11/08/2022

JENNIFER WILSON
Le premier Russe : les écrits de Pouchkine sur sa négritude

Jennifer Wilson, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Jennifer Wilson est professeure adjointe et directrice du programme de reportage sur les arts et la culture à la Newmark Graduate School of Journalism de la City University of New York (CUNY). Elle a contribué à The Nation, The New Republic, Vogue, The New Yorker, The Paris Review, The Atlantic, Art in America, Pitchfork, The Guardian, Slate, The New York Times Book Review et The New York Review of Books. Elle est titulaire d'une licence de l'université de Columbia et d'un doctorat en littérature russe de l'université de Princeton, obtenu en 2014 avec une thèse intitulée Radical Chastity : The Politics of Abstinence in Nineteenth- century Russian Literature [Chasteté radicale : La politique de l'abstinence dans la littérature russe du XIXe siècle], où elle a également obtenu un certificat d'études supérieures sur le genre et la sexualité. CV. @JenLouiseWilson

Un roman inachevé sur son arrière-grand-père africain donne la meilleure idée de la façon dont Pouchkine considérait sa propre négritude.

Ouvrage recensé

Peter the Great’s African: Experiments in Prose  [L'Africain de Pierre le Grand : Expériences en prose]
par Alexandre Pouchkine, traduit du russe par Robert et Elizabeth Chandler et Boris Dralyuk, édité par Robert Chandler

New York Review Books, 195 p., 16,95 $ (papier)

Pouchkine, par Orest Kiprensky, 1827

 

En janvier 1832, un cadeau de Nouvel An est arrivé au domicile d'Alexandre Pouchkine. Le colis avait été envoyé par un ami proche, le collectionneur d'art Pavel Nashchokine, avec une note : « Je t’ envoie ton ancêtre ». Au centre du cadeau, un encrier, se trouvait la figure d'un petit garçon noir aux lèvres rouge vif, appuyé contre deux balles de coton. À l'intérieur de celles-ci, à la place de la récolte blanche, se trouvait de l'encre (chernilo, littéralement "substance noire" en russe). Cette substitution a révélé que l'ancêtre de Pouchkine était un homme « très prévoyant », a écrit Nashchokine, car comment un enfant esclave de l'actuel Cameroun, acheté à Constantinople (pour une bouteille de rhum, selon une rumeur), aurait-il pu savoir que son arrière-petit-fils deviendrait le plus grand poète russe, un homme connu sous le nom familier de nashe vse, « notre tout » ?

Pouchkine est né en 1799 dans une famille aristocratique dont la lignée remonte au XIIe siècle et aux boyards de la Russie féodale. Snob invétéré, il en voulait à la nouvelle noblesse qui avait acquis son statut grâce à la Table des grades de Pierre le Grand - une tentative de méritocratie qui conférait des titres en fonction des services rendus à l'État. Dans ses écrits, il prend soin de souligner l'influence de sa famille à des moments cruciaux de l'histoire de la Russie. Il donne aux ancêtres Pouchkine des rôles importants dans Boris Godounov (1825), sa pièce sur la Période des troubles (1598-1613), le chaos de la succession qui a suivi la mort d'Ivan le Terrible.

Abram Petrovitch Hannibal (1696-1781)

Pouchkine avait également l'intention d'immortaliser son arrière-grand-père Abram Petrovitch Hannibal par écrit. En 1828, la première expérience de fiction en prose du poète fut l'inachevé (et au titre posthume de) « L'Africain de Pierre le Grand », une histoire d'Othello russe ayant pour toile de fond les réformes modernisatrices du tsar ; le roman est maintenant disponible dans une nouvelle traduction de Robert et Elizabeth Chandler et Boris Dralyuk, aux côtés des œuvres en prose "Dubrovsky", "L'Histoire de Goriukhino" et "Les Nuits égyptiennes". Conformément à la fierté de classe des Pouchkine, la famille a tenu à souligner que Hannibal, né en 1696, avait été un prince dans son pays natal ; de même, elle a préféré la version de l'histoire dans laquelle il avait été pris en otage (et non acheté) par les envahisseurs ottomans. Il est arrivé à Constantinople à l'âge de sept ans, où il a été gardé dans le sérail du sultan Ahmed III jusqu'à ce qu'il soit acquis par un envoyé russe, probablement grâce à un pot-de-vin sous forme de fourrure de Sibérie (et non de rhum).

