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16/03/2024

Rome, 16 mars 1978 : l’enlèvement d’Aldo Moro
Un événement historique qui n’en finit pas de faire jaser

Le 16 mars 1978, les Brigades Rouges enlevaient à Rome le politicien démocrate-chrétien Aldo Moro après avoir abattu ses cinq gardes du corps. Le 9 mai, le corps de Moro, exécuté, était retrouvé. L’effet de cet acte fut de mettre fin au projet de Compromis historique entre la démocratie-chrétienne et le Parti communiste, auquel Moro était attelé avec Enrico Berlinguer. 46 ans plus tard, cette affaire suscite toujours les passions, les polémiques et les hypothèses les plus farfelues, relevant de ce qu’en Italie on a appelé « dietrologia », un précurseur du « complotisme » ou du « conspirationnisme ». Ci-dessous 3 articles sur ce thème, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala

Enlèvement de Moro : les temps de l’histoire et ceux des faits divers

Paolo Persichetti, Insorgenze, 16/3/2024

Les charlatans de l’affaire Moro, ceux que Marco Clementi définit comme les « historiens de comptoir » ont rempli les rayons des librairies de leurs publications au cours des dernières décennies, ont publié des articles à profusion dans la presse (aujourd’hui encore, quelques-uns sont parus), ont réalisé des émissions de télévision, surtout l’émission de la RAI Report, mais le défunt Andrea Purgatori ne rigolait pas non plus : ils ont créé des commissions parlementaires surréalistes, dont la dernière a été la commission anti-mafia qui s’est achevée au cours de la dernière législature par un rapport de l’ancien magistrat Guido Salvini, à la suite des travaux de la précédente commission Moro 2, présidée par Giuseppe Fioroni. Parmi les charlatans, les membres de l’actuel gouvernement ne manquent pas d’exceller avec des déclarations aux agences. Ce fleuve d’hypothèses non étayées, de conjectures farfelues, de reconstructions bancales, explique Clementi, « reste toujours sur le terrain de la chronique, disséquant au millième chaque minute, heure et jour de l’enlèvement, se répétant à l’infini comme un disque rayé, échappant ainsi non seulement aux démentis mais plus encore au « temps historique », aux questions fondamentales qui seules peuvent aider à donner un sens et à comprendre l’affaire.

La bureaucratie de la mémoire

La responsable d’un fonds d’archives réputé sur le « terrorisme et les massacres des années 1970 » a récemment donné un cours de formation pour les enseignants du secondaire dans une université romaine, activité financée par la région du Latium. L’éminente spécialiste a raconté, au mépris des preuves historiques recueillies jusqu’à présent, qu’à Via Fani se trouvaient, le matin du 16 mars, pas moins de 30 brigadistes, soit près de trois fois le nombre de membres réguliers de la colonne romaine en activité à ce moment-là. Lorsqu’on lui demande d’expliquer comment ils ont pu s’échapper du site, étant donné que les voitures décrites par les témoins étaient toujours et seulement trois et qu’aucun bus n’a jamais été aperçu à proximité, elle répond qu’ils se sont enfuis à pied à travers les prés. Face à cette réponse étonnante (il n’y a pas de près près de la Via Fani...), une personne a voulu savoir si elle avait déjà été à Via Fani : la réponse a été « non ».

Les institutions ont créé une bureaucratie de la mémoire publique  à laquelle a été déléguée la fonction d’administration de la production publique sur l’histoire de ces années, avec des commissions chargées de l’ouverture des archives, de la gestion des portails d’information et de l’éducation culturelle. L’éminente responsable des archives dont nous parlons, membre à part entière de cet appareil, a dû confondre les 27 personnes, condamnées à divers titres pour l’enlèvement dans les quatre procès différents entre les années 1980 et 1990, avec les participants directs à l’action du 16 mars. Elle a dû penser que les 27 personnes s’étaient rassemblées ce matin-là dans la Via Fani et les rues adjacentes. En réalité, seuls neuf d’entre eux ont été indiqués au tribunal comme étant directement présents sur les lieux de l’embuscade. On sait aujourd’hui qu’il y en avait également un dixième, qui a toutefois été acquitté lors du procès mais condamné pour d’autres faits. Les 17 autres ont été jugés responsables pour d’autres raisons : parce qu’ils étaient membres de l’exécutif national [des BR] ou exerçaient des fonctions de haut niveau, ou parce qu’ils avaient géré la garde de l’homme enlevé dans la base carcérale de Via Montalcini, ou parce qu’ils auraient participé à certaines phases de l’enquête préparatoire. Aucun d’entre eux ne se trouvait  Via Fani. Pourtant, les charlatans de l’affaire Moro peuvent dire ce qu’ils veulent en toute impunité.


