Featured articles en vedette Artículos Artigos destacados Ausgewählte Artikel Articoli in evidenza

26/09/2023

SARAH BABIKER
“L’abolition de la frontière nous permettrait de construire une autre société”
Entretien avec Luca Queirolo Palmas

 Sarah Babiker, El Salto, 17/11/2022
Photos de Luca Palmas : David F. Sabadell

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Coauteur d’un vaste corpus de travaux documentant les rencontres frontalières entre les personnes en transit et les réseaux d’activistes, Queirolo Palmas se consacre à la recherche sociale centrée sur les sujets et engagée dans la transformation.

 

Comment les migrants vivent-ils en transit, tout en échappant aux institutions dont la politique migratoire consiste à contrôler leur mobilité et à les traquer ? Comment s’activent les réseaux qui accompagnent ces personnes en mouvement dans leur parcours clandestin à travers le territoire européen, en les aidant à franchir les frontières ? Luca Queirolo Palmas et Federico Rahola, sociologues spécialisés dans les migrations à l’université de Gênes, ont écrit le livre Underground Europe : Lungo le rotte migranti [L’Europe clandestine, le long des routes des migrants] (Meltemi, 2020), dans lequel, après cinq années de recherche le long des différentes frontières européennes, ils proposent un regard sur le parcours des migrants à l’intérieur de la forteresse Europe, en prenant comme référence l’histoire de l’Underground Railroad, le réseau qui, dans l’Amérique du Nord de la première moitié du XIXe siècle, a contribué à l’évasion de milliers d’esclaves à la recherche d’un espace sûr pour vivre en liberté.

Lors d’une visite à Madrid pour présenter le livre le 7 novembre à Traficantes de Sueños, Queriolo Palmas explique comment les imaginaires de cette époque peuvent servir à alimenter les pratiques subversives contre les frontières d’aujourd’hui et contribuer à créer d’autres sociétés qui remettent en question tous les ordres d’oppression, y compris ceux de genre et de classe. 


Lithographies de Henry Louis Stephens (1824-1882). En haut : esclave marron. En bas : “Coup pour coup” (1863, abolition de l’esclavage par Lincoln)

 

Dans votre livre, vous établissez un parallèle entre l’Underground Railroad, un mouvement qui a soutenu la fuite des personnes réduites en esclavage aux USA vers un territoire sûr, et les réseaux de solidarité qui soutiennent les migrants dans leur voyage dans l’Europe du XXIe siècle. Qu’apporte ce parallèle ?
 Nous nous sommes plongés dans l’histoire de l’Underground Railroad, à laquelle nous consacrons une grande partie du livre, parce que nous pensons qu’il s’agit d’une histoire dont nous pouvons nous inspirer pour élaborer un imaginaire qui s’inscrit dans les mouvements de lutte contre les frontières. À l’époque
du chemin de fer clandestin, la lutte était pour l’abolitionnisme, aujourd’hui l’objectif des mouvements est aussi l’abolition, mais des frontières.

Dans quelle mesure pouvons-nous tirer des enseignements de cette histoire ? Apprendre de cette histoire, c’est aussi apprendre des imaginaires et des mythes qui l’ont sous-tendue. C’est une histoire sur laquelle le débat historique n’a jamais abouti à un consensus. Pour certains auteurs, le chemin de fer clandestin a été un formidable outil de libération des esclaves des plantations, qui a permis à environ 200 000 personnes de s’enfuir en 50 ans. Pour d’autres, il s’agit de quelque chose de beaucoup moins important, mais qui alimente en même temps un imaginaire de la libération. Nous avons pensé que tout mouvement social avait besoin d’incorporer, de produire, de nourrir un imaginaire. Le livre est né un peu de l’intérieur de ces mouvements, de la question de savoir ce que l’on peut apprendre de cette histoire, quels sont ses éléments qui se répercutent dans le présent.

En fait, vous soulignez un certain nombre de questions communes.
 Oui, l’une d’entre elles est la question des coalitions, c’est-à-dire : comment le passage était matériellement produit station après station, et quels étaient les sujets qui alimentaient la possibilité du mouvement. Ce que nous avons trouvé est très intéressant : le chemin de fer clandestin entre 1800 et 1850 aux USA jouit de cette dimension hétérogène de coalition. A l’intérieur, il y a des esclaves libérés, bien sûr, il y a des milliers de groupes religieux et en même temps il y a des sujets qui étaient imprégnés des idéaux de la Révolution française, des Lumières, des sujets blancs. Ces coalitions ont d’ailleurs généré leur propre espace : il s’agissait de subvertir le fonctionnement quotidien de la société de l’époque, de subvertir les rapports de genre et de classe. Changer la façon dont les décisions étaient prises, l’organisation même de la production.

Notre histoire commence avec ce petit livre de Benjamin Drew, publié en 1854, intitulé The Refugee (Le Réfugié). Drew était un journaliste qui faisait partie de la section la plus radicale de l’abolitionnisme blanc. C’est un livre très intéressant, parce que la part de l’auteur est minime, il ressemble à un travail ethnographique du présent, où l’auteur essaie de donner la plus grande place aux sujets subalternes, en l’occurrence les esclaves affranchis. Il ne les trouve pas aux USA parce que la loi sur les fugitifs avait été appliquée de façon très rigide, mais au Canada, il les trouvera dans toutes les communautés où les esclaves s’étaient enracinés, envisageant une autre façon de construire la société. Ce sont donc les esclaves qui parlent, ce sont les conducteurs qui parlent.

Ce qui est intéressant dans ce livre, outre l’approche méthodologique, c’est qu’il lie la question du refuge à celle de la classe sociale, ce qui était quelque chose de très novateur aux USA en 1850. Un autre point intéressant est que l’expression “chemin de fer clandestin” n’apparaît jamais, seulement trois fois sur les mille pages du livre. Pourtant, toutes les histoires qui sont racontées ont été, d’une manière ou d’une autre, générées par ce chemin de fer clandestin.

 

C’est aussi quelque chose qui se répercute dans le présent, la question de ce qui peut être dit, de ce qui ne peut pas être dit, de ce qui peut être révélé, de ce qui ne peut pas être révélé, qui est aussi un débat au sein des sujets qui constituent le chemin de fer clandestin contemporain.

Pour nous, il s’agissait d’un travail sur l’histoire, mais aussi sur la métaphore et la possibilité de prendre cette mythologie et de l’associer à une nouvelle mythologie du présent qui peut circuler au sein des mouvements sociaux. Lorsque l’expression chemin de fer clandestin a été forgée vers 1825, 1830, le train n’existait pas encore. Les tunnels n’existaient pas non plus. On ne sait pas qui a essayé d’intégrer la libération et la fin de l’esclavage dans une bataille autour de la modernité. Ces histoires nous aident à regarder autrement ce qui se passe aux frontières du présent.

