Annamaria Rivera, il manifesto, 16/6/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’élection
de Mimmo
Lucano au Parlement européen et sa réélection à la mairie de Riace remet la
question des droits des migrants sur le devant de la scène. Pour moi qui ai
été, avec Dino Frisullo, la porte-parole du réseau antiraciste
italien (1994-1998), cela me rappelle cette expérience d’où sont nés l’engagement
et la culture de Mimmo Lucano lui-même.
Dino Frisullo (5 juin 1952 - 5 juin 2003)
Aujourd’hui,
cette expérience, brève et intense, peut être un objet de réflexion pour la
reconstruction d’un mouvement uni pour les droits des migrants.
Le 25 août
1989, Jerry Essan Masslo, ouvrier agricole, était assassiné à Villa Literno par
une bande de criminels racistes : un réfugié de 29 ans qui, bien qu’ayant été
contraint de fuir l’Afrique du Sud de l’apartheid, n’avait pas droit à l’asile
en vertu de la législation italienne de l’époque. En conséquence, le 7 octobre
suivant, la première grande marche nationale contre le racisme a eu lieu à
Rome, à laquelle ont participé jusqu’à deux cent mille personnes, dont un grand
nombre d’immigrés et de réfugiés.
C’est
également cette grande manifestation qui a permis d’attirer l’attention de l’opinion
sur la question du racisme et sur le sort des immigrés et des réfugiés, mais
aussi de créer les conditions qui allaient conduire à la naissance du Réseau
antiraciste.
Ce dernier a
joué un rôle fondamental dans cette période, car il a donné - pour la première
fois en Italie - une voix et une représentation politique à une myriade d’expériences
locales, petites et importantes, et a formé toute une génération de militants,
de bénévoles et de spécialistes de l’antiracisme.
Le Réseau a
été baptisé du 6 au 8 octobre 1995, à Naples - la Naples du maire Bassolino [PCI
puis PDS puis PD] - lorsque, après deux jours de confrontation entre les
différentes réalités présentes, un document de base et une première forme de
coordination nationale ont été lancés.
Pas moins de
140 associations et groupes de base de toute l’Italie ont adhéré au réseau
antiraciste.
Dans le
document d’intentions, présenté sous forme de projet lors de l’assemblée
nationale de Naples, on peut lire : « Le réseau, décentralisé et pluriel,
a pour but de faire circuler la connaissance, l’élaboration, l’information ; d’offrir
une visibilité et un rayonnement national aux expériences locales, d’informer
sur les dynamiques institutionnelles, de construire une orientation commune et
un langage commun de l’antiracisme ».
C’est
également grâce à Dino Frisullo que nous avons réussi à mettre en place un tel
réseau, qui restera la seule expérience de coordination entre un grand nombre d’associations
de dimensions régionale, provinciale et municipale, dans différentes parties de
l’Italie.
C’est une
expérience que lui, moi et d’autres n’avons jamais cessé de regretter, parce qu’elle
était caractérisée par un antiracisme aussi cultivé que radical, anticipant de
plusieurs années des analyses, des thèmes et des revendications que l’on croit
aujourd’hui inédits : les migrants, les réfugiés et les personnes déplacées en
tant que sujets exemplaires de notre époque, la critique de la vulgate
différentialiste alors en vogue, la question de la citoyenneté européenne de
résidence, la bataille pour le droit de vote le passage des préfectures aux
communes de toutes les démarches administrative concernant le droit au séjour
des étrangers, la critique sévère des centres de séjour temporaire et autres vilenies
de la loi dite Turco-Napolitano.
Comparé à l’antiracisme
radical et cultivé qui caractérisait le Réseau antoraciste, l’antiracisme
actuel se manifeste par une remarquable pauvreté intellectuelle.
Dino, Udo
Enwereuzor et moi-même étions initialement les porte-parole du Réseau. Même de
grandes organisations telles que la CGIL et ARCI l’ont rejoint, avant de s’en
distancer, comme on pouvait s’y attendre, lorsque le « gouvernement ami »
(Prodi I) s’apprêtait à adopter l’infâme loi Turco-Napolitano mentionnée plus
haut. Cette loi instituait, entre autres, les CPTA (généralement appelés CPT),
dénommés alors, par un euphémisme absurde, Centres de séjour temporaire et d’assistance.
En conclusion, la loi Turco-Napolitano instaure, pour la première fois en
Italie, la détention administrative des immigrés « non réguliers »,
en violation flagrante de la Constitution.
Dès leur
ouverture, les CPT allaient tuer leurs « hôtes ». À partir de la nuit
de Noël 1999, sept personnes Y sont mortes en trois jours, toutes de
nationalité tunisienne.