L’enlèvement d’Aldo Moro est l’obsession des « historiens de comptoir »

Marco Clementi, Domani, 15/3/2024

46 ans après l’embuscade de Via Fani, la recherche frénétique d’un détail qui pourrait changer le récit de l’enlèvement et du meurtre de Moro et de son escorte se poursuit. Mais trop souvent, ce sont des amateurs qui tentent de ramener cette histoire dans l’actualité

On ne cessera jamais de chercher une preuve, une contradiction, un élément de doute, capable de faire s’écrouler comme un château de cartes le récit diétrologique de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro et de son escorte (l’anniversaire de l’enlèvement tombant le 16 mars).

Les historiens, peut-on observer, devraient se réjouir : la recherche, en effet, ne peut s’arrêter et chaque nouvelle contribution ne peut qu’enrichir les précédentes. C’est théoriquement le cas. Dans la pratique, ce n’est pas toujours le cas : pensons au révisionnisme mis en œuvre en Russie sur l’histoire soviétique et la figure de Staline, pour ne citer qu’un exemple. Dans ce cas, les historiens ont été réduits au silence et la révision historique est devenue une affaire d’État.

En ce qui concerne l’affaire Moro et plus généralement l’histoire des Brigades Rouges (ou si l’on veut sa contre-histoire), le débat n’a souvent pas lieu entre historiens et cela pose un certain nombre de problèmes méthodologiques très sérieux.

On pourrait dire qu’il n’est pas bon de froncer les sourcils lorsqu’un journaliste écrit un livre d’histoire. En fait, certains journalistes ont étudié, écrit et analysé des questions historiques de manière très professionnelle, ouvrant de nouvelles perspectives de réflexion. Dans le cas de l’affaire Moro, cependant, cela s’est produit très rarement.

Un peuple d’historiens et de sélectionneurs

Chaque amateur de football s’est senti au moins une fois dans sa vie dans la peau d’un sélectionneur de l’équipe nationale. Tout un chacun a fait sa propre sélection, a critiqué les choix, les convocations et les changements, s’est dit que s’il avait été sur le banc de touche, le match se serait terminé différemment.

Dommage que personne n’ait jamais été appelé par la Fédération de foot pour entraîner l’équipe nationale. Pour entraîner, il faut une licence, il faut suivre des cours à Coverciano, etc. En un mot, il faut être un professionnel qui connaît le langage du terrain et qui a des dizaines d’années d’expérience. On ne s’improvise pas et surtout personne n’embauche des experts autoproclamés

Lorsqu’on discute d’histoire au comptoir (ou sur les médias sociaux), il est facile de perdre. Tout ce qui est dit est réfuté par des références vagues et des phrases hypothétiques par ceux qui argumentent non pas pour mieux comprendre, mais pour imposer leur thèse. Les arguments, même les plus précis, ne sont pas pris en considération. Au contraire, ils ne les écoutent pas du tout. C’est ainsi.

En ce qui concerne les sources (archives, bibliographies, essais, etc.), l’interlocuteur propose quelques articles de journaux ou, dans le meilleur des cas, un livre (même s’il est rempli d’absurdités, au moins, c’est un livre). Il connaît des détails dont il n’a jamais entendu parler, mais il est incapable de tenir un discours d’envergure sur, par exemple, la politique étrangère britannique au XIXe siècle, les relations entre l’Italie et l’Allemagne entre les deux guerres, la Shoah, le nationalisme, etc.

L’usage politique des mystères

Il en va de même pour l’affaire Moro. La production d’essais est pleine d’auteurs improvisés. Ils ont lu quelque chose, deviné une piste, trouvé quelques références (sans compter les mille autres) et se sont mis à écrire que les choses ne se sont pas passées comme elles le semblaient parce qu’il y avait ceci et cela et puis la CIA ou la ‘Ndrangheta, le KGB ou la P2 et Dieu sait qui d’autre.

Chaque fois que l’on a pris ces notes au sérieux et que l’on a cherché des preuves documentaires, on a fini par en démontrer l’imprécision. Lesquelles, d’ailleurs, reviennent même des années plus tard, de sorte que, les lecteurs ayant oublié (à juste titre) qu’une ou deux décennies plus tôt la question avait déjà été débattue, les chercheurs sont contraints de recommencer un jeu de l’oie sans fin où ils se retrouvent toujours à la case départ.