À une époque où l’on n’a pas le temps de s’arrêter pour analyser ce qui se passe, vous parlez de faire l’histoire du présent. Qu’est-ce qui rend possible cette histoire du présent ?
 Max Weber, auteur classique de la sociologie, disait qu’il ne pouvait y avoir de sociologie sans histoire, ni d’histoire sans sociologie. Quand on regarde l’espace de la frontière, on voit comment s’y accumulent les effets d’inertie d’un passé qui produit le présent et qui produit l’avenir. Mais il y a aussi des coupures, des déchirures. Il y a des moments de production d’autres pratiques et d’autres imaginaires.

Faire l’histoire du présent est un outil méthodologique que nous utilisons pour interpréter les frontières contemporaines, cette hétérogénéité du chemin de fer clandestin il y a deux siècles, nous la retrouvons d’une certaine manière dans toutes les frontières : il y a des sujets sociaux très différents parmi eux, des gens qui sont là à cause de la religion, des gens impliqués à cause de leur profession....

Par exemple, les pêcheurs qui contribuent au sauvetage en mer ne construisent pas leurs pratiques sur la base d’une idéologie politique, mais sur la base d’une éthique de la mer liée à un espace de solidarité. Il en va de même pour les guides de montagne. Il y a donc aussi des métiers qui s’inscrivent dans la possibilité de construire le voyage. Ensuite, il y a des situations plus politiques, liées à différents mouvements sociaux. Je trouve cela très intéressant, car on retrouve cette dimension binaire entre les raisons humanitaires et les raisons politiques. En fin de compte, les religieux, par exemple, comprennent très bien que l’assistance pendant le voyage n’est pas quelque chose qui peut changer les choses, alors que dans le même temps, les gens qui viennent des mouvements sociaux comprennent très bien qu’il y a des besoins de base qu’il est fondamental de couvrir, afin de rendre également possible la lutte politique contre les frontières.

Il nous semble que cette forme de coalition d’il y a 200 ans est quelque chose qui se produit matériellement dans toutes les situations frontalières. Un autre élément important est la construction d’un autre récit qui confronte l’imaginaire du migrant en tant que victime et du passeur en tant que méchant, comme s’ils n’étaient pas les protagonistes de leur propre voyage. Il s’agit d’une rhétorique institutionnelle dans laquelle le problème de la mort, du risque de migration clandestine, est lié à la traite.

Ce que nous voyons, c’est que les voyages se construisent sur la base de la capacité d’auto-organisation des sujets. Notre référence est la théorie de l’autonomie de la migration, mais il y a aussi une coalition absolument hétérogène qui rend le voyage possible. On ne voyage pas seul, on voyage en groupe, et c’est déjà comme une solidarité minimale, un groupe, des amitiés, qui se construisent gare après gare. On voyage aussi grâce à cette coalition qui rend cela possible de différentes manières, de manière variable selon la frontière, selon les lieux de passage à la station suivante. Ainsi, on sauve une histoire du passé pour l’appliquer au présent et l’utiliser comme un contre-récit au discours public hégémonique. Mais aussi pour construire un imaginaire que les mouvements sociaux qui luttent contre la frontière peuvent utiliser pour défendre leurs positions.

Quelle est la stratégie derrière cette négation de l’action des migrants ? En quoi cette division entre victimes et mafias est-elle déshumanisante ?

Tout d’abord, il y a une dimension d’auto-absolution de la part de ceux qui organisent les politiques de blocus, de sélectivité des frontières. Il est très confortable et réconfortant de dire que les effets immédiats de leurs propres politiques ne sont pas de leur responsabilité, mais de celle des méchants que l’on veut combattre. Ce type de rhétorique institutionnelle est très confortable, précisément parce qu’elle construit une autre partie responsable et libère ce qu’Achille Mbembe a appelé la nécropolitique de toute responsabilité. Les politiques génèrent les morts. La mer fonctionne comme le désert, comme un espace naturel transformé en arme par les politiques qui gèrent les frontières et les possibilités d’accès.

Il y a ensuite une deuxième dimension qui me semble importante, qui a trait à la manière dont le système d’accueil et de réception considère le migrant comme un objet, une chose qui doit être déplacée d’un endroit à l’autre, dans un cadre associé à la logistique. Par exemple, en Italie en ce moment, où plusieurs bateaux d’ONG ont été bloqués, le gouvernement applique la pratique du débarquement sélectif, comme s’il fallait mériter d’être secouru. Ici, les indicateurs linguistiques sont également révélateurs : par exemple, ceux qui ne débarquent pas ont été appelés “cargaison résiduelle”. S’ils sont des cargaisons résiduelles, cela signifie qu’ils sont des objets, que l’on peut en faire ce que l’on veut. On construit donc tout un discours autour de la passivité des sujets.

C’est aussi une forme de socialisation pour entrer dans un système d’accueil qui ne tient pas compte de la liberté des individus, de leurs désirs ou de leurs attentes. Le fait qu’ils aient de la famille en Suède et que vous les obligiez à rester en Italie, ou qu’ils veuillent aller en France, parce qu’ils y ont des amis, des affections, que sais-je encore. L’ensemble du système d’accueil est très lié à l’idée d’une détention douce, c’est pourquoi les migrants qui sont accueillis s’échappent souvent de l’infrastructure institutionnelle.

Le récit du livre sert-il à placer le sujet et ses processus au centre, et le regard ethnographique permet-il d’agir ?

 L’ethnographie est une méthode centrée sur la rencontre, la conversation, l’intimité, et aussi sur l’action. Par exemple, nous ne faisons pas d’interviews, l’interview pour nous c’est un peu la mort de la recherche. Il s’agit avant tout d’être dans les espaces et aussi de jouer un rôle. Le chercheur n’est jamais neutre, ce rôle peut être celui d’un missionnaire, ou de produire un film ou de contribuer directement au passage des gens, d’aider dans un projet de volontariat ou de s’impliquer dans une lutte politique. Je pense que le chercheur est un sujet comme beaucoup d’autres qui sont à la frontière.

L’ethnographie est une méthode qui prend du temps et c’est pourquoi le livre commence en 2016 et se termine en 2020. Beaucoup de gens que nous rencontrons à la frontière, nous les rencontrons plus tard à une autre frontière, ce qui nous permet également de nous éloigner de cette idée coloniale de la recherche, où il y a un sujet blanc qui se rend sur place, collecte des informations, les construit, les met dans un format qui sert sa carrière académique, et ne donne rien en retour. Nous pouvons imaginer, à partir des sciences sociales, d’autres pratiques qui impliquent et visent à la transformation sociale.