Déjà deux
ans plus tôt, en 1997, le Réseau antiraciste, prévoyant que La loi
Turco-Napolitano ne serait pas la merveille fabulée, avait élaboré trois
propositions de loi d’initiative populaire, dont le contenu semble encore
aujourd’hui très avancé. Je résume les points essentiels : le transfert des
compétences en matière de résidence des préfectures de police aux communes
locales ; la reconnaissance du droit de vote à tous les citoyens étrangers
résidant en Italie depuis au moins cinq ans ; la réforme du régime juridique
relatif à la citoyenneté italienne.
Pour les
présenter au Parlement, nous aurions dû recueillir 50 000 signatures dans un
délai de trois mois. Mais - inutile de le dire - grâce aussi à la défection de
l’ARCI et de la CGIL, nous n’avons pas réussi à atteindre le nombre nécessaire
; et donc à empêcher l’adoption d’une loi qui allait ensuite ouvrir la voie aux
aberrations de la loi Bossi-Fini.
Aujourd’hui,
face aux exodes quotidiens qui ont pour épilogue la mort en mer de centaines de
réfugiés ou le retour forcé aux tragédies et aux persécutions auxquelles ils
ont tenté d’échapper, nous nous surprenons à penser : bien sûr, l’activisme
frénétique de Dino Frisullo et du Réseau antiraciste ne parviendrait pas, à lui
seul, à vaincre notre faiblesse politique et l’arrogance grossière et féroce
des entrepreneurs politiques du racisme.
Pourtant,
combien nous manquent et combien nous sont précieux, en ce moment même, les
dizaines de communiqués quotidiens de Dino, qui arrivaient dans toutes les
rédactions et dans tous les coins d’Italie, son obstination inflexible à
laquelle personne ne pouvait échapper, son travail obstiné de vieille taupe qui
découvrait, mettait en lumière et dénonçait les injustices et les crimes contre
les damnés de la terre, sa capacité à opposer des données, des chiffres, des
faits au baragouin des praticiens de la xénophobie et du racisme.
Dino, quant
à lui, parmi ses nombreux engagements politiques, avait également épousé la
cause de la libération du peuple kurde. À tel point que lorsque, entre 1996 et
1997, des barges remplies de réfugiés kurdes ont commencé à arriver sur les
côtes du sud de l’Italie, deux d’entre elles portaient son nom de famille, bien
qu’orthographié de manière imprécise, sur les flancs. L’un de ces épisodes a
marqué les habitants de Riace et l’expérience de Mimmo Lucano.
C’était à l’époque
du premier « gouvernement ami » (Prodi I) et la voix dissonante du
Réseau antiraciste a été rapidement réduite au silence. Incroyablement (ou
indignement, serait-il plus juste de dire), en 1998, alors que Dino était
incarcéré dans la prison spéciale de Diyarbakir, accusé d’ « incitation
à la révolte pour des motifs linguistiques, religieux ou ethniques »,
certains membres du réseau ont jugé bon de convoquer une assemblée nationale du
17 au 19 avril 1998 : curieusement à Lecco, dans le Nord profond de la Ligue.
Et là, l’assemblée a décidé à la majorité de dissoudre la seule coordination
antiraciste qui ait jamais existé en Italie. La seule à avoir réussi à unifier
le maximum de ce qui pouvait l’être, qui a anticipé de plusieurs années l’idée
que les migrants sont des sujets exemplaires de notre temps et qu’il peut
exister une citoyenneté transnationale.
Et pourtant,
comme je l’avais écrit dans le document que j’ai proposé à la discussion à l’assemblée
nationale de Lecco, « le fait que les campagnes de collecte de signatures
pour les trois lois d’initiative citoyenne se soient révélées être une fuite en
avant n’enlève rien à la validité et à l’actualité impérieuse des objectifs que
nous entendions proposer (...). Les objectifs du droit de vote et du passage
des démarches aux communes doivent être relancés, même si c’est sous des formes
et des modalités différentes, car c’est là que se mesure la différence entre
une conception égalitaire et démocratique de l’intégration et une conception
paternaliste-intégrative ».
L’un des
grands mérites de Dino Frisullo, que je tiens à souligner vingt et un ans après
sa mort, est d’avoir parfaitement saisi que le sens de la « grande
histoire » se trouve dans les « petites histoires » de
domination, d’oppression, de discrimination d’une population, d’une minorité, d’un
groupe, mais aussi dans les malheurs et les drames de chacun de ses membres, de
chaque réfugié, de chaque migrant, de chaque opprimé : l’histoire « mineure »
d’un réfugié mort étouffé dans la cale d’un navire peut nous en dire plus sur
le monde d’aujourd’hui qu’un froid essai géopolitique.
* Dino
Frisullo, militant et journaliste, est décédé le 5 juin 2003, le jour de son 51e
anniversaire.