Frederic Wehrey, The New York
Review of Books, 3/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le changement climatique a apporté une nouvelle dimension dangereuse à la guerre des bandes politico-militaires
Vue d’une tempête de poussière dans le désert du Sahara, septembre 2014 ; Stocktrek/Getty Images.
Dans un bureau exigu et éclairé par des lampes fluorescentes, un fonctionnaire d’âge moyen et son équipe travaillent à ce qui est peut-être le travail le plus important pour les futures générations de Libyens. C’est une sorte de centre de commandement : des écrans d’ordinateur clignotants sur les bureaux, des câbles partout, et des cartes satellites au mur marquées de grandes spirales et de flèches. La bataille n’est pas contre un adversaire militaire, comme les innombrables groupes armés et leurs soutiens politiques qui se disputent le pouvoir et le butin économique dans cet État riche en pétrole depuis l’éviction de Mouammar Kadhafi lors de la révolution de 2011 soutenue par l’OTAN. Le fléau est bien plus insidieux, et les élites du pays, qui se chamaillent, semblent terriblement mal préparées à le combattre.
C’est le siège temporaire du Centre météorologique national de Libye, un bâtiment en béton coulé indescriptible, niché sur la route Qurji, du nom d’un capitaine de la marine ottomane qui a également fait construire une mosquée ornée dans la vieille ville voisine. Le directeur du centre, Ali Salem Eddenjal, affable et nerveux, m’accueille en s’excusant de l’exiguïté des lieux : il a dû quitter un autre quartier de la capitale en raison de violents affrontements entre milices, une histoire de déplacement forcé que de nombreux Libyens ne connaissent que trop bien.
Pourtant, M. Eddenjal et son équipe poursuivent leurs efforts, surveillant, analysant, prévoyant et rapportant avec diligence un flux de données alarmantes que la plupart des Libyens connaissent déjà de première main. Le pays se réchauffe, les sécheresses sont plus sévères et plus longues, les précipitations plus rares, les tempêtes de sable et de poussière plus puissantes et plus fréquentes. Ce dernier phénomène s’est manifesté de manière spectaculaire en mars et en avril, lorsqu’un blizzard de particules s’est élevé du Sahara et a recouvert Tripoli et sa région. La brume de couleur saumon, stupéfiante sur Instagram, a entraîné la suspension des vols de l’aéroport de la ville. Elle a également suscité un avertissement de la mission de l’Union européenne en Libye, selon lequel les autorités du pays devaient s’attaquer aux effets actuels et imminents du changement climatique.
C’est un avertissement qu’Eddenjal, qui a rédigé une thèse sur le changement climatique, n’a pas besoin d’entendre. Depuis des années, il prévoit les effets dévastateurs du réchauffement climatique anthropique sur son pays de près de sept millions d’habitants qui souffre d’un manque d’eau, effets qui seront exacerbés par des années de conflit, de corruption, de délabrement des infrastructures et de détérioration de l’environnement. Le tableau saisissant qu’il brosse augure à bien des égards l’avenir d’une grande partie de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. La température annuelle moyenne de la Libye, ainsi que celle de l’ensemble du sud de la Méditerranée, augmente plus rapidement que celle du reste du monde, et devrait augmenter de deux degrés Celsius d’ici 2050. Les précipitations annuelles diminuent à un rythme tout aussi rapide, tandis que le niveau de la mer le long de la côte libyenne augmente de trois millimètres par an.
Dans un pays désertique où la grande majorité de la population réside dans une étroite bande de territoire près de la mer, ces changements seront catastrophiques. Alors que la chaleur, la sécheresse et l’insécurité alimentaire font des ravages à l’intérieur de la Libye, les infrastructures de services et d’assainissement déjà faibles des villes du nord vont céder sous l’afflux de Libyens de l’arrière-pays, qui rejoignent les milliers de citoyens toujours déplacés par la guerre. L’eau potable, dont 80 % est puisée dans des aquifères fossiles situés en profondeur dans le désert par un système de canalisations appelé “Grande rivière artificielle”, va diminuer en raison de l’évaporation des réservoirs ouverts et de l’extraction non durable. La hausse des températures s’accompagne également d’une augmentation de la demande d’électricité, qui poussera un réseau surchargé jusqu’au point de rupture, avec des conséquences dangereuses pour la santé et la sécurité alimentaire. Pendant ce temps, les tempêtes se déchaîneront sur des systèmes de drainage de mauvaise qualité, et certaines zones côtières, comme la ville portuaire orientale de Benghazi, seront gravement endommagées ou inondées.