L’histoire ne fait aucun pas en avant et la chronique l’emporte toujours, disséquant un jour clé des 55 jours en heures, minutes et secondes, recherchant quel agent de la sécurité publique est arrivé plus tôt et lequel plus tard, qui était là et sinon comment l’a-t-il su, etc. etc. L’histoire est frappée au cœur par la chronique des faits divers et les chercheurs sont dépassés et marginalisés par les conjectures et l’usage politique des mystères.

Le caractère envahissant de la chronique des faits divers

Restent inévitablement les grandes questions de l’affaire Moro qui sont, en ordre épars, le rôle de l’Etat italien et sa préparation ou son impréparation, le rôle des partis, la stratégie des BR et la congruence de l’enlèvement de Moro avec l’histoire passée de l’organisation, la concomitance avec le procès de Turin, les réactions internationales, le rôle du Vatican, les réactions du mouvement, celles du monde ouvrier, les options pour le développement de l’affaire, les espaces de négociation, les conséquences politiques de l’enlèvement (voir le vote de confiance au quatrième gouvernement Andreotti, dont, jusqu’à la veille, le parti communiste ne voulait pas dans cette formation) et celles de l’assassinat de l’otage.

Il y aurait ensuite les procès, l’histoire des commissions d’enquête, l’association des victimes du terrorisme, la loi sur les repentis, la prison spéciale, la torture et quelques autres choses. Une histoire complexe, mais pas un puzzle, qui a un début, un développement et une fin.

Historiquement, ces 55 jours ont cessé d’avoir des conséquences politiques après les élections de 1979, lorsque le PCI est sorti vaincu des urnes après avoir été dans la majorité gouvernementale pendant un an et huit jours. Cela a ouvert la dernière saison de la première république qui a duré dix ans, avec des gouvernements dirigés par des laïcs pour la première fois depuis 1948 et le préambule de Carlo Donat-Cattin.

En 1989, avec la chute du mur de Berlin, tout change à nouveau et, historiquement, l’affaire Moro n’a plus rien à dire. L’opération Mains propres a encore bouleversé le tableau et Silvio Berlusconi a mis une pierre tombale sur le passé. L’affaire Moro a continué à compter pour les différents protagonistes et leurs consciences, mais il convient de ne pas s’attarder sur ce volet.

Quarante-six ans plus tard, la résurgence continuelle de mystères ramène à la une de l’actualité un événement historiquement clos depuis des décennies, empêchant la consolidation d’une discussion historiographique sur son importance. Ce qui, à terme, risque de transformer en farce l’une des plus grandes tragédies de notre histoire.

Marco Clementi (1965) est un historien italien de mère ukrainienne originaire du Donbass, formé à Rome et à Saint-Petersbourg, et traducteur du russe. Professeur à l’Université de la Calabre à Cosenza, il est entre autres co-auteur, avec Paolo Persichetti et Elisa Santalena de Storia delle Brigate Rosse. Vol. 1. Dalle fabbriche alla campagna di primavera, Roma, DeriveApprodi, 2017

NdT
Les réactions diétrologiques ont commencé dans les heures qui ont suivi l’enlèvement. Voir par exemple l’article de Robert Solé dans Le Monde du 18/3/1978, intitulé
Des brigades d'un rouge suspect : « Manipulés ! Et par qui ? […] Les Brigades rouges espèrent-elles provoquer des réactions en chaîne pour installer un pouvoir fort à Rome et ensuite le combattre par un soulèvement populaire ? Rien de cela n'est arrivé jusqu'à présent : la classe politique garde son sang-froid, et chaque fois qu'un corps est criblé de balles, les terroristes se coupent un peu plus de la population.

Beaucoup d'hommes politiques en concluent que ces Brigades d'un rouge suspect sont, à la fois, soutenues et manipulées. Ils ajoutent : par des services secrets étrangers. Que les plus hauts responsables de l'État y fassent allusion eux-mêmes est significatif. Officiellement, nul ne va plus loin. Mais, dans les conversations, outre l'inévitable C.I.A., on cite volontiers tel ou tel pays de l'Est, notamment la Tchécoslovaquie, en affirmant qu'une entreprise de " déstabilisation " est en cours, en Italie comme dans le reste de l'Europe occidentale. Reste à le prouver. Une chose est sûre : des centaines d'agents étrangers opèrent sur le territoire italien - et d'autant plus facilement que les services locaux du contre-espionnage sont en pleine réorganisation. »

