Natan Odenheimer, Ronen Bergman et Patrick Kingsley, The New York Times, 22/6/2024
Johnatan Reiss a contribué au reportage depuis
Tel Aviv et Adam Rasgon depuis Jérusalem
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Les juges israéliens ont longtemps estimé que le contrôle d’Israël sur le territoire était une occupation militaire temporaire et qu’il était conforme au droit international. Un discours récent d’un ministre influent, enregistré, suggère que le gouvernement tente de changer cela.
Nos reporters ont examiné l’enregistrement d’un récent discours prononcé par Bezalel Smotrich, un ministre israélien d’extrême droite qui dirige les efforts visant à renforcer le contrôle israélien sur la Cisjordanie occupée.
Un soldat israélien à un poste de garde en Cisjordanie, en décembre. Photo : Avishag Shaar-Yashuv pour le New York Times
Un membre influent de la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahou a déclaré à des colons de la Cisjordanie occupée par Israël que le gouvernement était engagé dans un effort furtif visant à modifier de manière irréversible la manière dont le territoire est gouverné, afin de renforcer le contrôle d’Israël sur celui-ci sans être accusé de l’annexer formellement.
Dans un enregistrement du discours, on peut entendre le fonctionnaire, Bezalel Smotrich, suggérer lors d’un événement privé au début du mois de juin que l’objectif était d’empêcher la Cisjordanie de faire partie d’un État palestinien.
« Je vous le dis, c’est méga-dramatique », a déclaré Smotrich aux colons. « De tels changements modifient l’ADN d’un système ».
Si l’opposition de Smotrich à la cession du contrôle de la Cisjordanie n’est un secret pour personne, la position officielle du gouvernement israélien est que le statut de la Cisjordanie reste ouvert aux négociations entre les dirigeants israéliens et palestiniens. La Cour suprême d’Israël a statué que la domination d’Israël sur le territoire équivalait à une occupation militaire temporaire supervisée par les généraux de l’armée, et non à une annexion civile permanente administrée par des fonctionnaires israéliens.
Le discours prononcé le 9 juin par Smotrich lors d’un rassemblement en Cisjordanie pourrait rendre cette position plus difficile à maintenir. Il y a décrit un programme soigneusement orchestré pour retirer l’autorité sur la Cisjordanie des mains de l’armée israélienne et la confier à des civils travaillant pour Smotrich au sein du ministère de la défense. Certaines parties du plan ont déjà été introduites progressivement au cours des 18 derniers mois, et certaines autorités ont déjà été transférées à des civils.
Le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, s’adressant aux parents des otages lors d’un rassemblement à Jérusalem ce mois-ci. Photo : Menahem Kahana/Agence France-Presse - Getty Images
« Nous avons créé un système civil distinct », a déclaré Smotrich. Pour détourner l’attention de la communauté internationale, le gouvernement a permis au ministère de la défense de rester impliqué dans le processus, de sorte qu’il semble que l’armée soit toujours au cœur de la gouvernance de la Cisjordanie.
« Ce sera plus facile à avaler dans le contexte international et juridique », a déclaré Smotrich. « Ainsi, ils ne diront pas que nous procédons à une annexion ».
Les journalistes du New York Times ont écouté un enregistrement du discours d’environ une demi-heure fourni par l’un des participants, un chercheur de La Paix Maintenant, un groupe de campagne contre l’occupation. Un porte-parole de Smotrich, Eytan Fold, a confirmé qu’il avait prononcé le discours et que l’événement n’était pas secret.
Si le gouvernement s’effondre, une future coalition pourrait annuler les changements, mais les modes de procéder gouvernementaux en Cisjordanie sont généralement restés en place au fil des administrations successives.
Nouveaux bâtiments dans la colonie israélienne d’Eli, en Cisjordanie, en décembre. Photo : Avishag Shaar-Yashuv pour le New York Times
Pour de nombreux Palestiniens, le discours lui-même sera probablement accueilli avec moins de surprise que le fait que Smotrich ait prononcé ces mots à haute voix.
