mohammed, possède un magasin d'informatique à Houston et attend de recevoir une carte verte.

Ibrahim al-Nabulsi a été tué le matin du 9 août, à Naplouse. Ce jour-là, à Hébron, une personne avait déjà été tuée et une autre blessée lors de heurts avec les forces israéliennes, lorsqu'Abou Ayyash est allé rendre visite à son grand-père, qui vit de l'autre côté de la route 60, la principale voie de circulation de Cisjordanie. À son retour, une heure plus tard, il s'est retrouvé pris entre les soldats et une grande foule de Palestiniens qui se dirigeaient de Beit Ummar vers l'autoroute pour protester contre le meurtre de Nabulsi. L'adolescent nous dit qu'il a essayé de se cacher dans l'une des ruelles.

Asil nous dit d'abord qu'elle ne veut pas que son fils soit photographié. Elle craint que nous n'écrivions un article “symétrique” qui décrirait de la même manière les victimes palestiniennes et les colons victimes de violences, comme si la symétrie pouvait exister entre occupants et occupés. Elle est particulièrement inquiète de toute “normalisation” de l'occupation ou de la souffrance et des pertes de son propre peuple. Elle finit par donner son accord : Nous lui assurons que nous ne publierons jamais un article dit symétrique - pour exactement les raisons qui la troublent.

Coincé entre les soldats et les manifestants, Abou Ayyash s'est réfugié derrière une clôture entourant la cour d'une maison et jetait de temps en temps un coup d'œil à l'extérieur. Il dit ne pas avoir pris part aux jets de pierres. Mais à un moment, lorsqu'il a regardé dehors, il a entendu un bruit d'explosion et a ressenti une douleur aiguë à l'œil, qui s'est mis à saigner. Il n'est pas sûr de ce qui l'a touché - une balle en caoutchouc ou un fragment du mur de la maison qui a été délogé par une balle.

L'adolescent a été projeté en arrière. Lorsqu'il a essayé de se relever, il a eu l'impression que son œil brûlait ; il a ensuite perdu connaissance pendant quelques minutes. Lorsqu'il s'est réveillé, il a été porté par quelques jeunes hommes jusqu'au centre-ville, d'où une ambulance palestinienne l'a emmené à l'hôpital Al-Mezan à Hébron ; de là, il a été transféré à l'hôpital Alia de la ville. Il y a passé la nuit, avant d'être emmené à l'antenne d'Hébron de l'hôpital ophtalmologique Saint-John, basé à Jérusalem-Est, puis à l'antenne principale de Jérusalem.

Les médecins de Saint-John voulaient enlever l'œil du jeune homme, mais sa mère s'y est opposée. Elle a déclaré que s'il y avait la moindre chance de sauver sa vue, il valait mieux attendre. Elle s'est alors arrangée pour emmener son fils dans un hôpital en Jordanie qui est également spécialisé dans la chirurgie des yeux. Les médecins ont pu reconstruire la paupière mais n'ont pas pu sauver sa vue. Il a été renvoyé à Saint-John, non sans avoir été détenu pendant plusieurs heures au poste de contrôle d'A-Zaim, à l'est de Jérusalem. Il a été libéré quelques jours plus tard.

Le 17 octobre, le jeune Abou Ayyash doit subir une intervention chirurgicale à Jérusalem pour enlever le globe oculaire et se faire poser une prothèse.

L'unité du porte-parole des FDI a répondu cette semaine à la demande de Haaretz concernant les cas des deux jeunes : « Le 29 mai 2022, une violente perturbation a eu lieu dans le village d'Al-Arroub, dans la zone de la brigade territoriale d'Etzion des FDI, au cours de laquelle des pierres ont été lancées sur des véhicules israéliens circulant sur la route 60. Une force des FDI qui s'est précipitée sur les lieux a répondu avec des moyens de dispersion des émeutes, et il a été noté qu'une personne a été touchée.

« Le 9 août 2022, de violents troubles ont éclaté dans la ville de Beit Ummar, au cours desquels des pierres, des feux d'artifice, des pneus en feu et des cocktails Molotov ont été lancés sur une unité des FDI, qui a répondu avec des moyens de dispersion des émeutes, et il a été noté qu'une personne a été touchée.

« Aucune plainte n'a été reçue concernant ces incidents. »

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