Leurs morts reposent sur la place. Des
réalisations tactiques impressionnantes. Aujourd’hui, nous avons tué des
dizaines de terroristes. L’armée a tué des policiers qui protégeaient les
camions d’aide des pillards. Et ainsi de suite
Ghetto de Varsovie, Pologne, avril 1943
École de l’UNRWA, ghetto de Gaza,
février 2024
Assiégés. Ils le sont - pas nous. Le parking
de longue durée de l’aéroport international Ben-Gourion explose de voitures.
Nous les bombardons. Laissons-les apprendre une leçon. Affamés. Entassés les
uns sur les autres. Environ 50 000 personnes par kilomètre carré.
Qui compte ? Les atrocités du 7
octobre. Les blessés. Les bombardés. Les assoiffés. Ce sont eux. Nos otages.
Bombardés. C’est nous qui les bombardons. Ils boivent de l’eau contaminée. Que
boivent les otages ? Quatre cents personnes font la queue pour des toilettes.
Diarrhée. Il n’y a ni eau ni papier toilette. Les prix sont très élevés.
Comment les otages se débrouillent-ils ? Il n’y a pas non plus de serviettes
hygiéniques. Avec quoi les otages se débrouillent-ils ?
Un père pleure en portant son bébé
mort. Vous ne le verrez pas à la télévision israélienne. Le chef du Hamas à
Gaza, Yahya Sinwar, marche en tongs dans un tunnel. Oui, on l’a vu à la
télévision israélienne. Avec ses enfants. Quelque 10 000 enfants palestiniens
ont été tués. Peut-être 11 000 déjà. Combien de bébés ? Qui peut les compter ?
Nous les avons bombardés. Nous les avons tués. Une fille en robe rose. Un
garçon qui aimait les glaces. Des linceuls en plastique bleu. Une fosse
commune. Des linceuls en tissu blanc.
Ici reposent leurs morts sur la
place. Des réalisations tactiques impressionnantes, déclare le porte-parole de
l’armée. Nous nous efforçons de ne pas blesser les civils innocents. Aujourd’hui,
nous avons tué des dizaines de terroristes. L’armée a tué des policiers qui
protégeaient les camions d’aide des pillards. Un soldat est tué lors d’un affrontement
avec des terroristes à Gaza. Ils protégeaient leur maison. Y avait-il une
maison ?
Laissons les forces de défense
israéliennes terminer leur travail à Gaza. Nos soldats savent travailler. Le
mouvement ouvrier semble être de retour. Drapeau rouge. Ligne rouge. Ne pas s’arrêter
au rouge. Franchissez les lignes rouges. Combien y en a-t-il ? Qui peut les
compter ? Nous sommes à court de mots. Le silence. L’indifférence. Que sont 10
000 enfants morts ?
Nous ne vous oublierons pas,
enfants des communautés israéliennes proches de Gaza. Un œil pour un œil. Des
milliers d’yeux pour un œil. Des milliers d’enfants blessés.
Un enfant amputé d’un membre.
Bombes intelligentes. Des obus stupides. Le président Isaac Herzog écrit un vœu
sur un obus. Un garçon couvert de poussière tremble de partout. Où est sa mère
? Il a peur et elle lui manque. Une fille tremble de tous ses membres. Où est
son père ? Il cherche des moyens de quitter Gaza. L’horreur et la mort comme
moyen d’expulsion. Vous ne le verrez pas à la télévision israélienne. Il y a
les médias sociaux. Des soldats devenus fous. Pourquoi téléchargent-ils des
photos compromettantes d’eux-mêmes ?
La Cour internationale de justice a
rejeté la demande de l’Afrique du Sud d’émettre une injonction contre une
offensive terrestre à Rafah. Il est encore temps. Washington fournira plus d’armes
à Israël. Il n’y a plus de temps. Les USA vérifient les cas où des civils
palestiniens ont pu être tués par leurs munitions. Et le monde reste immobile.
On ne peut pas comparer. La guerre se poursuivra pendant de nombreux mois, a
déclaré Benjamin Netanyahou. Où va-t-il trouver tant de jeunes qui vont tuer ?
Et se faire tuer ?
À Miami. Le fils du premier
ministre. Une presse voyeuriste. Le journalisme sérieux. Le journal de droite Makor
Rishon. « Vos frères iront à la guerre et vous resterez les bras
croisés », lit-on dans une publicité sponsorisée par des réservistes s’adressant
à la communauté ultra-orthodoxe ; elle a été publiée ce mois-ci dans Makor
Rishon, le journal « pour les gens qui pensent différemment ». L’annonce
mentionne le nombre de diplômés des écoles religieuses sionistes qui ont été
tués dans les combats.
Ailleurs dans ce numéro, il est
écrit : « 1 962 ans après l’abattage de la dernière génisse rouge par
Ismaël Ben Phiabi (un grand prêtre), et après une décennie d’efforts de l’Institut
du Temple pour obtenir une génisse rouge pure par une multitude de moyens qui n’ont
pas encore fait leurs preuves, il semble qu’ils se rapprochent de l’objectif,
qui pourrait même être atteint dans un avenir prévisible ».
Où était le rédacteur en chef ? C’était
le titre d’un article d’Arnon Segal, « The Red Heifer Status Report »,
Le rapport de situation de la Génisse Rouge. Les cendres d’une génisse
rouge ont été utilisées pour purifier un juif qui est entré en contact avec un
cadavre, et permettront aux juifs de se déplacer sur Al-Aqsa/le Mont du Temple
et, avec l’aide de Dieu, de construire le troisième Temple.
« Le prochain point à l’ordre
du jour concerne cinq vaches rouges importées des USA ; elles sont élevées au
centre d’accueil des visiteurs à Tel Shiloh3, rapporte Segal. Tel Shiloh, la
ville antique, est Khirbet Seilun, à partir de laquelle le village de Qaryut s’est
développé au nord-est de Ramallah, en Cisjordanie. Khirbet Seilun faisait
partie du village, dont les habitants ont été expulsés. Comme les Palestiniens
à Susya. L’archéologie expulse.