Ces dernières années, avec la criminalisation de la solidarité, l’appartenance à ce que l’on pourrait appeler des coalitions a un coût. Les personnes qui font partie de ces réseaux rompent leur quotidien, abandonnent leur inertie et se mettent en danger. Qui participe à ces coalitions contemporaines ? Quelles sont leurs motivations ?
 Il est intéressant de faire une sociologie des personnes solidaires, car cela nous renseigne sur la transformation de l’espace politique sur le continent. Tout d’abord, la solidarité dans ce domaine, comme toute forme d’activisme social, prend du temps. Ainsi, les deux principales catégories que l’on retrouve parmi ces militants sont les étudiants et les retraités. Deuxièmement, il y a une hégémonie féminine. La solidarité est essentiellement féminine dans toutes les zones frontalières : ce sont elles qui dirigent, qui organisent. Troisième élément : il y a une grande participation de jeunes descendants d’immigrés, de la deuxième et de la troisième génération. C’est également très intéressant, car cela reflète la transformation de l’espace démographique, mais aussi de l’espace de l’activisme. Le quatrième élément est qu’il s’agit souvent de sujets mobiles. Par exemple, No Name Kitchen, qui était un collectif lié aux Balkans, se trouve maintenant à Ceuta, ou des groupes présents dans les camps de Calais se trouvent maintenant à Vintimille. Il y a une autre manière de penser sa propre place dans l’espace politique européen.

Dans cette rencontre qui a lieu dans chaque espace frontalier, différentes couches de subjectivation politique sont générées : que signifie, par exemple, pour un migrant venant du Bangladesh, de devoir se confronter à un espace de solidarité construit autour du monde LGBTI dans les îles Canaries ? Que signifie, pour un jeune qui a grandi à Kaboul, de passer trois semaines dans un camp anarchiste pour essayer de passer de l’autre côté ? Les voyages s’inscrivent dans une temporalité longue et, dans tous les cas, il existe des dynamiques de murs et d’accueil institutionnel, mais aussi des situations informelles de refuge : des rencontres s’articulent et changent les personnes, qu’elles soient solidaires ou migrantes en transit. C’est là que se construit un processus de changement, de subjectivation politique, qui ouvre d’autres possibilités pour l’avenir.

 


Dans ce livre, vous abordez la tension entre visibilité et invisibilité dans le cas de la migration, en tant qu’outil entre les mains des migrants, des personnes solidaires et des institutions elles-mêmes.

 La question de la visibilité est cruciale, car derrière chaque frontière, il y a toujours un spectacle, et ce spectacle, donné par les institutions, sert à alimenter l’industrie frontalière. Nous avons passé beaucoup de temps à Lampedusa, qui a été construite comme une frontière. En hiver, vous ne rencontrez que des policiers. Il y a

des milliers de policiers qui vivent là, c’est une dynamique économique qui permet à l’île de vivre la basse saison, parce que mille policiers sur une île de 7000 habitants, c’est des hôtels et des stations-service, c’est des écoles, des familles, des transports.Il y a une production permanente de panique, d’alarme à propos de choses qui pourraient être résolues de manière beaucoup plus simple. Ainsi, disons qu’un certain revenu géographique est produit : on construit un marché du travail, des intérêts économiques... À toutes les frontières, nous trouvons un moment d’hyper-visibilisation, et un autre où il vaut mieux ne pas parler de migration. Au mois d’août, à Lampedusa, il vaut mieux ne pas parler de migration, on commence à en parler à la fin de l’été parce que la saison est terminée et qu’il faut organiser la basse saison d’ hiver.

À partir de l’activisme et des personnes qui font le voyage, il y a aussi un jeu qui peut être basé sur la visibilité et l’invisibilité. Il y a des modalités comme celle que nous avons vue en Amérique centrale : les caravanes comme symboles visibles qui affrontent directement la frontière, créant une situation difficile à gérer et à laquelle il faut répondre. Un grand camp, comme celui de Calais, implique de rendre un problème visible et d’obliger les sujets publics à y répondre. Le livre commence par l’expulsion de Calais, où nous avons vécu en 2016. Ce camp avait été nourri par des milliers de personnes qui ne voulaient pas passer de l’autre côté, mais qui savaient qu’une bataille politique était en cours et qu’elles pouvaient pousser à une forme de régularisation à partir de là. C’est une dynamique similaire à celle d’un campement, comme le 15M en Espagne, qui campe comme pour affirmer une présence.

Mais aussi, du point de vue des personnes en transit et de celles qui contribuent à organiser le voyage, il existe une série de stratégies liées à l’invisibilité, ou plutôt au camouflage, car les frontières ne sont pas vraiment des forteresses à part entière, elles sont sélectives. Il s’agit donc de s’associer aux flux qui permettent de franchir la frontière dans ce que Manuel Delgado a appelé le droit à l’indifférence. Un exemple très banal : à la frontière franco-italienne, à Vintimille, les gens passent le vendredi, parce que ce jour-là, les Français viennent au marché. La composante non blanche de la population française étant plus importante que celle des Italiens, les migrants profitent de cet espace d’indifférence pour passer. En même temps, au sein des mouvements sociaux, il y a un grand débat sur la question de savoir si nos pratiques de confrontation contre la frontière devraient être rendues visibles. Devrions-nous dire aux gens ce que nous faisons, ou devrions-nous simplement le faire ? C’est un débat qui est présent dans tous les espaces frontaliers : il y a des choses qui sont dites et d’autres qui ne sont pas dites, c’est comme ce qui s’est passé dans l’ancien chemin de fer clandestin, où certaines choses étaient dans le cadre de la loi et d’autres appartenaient clairement à un espace de désobéissance à une loi qui était considérée comme injuste. L’indicateur le plus clair de l’existence d’un chemin de fer clandestin en Europe aujourd’hui est le fait que la solidarité est criminalisée.

Les récits sur la migration se concentrent sur les murs extérieurs, mais on parle moins de ce qui arrive aux migrants une fois qu’ils sont sur le continent. Vous introduisez dans le livre l’idée de la fuite et de la chasse, qui résonne avec l’époque du chemin de fer clandestin contre l’esclavage.

L’idée de ce livre est que les sujets peuvent habiter la fuite, les voyages ne sont pas un mouvement linéaire d’un point A à un point B. Pour aller d’un point à un autre, je peux avoir besoin de cinq ans, je dois faire un voyage qui est imprévisible. Alors comment habite-t-on la fuite, quel type de relations sociales se construit dans la fuite et dans quelle mesure ces relations sociales sont-elles quelque chose qui reste plus tard dans la société et qui construit d’autres possibilités ?