Ci-dessous une petite histoire de la diétrologie.
« L’approche complotiste, “rétrologique” ou “ diétrologique” (italianisme forgé sur dietro qui signifie “ derrière”), consiste à expliquer les phénomènes de violence par le pouvoir occulte d’individus tirant les ficelles.  (Marc Lazar & Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie des années de plomb, Paris, Autrement)

Quand le complotisme s’appelait diétrologie

Antonio Sgobba, il post, 8/2/2024

Dans l’Italie du siècle dernier, le complotisme s’appelait diétrologie. On peut se faire une idée de l’histoire de l’utilisation des deux termes grâce à Google Ngram Viewer, le service de Google qui mesure les occurrences de mots dans les livres publiés dans une langue donnée (le corpus de données est basé sur les livres numérisés jusqu’en 2019).

Le moment du dépassement est clairement identifié : 2015, année des campagnes électorales du Brexit et de Donald Trump. C’est à ce moment qu’après quarante ans de domination de la diétrologie, le conspirationnisme prend le devant de la scène. Le graphique montre le déclin manifeste, au cours de la dernière décennie, d’un mot qui pourrait sembler aujourd’hui une relique du XXe siècle.


J'y vois que dalle : j'ai besoin d'un diétrologue

 

Pourtant, le terme, avec sa patine vintage, survit encore aujourd’hui, même s’il est rarement utilisé. Il revient périodiquement à l’occasion des dernières spéculations sur l’affaire Moro, ou dans des contextes plus originaux : « Toutes les diétrologies sont ridicules », a déclaré Pier Silvio Berlusconi après l’affaire Giambruno. Toutes ? Il vaut la peine d’essayer de répondre à cette question depuis le début de cette histoire, c’est-à-dire depuis 1974, l’année où quelqu’un a écrit pour la première fois le mot “diétrologie” : l’année des massacres de Piazza della Loggia à Brescia et du train Italicus à San Benedetto Val di Sambro, dans la province de Bologne.

C’est le journaliste Luca Goldoni qui a inventé le néologisme : on le trouve pour la première fois dans un article de la troisième page du Corriere della Sera, publié le 10 avril 1974 (repris plus tard dans le livre È successo qualcosa ? Storie e preistorie di un anno). Goldoni se moque de la tendance, qui semble s’être accentuée précisément à cette époque, selon laquelle les Italiens en sont venus à se demander, pour chaque circonstance, « qu’est-ce qu’il y a derrière ». L’écrivain, quant à lui, se demande « si tout ce qui se passe aujourd’hui en Italie n’a pas fini par être derrière et s’il n’y a rien devant » (c’est moi qui souligne). Le terme n’a pas eu un succès immédiat, il a disparu pendant un certain temps.

Il est remonté à la surface quatre ans plus tard, le 8 octobre 1978, quelques mois après la mort d’Aldo Moro. Dans les pages de Il Giornale, le député libéral Egidio Sterpa – repubblichino [fasciste de la République de Salò] dans sa jeunesse, berlusconien dans la dernière phase de sa vie - commente la découverte, huit jours plus tôt à Milan, de caches des Brigades rouges dans lesquelles ont été trouvés des documents relatifs à l’enlèvement de Moro. L’article s’intitule La dietrologia. Sterpa écrit :

« La “diétrologie” nationale continue de faire rage. (Diétrologie - nous précisons pour le lecteur qu’il s’agit de la manie de toujours vouloir voir à tout prix derrière un fait, une intrigue, une manœuvre, bref, des faits inavouables). Or, le coup dur porté par les carabiniers à l’organisation des Brigades Rouges avec la découverte des planques de Milan, la saisie de documents importants et la capture de neuf terroristes, est aussi quelque chose qu’il faut utiliser à tout prix pour percer les secrets et les mystères du “Palais”. C’est ainsi qu’une polémique s’est déclenchée, en partie de mauvaise foi, en partie instrumentale, seulement dans de rares cas inspirée par le besoin de clarté... On parle d’“omissions” concernant le dossier sur l’affaire Moro trouvé dans la cachette de Milan. On va jusqu’à dire que le matériel trouvé a peut-être déjà été manipulé (...) Une émeute de rumeurs inquiétantes inonde à nouveau la vie politique italienne (...) Y a-t-il vraiment un secret d’État derrière cette affaire des “archives” des Brigades Rouges (...) On se demande alors quel est le sens de toute cette “diétrologie” ».