« Il est intéressant d’entendre Smotrich confirmer de sa propre voix une grande partie de ce que nous soupçonnions au sujet de son programme », a commenté Ibrahim Dalalsha, directeur du Centre Horizon, un groupe d’analyse politique situé à Ramallah, en Cisjordanie.
Pourtant, selon Dalalsha, l’approche n’est pas nouvelle.
Les Palestiniens affirment depuis des années que les dirigeants israéliens tentent d’annexer la Cisjordanie sous toutes ses coutures, en construisant des colonies dans des endroits stratégiques afin d’empêcher un contrôle palestinien contigu sur l’ensemble du territoire. « Cela dure depuis 1967 », a déclaré Dalalsha. « Bien avant que Smotrich n’entre en scène », a-t-il ajouté.
Israël a repris le contrôle du territoire à la Jordanie en 1967 au cours d’une guerre avec trois États arabes. Depuis son occupation, Israël a installé plus de 500 000 civils israéliens, soumis au droit civil israélien, aux côtés des quelque trois millions de Palestiniens du territoire, soumis au droit militaire israélien. Environ 40 % du territoire est administré par l’Autorité palestinienne, un organisme semi-autonome géré par les Palestiniens qui dépend de la coopération d’Israël pour une grande partie de son financement.
Depuis des décennies, la Cour suprême d’Israël décrit l’autorité d’Israël sur le territoire comme une occupation militaire, supervisée par un général de haut rang, qui respecte les lois internationales s’appliquant aux territoires occupés. La coalition actuellement au pouvoir conteste le terme “occupation”, mais elle nie aussi publiquement que la Cisjordanie ait été annexée de manière permanente et placée sous le contrôle souverain des autorités civiles israéliennes.
« Le statut final de ces territoires sera déterminé par les parties dans le cadre de négociations directes », a déclaré le bureau du premier ministre dans un communiqué en réponse au discours de Smotrich. « Cette politique n’a pas changé », a ajouté le communiqué.
Le discours de Smotrich suggère le contraire.
Des colons israéliens regardent à travers les vitres teintées d’une voiture pour voir si des Palestiniens se trouvent à l’intérieur, alors que le véhicule circule près du village de Wadi As Siq, en Cisjordanie, en décembre. Photo : Sergey Ponomarev pour le New York Times
Il a notamment souligné un changement en vertu duquel les officiers militaires ne supervisent plus la majeure partie du processus d’expansion des colonies israéliennes, d’expropriation des terres et de construction des routes en Cisjordanie. Ces rôles sont désormais supervisés par « un civil travaillant sous l’égide du ministère de la défense » qui ne travaille pas pour les commandants militaires, mais sous une nouvelle direction supervisée par Smotrich.
Alors même que la pression internationale s’accroît pour déclarer un État palestinien qui engloberait la Cisjordanie et Gaza, les commentaires de Smotrich suggèrent qu’Israël s’efforce discrètement de renforcer son contrôle sur la Cisjordanie et de la rendre plus difficile à soustraire à l’emprise israélienne.
Les diplomates tentent de parvenir à un “grand accord” pour le Moyen-Orient, qui mettrait fin à la guerre d’Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza et améliorerait les relations d’Israël avec les autres pays de la région. L’Arabie saoudite, par exemple, a déclaré qu’elle reconnaîtrait Israël, mais seulement si ce dernier autorise la création d’un État palestinien.
Le discours de Smotrich laisse entrevoir à quel point cette perspective peut être éloignée alors qu’il s’apprête à fusionner la gouvernance de la Cisjordanie occupée avec la gouvernance de l’État d’Israël.
Le discours de Smotrich « sape fondamentalement l’argument de longue date de l’État d’Israël selon lequel les colonies sont légales parce qu’elles sont temporaires », a déclaré Talia Sasson, un ancienne haute fonctionnaire du ministère israélien de la justice qui a dirigé une enquête gouvernementale influente en 2005 sur le soutien apporté par le gouvernement aux colonies illégales.
Ce discours a montré clairement à quel point le mouvement des colons israéliens, autrefois marginal, est devenu puissant.
