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10/06/2024

Gomme arabique sanglante : Comment le soda, le chocolat et le chewing-gum financent la guerre au Soudan

Alexandra Wexler à Johannesburg et Nicholas Bariyo à Kampala, Ouganda, The Wall Street Journal, 23/5/2024
Traduit par
Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Une milice puissante et l’armée du pays profitent toutes deux du commerce de la gomme arabique, un ingrédient courant.

Environ 80 % de la gomme arabique mondiale est récoltée sur les acacias du Soudan. Photo MOHAMED NURELDIN ABDALLAH/REUTERS

Une fois par semaine, Mohamed Jaber emprunte une route cahoteuse jusqu’à la ville soudanaise d’El Obeid, l’arrière de son camion chargé de sacs remplis de morceaux ambrés de gomme arabique, un ingrédient peu connu mais présent dans le chocolat, le soda, le chewing-gum et d’autres produits de consommation.

Vers la fin de son trajet de 50 miles (80 km), Jaber déclare payer environ 330 $ aux combattants des Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire accusé par le gouvernement usaméricain de nettoyage ethnique et de crimes contre l’humanité dans la guerre civile soudanaise qui dure depuis un an. Les FSR ont assiégé El Obeid depuis juin et contrôlent trois des quatre principales routes d’accès à la ville, qui est l’un des principaux centres agricoles du Soudan et est tenue par l’armée du pays.

« Se déplacer en convois est le seul moyen de rester en sécurité, mais ça coûte très cher », dit Jaber. « Tout le monde doit payer » .

En plus des paiements aux principaux points de contrôle des FSR, Jaber affirme que les commerçants de gomme arabique remettent également entre 60 et 100 $ aux combattants des FSR armés de fusils AK-47, qui accompagnent les convois de commerçants dans des camionnettes. Les commerçants qui refusent de payer risquent de perdre leur cargaison et leurs véhicules au profit de la milice, dit-il.

Environ 80 % de la gomme arabique mondiale est récoltée sur les acacias du Soudan, qui poussent dans la ceinture désertique s’étendant de la frontière occidentale du Soudan avec le Tchad à sa frontière orientale avec l’Éthiopie, couvrant une superficie d’environ 520 000 km2. La gomme arabique est une sève séchée, sans goût ni odeur, utilisée comme stabilisant, agent épaississant ou émulsifiant dans de nombreux aliments, boissons, cosmétiques et médicaments.

Source : Rami Sirelkhatem et Eisa E. l. Gaali, 2009, “Phylogenic analysis in Acacia senegal using AFLP molecular markers across the Gum Arabic Belt in Sudan” (Sudan Commission for Biotechnology and Genetic Engineering, National Center for Research, Ministry of Science and Technology)

Selon des commerçants soudanais, la sève est devenue une source de financement clé pour les deux camps dans la guerre. En plus des FSR qui collectent de l’argent grâce à leur contrôle de la plupart des principales routes agricoles, l’armée soudanaise — qui dirige le gouvernement de facto du pays — perçoit des taxes et autres tarifs sur le commerce de la gomme arabique.

Les USA ont accusé les deux camps du conflit de commettre des crimes de guerre. En septembre, le département d’État a imposé des sanctions à deux commandants des FSR pour leur implication présumée dans des massacres ethniques, des violences sexuelles et le pillage et l’incendie de communautés, entre autres abus. Deux autres commandants des FSR ont été sanctionnés ce mois-ci.

Environ 8,5 millions de Soudanais ont été contraints de quitter leur foyer depuis le début de la guerre en avril 2023. Tom Perriello, envoyé spécial de l’administration Biden pour le Soudan, a averti ce mois-ci que le véritable bilan de la guerre pourrait être 10 à 15 fois plus élevé que les quelque 15 000 morts confirmés.

« Les recettes des exportations de gomme arabique financent directement ces combats », déclare Rabie Abdelaty, un universitaire soudanais qui a étudié l’industrie de la gomme arabique.

Des millions de Soudanais ont été contraints de quitter leur foyer depuis le début de la guerre au printemps 2023. PHOTO : MOHAMED NURELDIN ABDALLAH/REUTERS

 Des personnes ayant fui la guerre arrivent à Renk, au Soudan du Sud voisin. PHOTO : LUIS TATO/AGENCE FRANCE-PRESSE/GETTY IMAGES

Malgré ces préoccupations, peu d’entreprises ont pris des mesures pour s’assurer qu’elles évitent la gomme arabique soudanaise, selon des entretiens avec des fabricants, des fournisseurs et des utilisateurs finaux.

« Vous ne voulez pas que les clients manquent de gomme », a déclaré Osama Idris, directeur général de Morouj Commodities UK, un importateur et transformateur de gomme brute basé à Weston-super-Mare, en Angleterre. Idris a indiqué qu’aucun de ses clients, qui incluent des entreprises de confiserie, de boissons et de saveurs, n’a exprimé de préoccupations concernant l’approvisionnement en gomme arabique du Soudan.