Les colons, aidés par l’armée, ont
également expulsé les habitants de Qaryut de leurs sources. Les troupeaux de
génisses juives casher expulsent les bergers de leurs terres et les
agriculteurs de leurs sources d’eau. L’industrie du lait et de la viande comme
outil d’expulsion. L’abattage casher. Les mitsvot [les 613 prescription de
la Torahs]. Le peuple élu. Les génisses rouges pour les sacrifices.
Certaines des cinq vaches, rapporte Segal, « ont atteint l’âge de 2 ans et
sont aptes à être utilisées comme génisses rouges, mais elles ont franchi la
ligne d’arrivée avec quelques poils blancs ».
Après les bombardements, quelques
cheveux blanchissent sur la tête des enfants de Gaza. Linceuls blancs. Linceuls
bleus. Un charnier. Les FDI fouillent les cimetières. Ramène les corps dans des
camionnettes. La ligne d’arrivée. La ligne rouge.
Le rabbin Azaria Ariel, de l’Institut
du Temple, a déclaré à Segal : « Le Saint, béni soit-il, décide. Ce n’est
pas pour rien qu’Il a placé le Temple là où il se trouve. Il existe une
sensibilité particulière à cet égard : pour déplacer quelque chose à cet
endroit par les voies naturelles, un large consentement du peuple d’Israël sera
nécessaire ».
C’est ce qu’il a dit, et il nous a
laissés dans l’expectative. Déplacer « quelque chose ». Qu’est-ce que
cela signifie ? Quelque chose comme le Dôme du Rocher ? Quelque chose comme la
Mosquée du Sud (Al-Aqsa) ? Et « par les voies naturelles ». Qu’est-ce
que cela signifie ? Un tremblement de terre ? Une attaque aérienne ? Un
explosif puissant ? « La terre ouvrit sa gueule et les engloutit, eux et
leurs familles » (Nombres 16:32) Miracles.
Des miracles. Par la main de Dieu. Par la main d’Allah.
L’un est grand et l’autre est plus grand. Tout est écrit dans les saintes
écritures.
Cet article est paru dans le tabloïd New
York Post du 27 février. Nous l’avons traduit tel quel.-Tlaxcala
Jack Morphet , Andy Tillett et Kate
Sheehy, New York Post,
27/2/2024
Aaron Bushnell a affirmé qu’il avait des informations
secrètes sur des troupes usaméricaines combattant dans les tunnels du Hamas sous
Gaza, quelques heures avant de s’immoler par le feu dans un « acte de
protestation extrême » contre Israël, a déclaré mardi un ami proche au Post.
L’aviateur de 25 ans - qui a servi dans
la 70eescadre de
renseignement, de surveillance et de reconnaissance de l’armée de l’air, mais
qui a également interagi avec des groupes anarchistes radicaux en ligne - a affirmé
qu’il avait une "autorisation top secrète" pour les données du
renseignement militaire lors de l’appel à son ami samedi soir, a-t-il dit.
« Il m’a dit samedi que nous avions
des troupes dans ces tunnels, que c’étaient des soldats usaméricains qui
participaient aux meurtres » a affirmé l’ami, dont les liens avec Bushnell ont
été vérifiés par le Post.
« Son travail consistait à traiter
des données de renseignement. Une partie de ce qu’il traitait concernait le
conflit Israël- Gaza ».
« L’une des choses qu’il m’a dites,
c’est que ce qui est arrivé sur son bureau [...] c’était que l’armée usaméricaine
était impliquée dans le génocides qui se déroule en Palestine », a déclaré
l’ami, faisant référence à la guerre d’Israël contre le groupe terroriste
palestinien Hamas à Gaza.
« Il m’a dit que nous avions des soldats
sur le terrain qui tuaient un grand nombre de Palestiniens.
Il y a trop de choses que je ne sais pas,
mais je peux vous dire que le ton de sa voix avait quelque chose qui me disait
qu’il avait peur », a déclaré le copain.
« Je n’avais jamais entendu ce ton
dans sa voix. »
Bien que Bushnell ait affirmé qu’il
transmettait des informations top secrètes à son ami, il n’y a aucun moyen de
vérifier si c’est vrai.
La Maison Blanche a déclaré à plusieurs
reprises qu’elle n’enverrait pas de troupes américaines sur le terrain à Gaza,
et le président Biden a déclaré qu’il espérait négocier un cessez-le-feu entre
Israël et le Hamas cette semaine.
Selon le New York Times, des
forces d’opérations spéciales usaméricaines ont été déployées en Israël depuis
l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre, afin « d’identifier les
otages, y compris les otages usaméricains », après que le groupe en a
capturé plus de 200 au cours de son raid.
Les forces spéciales ont également
participé à l’élaboration de la stratégie des troupes israéliennes à Gaza, qui
débusquent les membres du Hamas dans le réseau de tunnels situé sous le
territoire, mais le rapport précise que les troupes [US] « ne sont pas
affectées à des rôles de combattants ».
L’armée de l’air a confirmé que le titre
de Bushnell était « technicien des services d’innovation » [sic],
mais n’a pas précisé l’habilitation de sécurité dont il disposait. Elle n’a pas
immédiatement répondu à une demande de commentaire du Post mardi.
L’ami - qui a précisé qu’il [Aaron] ne « soutenait
pas le Hamas d’une manière ou d’une autre » - s’est dit surpris car
Bushnell n’avait jamais violé son habilitation militaire auparavant.
« Il a une habilitation de sécurité
depuis quatre ans maintenant, et c’est la seule fois, à ma connaissance, qu’il
a enfreint le protocole et donné des informations qu’il n’aurait pas dû donner »,
a déclaré l’ami à propos de leur conversation.