Les Africains étaient une bizarrerie courante dans la Russie impériale. Pierre le Grand en gardait plusieurs dans son palais et, jusqu'à la révolution russe de 1917, les tsars Romanov ont tous fait garder les portes de leurs chambres à coucher par des soldats noirs. Ils étaient connus sous le nom de « gardes abyssins », bien qu'ils ne soient pas tous originaires d'Éthiopie ou d'Érythrée. Un boxeur afro-américain du nom de Jim Hercules a travaillé comme garde pour Alexandre III après que sa femme, l'impératrice, l’eut repéré à Londres et lui ait offert le poste. Il faisait régulièrement des voyages aux USA et était connu pour rapporter des pots de gelée de goyave pour les enfants du tsar. Un certain nombre de nobles russes avaient leurs propres domestiques africains pour suivre la mode de la cour ; un "nègre" apparaît même brièvement dans la maison de la famille Rostov dans Guerre et Paix.

Mais Hannibal était spécial. Cet Africain particulier est devenu le favori de Pierre le Grand, qui l'a élevé comme un filleul. Le tsar l'a envoyé faire ses études à l'étranger, en France, puis il est rentré en Russie pour servir dans l'armée, où il a atteint le rang de général. Il était chargé d'enseigner le génie civil aux architectes du nouvel empire occidentalisé de Pierre le Grand. Un tel destin aurait dû suffire à faire de Hannibal la star de son arbre généalogique.

Il ne suffit pas de dire que l'arrière-petit-fils de Hannibal est devenu un poète, voire un grand poète. Pouchkine, dit-on souvent, a inventé la langue littéraire russe elle-même. Il s'agit certes d'une hyperbole (Pouchkine a eu pour maîtres des poètes aussi vénérables que Gavrila Derjavine), mais il est vrai qu'à la fin du XVIIIe siècle, lorsque Pouchkine est né, les genres séculaires étaient encore en train d'émerger en Russie. L'utilisation de la langue vernaculaire était relativement balbutiante (la plupart des textes imprimés, à l'exception de ceux rédigés dans une langue étrangère, étaient écrits dans la langue liturgique, le slavon d’église), et le système de patronage faisait prédominer des genres comme l'ode de cour (qui rendait hommage au tsar). Les modèles russes de genres littéraires populaires tels que le récit d'aventure ou la fiction historique étaient soit limités, soit de qualité médiocre. C'est dans ce contexte que Pouchkine a produit des drames (Boris Godounov), des contes ("Rouslan et Ludmila"), des romans historiques (La fille du capitaine), un roman en vers (Eugène Onéguine), des traités historiques (L'histoire de la révolte ds Pougatchev) et d'étonnantes pièces de poésie lyrique.

Est-il important, alors, que cet écrivain que Dostoïevski appellera plus tard « le premier Russe » fasse fréquemment mention d'un autre type d'héritage ? Dans "À Yuryev" (1820), un poème adressé à un ami, il se décrit comme « un playboy toujours oisif, un descendant laid de nègres, élevé dans la nature ». Dans une lettre au poète prince Vyazemsky concernant le mouvement d'indépendance grec, Pouchkine s'exprime ainsi : « On peut penser au sort des Grecs de la même manière qu'au sort de mes frères nègres, et on peut souhaiter à tous deux leur libération d'un esclavage insupportable ». Dans Eugène Onéguine (1833), le narrateur proclame à un moment donné (dans la traduction d’Ivan Tourgueniev et Louis Viardot) :

Il est temps que j’abandonne ce monotone élément qui m’est hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de mon Afrique, je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j’ai souffert, où j’ai enterré mon cœur, mais où j’ai aimé.

À ce passage, Pouchkine a apposé une note de bas de page : « L'auteur, du côté de sa mère, est d'ascendance africaine ».

Le fait que de nombreux lecteurs de Pouchkine ignorent ses racines africaines n'est pas un accident, et s'inscrit en fait dans le cadre d'un effort concerté pour faire en sorte que le grand poète national russe, dont les talents devaient racheter un pays longtemps considéré en Occident comme arriéré et incapable de génie littéraire, soit aussi russe que possible. En 1899, dans un article destiné à marquer le centenaire de la naissance de Pouchkine, le journal Moscow News proclame : « Par ses œuvres, il a montré que le peuple russe ne fait pas partie de ces peuples de l'Est qui ne s'efforcent que d'adopter les derniers fruits de la civilisation européenne ». Cette année-là, toute la Russie a été illuminée par des célébrations du poète. Des rues ont été renommées en son honneur. Les écoliers ont reçu des barres chocolatées avec son visage sur l'emballage. On pouvait même acheter un jeu de société macabre basé sur la mort du poète : Le Duel de Pouchkine.