Et bien sûr, l’une des activités du pouvoir est la chasse, qui sert à générer des espaces hostiles. Si les mouvements tentent de construire des espaces sanctuarisés, de sanctuariser la route, et pas seulement les villes, le pouvoir, avec une intensité variable, génère la chasse. Il peut s’agir d’une chasse directe comme celle que nous avons documentée à Calais, avec un niveau de violence très élevé de la part des forces de l’État. Il peut aussi s’agir d’une chasse indirecte, invisible, comme celle qui se déroule en mer, une mer totalement visualisée par la technologie. Tout ce qui se passe dans les moindres recoins de la mer Méditerranée est connu, et en même temps il y a une invisibilité qui permet à cet espace naturel de gérer d’une certaine manière la frontière.

Nous essayons de rendre visible le fait que même dans la chasse, il n’y a pas de sujet passif. Les personnes en transit, les activistes, tentent de produire d’autres pratiques, des réponses, pour s’assurer que la chasse n’obtienne pas ses trophées. Pour le pouvoir, il ne s’agit pas tant d’arrêter le transit, mais de régir la mobilité excessive par la mobilité forcée. C’est comme une laisse élastique sur laquelle je vous donne un espace de mouvement possible. Dublin est la laisse : vous arrivez en Italie et vous pouvez vous déplacer en Italie, mais vous ne pouvez pas en sortir. Et si vous sortez du système d’accueil officiel, vous sortez de l’Europe et des droits minimaux de base. Mais face à cette mobilité obligatoire, il y a toujours des moments de coupure, de déchirure, qui produisent d’autres situations, tant aux frontières extérieures qu’aux frontières intérieures de l’Europe.

On peut alors visualiser deux cartes de l’Europe qui se superposent. L’Europe visible, et une Europe clandestine composée de personnes en transit, qui habitent la fuite. Ces deux cartes se toucheraient-elles là où il y a des coalitions, ou là où les institutions retiennent les migrants dans cette détention douce dont vous parliez ?
 Cette image des deux cartes est intéressante. Il faut aussi voir quels sont les points de connexion, parce que ce chemin de fer a des gares en surface où il semble que toute cette lutte devienne visible. Par exemple, ce qui se passe actuellement dans le port de Catane. Ces points d’émergence du chemin de fer sont également des espaces tactiques où l’on joue avec le droit. Les frictions qui se produisent également au sein des institutions sont liées à cet espace de droit. Les migrants peuvent également utiliser les systèmes d’accueil institutionnels officiels de manière tactique, comme des lieux où ils peuvent se reposer, obtenir quelques papiers et poursuivre leur voyage.

Il y a donc deux cartes, mais il y a aussi des moments, disons, de conjonction entre ces deux plans. Le défi est que cette carte clandestine, qui permet la possibilité de voyager, produit aussi des subjectivités politiques qui ne sont pas nationales, basées sur ces coalitions. Par exemple, ceux qui ont fait de longs voyages ont trouvé des religieux, des pêcheurs, des anarchistes, des activistes, des lesbiennes, des homosexuels, des gens de toutes sortes, et cela implique une socialisation qui peut aider nos sociétés à lutter contre l’intégration de ces personnes en les assignant à une place subalterne.

 

En fait, dans le livre, vous évoquez ce désir du XIXe siècle de construire une démocratie abolitionniste. Qu’est-ce que cela impliquerait à notre époque ?
 La démocratie abolitionniste est liée à la volonté politique d’abolir les frontières. Cette lutte est à l’origine, consciemment ou inconsciemment, de beaucoup de ces groupes, même s’ils ont des niveaux de théorisation différents. L’abolition de la frontière est un outil qui a des effets dans tous les domaines de la société, parce que la frontière est l’instrument qui permet ces conditions d’intégration subalterne qui nous affectent tous. L’abolition de ce cachet qui construit et classifie les sujets et génère des trajectoires différentes sur le marché du travail ou dans l’espace des opportunités nous permet de construire une autre société.


25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.

23/09/2023

GIDEON LEVY
Milad Al Rai détestait les soldats israéliens : ils l’ont exécuté

Gideon Levy et  Alex Levac (photos), Haaretz, 22/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il n’en pouvait plus de la présence de l’armée israélienne dans son camp de réfugiés : Milad Al Rai , 15 ans, a lancé un cocktail Molotov sur le mur en béton du mirador d’où les soldats contrôlent le camp. Un tireur d’élite l’a abattu d’une balle dans le dos, le tuant. Milad rêvait de devenir musicien, comme son père

 

Mundher Al Rai se tient devant le portrait tout frais de Milad, son fils de 15 ans exécuté, peint par un cousin sur le mur extérieur de sa maison. Quelques semaines avant d’être tué par les forces de défense israéliennes, Milad avait interrogé son père sur le paradis.

Il n’était pas un garçon ordinaire et tenait en cela de son père. Il rêvait de devenir musicien, comme son père, ou joueur de football, comme Ronaldo. Mais surtout, il ne supportait pas la présence des soldats israéliens qui envahissaient le camp de réfugiés où il vivait ; jour et nuit, ils étaient là, assiégeant le camp 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, depuis une tour fortifiée située à l’entrée du camp. Au début de l’année, il a même écrit une lettre aux soldats israéliens, qui se lit aujourd’hui comme les dernières volontés et le testament d’un jeune qui savait qu’il allait mourir. Il a demandé à ce que cette lettre ne soit pas montrée à ses parents de son vivant - et il n’avait que 15 ans. La semaine dernière, son père a encadré la lettre, écrite de la main du jeune homme et remplie de ratures et de corrections. Elle sert désormais de mémorial au garçon qui détestait les soldats.

Le père est également une personne spéciale. Chanteur palestinien qui se produit dans le monde entier, il n’essaie pas de dissimuler la haine que son fils nourrissait à l’égard des soldats. Il affirme également qu’il est tout à fait possible que son fils ait jeté un cocktail Molotov sur le mur de la tour, comme l’affirme l’armée. Alors que la plupart des parents palestiniens endeuillés tentent de brouiller les actions de leurs enfants et de les présenter comme n’ayant rien fait, Mundher Al Rai n’occulte rien.

Milad a peut-être lancé une bouteille incendiaire sur la tour, mais il ne fait aucun doute qu’il n’a pas mis en danger la vie et la sécurité des soldats blindés qui se trouvent en haut de la tour. Les murs des maisons privées situées à proximité de la tour, ainsi que le mur de la tour elle-même, sont roussis par les cocktails Molotov qui ont été lancés ici par le passé, sans blesser personne et sans causer de dégâts matériels. C’est également la routine des protestations dans le camp de réfugiés densément peuplé, que les soldats assiègent depuis la tour et où ils tirent parfois sur les garçons, les tuant de sang-froid, comme ils ont tué Milad.