« Il était effrayé », a déclaré
l’ami à propos de Bushnell, qui a grandi dans un complexe religieux controversé
dans une petite ville côtière du Massachusetts, mais qui a fini par s’immoler
devant l’ambassade d’Israël à Washington, DC, vers 13 heures dimanche, en
criant « Libérez la Palestine ! »
Quelques minutes avant de s’immoler, Bushnell
avait diffusé en direct une brève allocution vidéo dans laquelle il déclarait
qu’il ne serait « plus complice d’un génocide ».
Dans son dernier message sur Facebook,
Bushnell a également écrit : « Beaucoup d’entre nous aiment se demander
... Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? La réponse est que vous
êtes en train de le faire. En ce moment même ».
Des messages non confirmés publiés sur
Reddit et liés à un compte semblant appartenir à Bushnell comprenaient des
diatribes contre Israël et justifiaient l’attaque terroriste du Hamas.
Ils ont été publiés dans des groupes
anarchistes et anti-policiers, à côté de messages plus banals sur des logiciels
informatiques et des demandes de conseils en matière de carrière.
Sur sa page Facebook, Bushnell soutenait
également le collectif anarchiste Burning River et Mutual Aid Street
Solidarity.
L’ami de Bushnell a déclaré qu’il n’avait
aucune idée que le fervent chrétien se suiciderait, d’autant plus que l’aviateur
lui avait dit auparavant qu’il était contre le suicide.
« Il a dit que cela allait à l’encontre
du plan de Dieu, qu’il y avait toujours de meilleures solutions que le suicide,
que le suicide n’allait rien arranger », a déclaré l’ami à propos des
commentaires que Bushnell lui avait faits à l’époque.
« Pour qu’Aaron ait fait ce qu’il a
fait, il y avait des choses qui l’empêchaient d’agir », a ajouté l’ami.
« Les problèmes qu’il voyait, il ne
pouvait pas les résoudre. Il aurait pris cette décision pour essayer de faire
en sorte que quelqu’un d’autre puisse résoudre le problème ».
L’ami a déclaré que lorsqu’il a appris
que le suicide avait été diffusé en direct, « ma première réaction a été
de me dire : "Ce n’est pas possible" ».
« Le suicide n’est pas quelque chose
qu’Aaron ferait », a déclaré l’ami.
Il a ajouté que lorsque les deux hommes
ont discuté de ce que Bushnell disait avoir découvert sur la guerre, « je
lui ai dit de suivre sa conscience, qui l’a toujours mené dans la bonne
direction auparavant », bien que Bushnell n’ait pas fait allusion à ce qu’il
ferait le lendemain.
« Aaron était très analytique, il
aura pris ce genre de décision après y avoir réfléchi longuement.
Aaron se présente extérieurement comme la
personne la plus calme, la plus froide et la plus posée que vous puissiez
connaître », a ajouté l’ami.
« Vous regardez la vidéo de lui, et
vous voyez à quel point il est calme, cool et posé, et c’est sa personnalité
normale.
« Le plus bouleversé que nous ayons
jamais vu ... c’est qu’il allait prendre une hache et couper du bois ».
L’ami, qui connaissait Bushnell depuis
son adolescence, a déclaré qu’il voulait à l’origine s’engager dans l’armée,
mais qu’après avoir examiné de plus près toutes les branches des forces armées,
le jeune homme a opté pour l’armée de l’air ou la marine.
« Il a tiré à pile ou face [et a
choisi] l’armée de l’air. C’était en 2019 », raconte l’ami.
Au cours des années suivantes, Bushnell -
qui était « honnête », plein d’ « ntégrité » et »
aurait fait n’importe quoi pour aider n’importe
qui, n’importe quand » - a eu du mal à se conformer constamment à la ligne
militaire, a déclaré l’ami.
« Quiconque s’engage dans l’armée,
les yeux brillants et tout feu tout flamme comme Aaron, et s’implique dans des
activités liées au renseignement sur les transmissions, finira dans l’esprit du
corps des transmissions ou partira », a déclaré l’ami, faisant référence
au système de communication et d’information de l’armée.
« Aaron n’a pas adhéré à l’état d’esprit
du Signal Corps.
Cet état d’esprit peut être décrit comme
le fait de faire de petits compromis avec sa propre force intérieure pour ne
plus être la personne que l’on était auparavant » a déclaré la source.
« Aaron ne pouvait pas faire ça, ce
n’était pas dans sa nature ».
* NdT
Renseignements pris, Aaron a grandi dans une communauté œcuménique chrétienne qualifiée par certains de charismatique et par d’autres de « secte controversée », comptant 200 membres, la Communauté de Jésus, appartenant à l’Église de la Transfiguration créée par des moines bénédictins à Orleans, sur la Baie de Cape Cod, dans le Massachusetts. Les membres de la communauté s’exprimant sur les réseaux sociaux ont manifesté depuis le 7 octobre des positions pro-israéliennes pures et dures.
Pour les penseurs arabes modernes, l’expérience andalouse a tout représenté,
des dangers du factionnalisme aux avantages de l’ouverture culturelle en
passant par la douleur de l’exil.
La nouvelle de Jorge Luis Borges « La quête d’Averroès »
commence un après-midi dans l’Andalousie du XIIe siècle, dans la
maison ombragée de Cordoue d’Ibn Rushd, plus tard connu en Europe sous le nom d’Averroès.
Le philosophe est dans une impasse dans son commentaire de la Poétique d’Aristote : deux mots, “tragédie” et “comédie”,
sont omniprésents dans le grec mais opaques pour l’arabe, qui n’a aucune notion
de dramaturgie. Lors d’un dîner ce soir-là, le sujet de la poésie revient sur
le tapis : un invité affirme que les vers bédouins de l’époque préislamique,
fondement de la littérature arabe, sont obsolètes pour les poètes qui vivent
dans des villes sophistiquées comme Cordoue. Lorsque Zuhayr,
poète du VIe siècle, comparait le destin à un chameau aveugle, la
métaphore était saisissante ; aujourd’hui, elle semble absurde.