Des Libyens pataugent dans des eaux de crue suite à de fortes pluies à Tripoli, Libye, octobre 2022. Mahmud Turkia/AFP/Getty Images
À cette crise s’ajoutent deux précarités flagrantes. La dépendance de la Libye à l’égard des exportations pétrolières pour financer le budget gonflé du secteur public - qui emploie 85 % de la population - l’a dangereusement exposée à la baisse imminente des prix mondiaux du pétrole, connue sous le nom de “pic pétrolier”, résultant de la transition vers les énergies renouvelables et des engagements en faveur de la réduction nette des émissions de carbone. De plus, le minuscule secteur agricole libyen, en déclin rapide, et la dépendance de la Libye à l’égard des importations pour plus des trois quarts de ses denrées alimentaires la rendent tout aussi vulnérable aux chocs alimentaires. Il est facile d’imaginer le cataclysme qui se profile à l’horizon : des pertes humaines et une ruine économique vertigineuses, accompagnées de la dissolution violente du pays en une mosaïque de territoires dirigés par des milices prédatrices utilisant l’eau, l’électricité, le carburant et la nourriture comme sources d’autorité.
Les signes avant-coureurs de cette dystopie sont déjà là. Rappelez-vous, par exemple, le spectacle, il y a quelques années, des habitants de Tripoli creusant pour trouver de l’eau à travers le béton à l’extérieur de leurs maisons, après le sabotage de la Grande Rivière artificielle - une cible privilégiée des criminels et des milices dans le sud. Ou encore la lutte que se livrent les quartiers de la capitale et de ses environs, soutenus par des groupes armés, pour le rationnement de l’électricité pendant les chauds mois d’été. Ou encore les blocages trop fréquents des ports et des champs pétroliers par des groupes armés et des factions politiques, qui contribuent aux longues files d’attente pour le gaz et l’électricité lors des pannes et créent un marché pour les générateurs privés de combustibles fossiles qui crachent des gaz d’échappement à proximité des habitations.
Mais les signes avant-coureurs les plus tragiques de l’avenir climatique qui s’assombrit sont les milliers de réfugiés et de migrants libyens, dont beaucoup viennent des États subsahariens, qui ont fui les pénuries alimentaires, la violence et la pauvreté écrasante - des difficultés exacerbées par la dégradation de l’environnement et les événements climatiques - pour subir d’horribles abus aux mains des trafiquants et des groupes armés libyens, parfois soutenus par l’État libyen et, indirectement, par une Europe de plus en plus nativiste.
Eddenjal sait tout cela et plus encore. Mais pour l’instant, il veut me parler des tempêtes de sable.
Les tempêtes de sable et de poussière sont devenues un avatar visuel frappant de la crise climatique en Libye, bien que le changement climatique anthropique n’en soit pas la cause. Ce sont des phénomènes naturels qui existent depuis des millénaires ; les panaches de poussière du Sahara transportent des minéraux comme le fer et le phosphore sur des milliers de kilomètres, pour finalement fertiliser la forêt amazonienne et nourrir le phytoplancton de l’Atlantique et de la Méditerranée, réduisant ainsi les niveaux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Mais leurs effets sur les moyens de subsistance et la santé de l’homme ne sont décidément pas bénéfiques. Leurs petites particules font des ravages dans le corps, provoquant ou aggravant des maladies respiratoires et endommageant les tissus et les organes, en particulier le cœur. Rien qu’au Moyen-Orient, elles infligent chaque année des pertes économiques d’une valeur de 150 milliards de dollars. L’année dernière, c’est une tempête de sable qui a contribué à l’immobilisation d’un porte-conteneurs dans le canal de Suez, bloquant les chaînes d’approvisionnement mondiales pendant six jours.