Le linguiste Ghino Ghinassi, auteur d’une des études les plus précises sur l’histoire du mot, a observé que « l’un des foyers de diffusion les plus importants et les plus vivants a probablement été l’environnement du Giornale ». Indro Montanelli lui-même a été l’un des principaux diffuseurs de l’expression : il l’a adoptée presque immédiatement et ne l’a plus jamais abandonnée. Deux exemples : le 12 mai 1984, à propos du rapport de la première Commission Moro, Montanelli accuse Leonardo Sciascia (Sciascia !) d’ « enorttillages diétrologiques ». Ou encore, la même année, le 18 décembre, il écrit : « Ce journal n’a jamais pris au sérieux les coups d’État dont, pendant des années, la presse à sensation et diétrologique a agité et continue de temps à autre à agiter le fantôme » - et il convient peut-être de noter ici que Montanelli lui-même, au début des années 1950, avait œuvré pour que les USA organisent un coup d’État en Italie en cas de victoire électorale des communistes.

Le graphique de Ngram montre également que l’histoire de la diétrologie est inévitablement liée à l’histoire de l’affaire Moro. Le pic d’utilisation de l’expression s’est produit en 1991, c’est-à-dire peu après le 9 octobre 1990, jour où, Via Monte Nevoso à Milan, le maçon Giovanni Bernardo, en démolissant un meuble en bois sous l’appui d’une fenêtre dans un appartement qui avait été un repaire des Brigades rouges, a découvert une cavité derrière un panneau de plâtre. Qu’y avait-il derrière ? Un sac contenant, entre autres, une chemise brune scellée avec du ruban adhésif, à l’intérieur de laquelle se trouvaient quatre cent dix-neuf pages photocopiées d’un tapuscrit : le mémorial d’Aldo Moro. Ce document montre que les soupçons d’omissions et de manipulations jugés insensés douze ans plus tôt étaient fondés.

Quelques jours plus tard, le 17 octobre, le Premier ministre Giulio Andreotti révélait qu’une structure militaire secrète liée aux services secrets usaméricains opérait en Italie depuis 1956, avec des fonctions anticommunistes explicites ; elle était connue sous le nom d’“opération Gladio”. L’historien Carlo Ginzburg commente ces faits dans son livre Le juge et l’historien (1991) : « En Italie, le terme “conspiration” est utilisé depuis une dizaine d’années dans des contextes essentiellement négatifs : on parle presque toujours de conspirations pour affirmer qu’elles n’existent pas, ou qu’elles n’existent que dans l’imagination débridée des “diétrologues” (terme de création plus récente, aux connotations encore plus clairement négatives). Il ne fait aucun doute qu’un grand nombre d’inepties ont été écrites, toujours et partout, sur les conspirations et les “diétrologues”, parfois avec des conséquences fatales. Pourtant, on ne peut nier que les complots existent ».

En fait, les premiers pas de la diétrologie semblent montrer un schéma : dès le début, l’étiquette est utilisée pour dénigrer ceux qui avancent des doutes, même si parfois, avec le temps, ces doutes se révèlent fondés. Les néo-fascistes sont derrière les massacres de Piazza della Loggia et de l’Italicus, les services secrets sont derrière les fuites des documents de l’affaire Moro, les putschistes en puissance sont derrière certains cercles ultra-conservateurs. Bref, il arrive que derrière certains faits se cachent réellement des intrigues, des manœuvres, d’autres faits inavouables. Ce n’est pas une “manie”, comme l’a dit Sterpa, c’est l’histoire de l’Italie.


Je me pose la question : ya qui derrière la nature ?

Le schéma ne change guère même avec “complotisme”, qui est une création encore plus récente, bien que l’on parle de “complot” en Italie depuis au moins 1679 (Dictionnaire De Mauro). Le mot “complotto” vient du français “complot” et était au départ simplement synonyme de “foule”, puis a été utilisé à la place de “conjuration” ou de “conspiration”, s’est répandu dans les années 1920 à travers l’expression “complot juif” et s’est répandu à l’époque de la guerre froide, comme l’a reconstitué Gianluca Lauta pour la revue Treccani.