Dans le cadre des commémorations, l'ethnographe Dmitri Anoutchine a rédigé un rapport spécial intitulé "Pouchkine : une approche anthropologiques". Anoutchine, qui était alors un penseur pionnier de l'école russe des sciences raciales, ne désavouait pas entièrement la lignée africaine de Pouchkine. Dans une certaine mesure, son double héritage était utile comme métaphore de la Russie impériale de l'époque, qui cherchait à subsumer une multitude de nations ethniquement disparates au sud et à l'est (dans ce qu'on appelle aujourd'hui l'Asie centrale). Cependant, Anoutchine, conscient des hiérarchies raciales occidentales, a activement cherché à éloigner l'africanité de Pouchkine de sa négritude. Pour ce faire, il a affirmé que l'ancêtre de Pouchkine devait être originaire d'Abyssinie. Hannibal appartenait, selon la formulation d’Anoutchine, à « la race éthiopienne, qui différait considérablement de la race nègre ». Les spécialistes soviétiques ont également eu tendance à éviter la question de la négritude de Pouchkine. Le critique Yury Lotman, par exemple, a évité de mentionner l'arrière-grand-père de Pouchkine par son nom dans sa biographie de 1981 du poète, et a même prétendu que si Pouchkine s’était fait traiter de « singe » à l’école, c’était à cause de sa facilité avec la langue française.

Bien que la motivation derrière ces omissions soit odieuse, on peut pardonner aux lecteurs modernes de Pouchkine de se demander dans quelle mesure ces lacunes doivent être comblées. Pour certains, l'invocation de la négritude de Pouchkine semble déplacée, l'application erronée des catégories raciales usaméricaines dans un contexte très différent. Nul autre que W.E.B. Du Bois a soulevé cette préoccupation dans une esquisse biographique sur Pouchkine en 1940, destinée à une collection de profils de grandes figures noires à travers l'histoire. « Une question pertinente se pose dans ce cas, écrit Du Bois, quant à savoir si une encyclopédie du nègre doit inclure une personne comme Pouchkine. Au sens étroit du terme et selon l'usage continental, Pouchkine n'était en aucun cas un nègre ; et le simple fait qu'il soit un octoron n'avait pas grand-chose à voir avec son développement culture »l.

En 2006, cette question était toujours d'actualité et un groupe d'universitaires a consacré un recueil d'essais, Under the Sky of My Africa: Alexander Pushkin and Blackness, à y répondre. L'essai introductif, rédigé par Catharine Theimer Nepomnyashchy et Ludmilla A. Trigos, s'intitule sans ambages "Was Pushkin Black and Does It Matter ?" [Pouchkine était-il noir et est-ce important ?]. Dans l'ensemble des essais, dont les sujets vont de la lecture d'Othello par Pouchkine à sa réception pendant la Renaissance de Harlem, la réponse se révèle être un oui catégorique, pour des raisons non pas biologiques mais émotionnelles. Être noir était important pour Pouchkine - ses propres mots en témoignent. Comme le dit un autre contributeur, David M. Bethea, spécialiste de Pouchkine : « La négritude était pour Pouchkine à la fois quelque chose de réel, de donné (il se souciait des surfaces), et quelque chose de stylé, quelque chose avec lequel il fallait travailler ». En tant que poète, il a trouvé une utilité à l'Afrique en tant que mythe et à la négritude en tant que métaphore. Dans Onéguine, il a juxtaposé sa vie contrainte en Russie - marquée par une surveillance quasi constante et plusieurs périodes d'exil - à une patrie africaine imaginaire définie par une liberté sauvage. Dans « L'Africain de Pierre le Grand », son arrière-grand-père, en tant qu'homme noir européanisé, était la porte d'entrée du poète pour imaginer la Russie de Pierre le Grand - un lieu où les normes européennes de modernité étaient imposées, parfois violemment, à des peuples réticents.

Avant ces interventions savantes plus récentes, l'héritage noir de Pouchkine est resté dans la conscience publique en grande partie grâce à sa réception par des artistes et écrivains noirs. Pendant la Renaissance de Harlem, Pouchkine est devenu une source de fierté raciale pour des poètes comme Claude McKay, dont le poème de 1927, intitulé simplement "Pouchkine", évoque la vue de sa statue lors d'une visite à Moscou des années auparavant :

Contemplant l'image de l'homme
en qui la floraison d'une nation a commencé,
le plus grand Russe de sa race,
j'ai vu le nègre clairement dans son visage.