Smotrich est un militant de longue date de la colonisation qui a travaillé en dehors de l’establishment israélien pour construire des campements de colons qui sont considérés comme illégaux, même en vertu de la loi israélienne. En tant que religieux intransigeant, il pense que la Cisjordanie - que les Israéliens appellent par leurs noms bibliques, Judée et Samarie - a été donnée aux Juifs par Dieu.
En tant que député au cours de la décennie écoulée, Smotrich a attiré l’attention pour avoir régulièrement tenu des propos extrémistes, notamment en appelant à la destruction d’une ville palestinienne, en soutenant la ségrégation entre Arabes et Juifs dans les maternités et en soutenant les propriétaires terriens juifs qui refusent de vendre leurs biens à des Arabes.
Depuis la fin de l’année 2022, Smotrich a acquis une influence extraordinaire sur la politique du gouvernement. C’est à ce moment-là que son parti a rejoint la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahou, l’aidant à obtenir une petite majorité au Parlement.
Vue aérienne de la clôture le long de la ligne de 1948 séparant le village palestinien de Hable, à gauche, et le village israélien de Matan, en Cisjordanie, en décembre. Photo : Sergey Ponomarev pour le New York Times
Smotrich a utilisé ce levier pour persuader Netanyahou de lui confier à la fois le ministère de la défense et le ministère des finances, un rôle que Smotrich a utilisé pour bloquer les fonds destinés à l’Autorité palestinienne.
« Mon objectif - et je pense que c’est celui de tout le monde ici - est avant tout d’empêcher l’établissement d’un État terroriste au cœur même de la terre d’Israël », a déclaré Smotrich dans l’enregistrement de son discours.
Smotrich a déclaré que sa principale réussite avait été de placer sous contrôle civil de nombreuses tâches de l’armée en Cisjordanie. Si l’armée a souvent fermé les yeux sur l’expansion des colonies et a même protégé les colonies non autorisées des attaques palestiniennes, les soldats ont aussi parfois détruit des campements de colons construits sans l’autorisation du gouvernement et empêché des militants israéliens d’entrer en Cisjordanie.
Pour contrer cette influence, a déclaré Smotrich, le gouvernement a :
donné aux civils un plus grand contrôle sur les plans de construction des colonies ainsi que sur les avocats qui décident des questions juridiques dans les colonies.
privé le commandant en chef de l’armée en Cisjordanie de la possibilité de bloquer les plans de construction des colonies.
obtenu près de 270 millions de dollars du budget de la défense israélien pour surveiller les colonies en 2024-2025.
Avancé dans la création, en passe d’être réalisée, d’une nouvelle équipe de sécurité qui pourra démolir plus rapidement les bâtiments palestiniens construits sans autorisation israélienne en Cisjordanie.
Dans une certaine mesure, les commentaires de Smotrich semblent être une tentative de désamorcer les critiques de sa propre base concernant son bilan. Les militants de la colonisation affirment que l’armée les empêche encore trop souvent de construire de nouveaux avant-postes et que Smotrich n’a pas fait assez pour intervenir.
« Il y a quinze ans, j’étais l’un de ceux qui couraient sur les collines et montaient des tentes », a déclaré Smotrich aux colons dans son discours. Aujourd’hui, il affirme que son travail en coulisses aura bien plus d’impact que la construction d'un quelconque campement de colons.
Natan Odenheimer, 36 ans, est rédacteur au New York Times. Vétéran de l’Unité 212 ou Sayeret Maglan, une unité des forces spéciales de l’armée israélienne menant des opérations secrètes, il s'est inspiré de son expérience dans un roman publié en 2015, “Nifla Po” (Ici c’est merveilleux), décrivant comment l’unité assassine des civils innocents et déguise leur mort en accident.
Ronen Bergman (né en 1972) est rédacteur pour le New York Times Magazine et vit à Tel Aviv. Son dernier livre est “Lève-toi et tue le premier, L’histoire secrète des assassins ciblés commandités par Israël”, publié par Random House en anglais et Grasset en français.
Patrick Kingsley (Londres, 1989) est un journaliste britannique qui est le chef du bureau du New York Times à Jérusalem, dirigeant la couverture d’Israël, de Gaza et de la Cisjordanie. Il a précédemment été correspondant à l’étranger pour The Guardian de 2010 à 2017.
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