Le territoire libyen est depuis longtemps une source et une destination de tempêtes de sable, mais ces dernières années, Eddenjal et son équipe ont enregistré des changements inquiétants “dans [leur] saisonnalité, leur fréquence, leur durée et leur intensité”. Les panaches ont commencé à arriver plus tôt, au printemps, non seulement des plaines sèches et des déserts du sud de la Libye, mais aussi des zones semi-arides et cultivables le long de la côte, que les sécheresses prolongées ont dépouillées de leur végétation et rendues plus sensibles à l’érosion éolienne. Ensuite, localement, il y a ce qu’Eddenjal appelle “l’abus” de la terre : la dégradation du sol causée par l’homme en raison d’une mauvaise gestion, de l’urbanisation, de l’agriculture intensive et du surpâturage. Même les conflits militaires y contribueraient, en fouettant le sol avec des véhicules à chenilles, des tranchées et des bombardements (bien qu’au moins une étude ait conclu que leurs effets sur les tempêtes de sable au Moyen-Orient étaient peut-être exagérés).
Une oliveraie à Misrata, en Libye, en novembre 2022. Islam Alatrash/SOPA Images/LightRocket/Getty Images
En Libye, ces processus sont clairement visibles depuis au moins une décennie. Des élites et des milices avides d’argent se sont emparées de vastes étendues de terres agricoles et de pâturages, les ont morcelées et transformées en magasins, appartements et garages. Les forêts qui entourent la capitale - plantées au cours du siècle dernier pour favoriser un microclimat bénéfique, faciliter l’agriculture et empêcher la désertification - ont été abattues dans un même élan de profit. Certains Libyens tiennent l’OTAN et la révolution pour responsables de ces ravages, mais en vérité, la déforestation a commencé dans les années 1980 avec la collectivisation chimérique des biens par Kadhafi, qui a entraîné le démantèlement du ministère libyen de l’agriculture et la dissolution des forces de police chargées de surveiller les forêts. La spoliation n’a fait qu’empirer avec les affrontements périodiques autour de Tripoli depuis la chute du dictateur, notamment la guerre de 2019-2020 pour la capitale entre les milices fidèles au gouvernement et celles commandées par un chef de guerre basé dans l’est du pays, Khalifa Haftar, qui a été militairement soutenu, ironiquement, par les deux États arabes (et alliés des USA) - l’Égypte et les Émirats arabes unis - qui accueillent les récent et le prochain sommets des Nations unies sur le climat. J’ai vu de mes propres yeux les résultats de leurs interventions : des vignobles et des champs criblés d’obus, des vergers dynamités et des fermes en ruine.
Tout cela est personnel pour Eddenjal, comme le montre le drapeau tricolore flottant sur le mur de son bureau. Il s’agit de la bannière adoptée par le peuple amazigh, membre d’un groupe ethnolinguistique diversifié qui s’étend sur toute l’Afrique du Nord et qui lutte depuis longtemps contre la marginalisation socio-économique, politique et culturelle. En Libye, ils sont également parmi les plus sensibles aux effets du climat sur l’agriculture, notamment dans les montagnes de Nafusa, à l’ouest de Tripoli. Là-bas, les oléiculteurs ont vu leurs récoltes ruinées par des années de baisse des précipitations et de changements dans la saisonnalité des sécheresses et des tempêtes de sable, sans compter les perturbations dues au conflit et aux pannes d’électricité, qui ont augmenté les coûts de la production agricole. Un maire de cette région m’a dit que certains villages se vident et se déplacent vers la capitale.
Ailleurs, à la périphérie de Tripoli, c’est une histoire similaire. Dans une zone appelée Sidi Sayeh, site d’une décharge massive et d’intenses combats, un agriculteur septuagénaire nommé Bashir Alafrak m’a dit que “l’eau a disparu”. Il m’a dit que ses récoltes de betteraves à sucre, de pommes de terre et de pastèques avaient diminué de 60 %. Non seulement les précipitations diminuent, mais il doit maintenant creuser de plus en plus profondément pour trouver de l’eau souterraine, ce qui nécessite un équipement au coût prohibitif. Partisan déclaré du régime de Kadhafi, il reconnaît ses erreurs en matière d’environnement mais s’en prend surtout au "népotisme" des "hommes révolutionnaires" du pays, c’est-à-dire les milices et leurs soutiens politiques. Aujourd’hui, il craint de perdre sa ferme, ce qui entraînerait des difficultés périlleuses pour sa famille de cinq personnes, qu’il fait vivre entièrement de ses récoltes - un coup dur pour son identité. « Je suis un agriculteur », dit-il avec défi, « et je resterai un agriculteur toute ma vie ».