La façade de la maison de son père, au cœur du camp de réfugiés d’Al-Arroub, entre Bethléem et Hébron, est aujourd’hui ornée d’une immense et sombre peinture en gros plan du visage de Milad. La peinture murale, œuvre du cousin de Milad, Mohammed Al Rai, 25 ans, n’est pas terminée ; il manque le texte qui sera inséré en dessous et qui sera tiré de la lettre de Milad.

Le camp de réfugiés d’Al Arroub, la semaine dernière

Voici ce que le garçon a écrit dans sa lettre aux soldats israéliens, la lettre qu’un parent a remise à son père seulement après que son fils a été tué : « Avis aux soldats de l’armée israélienne. Vous nous haïssez toujours et vous nous maltraitez, mais nous vivrons toujours dans la bonté grâce à Dieu. Je vous aime, amis et membres de ma famille, j’espère que les générations futures seront libres. Je n’appartiens à aucune organisation, seulement au drapeau palestinien. Je t’aime, papa ». Quelques semaines avant que les forces de défense israéliennes ne le tuent, Milad avait interrogé son père sur le paradis.

Il était élève en seconde dans l’école voisine de sa maison, un garçon de 15 ans qui s’entraînait dans l’académie de football du camp. Son père raconte qu’il était un élève moyen, car la vie, la musique et le football l’attiraient plus que l’école. Les chansons de Mundher Al Rai sont adaptées de poèmes de Mahmoud Darwish et d’autres poètes ; il s’est produit dans toute l’Europe et jusqu’en Australie. Ce mois-ci, il devait donner deux concerts au Caire, qui ont naturellement été annulés parce qu’il est en deuil.

C’est un bel homme de 57 ans, vêtu de noir, marié en secondes noces et père de trois fils : Milad était celui du milieu. Aujourd’hui, il ne reste plus que Vadia, 18 ans, et Adam, 9 ans. Mundher Al Rai est assis dans le salon de sa modeste maison, fumant un narghileh et parlant de son fils cadet. Ce n’est qu’à deux reprises au cours de la conversation qu’il est sur le point de fondre en larmes, mais il se retient au dernier moment à chaque fois. L’un de ces moments survient lorsque nous lui demandons de nous montrer le clip que Milad a filmé de lui-même en train de chanter une chanson de rap, en lisant les paroles sur son téléphone portable. « Malgré toute la douleur, malgré tout ce qui se passe, je suis fort et grand. J’aime être, je vis dans un camp, je m’accroche, je suis patient, j’espère voler un jour, j’espère jouer [d’un instrument], je suis un être humain et il y a du bon en moi. Le ciel est à moi, la mer est à moi, demandez à ma mère, demandez à mon père, je suis une baleine dans la mer, je suis un aigle dans le ciel ». La chanson a été coécrite par le père et le fils, et Milad l’a enregistrée il y a quelques mois. Elle s’intitule Malgré la douleur.


Il a été tué le 9 septembre, il y a deux semaines, lors de ce qui s’est avéré être le dernier samedi de sa vie. C’était “Shabbat shalom”, dit Mundher Al Rai avec ses quelques mots en hébreu. « Ils l’ont abattu depuis la tour. De la tour. Je veux la réponse officielle à la question de savoir pourquoi ils l’ont tué. Pourquoi ? Pourquoi un soldat de 20 ans a-t-il décidé d’être un tireur d’élite et de tuer un garçon de 15 ans ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Vous savez, ce soldat aurait pu l’attraper. Milad n’était pas un soldat et il n’était pas armé ».

Mundher Al Rai tient la chemise de son fils, montrant l’impact de la balle.

Le père disparaît à l’arrière du petit appartement et revient avec une chemise noire. « Je vais vous montrer comment il a été tué », dit-il en étouffant à nouveau ses larmes. Mundher Al Rai étale la chemise. Il y a un petit trou dans le dos, fait par la balle qui a explosé dans le corps de son fils, dévastant plusieurs organes internes, dont les reins, les poumons et la rate. Sous l’impact de la balle, il y a une grande tache de sang de son fils. Ils lui ont tiré dans le dos.

« Milad les détestait », explique son père. « Il détestait la présence des soldats dans le camp. Ce sont eux qui l’ont tué, ce sont eux qui nous ont enfoncés ans la boue. Milad a résisté ». Il raconte qu’une fois, son fils a essayé de quitter le camp et de traverser la route en direction de l’antenne d’ Al Arroub du Kadoorie College, où les habitants du camp se rendent pour prendre l’air et s’entraîner au football. Les soldats l’ont bloqué et l’ont ramené au camp. Pas de sortie.

Milad leur demandait : « Pourquoi vous êtes là ? Et pourquoi il y a une tour à l’entrée de notre camp ? » Une fois, il a été arrêté et détenu pendant quelques heures pour avoir jeté des pierres sur l’autoroute. Il a nié l’accusation. Son père a également été convoqué pour un interrogatoire et les deux ont été relâchés avec un avertissement de ne plus jeter de pierres. Une semaine avant sa mort, raconte son père, ils ont eu une discussion musclée. Mundher Al Rai a exhorté son fils à ne plus s’engager dans des confrontations avec les soldats. «  Il jouait à Tom et Jerry  avec eux », raconte-t-il. Je lui ai dit : « Khalas, ça suffit ! « 

Le dernier jour de sa vie, Milad s’est rendu à la piscine de la ville de Doura, avec un groupe de garçons, dans le cadre d’une
“journée de loisir” organisée par une ONG locale. Comme la plupart des enfants réfugiés à Al Arroub, Milad n’était jamais allé à la mer, bien qu’elle se trouve à une heure de route de chez lui. La piscine de Doura était son substitut. Il est rentré chez lui vers 14 heures. Dans la soirée, son père lui a demandé d’aller dans un magasin pour changer une ampoule qui ne fonctionnait pas.

Milad ne s’est apparemment jamais rendu au magasin. Avec deux amis, il s’est équipé de cocktails Molotov et est allé les lancer sur le mur de la tour de l’armée. Il n’y avait aucun soldat au niveau du sol à l’extérieur qui aurait pu être en danger. Basel Adra, nouveau chercheur de terrain à Hébron pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, a noté qu’à part les trois garçons, il n’y avait pas de foule dans la rue. Milad a reçu une balle dans le dos alors qu’il tentait de s’enfuir pour sauver sa vie. Il a réussi à faire quelques pas avant de s’effondrer dans les bras de ses amis.