Le philosophe n’est pas d’accord. Il affirme, de manière parfaitement
aristotélicienne, que la poésie traite des universaux : son but n’est pas d’étonner
mais d’inventer des figures compréhensibles par tous. (Borges semble insinuer
sournoisement que le chameau puissant mais maladroit, contre lequel toute lutte
humaine est condamnée, pointe vers une traduction arabe de “tragédie”, même si
Ibn Rushd ne s’en rend pas compte). En raison de l’universalisme de la poésie,
poursuit le philosophe, le passage du temps l’enrichit au lieu de la rendre
obsolète. En nous remémorant les vers de Zuhayr, nous ne pensons pas seulement
à sa métaphore, mais nous comparons nos luttes aux siennes : « La figure avaitdeux termes ; maintenant, elle en aquatre ».
Ibn Rushd termine par une
anecdote. Lors d’un séjour en Afrique du Nord, « torturé par les souvenirs
de Cordoue », il fut consolé par un vers de poésie composé par le calife Abderrahman,
qui s’adressait à un arbre de son jardin royal en pensant à sa maison de Damas
: « Toi aussi, tu es, ô palme ! /en terre étrangère … ».
Les compagnons de table d’Ibn Rushd savaient tout d’ Abderrahman. Membre de la
famille omeyyade, qui a dirigé le deuxième califat islamique depuis Damas entre
661 et 750, il a échappé au massacre de sa famille par les Abbassides rivaux et
s’est enfui vers l’ouest. En 756, il proclame la domination omeyyade sur la
péninsule ibérique - al-Andalus, en arabe - que ses descendants gouverneront
depuis Cordoue pendant près de trois siècles. De nombreux éléments de la
nouvelle capitale rappellent la Syrie natale d’Abderrahman : son domaine d’al-Rusafa,
avec ses palmiers transplantés, porte le même nom qu’un complexe royal près de
Damas ; le mihrab [niche de prière] de sa grande mosquée est orienté
vers le sud, comme ceux de Syrie, bien que La Mecque se trouve évidemment à l’est
de Cordoue. « Singulier privilège de la poésie », déclare Ibn Rushd
dans l’histoire de Borges, « des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient
me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne ».
Dans l’histoire littéraire arabe, la mémoire d’al-Andalus survit comme le palmier
transplanté d’Abderrahman. Le passage du temps a enrichi ses significations et
en a fait une sorte de patrimoine universel, alors même que l’époque de la
domination musulmane s’éloignait. Ce processus de mémorialisation a commencé
alors que les Arabes régnaient encore sur une grande partie de la péninsule.
Pour les poètes, le siège califal de Cordoue, mis à sac au début du XIesiècle, est devenu le lieu de réflexions mélancoliques sur les gloires passées
et les rouages impénétrables du destin. « O peuple d’al-Andalus », s’exclame
le Valencien Ibn Khafaja, au XIe siècle, dans des vers maintes fois repris
depuis, « Comme Dieu vous a comblés/d’eau, d’ombre, de rivières et d’arbres/le
jardin du Paradis n’est nulle part ailleurs que sur votre terre ».
Al-Andalus a également fasciné les écrivains arabes modernes, pour des raisons légèrement
différentes. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle, de nombreux nationalistes ont commencé à se tourner vers le passé, en
particulier le passé précolonial, pour y trouver des exemples de réussite et de
puissance arabes. L’Espagne musulmane constituait un modèle évident : une
patrie (en arabe, al-watan) perdue qui pouvait consoler et inspirer face à une
domination étrangère. De ce point de vue, la Reconquista de Ferdinand et
Isabelle était le signe avant-coureur d’une longue histoire d’occupation et d’exil.
L’Égyptien
Ahmad Shawqi, surnommé le « prince des poètes », a été expulsé vers l’Espagne
en 1914. Au Caire, il avait été poète de la cour du khédive Abbas II, destitué
par les Britanniques au début de la Première Guerre mondiale en raison de ses
sympathies ottomanes. Shawqi a passé les six années suivantes en Espagne, où
les vestiges de l’Al-Andalus arabe lui rappelaient vivement son pays. Dans son
célèbre « Poème rimant sur la lettre Sin », Shawqi
se promène parmi les ruines de Cordoue, voyant tout à travers le prisme
fracturé de l’exil : le magnifique passé andalou, les palais et les mosquées
vides du présent, le watan égyptien désespérément
absent. Dans les dernières lignes du poème, il promet que ses enfants « prendront
ces ruines comme des sermons », car « si vous ne pouvez pas vous
tourner vers le passé, vous ne trouverez jamais de consolation ». Pour
Shawqi, comme pour de nombreux penseurs arabes, al-Andalus est un lieu de
mémoire et de désir, évoquant la nostalgie d’une histoire depuis longtemps
disparue qui semble néanmoins offrir d’importantes leçons pour le présent.
La mosquée d'Urbana, en Illinois, reprend les entrelacs rouges et blancs de la grande mosquée de Qurtaba (Cordoue)
L’ouvrage
d’Eric Calderwood, On Earth or in Poems, est,
écrit-il, une étude de la « postérité culturelle » de la domination
musulmane en Espagne. Il s’intéresse tout particulièrement à cette postérité
chez les intellectuels arabes modernes. Presque tous les mouvements politiques
et culturels du monde arabe se sont intéressés à Al-Andalus d’une manière ou d’une
autre, et le livre de Calderwood est un enchevêtrement d’études de cas : arabistes,
berbéristes, féministes, Palestiniens, musiciens contemporains. (Il n’explique
pas pourquoi il a choisi ces groupes et non, par exemple, les islamistes ou les
laïcs arabes, qui ont leurs propres points de vue sur le sujet). À travers
leurs poèmes et leurs pamphlets, leurs films et leurs chansons, chaque groupe a
produit ce que Calderwood appelle un « mythe » d’Al-Andalus. Il s’intéresse
moins à l’exactitude de ces mythes qu’à leur utilisation politique. Comme il le
dit, « les affirmations modernes sur Al-Andalus sont souvent autant (ou
plus) destinées à répondre aux besoins du présent qu’à comprendre le passé ».