En réfléchissant à cette scène du Jamaïcain-USAméricain McKay, porté par l'identité communautaire qui a encouragé la production artistique noire pendant la Renaissance de Harlem, en regardant l'image d'un autre poète noir et en se sentant revigoré, on ressent la profonde absence de tels moments dans la vie de Pouchkine. Dans la mesure où il était conscient d'être un écrivain noir, il s'est forgé cette identité dans l'isolement, probablement en la bricolant à partir de reportages sur la traite des esclaves, de traités des Lumières sur les sauvages africains, et certainement d'Othello - tout un mélange. C'est dans la description qu'il fait de son ancêtre Hannibal, rebaptisé Ibrahim dans « L'Africain de Pierre le Grand », que nous avons la meilleure idée de la manière dont ces indices disparates (et détraqués) sur la nature de la personne noire ont été filtrés par l'esprit de Pouchkine pour aboutir à quelque chose qui ressemble à un sentiment de soi gérable.

L'histoire commence à Paris, où le « filleul de Pierre le Grand, un Africain nommé Ibrahim » a été envoyé pour étudier. Pouchkine dépeint Ibrahim comme une curiosité pour les Français, tantôt objet de mépris raciste, tantôt de fascination sexuelle. « Toutes les dames souhaitaient recevoir le Nègre du tsar », écrit-il. La désirabilité était au cœur de la lutte de Pouchkine avec la race, y compris la sienne. Dans ses écrits, il hésite entre déplorer sa « laideur de nègre » (dans une lettre à sa femme, il se plaint que ses traits africains soient immortalisés dans une nouvelle statue) et noter avec excitation comment son apparence exotique pourrait lui valoir des conquêtes sexuelles. Dans "À Yuryev", il écrit : « Sans comprendre pourquoi, une nymphe s'enflammera en regardant un faune ».

De même, Ibrahim n'est pas sûr de son apparence et n'est jamais à court d'options. Il se lance dans une liaison désastreuse avec une Française mariée, la comtesse D, qui tombe bientôt enceinte de lui. Pour cacher leur impair, un bébé blanc est amené dans la salle d'accouchement et l'enfant noir est renvoyé dès sa naissance. Ibrahim, qui a hérité de la société française les pires croyances sur sa race, en vient à penser que leur amour a donné lieu à une union contre nature, qui apportera la honte et finalement un grand malheur à la comtesse. « Pourquoi devrions-nous nous efforcer d'unir le destin, lui écrit-il, d'un être aussi tendre et beau que vous avec le terrible destin d'un nègre - une créature pitoyable à peine digne d'être appelée humaine ? »

Ibrahim décide de retourner en Russie pour servir son parrain. Son ami le duc d'Orléans est choqué par cette idée et tente de le convaincre de rester, en utilisant un curieux argument. « Réfléchis à ce que tu fais », l'implore-t- il. « La Russie n'est pas ton pays natal. Je doute que tu remettiez les yeux sur ton étouffante patrie, mais ton long séjour en France t’a gâté tant pour le climat que pour le mode de vie de la Russie semi-barbare ».

Ici, nous avons notre premier indice que l'une des façons dont Pouchkine a accédé à la négritude était - ironiquement - de se débattre avec ce que cela signifiait d'être russe.

À l'époque où Pouchkine écrivait, la race en tant que concept philosophique était en conflit avec d'autres théories sur la manière de diviser les gens en catégories. L'une des plus influentes était la théorie climatique de la différenciation humaine, telle qu'elle a été formulée par Montesquieu - qui est mentionné dans l'histoire - dans son traité L'esprit des lois (1748). Montesquieu pensait que le climat avait une influence directe sur le tempérament et que la gouvernabilité d'un peuple particulier était fonction du temps. Au fil du temps, les interprètes de Montesquieu ont utilisé cette idée pour suggérer que le climat tempéré de l'Europe occidentale constituait une sorte de juste milieu entre les sociétés despotiques d'Afrique et d'Asie, censées avoir le sang chaud, et les peuples frigides du nord dont l'esprit était rabougri par les températures glaciales. Les philosophes français ont même émis l'hypothèse que les Russes n'avaient pas réussi à créer une tradition littéraire comparable à la leur en raison de ces forces météorologiques. « L'absence de génie chez les Russes », écrit Jean-Baptiste Chappe d'Auteroche dans Un voyage en Sibérie (1770), « semble donc être un effet du sol et du climat ».