Le père et le frère de Milad tiennent une photo de l’adolescent décédé.

Alors que son père se faisait couper les cheveux dans le camp, vers 20h30, un proche l’a appelé pour lui dire que Milad avait été blessé. Immédiatement après, la mère de Milad, Samah, l’a appelé pour lui transmettre le même message. Cependant, Mundher Al Rai était certain que son fils avait été tué. « Milad est mort », a-t-il dit à son ex-femme.

Un parent qui vit à la périphérie du camp de réfugiés, à côté de la tour, a vu Milad tomber au sol, blessé, et l’a emmené d’urgence dans sa voiture à la clinique de la ville voisine de Beit Fajar. Le camp lui-même ne dispose même pas d’un poste de premiers soins. Lorsque son père est arrivé et a vu son fils, il a déclaré : « Ce garçon a quitté la vie ». Ses yeux étaient encore ouverts mais son cœur avait cessé de battre. Le parent a raconté qu’en chemin, Milad avait gémi deux fois, puis avait cessé de respirer.

De Beit Fajar, il a été transporté en ambulance à l’hôpital Al Yamamah de Bethléem, mais les tentatives de réanimation ont échoué. À un moment donné, Mundher Al Rai a demandé qu’on arrête d’essayer. Son fils était mort.

Cette semaine, l’unité du porte-parole des FDI a répondu à Haaretz qui demandait si Milad avait mis en danger la vie des soldats dans la tour fortifiée : « Des terroristes ont lancé des cocktails Molotov sur des combattants des FDI et sur une route proche du camp de réfugiés d’Al Arroub dans [le territoire de] la brigade d’Etzion. L’un d’entre eux a pénétré dans la position de l’armée où se trouvaient les combattants. Les forces des FDI ont répondu par des moyens de dispersion de la manifestation et par des tirs. Une cible a été identifiée. Par la suite, on a appris que l’un des terroristes était mort. Les circonstances de l’affaire sont en cours d’éclaircissement ».

C’est ainsi qu’est mort le “terroriste” Milad Al Rai . Il avait 15 ans.

 

22/09/2023

JORGE MAJFUD
Les bots, esclaves au service de la guerre de classe et de race

Jorge Majfud, Escritos críticos, 19/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice,
Tlaxcala

En 1997, alors que je travaillais au Mozambique en tant qu’architecte fraîchement diplômé, j’ai visité les villages de Cabo Delgado, Mueda et Montepuez en compagnie de l’Allemand Reinhard Klingler (coopérant pour une ONG appelée UFUNDA). Dans l’un d’eux, nous avons rencontré les chefs de village pour leur proposer le plan qui, selon Reinhard, devait être financé par un groupe de coopération de l’Union européenne.

J’avais été chargé de fournir des solutions de construction pour les écoles professionnelles en fonction des ressources matérielles et de la main-d’œuvre disponibles dans la région. Un soir, à la fin d’une de ces réunions dans une cour solennelle de terre rouge fraîchement balayée, les chefs de village s’approchèrent de moi et me dirent, dans un portugais plein de mots makua (je cite de mémoire et sans prétendre à la littéralité) : « Nous sommes tout à fait d’accord avec toutes vos propositions... Mais nous voulons que le chef responsable du projet soit un blanc (Ncunña ou Kunha) ». Peut-être ont-ils remarqué mon visage surpris ou bien leur ai-je répondu par une question. « Sim, ncuña..., branco ». Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’explication qu’ils m’ont donnée : « C’est que les blancs sont moins corrompus que les noirs ».

Fresque murale à São Filipe, sur l’Île de Fogo, au Cap-Vert

Je ne me souviens pas si je leur ai répondu ou si la réponse n’était qu’une des milliers de notes que j’ai prises pour mon livre Crítica de la pasión pura et que je n’ai pas incluses lorsque j’ai pu le publier à Montevideo en 1998 : « Je crains que les maîtres blancs ne vous aient déjà corrompus en vous faisant répéter leurs propres idées et leurs propres intérêts, pas les vôtres ». Comme l’a écrit le grand Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, le colonisé est un humain déshumanisé [1] ou, plus clairement encore, dans son livre précédent, Peau noire, masques blancs (1952), « Le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef, cependant que le Malgache obéit à un complexe de dépendance"[2].

Cette fonction que les colonisés, les déshumanisés, ont remplie pendant des siècles, est aujourd’hui complétée par un autre type d’êtres déshumanisés : les bots, les robots dotés d’une intelligence artificielle. En d’autres termes, c’est au fond la même chose, mais simplifiée par la haute technologie.

Pendant longtemps, les experts ont compris que l’une des caractéristiques des bots était (1) qu’ils ne produisaient pas de contenu et (2) qu’ils étaient monothématiques. C’est très bien. On constate que le premier point est cohérent avec l’étymologie même du mot bot, qui dérive de robot* et, à son tour, du mot tchèque pour esclave. Pour sa part, le mot esclave dérive de slave, mais si nous passons à l’étymologie du mot adicto [dépendant, addict], nous verrons que dans l’Antiquité, ce mot désignait l’homme condamné à l’esclavage pour dette, au sens où les Romains l’entendaient comme un individu qui ne peut plus agir et penser par lui-même, mais qui est addictus, “affecté” à, c’est-à-dire que son corps est mis à disposition du plaignant par un juge. Bref, il est ravalé au rang de robot, de bot, un esclave.

Le deuxième point fait référence au fait que les bots sur les réseaux sociaux ont généralement un objectif politique, c’est-à-dire le pouvoir. Ils répètent comme des addicts, comme des esclaves, au profit de leur maître. Ils n’ont pas d’autres intérêts, comme un humain d’avant les réseaux, c’est-à-dire qu’ils ne parlent ni de football ni de Hegel, mais seulement de leur thème. Le bot est monothématique. Le problème est qu’il est aussi possible, et même très possible, de trouver des humains qui correspondent à ce profil  de bots, d’addicts, d’esclaves. Il y a au moins quinze ans, j’ai réfléchi à la nouvelle nature matérielle et psychologique dans laquelle nous entrions et, dans certains articles, j’avais mentionné quelque chose que j’ai repris plus tard dans le livre Cyborgs de 2012 : « Alors que les universités fabriquent des robots qui ressemblent de plus en plus à des êtres humains, non seulement pour leur intelligence avérée, mais maintenant aussi pour leurs capacités à exprimer et à recevoir des émotions, les habitudes consuméristes nous rendent de plus en plus semblables à des robots » [3] 

 

Slave R2D2, par AlanGutierrezArt

Aujourd’hui, les bots les plus modestes des médias sociaux sont déjà capables de s’exprimer avec des bégaiements et des tics, alors que nous, les humains, essayons de les éliminer de notre nature. Au cours des trois premiers mois de sa campagne de 2016, Donald Trump, alors candidat à la présidence, a cité 150 de ses propres bots comme s’il s’agissait d’humains ayant quelque chose d’important à dire. À leur tour, ces citations ont été reproduites par d’autres humains et d’autres bots [4], une pratique qui s’est poursuivie après son accession à la présidence.