Pour
les historiens, l’histoire d’al-Andalus commence en 711, lorsque les armées
omeyyades commandées par Tariq ibn Ziyad conquièrent la majeure partie de l’Ibérie
sur les rois wisigoths (le nom Gibraltar vient de l’arabe Jabal Tariq, « la
montagne de Tariq »). Quelque quarante-cinq ans plus tard, Abderrahman établit
sa nouvelle capitale à Cordoue. Elle devint rapidement un centre de
civilisation rivalisant avec Bagdad, avec d’innombrables bibliothèques, des
palais et des mosquées opulents, de vastes aqueducs, des centaines de bains
publics et des marchés proposant des marchandises en provenance d’Inde, de
Chine et d’Europe du Nord, le tout défendu par l’une des marines les plus
puissantes du monde. Juifs, chrétiens et musulmans ont contribué à faire de
Cordoue « la patrie de la sagesse », comme l’a appelée plus tard un panégyriste
arabe, « la maison du raisonnement juste, le jardin des fruits des idées ».
Le
collier de la colombe (طوق الحمامة Ṭawq al-hamāma), par Ebrahim Busaad, 2011
La
domination omeyyade a duré jusqu’au début du XIe siècle, lorsque des
factions armées en guerre ont divisé le califat en cités-états indépendantes. L’époque
des « petits royaumes » a été marquée par la discorde politique mais
aussi par l’épanouissement culturel, notamment dans les œuvres d’Ibn Hazm,
auteur de l’élégant traité d’amour Le collier de la colombe (1022),
ainsi que dans les vers hébraïques de Shmu’el HaNagid (Isma’il ibn Nag’rila), le vizir juif de Grenade.
La
péninsule fut essentiellement réunifiée en 1086 sous la bannière des
Almoravides, une dynastie berbère d’Afrique du Nord, suivie à son tour par les
Almohades, qui avaient également leur capitale à Marrakech. Les Almohades ont
été les mécènes puis les persécuteurs d’Ibn Rushd et ont souvent été décrits -
comme leurs prédécesseurs almoravides précédents - comme des fanatiques, en
partie parce qu’ils ont interdit les œuvres du philosophe et ont ordonné qu’elles
soient brûlées en public. Au milieu du XIIIe siècle, la Reconquista
avait réduit la domination musulmane à l’État de Grenade, qui succomba aux
armées de l’Aragon et de la Castille au cours de la fatidique année 1492.
Les penseurs modernes ont tiré des fils distincts, bien que se chevauchant souvent,
de cette dense trame historique. Les nationalistes arabes ont mis l’accent sur
les dangers du factionnalisme et sur la force que confère l’unité. Pour les
libéraux laïques, l’expérience andalouse a prouvé les avantages de l’ouverture
culturelle, de la recherche sans entrave et de la tolérance religieuse. Pour de
nombreux Palestiniens, comme pour de nombreux Juifs, il s’agissait d’un récit
édifiant sur la perte de la patrie et les chagrins de l’exil. Calderwood
compare ces souvenirs collectifs à un couteau suisse, « un ensemble varié
d’outils prêts à répondre à toutes sortes de problèmes et de besoins ». Il
ne voit pas d’un bon œil la recherche d’une « ontologie d’al-Andalus »
- en termes simples, une étude de ce qu’il était - et appelle plutôt à une « phénoménologie »,
qui montrerait plutôt « comment al-Andalus s’est manifestéà
diverses époques et en divers lieux ».
L’outil le plus populaire de cette trousse d’interprétation, que de nombreux penseurs
ont utilisé pour comprendre al-Andalus, est le concept de convivencia [convivance, coexistence]. De nombreux
lecteurs anglophones ont découvert cette idée dans The Ornament of the World(2002)
de la chercheuse María Rosa Menocal, un portrait lyrique de ce qu’elle appelle
la « culture de la tolérance » de l’Espagne médiévale. Dans le récit
franchement idéalisant - et largement lu - de Menocal, qui s’appuie extensivement
sur des sources littéraires et philosophiques, les musulmans, les juifs et les
chrétiens andalous ont créé une société de « syncrétisme éclectique »,
tragiquement anéantie par les puritains religieux : d’abord les Almoravides et
les Almohades, puis les armées de Ferdinand et d’Isabelle. Menocal a terminé
son livre juste avant les attentats du 11 septembre, et son exploration des « profondeurs
inconnues de la tolérance et de la symbiose culturelles de notre patrimoine »
était particulièrement opportune à un moment où les gros titres des journaux
annonçaient un choc imminent des civilisations.
L’idée de convivencia, bien que souvent associée à l’Andalousie, n’est pas
andalouse : ses racines plongent dans un passé beaucoup plus récent. C’est l’historien
et critique littéraire espagnol Américo Castro qui, dans son livre España
en su historia : cristianos, moros y
judíosPDF[Buenos Aires, 1948, interdit sous Franco, réédité
en 1983 et 2001, inédit en français, NdT], a utilisé pour la première fois
le terme dans le sens particulier - et commodément vague - de coexistence
religieuse et ethnique. Empruntant le terme à la
philologie, où il désigne la lutte pour la suprématie entre les variantes
vernaculaires d’un mot, Castro lui a donné une tournure existentialiste, l’utilisant
pour caractériser l’interaction quotidienne entre les « castes »
chrétiennes, musulmanes et juives, qu’il considérait comme la base de l’identité
espagnole. L’argument de Castro a suscité des réponses véhémentes de la part d’historiens
pour qui les éléments catholiques et castillans de l’identité espagnole étaient
primordiaux.