Pour le mot “complotisme”, en revanche, il n’y a pas d’occurrences avant les années 1980, assurent les historiens de la langue italienne (j’ai consulté Lauta lui-même et Michele Cortelazzo, l’un des auteurs du Nuovo Dizionario Etimologico della Lingua Italiana Zanichelli). L’une des premières attestations remonte à 1982, dans une correspondance de Londres signée Mario Ciriello et publiée par La Stampa le 14 juillet, à propos d’un autre grand mystère de l’histoire italienne : la mort du banquier Roberto Calvi, survenue moins d’un mois auparavant : « Loin de s'affaiblir, la théorie du suicide semble s'être renforcée : nombreux sont ceux qui affirment que “les diétrologues et les  complotistes italiens  ont tenu l'assassinat de Calvi pour acquis dès le début”. Cela a créé une atmosphère qui a permis même à des voix autorisées de lancer les suppositions les plus extraordinaires ». Le journaliste utilise "diétrologie" et "complotisme" comme synonymes. Le schéma est le même : les diétrologues et les complotistes sont accusés de soutenir une thèse invraisemblable, même si, avec le temps, cette hypothèse conspirationniste trouvera une confirmation : Calvi a été assassiné, on ne sait pas par qui. Autre détail : la diétrologie et le complotisme sont présentées comme typiquement italiennes.

En effet, pendant longtemps, la diétrologie n’a semblé être qu’une spécialité locale : pendant des années, le discours politique italien à l’étranger est apparu obscur et impénétrable, notamment en raison de l’utilisation sans discernement du terme. « Il s’agit d’un mot intraduisible, inconnu dans toute autre langue, mais qui fait partie intégrante des idées reçues en Italie. Il est intraduisible parce qu’il manque, dans d’autres cultures, la conviction que la conduite politique est, toujours et partout, une affaire d’arrière-boutique, une conviction qui conduit à penser qu’en politique, ce qui est vu, ce qui est lu, ce qui est entendu n’est pas, ne peut pas être, la vérité, mais que derrière, en dessous, au-dessus, à côté, au-delà - en tout cas à un troisième niveau, voilé aux yeux de l’homme de la rue, se trouve la vraie vérité », écrivait en 2001 l’historien de la littérature italienne Joseph Farrell dans son essai La pietà, la carità e il sequestro Moro (in L’uomo solo. L’Affaire Moro de Leonardo Sciascia, édité par Valter Vecellio).

Ces dernières années, l’histoire s’est chargée de combler ce fossé. Le monde s’est peuplé d’êtres humains convaincus que la politique cache la vérité au commun des mortels, mais que l’on n’appelle plus des diétrologues mais des complotistes. Parfois, ils obtiennent même la majorité aux élections, mais l’étiquette est toujours utilisée de la même manière : le plus souvent avec une intention dérisoire ou dénigrante. Pourtant, au moins pour nous Italiens, l’histoire aurait dû nous apprendre qu’il peut être utile, dans certains cas, de les prendre au sérieux.

C’est aussi pourquoi il est utile de distinguer, comme le propose Wu Ming 1, les hypothèses de complot (spécifiques, réfutables, limitées dans le temps) et les fantasmes de complot (universels, irréfutables, éternels). Lorsqu’ils sont réels, les complots et les fantasmes conspirationnistes sont l’expression des difficultés du pouvoir politique à faire passer les aspirations et les tensions par les voies normales de la démocratie représentative.

« Le complot n’est qu’un cas extrême, presque caricatural, d’un phénomène beaucoup plus complexe : la tentative de transformer (ou de manipuler) la société », écrit encore Carlo Ginzburg dans Les batailles nocturnes (1989, fr. 2019). Et l’on sait que la fabrication et la découverte des complots sont déléguées à des institutions particulières : les services secrets. L’histoire de l’Italie est marquée depuis plus de vingt ans par des massacres, des tromperies, des dossiers et des chantages : « Un historien qui essaierait de déchiffrer cette affaire en renonçant préventivement à toute attitude “diétrologique” n’irait guère plus loin - si l’on entend par “diétrologie” une sobre défiance envers l’interprétation qui ne se contente pas de rester à la surface des événements et des textes », ajoutait Carlo Ginzburg en 1991.

Une historienne qui emprunte cette voie est, par exemple, Benedetta Tobagi qui, dans son essai Segreti e lacune. Le stragi tra servizi segreti, magistratura e governo (Secrets et lacunes. Les massacres entre les services secrets, la magistrature et le gouvernement), note qu’ « en raison d’usages et d’abus dans les médias et dans la publicité, des termes comme "occulte" ou "indicible" ont mauvaise presse. Il serait nécessaire de les récupérer et de les utiliser de manière circonstancielle, en clarifiant leur signification et leurs implications. En effet, en relation avec la politique et le pouvoir, ils ne sont pas simplement des expressions suggestives, mais renvoient à des concepts et à des questions spécifiques, qui sont souvent négligés ou traités avec méfiance dans la sphère historiographique, où ils sont facilement marqués de la lettre écarlate de "diétrologie" ou de "complotisme" ».