Malgré la vulnérabilité de la Libye au changement climatique, le pays émet plus de carbone par habitant que tout autre pays d’Afrique et dépasse même certaines grandes nations industrielles. « Les Libyens sont dans une toute autre catégorie », m’a dit un conseiller occidental en matière de climat qui a beaucoup travaillé sur la Libye. Selon lui, cette empreinte hors norme est en partie due au torchage ou à l’évacuation des gaz excédentaires, sous-produits d’une production pétrolière inefficace. Si les autorités pétrolières libyennes ont pris quelques mesures modestes pour mettre un frein à cette pratique, elles pourraient faire beaucoup plus, tout comme le principal consommateur en aval du pays, l’Union européenne. De manière plus générale, les dirigeants libyens n’ont pas commencé à s’attaquer à l’atténuation du changement climatique de manière systématique et significative. Sur les 193 signataires des accords de Paris, la Libye est le seul pays qui n’a pas encore soumis un document appelé « contribution déterminée au niveau national », un plan d’action visant à réduire les émissions et à protéger la société des impacts climatiques.
Cette paralysie semble dans une large mesure due à la fragmentation de la réponse climatique de la Libye et à la joute des factions pour savoir à qui appartient la politique climatique. À son crédit, le précédent premier ministre, Fayez al-Sarraj, a créé en 2020 un comité interministériel sur le climat qui était censé minimiser ces frictions et coordonner les mesures visant à diversifier l’économie basée sur le pétrole, à encourager la transition vers les énergies renouvelables en réduisant les subventions aux carburants et à l’électricité, et à rationaliser l’utilisation de l’eau. Mais compte tenu des profondes divisions qui règnent dans le pays, cet organe existe surtout sur le papier, laissant l’essentiel de la surveillance du climat au ministre de l’Environnement.
Plus récemment, l’actuel premier ministre, un magnat devenu populiste nommé Abd al-Hamid al-Dabaiba, originaire de la puissante ville portuaire de Misrata, tente de prendre le contrôle de la politique climatique en créant une nouvelle autorité climatique au sein de son cabinet. L’homme responsable de cette initiative, également originaire de Misrata, est une personne que je connais depuis des années, mais j’ai été surpris d’apprendre sa nomination lors de notre rencontre en mai dernier : c’est un leader de la société civile et un avocat compétent, mais pas un spécialiste de l’environnement ou du climat. Il m’a dit qu’il avait rédigé un document sur la stratégie climatique et l’avait déposé sur le bureau de son patron. Il n’est toujours pas signé.
Au milieu de cette impasse et de cette léthargie au sommet, divers groupes de base de la société civile et de l’environnement ont pris des initiatives en matière de résilience climatique avec un alacrité et une créativité admirables. Le responsable de l’association Tree Lovers, vieille de dix ans, m’a par exemple expliqué comment ses bénévoles se sont engagés dans la reforestation et d’autres activités de verdissement dans l’ouest de la Libye. Pourtant, comme j’ai pu le constater de visu, de telles organisations en Libye ont dû faire face à des menaces croissantes de la part des milices et des services de renseignements - les deux sont souvent liés - qui considèrent toute mobilisation sur un sujet précis comme une menace pour leur domination. De nombreux militants ont donc quitté le pays. « Collectivement, nous avons payé un prix élevé », m’a dit le chef de l’association des arbres.
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À quinze minutes en voiture vers le sud du Centre météorologique national, vous traversez l’artère à plusieurs voies de l’Airport Road et entrez dans un quartier appelé Abu Salim, un ensemble surdéveloppé de projets d’habitation et de rues étroites. Ce quartier est lui aussi très exposé aux risques climatiques, mais d’une manière qui n’est pas tout à fait évidente.