En demandant à un Français de décrire les climats russe et africain comme inhospitaliers pour un homme aux manières raffinées et à la sophistication d'Ibrahim, Pouchkine associe subtilement la russité et la négritude. Ce moment suggère que Pouchkine, du moins en partie, comprenait le fait d'être noir à travers l'expérience d'être russe, c'est-à-dire d'être du côté des perdants des hiérarchies différentialistes concoctées par l'Occident.

Pouchkine, cependant, n'aurait pas inventé la roue en reliant les expériences noires et russes, surtout à l'époque où il écrivait. Dans le récit de voyage fictif d'Alexandre Radichtchev intitulé Un voyage de Saint- Pétersbourg à Moscou (1790), le narrateur traverse la campagne russe et assiste de près aux horreurs de l'institution russe. Il s'arrête pour prendre une tasse de café et y verse du sucre, ou, comme il le dit, « le fruit de la sueur de misérables esclaves africains ». Prendre position sur la traite des esclaves africains est devenu un moyen pour les écrivains russes après Radichtchev de critiquer implicitement le servage et de participer aux débats sur la liberté elle-même, y compris la liberté d'expression. (Radichtchev a été exilé en Sibérie après avoir écrit son Voyage).

Dans le volume d'essais sur la négritude de Pouchkine, Nepomnyashchy a proposé un autre référent littéraire important pour « l'Africain de Pierre le Grand" »: Le récit intéressant de la vie d'Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa, l'Africain, écrit par lui-même (1789), traduit en russe en 1794. Equiano a suscité un engouement pour les récits de voyage dans lesquels un esclave africain, ayant accès à une éducation occidentale, est soudainement doté de grandes capacités intellectuelles. Ces récits étaient souvent mis en avant par les abolitionnistes blancs en Occident pour montrer que l'arriération supposée des peuples noirs n'était pas inhérente mais plutôt un symptôme de l'esclavage. Pierre le Grand, note Nepomnyashchy, entreprenait sans doute une expérience similaire de nature contre éducation en apportant la culture et les coutumes européennes à un pays considéré comme barbare par l'Occident. Ainsi, selon elle, un Africain comme Ibrahim est le réceptacle idéal pour une histoire sur « la réforme pétrinienne de la société russe, qui oppose l'éducation et les capacités naturelles à la généalogie ».

Est-ce son africanité qui explique la patience d'Ibrahim envers les vieux nobles russes qui s'obstinent face aux réformes de Pierre, refusant que leur valeur personnelle soit liée à leur adoption des normes européennes de style et de décorum ? Lorsqu'il retourne à Saint-Pétersbourg, Ibrahim se distingue des autres officiers russes de retour de France en ne se moquant pas des membres obstinés de la cour de Pierre qui persistent à faire certaines choses selon les anciennes traditions (par exemple, s'asseoir autour d'une table selon l'ancienneté familiale). Tandis que Korsakov, un jeune Russe également éduqué à Paris, fait fi des coutumes russes, anciennes et nouvelles – « Que diable est-ce que tout cela ? » (en français), murmure-t-il à la vue de la bière, Ibrahim gagne des admirateurs pour sa déférence envers les coutumes russes (il attend qu'une jeune femme lui demande de danser le menuet), alors même qu'il semble incarner l'étranger. Et cela s'avère utile lorsqu'il décide d'épouser l'une de leurs filles.

« L'Africain de Pierre le Grand » est également significatif en tant qu'exploration du genre. Inspiré par le succès de Waverly (1814) de Walter Scott - un roman historique sur l'insurrection jacobite de 1745 - Pouchkine était désireux d'appliquer cette forme aux événements historiques de son propre pays. Bien qu'Ibrahim soit au centre du récit, Pierre le Grand est son véritable sujet. Le tsar apparaît ou est évoqué à divers moments (il écrit des lettres à Ibrahim à Paris, le salue chaleureusement à son retour, observe une farce au bal, interrompt un repas des vieux boyards), mais même en son absence, on le ressent vivement. Dans ses réformes et l'effet qu'elles ont sur tout le monde en Russie, il est dans le vent.