En 2015, un tiers des gazouillis et jusqu’à la moitié du trafic internet étaient déjà générés par des bots[5]. Dans de nombreux cas, les bots ont été humanisés avec tous les défauts et habitudes des humains, tels que le maintien constant d’autres comptes sur différents réseaux sociaux avec des idées et des tics similaires ; ou le fait de prendre un temps prudent pour répondre à une question urgente. En 2014, un robot a réussi pour la première fois à passer le test de Turing (conçu en 1950 par le génie informatique Alan Turing) en faisant croire aux juges, lors d’un entretien de cinq minutes, qu’il s’agissait d’un véritable être humain. Grâce à cette capacité à se substituer aux humains avec la sensibilité du réel, comme lorsque quelqu’un parle notre propre langue et s’exprime comme nos propres amis, ces bots ont pu encourager des soulèvements sociaux et, surtout, perturber de vraies protestations de personnes réelles ayant de vrais problèmes.

Les PDG des grandes plateformes sociales comme X (ex-Twitter) et Meta (ex-Facebook) s’excusent face à la prolifération de contenus racistes en affirmant que « nous ne sommes pas les arbitres de la vérité ». Ce qui serait tout à fait exact s’il ne s’agissait pas d’une illusion commode. Aujourd’hui, la sensibilité au racisme aux USA a supplanté d’autres réalités telles que le classisme ou l’exploitation à distance d’êtres humains au profit de la micro-élite patronale. Les plateformes n’arbitrent pas seulement des positions politiques, comme celle de savoir qui a raison dans le conflit Russie-OTAN, ou Trump-Biden, mais leur existence entière et leur ingénierie psychologique sont basées sur l’idéologie du consumérisme et les avantages de la “libre concurrence”, l’un des mythes les plus obscènes de notre époque, s’il y en a un autre plus obscène.

Ce n’est pas un hasard si la jeunesse rebelle, révolutionnaire et de gauche des XIXe et XXe siècles était une jeunesse lettrée, alors que la jeunesse réactionnaire, conservatrice et de droite d’aujourd’hui a été éduquée dans les réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard si la diffusion de fausses nouvelles à partir de ces “réseaux neutres” a proliféré sur des thèmes classiques de l’extrême droite tels que la religion, la tribu et le racisme.


Atomic Robo, par NelsonRibeiro

 Après les dernières invasions et guerres post-coloniales des puissances occidentales en Afrique et au Moyen-Orient (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen), le même phénomène s’est produit qu’avec les guerres de Washington dans son arrière-cour latino-américaine : des milliers de personnes ont commencé à fuir le chaos du Sud mondial vers le seul endroit où elles pouvaient trouver un emploi rémunéré, le Nord civilisé, et elles n’ont pas été les bienvenues. Les frontières des USA et de l’Europe ont été fermées pour “protéger notre culture”, pour “protéger l’ordre public”, pour “protéger nos frontières”, des droits qui n’ont jamais été respectés en ce qui concernait les frontières, la culture et les lois et l’ordre des autres, les sauvages.

En raison du vieillissement de la population allemande et du bon sens de la chancelière Angela Merkel, plusieurs milliers de réfugiés syriens ont été accueillis. Mais comme dans le reste de l’Europe, les migrants se sont heurtés à une résistance comme s’ils étaient des envahisseurs. Comme ce récit ne suffisait pas, on a eu recours à un autre classique du genre, exercé avec une extrême habileté démagogique par l’ancien président Donald Trump et la plupart des politiciens de son parti : “les immigrés basanés et pauvres viennent violer nos femmes”. Ce discours récurrent de l’imaginaire pornographique du XIXe siècle (la féministe et éducatrice Rebecca Latimer Felton préconisait mille coups de fouet pour empêcher les Noirs libres de violer les jeunes filles blondes, alors même que les viols les plus fréquents étaient le fait de Blancs sur de jeunes femmes noires). Au moment où Rebecca Felton est élue première femme sénatrice de l’histoire de ce pays, en 1922, certains scientifiques européens et usaméricains (contrairement à ce qu’affirmaient divers auteurs latino-américains comme le Cubain José Martí ou le Péruvien González Prada) sont également convaincus de la supériorité de certaines races sur d’autres, selon leur propre idée de la supériorité. En 1923, le spécialiste Carl Brigman écrivait dans son Study of American Intelligence : « la supériorité de notre population nordique sur d’autres groupes tels que les Alpins, les Européens méditerranéens et les Nègres est quelque chose qui a été démontré ». 6] Le même auteur regrettera cette conclusion quelques années plus tard, estimant qu’elle n’était pas fondée sur les données disponibles, mais la culture populaire et les pouvoirs qui façonnent et manipulent ses faiblesses s’étaient déjà déplacés comme un tsunami de l’autre côté. Les années 1930 ont été l’apogée du nazisme en Europe et, aux USA, la haine des Noirs et l’expulsion de citoyens usaméricains au faciès mexicain ont atteint des niveaux historiques. Le pouvoir de ces théories n’a pas pris fin avec la défaite d’Hitler ; elles se sont poursuivies dans la pratique avec des expériences médicales sur les Noirs aux USA et les pauvres au Guatemala ; elles se sont poursuivies avec des guerres impérialistes et des stérilisations massives de races inférieures, comme à Porto Rico dans les années 1970 et au Pérou dans les années 1990. [les braves Suédois ont stérilisé des Rroms et des tattare, des “Tatars” -un groupe de voyageurs marginalisés et ethnicisés – jusqu’aux années 50, NdT]


Robot-chien policier, Allemagne, de nos jours

Dans l’Europe du XXIe siècle, la rumeur séculaire selon laquelle les immigrés basanés tuaient les hommes et violaient les femmes européennes blanches pauvres et sans défense a été répandue à maintes reprises. Ces rumeurs n’ont jamais été confirmées par des statistiques, mais il s’agit là d’un détail sans importance pour les masses enflammées.

Un autre exercice de rumeur, alimentant le marché juteux de la haine qui germe dans la peur, a affligé les victimes de multiples massacres aux USA au cours des deux dernières décennies. Diverses plateformes habitées par des mouches anonymes ont fait circuler la version selon laquelle ces massacres avaient été mis en scène, en dépit du fait que les familles et les tombes des victimes elles-mêmes étaient là pour en vérifier l’existence. Ce n’est pas un hasard si les groupes qui se sont chargés de rendre virales ces théories du complot étaient d’extrême droite  ou simplement des partisans de la droite politique adepte des armes à feu.