Avec le temps, le débat sur la convivencia a été
assimilé à une version de l’ère franquiste des guerres culturelles, opposant
les nationalistes catholiques aux libéraux républicains.
La notion de coexistence religieuse de Castro s’accorde avec les revendications d’une
importante école de pensée juive du dix-neuvième siècle. Heinrich Graetz, l’un
des fondateurs de l’historiographie juive moderne [Histoire
des Juifs, version françaiseHTML], a retourné les idéaux de
tolérance des Lumières contre les chrétiens européens, opposant « l’oppression
fanatique du christianisme » à la situation des juifs dans les cultures
musulmanes, où « les fils de Juda étaient libres de lever la tête et n’avaient
pas besoin de regarder vers l’extérieur avec crainte et humiliation ».
Bien qu’ils n’aient pas utilisé le terme de “convivencia”,
Graetz et ses collègues n’ont pas manqué de faire l’éloge d’un âge d’or juif
sous la domination musulmane. Ironie du sort, les historiens arabes modernes
ont eu tendance à mettre l’accent sur cette tradition de tolérance islamique -
avec l’implication que seul le sionisme est à blâmer pour les malheurs de la
région - tandis que de nombreux historiens israéliens se sont efforcés de
réfuter la notion de coexistence harmonieuse en Andalousie.
Eric Calderwood à la Foire du Livre de Rabat, où la traduction arabe de son livre sur L'Andalous colonial a été présentée
Dans
un ouvrage précédent, Colonial al-Andalus, Spain and the Making of Modern Moroccan Culture[2018, traduit en arabe et en espagnol, inédit en français],
Calderwood relate une autre série d’ironies dans l’histoire moderne de la convivencia. Au début du XXe siècle, un
groupe d’intellectuels espagnols, dont l’écrivain et homme politique Blas Infante, a milité
pour l’autonomie politique de l’Andalousie. Opposé à l’exclusivité du phalangisme
espagnol (ainsi qu’au nationalisme catalan), Infante décrit la société
andalouse comme un mélange racial et culturel dont la vitalité découle du
métissage. « L’invasion arabe a nourri les Andalous, principalement de
sang arabe et berbère », écrit Infante dans un passage d’Ideal
Andaluz(1915), renversant l’obsession espagnole de la limpieza de sangre, ou pureté du sang. « L’ascendance
sémite qui nous est jetée à la figure comme un stigmate [...] est notre plus
grand titre de gloire ». Contrairement aux intellectuels espagnols qui
cherchaient dans le Nord les sources de la civilisation, l’Infante qualifiait l’Europe
de colonisateur barbare. Il qualifie les Andalous d’ « Euro-Africains,
Euro-Orientaux, hommes universalistes ».
Infante
a été assassiné par les fascistes au début de la guerre civile espagnole, mais
Calderwood retrace avec soin la surprenante survie de ses idées dans l’idéologie
franquiste. Le virage d’Infante vers l’Afrique est né de la conviction que l’Espagne
et le Maroc appartenaient à une même région historique, l’Andalousie, qu’il
fallait réunir. En 1931, il demande que le Protectorat espagnol du nord du
Maroc, une portion de territoire côtier gouvernée par l’Espagne depuis 1912,
soit cédé à l’autorité andalouse. Cette idée d’unité hispano-marocaine est
devenue la pierre angulaire de la politique coloniale de Franco, qui a justifié
la domination espagnole sur le nord du Maroc en invoquant un passé andalou
commun. Franco a utilisé ce mythe pour recruter 80 000 soldats marocains dans
son camp pendant la guerre civile, tout en soutenant le mouvement nationaliste
marocain dans sa lutte pour l’indépendance et en organisant même un bateau à
vapeur pour transporter les pèlerins musulmans du Maroc vers l’Arabie saoudite.
Enfin, ironie du sort, la convivencia est devenue un élément
de l’identité marocaine officielle. La constitution du pays déclare l’importance
de son passé andalou et affirme « l’attachement du peuple marocain aux
valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue ». Bien
que le Maroc ait acquis son indépendance à une époque d’insurrection
anticoloniale, les péripéties de la convivencia montrent
comment, selon l’expression de Calderwood, « une façon espagnole de parler
du Maroc est devenue une façon marocaine de parler du Maroc ». Certaines de ces ironies sont peut-être plus discrètes que ne le suggère Calderwood. Les nationalistes espagnols et marocains avaient un ennemi commun, la France, et leur alliance était déterminée par des intérêts politiques - et peut-être par une antipathie partagée pour l’athéisme, autre thème de la propagande franquiste - plus que par un engagement commun envers l’Andalousie. Le nationalisme marocain met précisément l’accent sur ces moments du passé médiéval - les régimes berbères des Almoravides et des Almohades - que les écrivains espagnols, y compris l’Infante, ont généralement dédaignés.
En poursuivant les péripéties de la vie après la mort de l’Andalousie dans la rhétorique politique, on finit par se demander s’il s’agit vraiment d’une histoire de retournements ironiques ou simplement de manipulations cyniques. Et si l’Andalousie n’était pas tant une boîte à outils qu’un récipient vide ? Et si elle pouvait signifier tout ce que l’on veut ? Dans son nouveau livre, Calderwood s’inquiète de cette possibilité. Il reconnaît que les intellectuels berbères, les féministes et les poètes palestiniens ont tiré des leçons très différentes des ruines d’al-Andalus. Mais il affirme que « l’extrême plasticité » fait partie du pouvoir de l’Andalousie, sa capacité « à se modeler et à s’adapter à des lieux et à des époques différents ». Son objectif est de « tolérer la contradiction » : « Al-Andalus signifie beaucoup de choses différentes pour beaucoup de gens différents, et le défi éthique consiste à garder à l’esprit toutes ces significations disparates sans que l’une d’entre elles ne prenne le pas sur les autres ».