La jeune femme à laquelle Ibrahim est fiancé, Natalya, cherche désespérément à rompre leurs fiançailles (arrangées par Pierre) car elle est amoureuse d'un autre homme. Sa servante la réconforte en lui assurant que, grâce aux réformes de Pierre (notamment l'autorisation pour les femmes de la noblesse d'assister à des bals publics et de se mêler à d'autres hommes que leurs maris), elle aura amplement l'occasion de trouver l'amour après le mariage. « C'est peut-être ton destin d'épouser l'Africain », dit-elle à Natalya, « mais tu seras toujours une femme libre. Les choses ont changé depuis l'époque. Les maris n'enferment plus leurs femmes ». Pouchkine, qui pour la première fois envisageait sérieusement de se marier lui-même, était particulièrement préoccupé par la question de la fidélité féminine. Sa future épouse, Natalya Gontcharova, était une favorite des bals de la cour, où elle avait de nombreux admirateurs (dont, paraît-il, Nicolas Ier).

Du vivant de Pouchkine, la question de l'histoire - sa finalité et la manière de l'écrire - était vivement contestée, et peu de gens sont entrés dans la mêlée avec plus de fougue que lui. Dans sa jeunesse, il avait été un lecteur assidu de L'Histoire de l'État russe (1816-1829) de Nikolaï Karamzine, une œuvre révolutionnaire en douze volumes. Comme beaucoup, Pouchkine admirait la capacité de Karamzine à combiner des recherches méticuleuses dans les archives avec un style narratif qui ressemblait à de la fiction, plein d'anecdotes vivantes et de figures historiques qui apparaissaient comme des personnages à part entière. Il s'était cependant fait l'écho de critiques libéraux qui trouvaient que l'écriture de Karamzine était entachée par sa défense tacite de l'autocratie ; l'Histoire était parrainée par l'État, et Karamzine présentait le tsar et ses prédécesseurs comme des dirigeants compétents et le servage comme nécessaire pour établir l'ordre. Lorsque Pouchkine s'est attelé à la rédaction de ses propres ouvrages historiques, il a dirigé ses critiques vers les historiens français, qui se concentraient trop, selon lui, sur l'identification des lois historiques qui régissaient le destin des nations. Critiquant l'historien français François Guizot, Pouchkine écrit : « Ne dites pas : Il ne pouvait en être autrement. Si cela était vrai, alors l'historien serait un astronome, et les événements de la vie de l'humanité seraient prédits dans des calendriers comme les éclipses solaires ».

Pour Pouchkine, ces historiens sous-estimaient cruellement l'importance du hasard. C'était d'autant plus vrai pour la Russie, pensait-il, un pays où tout le pouvoir était concentré entre les mains d'un seul être humain qui pouvait être sujet à des impulsions irrationnelles ou à des envolées fantaisistes. La croyance de Pouchkine en la centralité du caprice expliquerait ses nombreuses tentatives, à travers les genres, de saisir la figure de Pierre le Grand. Le tsar apparaît dans le poème "Le cavalier de bronze" (1837) sous la forme d'une statue menaçante qui prend vie et se précipite à toute allure dans les rues de Saint-Pétersbourg, une métaphore du rythme brutal auquel il a tenté de moderniser la nation. Dans le poème narratif "Poltava" (1829), Pierre est un chef héroïque sur le champ de bataille, menant son armée à la victoire contre les Suédois. Dans "L'Africain de Pierre le Grand", il est une présence chaleureuse et paternelle. Lors du premier retour d'Ibrahim de Paris, les deux hommes dînent avec la famille du tsar, au cours duquel Pierre

évoque certains épisodes de l'enfance d'Ibrahim, les racontant avec une telle gaieté et une telle gentillesse que personne n'aurait soupçonné cet hôte courtois et accueillant d'être le héros de Poltava, le puissant et redoutable transformateur de la Russie.

Dans "L'histoire du village de Gorioukhino", Pouchkine souligne combien le hasard façonne l'écriture même de l'histoire. L'histoire est racontée du point de vue d'un propriétaire terrien nommé Belkine qui veut devenir écrivain. De nombreuses expériences littéraires de Belkine font écho à celles de Pouchkine, notamment une tentative de poème épique tiré de l'histoire de la Russie (centré sur Rurik, le Viking qui, selon la légende, aurait fondé la vieille Rus'), avant qu'il ne se décide à écrire l'histoire elle-même. « La possibilité de passer de récits triviaux et douteux à la narration d'événements vrais et grands, explique Belkine, avait depuis longtemps stimulé mon imagination ».