Contrairement au centre-ville de Tripoli, vieux de plusieurs siècles, Abou Salim est relativement récent, planifié et construit par Kadhafi pour accueillir les arrivants dans la capitale en provenance des tribus pauvres de l’intérieur du pays, dans le désert. Il a une histoire sanglante. En 1996, les détenus d’une prison tristement célèbre du quartier, qui abritait des prisonniers politiques, se sont révoltés et ont été réprimés par les forces de sécurité lors d’une tuerie de deux jours qui a fait 1 200 morts. L’héritage non résolu de ce massacre a été l’une des étincelles de la révolution de 2011, bien que le quartier d’Abu Salim lui-même, où vivent des loyalistes comme les membres des forces de sécurité et leurs familles, ait été l’un des derniers endroits de la capitale à tomber aux mains des rebelles.
Au cours des années de conflit qui ont suivi la révolution, les quartiers de Tripoli sont tombés sous l’emprise de puissantes milices qui les dirigeaient comme des fiefs, exigeant un tribut et harcelant les résidents tout en prétendant assurer la loi et l’ordre.
Abu Salim est tombé aux mains d’un groupe armé qui appartient désormais à l’Appareil de soutien à la stabilité, une formation parapluie qui se présente comme une entité gouvernementale chargée de faire respecter la loi et qui reçoit des fonds publics. Il s’agit en fait de la milice privée d’Abd al-Ghani al-Kikli, dont le nom de guerre est Ghneiwa.
Un homme petit et chauve au visage ridé et bruni par le soleil, Ghneiwa m’a rencontré un soir de juin 2019. C’était juste deux mois après que Haftar eut lancé son attaque sur Tripoli, et les combattants de Ghneiwa faisaient partie des milliers de jeunes hommes issus des milices de la ville qui se disputent fréquemment et qui avaient mis de côté leurs différences pour se précipiter afin de former un cordon de défense dans les banlieues. Le front s’était alors stabilisé et le chef de la milice semblait détendu, désarmé dans un polo trop grand. Nous nous sommes assis sur des chaises pliantes sur une terrasse de son quartier général, avec vue sur un match de football sur un terrain en contrebas et, plus loin, sur un dédale de magasins.
L’ascension de Ghneiwa pour devenir le véritable don d’Abou Salim a suivi la formule d’autres chefs post-Kadhafi - un mélange de charisme personnel, de parrainage politique et de violence. Amnesty International a allégué que l’Appareil de soutien à la stabilité a perpétré des assassinats, des actes de torture et des enlèvements contre rançon. Le pouvoir de Ghneiwa s’est également appuyé sur sa gestion paternaliste et sur la distribution sélective de services aux habitants du quartier. Ces dernières années, alors que les températures estivales grimpaient en flèche à Tripoli, l’électricité - pour refroidir l’air, conserver les aliments, sauver des vies - a été l’un des services les plus précieux et les plus contestés.
Des ouvriers de la Compagnie générale d’électricité réparent des convertisseurs électriques, Tripoli, Libye, août 2018. Mahmud Turkia/AFP/Getty Images
La production d’électricité en Libye est un gaspillage et un coût stupéfiants, car elle est générée par la combustion de gaz naturel, de mazout et de diesel, ainsi que de pétrole brut. Elle est également fortement subventionnée, ce qui entraîne une consommation exorbitante, qui ne fait qu’accentuer la pression sur une infrastructure déjà corrodée par des années d’instabilité - seules treize des vingt-sept centrales thermiques du pays sont opérationnelles - et provoque des pannes pouvant atteindre quarante heures d’affilée, en particulier en été et en hiver, lorsque la demande est élevée. Cette situation a suscité des protestations violentes et généralisées. Pour minimiser les pannes et les troubles sociaux, la compagnie d’électricité publique a mis en place depuis des années un système appelé “délestage” - qui consiste à répartir les coupures périodiques proportionnellement à la consommation - entre différents quartiers de la capitale et des municipalités voisines. Mais les chefs des milices de ces quartiers se sont rapidement rendu compte qu’ils supportaient une charge injuste par rapport à leurs rivaux.
Sans surprise, la concurrence a éclaté. Des milices armées auraient commencé à désactiver les disjoncteurs connectés du réseau en 2018, rendant impossible le rationnement de l’électricité par la compagnie d’électricité et provoquant l’explosion de turbines surtaxées. D’autres encore ont fait pression sur les administrateurs de la salle de contrôle pour réduire leur part des pannes. Une tactique que la milice de Ghneiwa semblait pratiquer avec une habileté particulière, lui valant les applaudissements des résidents d’Abu Salim et l’envie des habitants des quartiers du centre-ville. À la fin de l’été, la municipalité était toujours exemptée du nouveau et impopulaire plan d’austérité de la compagnie d’électricité.