Nestlé, qui ajoute de la gomme arabique à ses chocolats et bonbons gélifiés, a déclaré que, selon ses fournisseurs, les petites quantités qu’elle utilise proviennent principalement du Tchad, du Niger et du Mali.

Un porte-parole de Hershey, le fabricant des Kisses, a déclaré que l’entreprise s’attend à ce que tous ses fournisseurs respectent toutes les lois des pays dans lesquels ils opèrent. Une porte-parole de Ferrero a indiqué que le fabricant de chocolat a mis en place des mesures strictes de diligence raisonnable que tous ses fournisseurs doivent respecter, y compris des évaluations et des audits sur le terrain.

Certaines entreprises ont déclaré que cesser d’acheter de la gomme arabique soudanaise nuirait à des centaines de milliers de Soudanais qui dépendent de la sève pour leur subsistance, dont beaucoup sont des agriculteurs de subsistance ou des membres de communautés nomades, à un moment où les agences des Nations Unies avertissent d’une famine imminente.

Réfugiés du conflit soudanais à Adré, au Tchad. PHOTO : DAN KITWOOD/GETTY IMAGES

Un homme soudanais, blessé par balle, recevant des soins médicaux le mois dernier à Adré, au Tchad. PHOTO : DAN KITWOOD/GETTY IMAGES

La société française Nexira, qui affirme détenir 40 % du marché mondial de la gomme arabique, a suspendu ses opérations au Soudan pendant trois mois l’année dernière, mais a depuis repris ses activités et reçoit des expéditions de gomme en provenance du pays.

« Malgré les incertitudes en matière de transport et les incidents potentiels affectant la récolte, nous avons décidé de continuer à acheter aux récoltants », a déclaré une porte-parole de l’entreprise. « Cela fait partie de notre engagement envers les communautés locales avec lesquelles nous travaillons depuis plusieurs décennies. »

Elle a indiqué que certains contacts de Nexira avaient récemment signalé « une activité de racket potentiel sur les routes soudanaises » et que l’entreprise avait demandé à ses partenaires dans le pays d’éviter les routes où la liberté de mouvement ne peut pas être garantie.

Le département du Trésor usaméricain, responsable des sanctions économiques, a refusé de commenter s’il avait pris en considération le rôle de la gomme arabique dans le financement de la guerre au Soudan. Lorsque les USA ont imposé des sanctions contre le Soudan dans les années 1990 pour le soutien présumé de son dirigeant de l’époque, Omar al-Bashir, à des groupes terroristes internationaux, y compris Al-Qaïda, le président Bill Clinton a créé une exception pour la gomme arabique, exemptant largement les expéditions de l’embargo imposé au commerce bilatéral.

La gomme arabique est l’une des principales exportations agricoles du Soudan. En 2022, le Soudan en a exporté pour une valeur d’environ 183 millions de dollars, ce qui en fait l’une des dix principales exportations du pays, selon les dernières données disponibles.

Les commerçants s’attendent à ce que la production soudanaise diminue d’environ moitié cette saison, qui va d’octobre à mai environ, car de nombreux jeunes hommes qui récoltent habituellement la sève se sont enrôlés pour combattre et d’autres ont trop peur pour sortir et exploiter les arbres. Par ailleurs, les prix ont augmenté d’environ deux tiers pour atteindre jusqu’à 5 000 dollars la tonne métrique, selon les commerçants.

Un homme récoltant de la sève de gomme arabique l’année dernière sur un acacia à l’est d’El Obeid, au Soudan. PHOTO : ASHRAF SHAZLY/AGENCE FRANCE-PRESSE/GETTY IMAGES

FOGA Gum, basée aux Pays-Bas, qui importait et traitait de la gomme arabique soudanaise principalement pour approvisionner des entreprises de saveurs aux USA et en Europe, a cessé toutes ses activités commerciales au Soudan en avril 2023, peu après le début de la guerre.

« Notre activité s’est complètement arrêtée », a déclaré Martijn Bergkamp, associé chez FOGA Gum. « Nous travaillons sur une chaîne alimentaire totalement transparente. En raison de la guerre, il n’est pas clair d’où au Soudan provient la gomme. Nous ne voulons coopérer avec aucune des parties. »

L’entreprise ne soutient plus désormais que la plantation d’arbres par certaines pépinières dans la région occidentale du Darfour, a-t-il précisé.

Les commerçants affirment que la majeure partie de la gomme arabique soudanaise passe actuellement par El Obeid pour être exportée, principalement via le Tchad, l’Égypte et la ville soudanaise de Port-Soudan, située sur la mer Rouge.

« S’il y a une pénurie importante de gomme arabique sur le marché mondial, les répercussions pourraient être assez graves », a déclaré Rachid Amui, qui surveille le commerce des matières premières à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED/UNCTAD), une agence qui promeut les intérêts des pays en développement dans le commerce mondial.

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