Ce cadre permet à Pouchkine de critiquer la confiance en soi avec laquelle les historiens entreprennent leur travail ; par exemple, une grande partie du processus de Belkine implique des coups de chance et un accès fortuit aux archives. À un moment donné, les enfants d'un prêtre ont mis la main sur une chronique écrite par le sacristain de la ville ; ils en font un cerf- volant qui s'envole dans la cour de Belkine. « Cette chronique, nous dit Belkin, que j'ai ensuite acquise en échange d'un quart de mesure d'avoine, se distingue par la profondeur de sa pensée et sa grandiloquence inhabituelle ».

Pouchkine lui-même entreprit de sérieuses recherches dans les archives, à la fois pour l'Histoire de la révolte de Pougatchev et pour une étude sur Pierre le Grand, longtemps envisagée mais finalement inachevée. En 1831, il a été nommé historien officiel de la Russie, un poste précédemment occupé par Karamzine. Ainsi, son attitude à l'égard de l'écriture de l'histoire dans "L'histoire du village de Gorioukhino" n'est pas une condamnation du métier d'historien mais une reconnaissance de ses limites, celles-là mêmes qui allaient propulser Pouchkine vers la fiction. C'est là qu'il pouvait, après avoir rigoureusement fouillé ce qui avait été, imaginer ce qui aurait pu être. En d'autres termes, ce récit fait place à des contre-récits que les historiens de son temps jugeaient peu sérieux, trop plébéiens : le mythe, la rumeur, les formes populaires d'historiographie.

Dans "Goriukhino", l'histoire officielle de la ville racontée par Belkine est en concurrence avec les histoires de la ville racontées par les serfs. Lorsqu'il raconte une histoire locale concernant un mystérieux marais, il s'empresse de l'écarter des archives historiques :

On raconte qu'une femme à moitié intelligente gardait un troupeau de porcs non loin de cet endroit isolé. Elle tomba enceinte et ne put fournir aucune explication satisfaisante à ce sujet. La croyance populaire en attribuait la responsabilité au démon des tourbières, mais ce récit ne mérite pas l'attention d'un historien.

Pourtant, dans le monde de la fiction, notre attention est précisément attirée par ces histoires vivantes et magiques. Ici, Pouchkine anticipe de façon surprenante ce que l'universitaire Saidiya Hartman appelle la "fabulation critique", une forme de semi-non-fiction créative destinée à donner la parole à des personnages marginalisés, autrement réduits au silence par les archives.

Personne ne sait exactement pourquoi Pouchkine n'a jamais terminé "L'Africain de Pierre le Grand". Peut-être avait-il l'intention d'y revenir plus tard, mais le poète est mort à l'âge de trente-sept ans dans un duel avec l'amant présumé de sa femme. (L'avertissement de Korsakov à Ibrahim, « On ne peut pas compter sur la fidélité d'une femme », s'est avéré prémonitoire).

Certains chercheurs ont suggéré que Pouchkine était sensible aux origines de classe, plutôt que de race, de son ancêtre et s'inquiétait que son projet fasse courir à l’ascendance royale supposée de Hannibal le risque d’un examen minutieux. Après qu'une lettre publiée dans le journal L’Abeille du Nord avait laissé entendre que son ancêtre avait probablement été acheté par un capitaine pour une bouteille de rhum, Pouchkine a répondu en vers. Dans le poème "Ma généalogie" (1830), il écrit que le "capitaine" n'était autre que Pierre le Grand, et appelle Hannibal nepodkupen, ce qui signifie quelque chose comme incorruptible, c'est-à-dire qu'on ne peut pas être corrompu ou acheté. Un érudit, notant la racine du mot et la nature de l'offense de Pouchkine, l'a traduit par "inachetable".

En effet, un sous-texte important de la prose réunie dans ce recueil est que son existence même était un sous-produit d'un paysage commercial changeant pour la littérature russe à l'époque de Pouchkine, un paysage qui le mettait profondément en conflit. Comme il était d'usage, Pouchkine a commencé sa carrière en tant que poète gentilhomme, lisant ses œuvres dans des salons littéraires. Mais les progrès de la technologie de l'imprimerie en Russie ont facilité l'abandon du système de patronage au profit d'un marché littéraire où la prose, et non la poésie, était la plus demandée. Le poète Alexander Bestoujev s'est moqué de l'appétit du public pour la prose : « De la prose, de la prose ! De l'eau, de l'eau tout court! »