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Les kilowatts ne sont pas la seule arme affectée par le climat du pouvoir de Ghneiwa à Abu Salim. Ces dernières années, lui et ses hommes se sont engagés dans une entreprise d’un genre bien plus abominable, que le réchauffement climatique devrait aggraver. J’en ai eu un aperçu à l’été 2016 dans une enceinte fortifiée construite sur un ancien dépôt de ferraille, non loin du quartier général de Ghneiwa. Un foyer ensoleillé, des pelouses arrosées et une peinture murale de dauphins bondissants démentaient l’obscurité qui régnait à l’intérieur.
Il s’agissait du centre de détention d’Abu Salim, non pas la prison de l’époque de Kadhafi, mais un autre établissement réservé à la détention des migrants en situation irrégulière, des réfugiés et des demandeurs d’asile, principalement originaires d’Afrique. Il est ostensiblement géré par le département de lutte contre la migration illégale du gouvernement de Tripoli, avec un financement indirect et le soutien de l’UE et de ses États membres. Mais en réalité, il est la chasse gardée du groupe armé de Ghneiwa - un arrangement qui existe dans les deux douzaines d’autres centres de détention en Libye, dans lequel la milice qui contrôle le territoire où se trouve un centre reçoit ce qui équivaut à une autorisation officielle de torturer, extorquer, réduire en esclavage et assassiner les prisonniers dont elle a la charge.
J’ai visité une demi-douzaine de ces sites au fil des ans, enregistrant les noms et les histoires de ceux qui s’y trouvent, même si ce que j’ai vu et entendu échappe souvent au pouvoir descriptif des mots ou des photographies. Des récits de voyages interminables en camion à travers le désert, regardant les autres passagers mourir lentement de chaleur ou tomber du véhicule pour mourir dans les sables ; du travail forcé, nettoyant les toilettes aux points de contrôle de la milice ; des simulacres d’exécution et des promesses de suicide. Les mois et les années de malnutrition, en subsistant avec des macaronis ou du riz. Les corps brûlés par l’essence et ravagés par la gale. Les coups. Leurs visages sont aussi distincts que jamais dans ma mémoire. Le soudeur, l’étudiant, le milieu de terrain semi-professionnel. L’homme handicapé presque nu au crâne rasé, accroupi sur le sol. Les trois femmes nigérianes, dont une enceinte, décrivant leur tourment sexuel.
Ce n’étaient là que les afflictions terrestres qu’ils avaient subies. « La terre et la mer, ce n’est pas pareil », m’a dit un migrant, décrivant l’éprouvant passage de la Méditerranée vers l’Italie qui fait des milliers de victimes chaque année. J’avais entendu parler des épreuves subies par les survivants qui avaient vu leurs proches glisser sous les flots, et j’avais rencontré les passeurs sans scrupules qui avaient organisé ces traversées avec des embarcations pneumatiques de mauvaise qualité. Et j’ai participé à des patrouilles nocturnes avec les garde-côtes libyens - qui étaient parfois de connivence avec les trafiquants eux-mêmes - qui cherchaient à renvoyer les migrants en Libye de manière illégale, avec le soutien des États membres de l’UE sous forme de formation, de financement et de fourniture d’équipements tels que des bateaux.
Des migrants détenus au centre de détention d’Abu Salim, à Tripoli, en Libye, en mai 2016. Mahmud Turkia/AFP/Getty Images
Au centre d’Abu Salim, le directeur que j’ai rencontré a été franc avec moi. « Je ne nierai pas que nous les avons battus », a-t-il dit. Il s’est excusé de son retard : il venait de rentrer des funérailles d’un ami qui avait été tué lors de tirs croisés entre le groupe de Ghneiwa et une autre milice. Vêtu d’une longue robe et de sandales en cuir, il m’a rappelé qu’il était capitaine de la police, bien qu’en pratique cela ne signifie pas grand-chose, car sa loyauté ultime allait à Ghneiwa. Il avait sous sa responsabilité plus de deux cents migrants et réfugiés, séparés par nationalité. « Nous ne gardons jamais ensemble ceux qui viennent d’Érythrée et d’Éthiopie », m’a-t-il dit en m’escortant vers un hall caverneux de cellules avec des portes-cages.