Par exemple, Tobagi rappelle que le magistrat qui avait enquêté le plus longtemps sur la P2 nous invitait à considérer le pouvoir occulte « non pas comme une reconstruction diétrologique d’un mystérieux centre de décision, mais comme la mise en place de facto d’une nouvelle dislocation des pouvoirs réels ». Bref, plutôt que de rire des diétrologues et des complotistes, il faut les étudier : « La capacité de reconstruire et d’analyser les actions et les récits du pouvoir politique et économique avec esprit critique, méthode et sérieux reste le meilleur antidote à la diffusion de la paranoïa conspirationniste », écrivait Tobagi. La prise de conscience de la dimension occulte et indicible du pouvoir sert précisément à contrer la prolifération incontrôlée des fantasmes conspirationnistes.

En effet, ces derniers ne circulent pas par hasard. Récemment, le philosophe espagnol Daniel Innerarity, dans son ouvrage La società dell’ignoranza. Sapere e potere nell’epoca dell’incertezza, a observé que c’est précisément lorsque la bataille politique se joue sur le terrain de la connaissance qu’émerge un « refus excentrique de la connaissance ». Une attitude qui s’exprime aujourd’hui sous la forme de la désinformation, du négationnisme ou encore des théories du complot. Des phénomènes typiques d’une société comme la nôtre, dans laquelle la connaissance est à la fois la source principale de l’innovation technologique et de la croissance économique et la ressource première de la politique. Phénomènes propres à une société opaque, dans laquelle certaines informations décisives ne sont accessibles qu’à un petit nombre, et où des institutions telles que les services secrets jouent un rôle déterminant.

Lorsque quelqu’un prend trop de pouvoir, on peut s’attendre à ce que quelqu’un d’autre résiste. C’est également la raison pour laquelle les théories du complot et les soi-disant « vérités alternatives » deviennent particulièrement virulentes. Il en va ainsi lorsque l’asymétrie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas devient plus forte. En d’autres termes, les fantasmes de complot prolifèrent lorsqu’un déséquilibre de pouvoir coïncide avec un déséquilibre de connaissance. Et c’est peut-être là la réponse à ceux qui se demandent ce qui se cachait et se cache derrière la diétrologie.

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Antonio Sgobba (1983), journaliste, a été responsable des pages culturelles de IL, le magazine mensuel du journal Il Sole 24 Ore, et a collaboré avec La Lettura du Corriere della Sera, Wired, Pagina 99 et d’autres journaux. Depuis 2016, il travaille à la RAI de Milan et est l’un des présentateurs de TGR Petrarca - Le parole della cultura sur RAI 3. En 2017, il a publié Il paradosso dell’ignoranza da Socrate a Google (Le paradoxe de l’ignorance de Socrate à Google) et en 2020 La società della fiducia (La société de la confiance) chez Il Saggiatore. Son livre le plus récent s’intitule Sei scettico? Una filosofia antica per i tempi moderni (Tu es sceptique ? Une philosophie ancienne pour les temps modernes (Einaudi, 2023).

 

GIDEON LEVY
Message aux Israéliens de gôche : sortez du choc du 7 octobre et ouvrez les yeux sur Gaza !

Gideon Levy, Haaretz, 13/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Chers amis et anciens amis : Il est temps de dessoûler de votre dessoûlement.

C’était infondé au départ, mais aujourd’hui, près de six mois après que vos « yeux se sont ouverts », il est temps de revenir à la réalité. Il est temps de revenir à une vision d’ensemble, de réactiver la conscience et le sens moral qui ont été éteints et archivés le 7 octobre, et de voir ce qui nous est arrivé depuis lors, à nous et, oui, aux Palestiniens.

Le camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza. Photo : Mahmoud Essa / AP

Il est temps d’enlever les bandeaux que vous vous êtes mis sur les yeux, ne voulant pas voir et ne voulant pas savoir ce que nous faisons à Gaza, parce que vous avez dit que Gaza le méritait et que ses catastrophes ne vous intéressent plus.

Vous étiez en colère, vous vous êtes sentis humiliés, vous avez été stupéfaits, vous avez été terrifiés, vous avez été choqués et vous avez eu du chagrin le 7 octobre. C’était tout à fait justifié. Ce fut un choc énorme pour tout le monde.