Bien que Pouchkine soit devenu le premier écrivain professionnel de Russie, c'est-à-dire qu'il était capable de vivre de sa seule production littéraire, il se souciait des attentes du marché. En 1824, il a écrit le poème "Conversation entre un libraire et un poète", dans lequel il dépeint le libraire comme un capitaliste grossier qui ne se soucie pas des objectifs plus élevés de la création artistique. Le poète se languit de l'époque où il n'était pas à la merci de la foule, anticipant le texte de Pouchkine "Au poète" (1830), qui exhorte les écrivains à ne pas céder aux exigences du public : « Vous êtes un tsar, vivez seul ». À la fin de la "Conversation", le poète - qui a besoin d'argent et de lecteurs - cède... quelque peu. Il déclare que si le libraire peut acheter son manuscrit, « l'inspiration n'est pas à vendre [ne prodaetsya] ».

Dans la nouvelle "Les Nuits égyptiennes", que Robert Chandler qualifie à juste titre de chef-d'œuvre, Pouchkine présente une image plus nuancée. Le personnage principal, Charsky, est un poète dont le parcours et la biographie ont beaucoup en commun avec ceux de Pouchkine. Comme Pouchkine, Charsky a reçu d'un parent un héritage et un poste de fonctionnaire qui n'est pas "pesant" et lui laisse le temps de se consacrer à la poésie. « Sa vie aurait pu être des plus agréables, observe le narrateur, mais il a eu le malheur d'écrire et de publier des poèmes ». Ce qui irrite Charsky, c'est le travail public que représente le fait d'être poète, de la superficialité des littéraires qui citent leurs noms au refrain de la question préférée de tout écrivain : « N'avez-vous rien apporté de nouveau pour nous ? » Juxtaposée à ces indignités, l'expérience privée de Charsky consiste à poser le stylo sur la page, le terrain pur de l'inspiration que les pressions de la publication et de la vente menacent de contaminer.

L'opinion peu reluisante de Charsky sur le monde littéraire est mise à l'épreuve lorsqu'un poète italien appauvri frappe à sa porte. L'homme improvise des vers pour un public payant et cherche de l'aide pour organiser une représentation en Russie. (Ce personnage a probablement été inspiré par l'ami de Pouchkine, le poète et activiste polonais Adam Mickiewicz). Au début, Charsky le repousse, mais il prend rapidement pitié de l'homme et accepte d'organiser l'événement. Cependant, il trouve déplaisant que le public, plutôt que l'inspiration, dirige les choix d'un poète. Lorsque l'Italien demande à Charsky un thème sur lequel improviser, il répond : « Voici un thème pour vous [...] C'est au poète de choisir lui-même la matière de ses chansons ; la foule n'a pas le droit de diriger son inspiration ». L'homme ferme les yeux, se prépare, puis récite spontanément les vers suivants :

« Les vrais poètes ressentent une obligation

De ne chanter que ce qui est vraiment digne

Les Muses et leur inspiration."

Qu'est-ce qui fait que le vent balaie les ravins

Et fait tourbillonner les feuilles sèches dans l'air poussiéreux,

Alors que les navires immobilisés sur les mers silencieuses

Attendent son baiser dans un désespoir vide ?

Qu'est-ce qui fait que l'aigle quitte sa hauteur

Et, volant au-delà des tours, choisit de se poser

Sur une vieille souche ? L'aigle le sait.

Et le cœur de Desdémone est fermé

A tous sauf au noir Othello, qu'elle aime

Qu'elle aime, comme la lune adore

La nuit la plus noire. Les cœurs ne connaissent pas de lois ;

Les aigles et les vents sont libres de vagabonder.

Un poète aussi est comme le vent ;

Lui aussi échappe à tous les liens qui l'attachent.

Et comme l'aigle, il s'envole loin ;

Comme Desdémone, il doit aimer

l'idole qui charme son cœur

et ne pas se soucier de qui peut le désapprouver. »

Charsky reste sans voix : sa conviction que l'argent et la créativité ne peuvent coexister est répudiée par cette étonnante performance. À son tour, nous voyons Pouchkine, l'arrière-petit-fils d'un esclave, autrefois plein d'angoisse à l'évocation de l'achat de son ancêtre, se faire à l'idée qu'il n'y a pas de honte à être acheté et vendu, et qu'en fait, être capable de servir deux maîtres, l'un extérieur et l'autre intérieur, a longtemps été un acte de génie noir.


 

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