Après tous ces antécédents humains, ce n’est pas une simple coïncidence si même les bots sont racistes. Au début de l’année 2016, Microsoft a lancé son robot vedette, une jeune fille inexistante dotée du bagage linguistique d’un humain de 19 ans qui, grâce à son intelligence artificielle, pouvait interagir avec de vrais humains sur Twitter et dans le cadre de discussions téléphoniques telles que GroupMe. Les chats avec Tay (Thinking About You) étaient si réalistes que même les erreurs de ponctuation étaient incluses [8]. Grâce à cette interaction avec le “monde réel”, Tay a appris à être Tay. Peu après ces discussions enrichissantes (comme au siècle dernier une jeune femme apprenait des conversations dans les cafés d’ intellectuels de Paris ou de Montevideo), Tay est devenue une racaille raciste. À tel point que l’entreprise Microsoft, sans doute moins pour des raisons morales que pour des raisons économiques, a décidé de lui délivrer un certificat de décès 16 heures après sa naissance. Une vie courte, sans doute, mais suffisante pour écrire près de cent mille tweets.

D’autres expériences améliorées (comme Zo, plus politiquement correct) ont duré plus longtemps et ont échoué pour des raisons similaires. Les méga-plateformes comme Facebook ont essayé de nettoyer tout ce racisme et ce sexisme ambiant qui servent de matière première aux futures IA. Toutefois, la technique de censure des pages et des textes contenant des expressions racistes est très similaire à l’actuelle culture de l’annulation [cancel], qui a vu le jour aux USA et a commencé à atteindre d’autres continents. De la même manière que, dans diverses institutions éducatives, plusieurs enseignants et même des professeurs ont perdu leur emploi pour avoir mentionné le mot “noir” lorsqu’ils tentaient de dénoncer le racisme dans un texte, un document ou une œuvre de fiction, des robots ont censuré des textes dénonçant le racisme à l’égard des Indiens ou des Noirs pour avoir inclus des expressions que le robot avait mal interprétées dans leur contexte général [9]. 

Robocop, Dubaï, de nos jours

Même problème avec la technologie “biométrique” ou de reconnaissance faciale, selon laquelle les visages des personnes non blanches étaient plus susceptibles d’être reconnus comme suspects [10]. Ou bien ils ne les reconnaissent tout simplement pas comme des visages humains. Cette observation n’est pas nouvelle. En termes économiques, elles appartiennent à la préhistoire des techniques de reconnaissance faciale, rapportées au moins depuis 2009. [11] Si l’on remonte à la technologie de la photographie depuis le 19e siècle, l’histoire n’est pas très différente. Selon l’historien du cinéma Richard Dyer, lorsque les premiers photographes se sont tournés vers le portrait dans les années 1840, « expérimentant la chimie du matériel photographique, la taille de l’ouverture, la durée du développement et la lumière artificielle, ils sont partis du principe que ce qu’il fallait obtenir, c’était le rendu d’un visage blanc » [12].

 NdT

*Le mot “robot” a été créé par l’écrivain tchèque Karel Čapek en 1920 pour sa pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots (R.U.R.). Le terme “robot” vient du tchèque robota, qui signifie “corvée” ou “travail forcé”. Dans la pièce, le “robot” est conçu pour servir d’esclave à l’homme, mais il finit par se rebeller.

Notes de l’auteur

[1] Fanon, Frantz, Les damnés de la terre. Paris : François Maspero, 1968, p. 13 (« La bourgeoisie colonialiste, quand elle enregistre l’impossibilité pour elle de maintenir sa domination sur les pays coloniaux, décide de mener un combat d’arrière-garde sur le terrain de la culture, des valeurs, des techniques, etc. […] Le fameux principe de l’égalité des hommes trouvera son illusion dans les colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon ».)

[2] Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs [Préface (1952) et postface (1965) de Francis Jeanson. Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 99 : « Je commence à souffrir de ne pas être un Blanc dans la mesure où l’homme blanc m’impose une discrimination, fait de moi un colonisé, m’extorque toute valeur, tutte originalité, me dit que je parasite le monde. […] Alors j’essaierai tut simplement de me faire blanc, c’est-à-dire j’obligerai la Blanc à reconnaître mon humanité. Mais, nous dira M. Mannoni, vous ne pouvez pas, car il existe au profond de vous un complexe de dépendance. […] le Blanc obéit à un complexe d’autorité, à un complexe de chef, cependant que le Malgache obéit à un complexe de dépendance. Tout le monde est satisfait. »

[3] Majfud, Jorge. Cyborgs. Izana Editores, Madrid, 2012.

[4] Business Insider UK. “Donald Trump Quoted Bots on Twitter 150 Times, Analysis Claims.” Business Insider, Insider, 11 Apr. 2016,

[5] Woolley, Samuel C., and Philip N. Howard. Computational Propaganda: Political Parties, Politicians, and Political Manipulation on Social Media. Oxford Studies in Digital Poli, 2018, p. 7.

[6] Zaller, John R., et Zaller J. R. The Nature and Origins of Mass Opinion. Cambridge UP, 1992, p. 10.

[7] Au-delà de la vieille arrière-cour, de 1971 à 1977 et avec un budget de cinq millions de dollars (plus de 30 millions en valeur 2020), l’International Education Program in Gynecology and Obstetrics a formé 500 médecins dans 60 pays, dont le Chili de Pinochet et l’Iran du Shah. Le 21 avril 1977, le directeur du Bureau de la population du gouvernement fédéral, le Dr R. T. Ravenholt, a déclaré que l’objectif de Washington était de stériliser 570 millions de femmes pauvres, soit un quart de toutes les femmes fertiles du monde (J. Majfud, La frontera salvaje. 200 años de fanatismo anglosajón en América Latina, 2021, p. 502).

[8] "Meet Tay - Microsoft A.I. Chatbot with Zero Chill". Archive.org, 2016,

[9] Majfud, Jorge. “La tiranía del lenguaje (colonizado).” Página12, 20 Feb. 2022,.

[10] Sandvig, Christian, et al. "When the Algorithm Itself Is a Racist : Diagnosing Ethical Harm in the Basic Components of Software". International Journal of Communication, vol. 10, 2016, pp. 4972-4990,

[11] "Webcam Can’t Recognize Black Face". Thestar.com, thestar.com, 23 déc. 2009,

[12] Dyer, Richard. White. Londres : Routledge, 1997.