Je suis entré dans l’une d’elles, remplie de jeunes hommes originaires d’Afrique de l’Ouest, dont une trentaine de Gambiens. La Gambie, une nation riveraine appauvrie, est le plus petit pays du continent africain, mais au moment de ma visite à Abu Salim, elle était l’un des pays où le nombre de migrants clandestins tentant la traversée de la Méditerranée était le plus élevé par habitant. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : plus des trois quarts de la population dépendent de l’agriculture de subsistance et sont donc gravement vulnérables à l’insécurité alimentaire, d’autant plus que l’urbanisation, la déforestation, la hausse des températures, les inondations et les sécheresses réduisent les terres cultivables. Aucun des hommes devant moi ne s’attendait à gagner sa vie grâce à l’agriculture et à la pêche - mais aucun ne s’attendait à ce que son chemin se termine par les abus qu’il subit maintenant. L’un d’entre eux a soulevé sa chemise. « Nous ne comprenons pas leur langue, alors c’est comme ça qu’ils nous corrigent », dit-il en montrant deux grosses marques sur son épaule, qui, selon lui, sont dues à des coups de tuyau.
Le directeur m’a dit que ces hommes sortaient rarement, voire jamais, de leur cellule pour prendre l’air, car il avait trop peu de gardiens pour les surveiller. Au moment de ma rencontre sur la terrasse avec son commandant, à l’été 2019, ce personnel était encore plus réduit, alors que la population carcérale avait augmenté. Face à la pression de la lutte contre Haftar, le chef de la milice a décidé cet automne-là de libérer des centaines de détenus d’Abu Salim dans les rues, les laissant à court de nourriture et d’eau et exposés à l’artillerie et aux frappes aériennes, qui avaient déjà tué des dizaines de migrants. Il en a enrôlé d’autres de force dans l’effort de guerre pour entretenir les armes et transporter les munitions.
À la fin de cette guerre en 2020, Ghneiwa est apparu comme une figure encore plus redoutable, avec un mandat officiel élargi pour bloquer la migration, de manière brutale, avec le soutien financier présumé de l’UE. Malgré les nombreux appels à la réforme, le dernier gouvernement de Tripoli ne montre guère d’empressement à desserrer l’emprise des groupes armés : le directeur du département de lutte contre la migration, récemment nommé, est un chef de milice qui supervisait auparavant l’un des sites de détention les plus odieux de la capitale.
Il est difficile de distinguer la détresse liée au climat de la myriade d’autres facteurs qui contraignent les migrants - y compris, de plus en plus, ceux qui viennent d’Égypte, de Syrie et d’Asie du Sud - à traverser les écosystèmes d’abus de la Libye, mais on s’attend à ce que les retombées du réchauffement climatique deviennent de plus en plus importantes en tant que moteur des mouvements humains. Un grand nombre d’universitaires ont cependant mis en garde contre l’utilisation du terme “réfugié climatique”, au motif que sa politisation pourrait conduire à des politiques néfastes telles que le confinement et le refoulement.
Ils affirment que les États les plus riches du Nord devraient s’efforcer de promouvoir l’émigration et l’immigration en tant que modes constructifs d’adaptation au climat et financer en conséquence des programmes qui en font une entreprise plus sûre. Mais les délibérations politiques sont loin de répondre à ce défi, et en Libye, il y a très peu de signes de ces changements. En l’absence de réformes plus institutionnalisées, le territoire libyen et ses milices profiteuses continueront probablement à servir d’attrape-nigauds pour les gouvernements européens - et surtout pour les politiciens xénophobes de droite - afin de se décharger de leurs responsabilités climatiques.
Pendant ce temps, des milliers d’aspirants à une vie meilleure croupissent dans des conditions abominables et attendent. Ils griffonnent des messages à l’intention du monde extérieur sur les murs en béton de leurs cellules, comme ceux que j’ai vus dans tant de prisons libyennes : « Nous sommes des humains, pas des animaux » ; « Chaque humain a une histoire ».
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