L’ouverture d’esprit pourrait être la meilleure option une fois que les questions de vérité historique - c’est-à-dire l’ « ontologie d’al-Andalus » - ont été mises de côté. Mais Calderwood ne pense pas que toutes les interprétations d’al-Andalus soient également bonnes. Son premier chapitre est une critique de ce qu’il appelle « l’al-Andalus arabe », « la plus durable et la plus résistante des visions concurrentes d’al-Andalus » dans le livre. Il ne s’agit pas de la mémoire collective d’une tendance politique distincte, mais du mythe propagé par la culture arabe dominante dans son ensemble. Calderwood trouve des exemples de cette tradition dans une trilogie de romans historiques du début du XXe siècle sur l’Andalousie de l’écrivain libanais Jurji Zaydan, qu’il compare à une série télévisée syrienne populaire sur le même sujet, produite au début des années quatre-vingt.
Calderwood affirme que la version arabiste d’al-Andalus est exclusiviste en termes raciaux - les héros des histoires sont des Arabes, tandis que les méchants sont souvent des Berbères - ainsi qu’en termes géographiques : à l’origine de l’histoire andalouse se trouve Damas l’Omeyyade, et non Marrakech l’Almoravide. C’est le seul exemple de critique dans un livre qui célèbre par ailleurs l’adaptabilité infinie de l’Andalousie. Mais les termes de l’argumentation de Calderwood sont remarquablement vagues. En quoi ces deux œuvres, aussi populaires soient-elles, sont-elles représentatives de la mémoire collective « arabe » ? L’arabisme culturel de Zaydan est historiquement et idéologiquement distinct du baathisme syrien qui semble inspirer la série télévisée, mais Calderwood ne dit rien sur l’arabisme, le baathisme ou leurs relations. Il écrit que les revendications historiques sur al-Andalus répondent aux « besoins du présent », mais ne précise pas quels besoins et acteurs actuels - l’élite levantine, le régime syrien - sont servis par ces récits arabisants.
Calderwood veut remettre en question la convention qui associe l’Andalousie à la convivencia ; la coexistence n’était pas la seule façon dont les Arabes modernes envisageaient l’héritage de la domination musulmane. Pourtant, les principes libéraux de tolérance et d’inclusion sont les propres critères politiques de Calderwood. C’est la nature excluante du mythe « arabe » - sa négation des contributions berbères à l’histoire andalouse - qu’il conteste. Blas Infante a imaginé une république où les identités se conjuguent à l’infini : Euro-Orientaux, Euro-Africains et autres. Son slogan était : « En Andalousie, il n’y a pas d’étrangers ».
La tolérance à l’égard de tous est cependant une barre très haute. Dans son précédent livre, Calderwood montre comment l’andalucismo d’Infante n’a pas été à la hauteur. Dans le dernier chapitre de son nouveau livre, il se demande si un groupe de musiciens contemporains pourrait répondre à la norme.
Ce
chapitre semble d’abord déplacé. C’est le seul qui ne concerne pas
explicitement un groupe politique. Mais en fait, les musiciens de Calderwood
sont mieux compris comme des libéraux modernes. Reprenant des éléments de son
travail sur l’andalucismo, il montre comment les artistes espagnols
et marocains ont collaboré pour inventer une tradition musicale hybride qui
revendique des racines médiévales. C’est la tradition des réflexions de
Federico García Lorca sur le cante jondo, ainsi que desécrits d’Infante sur la musique
flamenca. « Les idées qui ont servi le colonialisme peuvent-elles être
réhabilitées aujourd’hui au service d’un dialogue interculturel productif ? »,
demande Calderwood, qui semble répondre par l’affirmative. L’engagement des
musiciens en faveur de l’échange, de l’harmonie et de la fusion les rend
exemplaires d’une nouvelle convivencia.
Son
argumentation culmine dans une « analyse intersectionnelle » des
chansons de Khaled, un rappeur espagnol d’origine marocaine qui chante en
plusieurs langues et fusionne le flamenco avec la trap. « ¡Al-Andalus es
mi raza ! », affirme Khaled dans un morceau – « Al-Andalus est ma
race ! » -, marquant ainsi sa solidarité avec les opprimés des deux côtés
du détroit de Gibraltar. Dans le clip de « Volando Recto » (En
volant droit), l’Alhambra de Grenade fait son apparition.
Le gangsta rap, un genre qui se caractérise par des guerres de territoire et une
autopromotion fanfaronne, est un drôle d’endroit pour chercher la convivencia. Dans une phrase de « Volando Recto »
que Calderwood ne cite pas, Khaled raille ses rivaux : « Je vais te mettre
dans le cul et je ne suis pas un pédé » [Os voy a follar to’l culo
y no soy marica]. Sur un autre morceau, « La
Bendición », qui célèbre les rues malfamées d’où il vient, Khaled chante :
« Gitan, latino, maghrébin - personne n’est chrétien ici ». Les
connotations du mot « chrétien » (Khaled utilise le terme nsrani, nazaréen, courant dans la darja marocaine)
peuvent être discutées, mais le sentiment n’est pas exactement intersectionnel.
Ce n’est pas une critique de l’art de Khaled, évidemment, mais il est difficile
de comprendre pourquoi la version d’al-Andalus du rappeur, avec ses diverses
inclusions et exclusions, est plus acceptable que la version « arabe »
critiquée par Calderwood. Le principe libéral de tolérance pour tous, comme
dans la formulation originale d’Infante, semble utopique et appliqué de manière
incohérente.
Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ? Mahmoud
Darwich, Onze astres
sur l’épilogue andalou (1992)
La
plus grande méditation sur Al-Andalus par un penseur arabe moderne est la suite
lyrique du poète palestinien Mahmoud Darwich « Onze astressur l’épilogue
andalou ».
Calderwood, qui emprunte le titre de son livre à un vers du poème, le qualifie
à juste titre de « zénith » de l’écriture palestinienne sur
Al-Andalus. Le titre de Darwich fait référence à l’histoire coranique de
Joseph, l’un des favoris du poète, qui raconte à son père un rêve dans lequel
il voit les onze planètes, ainsi que le soleil et la lune, se prosterner devant
lui. Dans le poème de Darwich, qui se compose de onze parties, la vision de la
gloire future de Joseph se transforme en une série d’oracles du passé. Un chœur
d’orateurs des derniers jours de l’Al-Andalus arabe défile dans le texte,
chantant les cycles de l’histoire et faisant le compte de leurs pertes.
Darwich
a publié son poème en 1992, un an après que les Palestiniens et les Israéliens
se furent réunis à Madrid pour entamer les négociations qui devaient aboutir
aux accords d’Oslo. Le premier ministre israélien, Yitzhak Shamir, a ouvert la
conférence en rappelant le 500ème anniversaire de l’expulsion des
Juifs [d’Espagne] et a cité le poète judéo-espagnol Yehuda Halevi sur la
nostalgie de Sion : « Mon coeur esten Orient et moi au bout de l’Occident». Darwich se méfie de ces
nostalgies, ainsi que des négociations. Dans un poème sur l’exode palestinien
de Beyrouth en 1982, il écrit à propos de l’intérêt de pure forme des régimes
arabes pour la cause palestinienne : « Au sommet de chaque minaret, il y a
un charlatan et un violeur qui prêchent Al-Andalus ». Lors des pourparlers
de paix de Madrid, Darwich a vu l’histoire se répéter. Les Arabes étaient à
nouveau expulsés et leurs dirigeants signaient les termes de la capitulation.
Mais
le poème de Darwich est à l’opposé de l’amertume ou de l’exhortation. Sa force
réside dans sa distanciation inquiétante, comme si la vision du poème des
tourbillons historiques, de la « conquête et de la contre-conquête »,
conférait à ses locuteurs une équanimité presque inhumaine. Un cataclysme se
prépare, mais dans la première partie du poème, exprimée par un collectif -
peut-être les habitants de Grenade qui seront bientôt expulsés - l’atmosphère
est d’un calme effrayant :
Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos
jours
De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous
emporterons
Et celles que nous laisserons. Là. Au dernier soir
Nous ne disons adieu à rien, et ne trouvons pas le
temps pour notre fin
Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves
Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables
d’ironie
Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant Ici,
au dernier soir
Nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les
nuages. Conquête et
reconquête
Et un temps ancien qui remet à ce temps nouveau les
clefs de nos portes
Entrez dans nos maisons, ô conquérants, et buvez notre
vin
Sur le mode simple de notre mouwachah
. Car nous sommes la nuit à sa
mienuit. Et
nulle
Aube portée par un cavalier venu du dernier appel à la
prière
Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches
sont fraîches, mangez-les
Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au
sommeil
Après ce long siège, et dormez sur le duvet de nos
rêves
Les draps sont mis, les parfums déposés aux portes, et
les miroirs nombreux
Entrez-y pour que nous en sortions jusqu’au dernier.
Et sous peu nous
chercherons ce que
Fut notre Histoire autour de la vôtre dans les
contrées lointaines
Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie
fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
(trad. Elias Sanbar)
L’extrême
logique de la convivencia est peut-être d’accueillir l’ennemi chez
soi. Mais n’entendre qu’un fatalisme épuisé dans le poème de Darwich, c’est
manquer l’entêtement de « nous ne disons adieu à rien » ou « tout
reste pareil ». Les conquérants vont et viennent, pourrions-nous dire,
mais les conquis laissent aussi des traces. En ce sens, ils ne partent jamais
vraiment. Comme l’a écrit Edward Said à propos de « Onze astres »
et de son ton étrangement posthume, le poème ne traite pas tant du moment de la
fin « mais de ce qui se passe après la fin, de ce
que c’est que de vivre au-delà de son temps et de son lieu ».
Darwich
a souvent exprimé son ambition de devenir un poète « troyen ». L’histoire
peut être écrite par les vainqueurs, mais comme Darwich l’a dit à un intervieweur,
« il y a plus d’inspiration et de richesse humaine dans la défaite que
dans la victoire. Il y a une grande poésie dans l’expérience de la perte ».
Calderwood écrit que « Onze astres » n’est pas un poème qui
pleure sur une patrie disparue, mais un poème qui envisage des avenirs
possibles - andalous et palestiniens. C’est ainsi que Darwich lui-même avait
tendance à parler de « Onze astres ». Mais cette lecture passe
à côté de ce qu’il y a de plus troublant dans ce poème, à savoir sa
détermination à ne voir les choses que sous l’angle de la défaite, comme si l’histoire
n’était qu’une série d’expulsions qui s’accumulent. Pour Darwich, adopter ce
point de vue - tout en gardant son sang-froid et sa dignité - lui permet de se
tenir aux côtés d’autres peuples vaincus et exilés, des habitants de Troie aux
Arabes de Grenade, en passant par les Palestiniens de 1948. La consolation, s’il
y en a une dans cette vision sinistre, vient des universels poétiques de la
perte, et non des détails éphémères de la victoire.
« J’exhorte
vos soldats, les soldats et les gardiens du peuple, à ne pas laisser la
Palestine devenir une nouvelle Andalousie ! » : un poème de Malek Hamed,
Gaza, de 2012, 521ème année de la chute de l’Andalous (sur Facebook)
Robyn Creswell est un critique, universitaire et traducteur usaméricain spécialisé
dans la littérature arabe contemporaine. Il enseigne la littérature comparée et
la traduction à l'université Brown. Il a été rédacteur en chef de la rubrique poésie
à la Paris Review. Il a traduit des œuvres de Sonallah Ibrahim et d'Abdelfattah
Kilito, et, plus récemment, le recueil de poésie d’Iman Mersal, Le Seuil.
Une version révisée de sa thèse de doctorat a été publiée par Princeton
University Press sous le titre City of Beginnings : Poetic Modernism in
Beirut (2019).Regarder sa masterclass sur Palestine,
Resistance & Poetry (2021). CV