Mais les conclusions que vous avez tirées de ce choc n’étaient pas seulement erronées, elles étaient à l’opposé des conclusions qu’il aurait fallu tirer de la catastrophe.

On ne s’en prend pas aux gens dans leur douleur, et certainement pas aux sionistes de gauche dont la douleur est leur art, mais il est temps de se défaire du choc et de se réveiller. Vous pensiez que ce qui s’est passé le 7 octobre justifiait quoi que ce soit ? Eh bien, ce n’est pas le cas. Vous pensiez qu’il fallait à tout prix détruire le Hamas ? Eh bien, non. Il ne s’agit pas seulement de justice, mais aussi de reconnaître les limites de la force.

Ce n’est pas que vous soyez mauvais et sadiques, ou racistes et messianiques, comme la droite. Vous avez seulement pensé que le 7 octobre a soudainement prouvé ce que la droite a toujours dit : qu’il n’y a pas de partenaire parce que les Palestiniens sont des sauvages.

Cinq mois devraient suffire pour vous permettre de surmonter non seulement votre réaction instinctive, mais aussi vos conclusions. Le 7 octobre n’aurait pas dû changer vos principes moraux ou votre humanité. Mais il les a bouleversés, ce qui constitue un sérieux motif d’inquiétude quant à la solidité de vos principes moraux.

L’attaque vicieuse et barbare du Hamas contre Israël ne change pas la situation fondamentale dans laquelle nous vivons : celle d’un peuple qui harcèle et tyrannise un autre peuple de différentes manières et avec une intensité variable depuis plus d’un siècle maintenant.

Gaza n’a pas changé le 7 octobre. C’était l’un des endroits les plus misérables de la planète avant le 7 octobre et il l’est devenu encore plus après.

La responsabilité d’Israël dans le sort de Gaza et sa culpabilité n’ont pas changé en ce jour terrible. Il n’est pas le seul coupable et ne porte pas l’entière responsabilité, mais il joue un rôle décisif dans le destin de Gaza.

La gauche ne peut se soustraire à cette responsabilité et à cette culpabilité. Après le choc, la colère et le chagrin, il est temps maintenant de dessoûler et de regarder non seulement ce qui nous a été fait, comme les médias israéliens nous ordonnent de le faire jour et nuit, mais aussi ce que nous faisons à Gaza et à la Cisjordanie depuis le 7 octobre.

Non, notre catastrophe ne compense pas cela, rien au monde ne peut compenser cela. La droite célèbre la souffrance palestinienne, s’en délecte et en redemande, tandis que la gauche détourne le regard et garde un silence effroyable. Elle est encore en train de « dessoûler ». Il est temps d’y mettre fin.

Ce que le monde entier voit et comprend devrait également être compris par une partie au moins de ce qui fut le camp de la conscience et de l’humanité. Nous ne reviendrons pas sur le rôle de la gauche sioniste dans l’occupation et l’apartheid, ni sur son hypocrisie.

Mais comment un peuple entier peut-il détourner les yeux des horreurs qu’il commet dans son arrière-cour, sans qu’il reste un camp pour les dénoncer ? Comment une guerre aussi brutale peut-elle se poursuivre sans qu’aucune opposition ne se manifeste au sein de la société israélienne ?

La gauche sioniste, qui veut toujours se sentir bien dans sa peau et se considérer comme éclairée, démocratique et libérale, doit se rappeler qu’un jour elle se posera la question, ou se la fera poser par d’autres : Où étiez-vous lorsque tout cela s’est produit ? Où étiez-vous ? Vous étiez encore en train de dessoûler ? Il est temps que cela cesse, car il se fait déjà tard. Très tard.

 

Les travailleurs palestiniens face au Grand Remplacement

C’est un aspect peu connu, à travers le monde, de la guerre lancée par Israël en octobre dernier : la suppression des possibilités de travailler en Israël pour les Palestiniens de Cisjordanie et Jérusalem-Est et leur remplacement par des travailleurs importés d’Asie, principalement d’Inde. Ci-dessous 3 articles qui jettent la lumière sur la tentative de Grand Remplacement en cours et ses contradictions, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

MAAN informe la délégation de l’UE de ses efforts pour que les travailleurs palestiniens puissent retourner travailler en Israël

wac-maan.org.il, 12/3/2024

Introduction d’Assaf Adiv, directeur exécutif de MAAN, à la réunion d’information organisée dans les locaux de l’UE avec des délégations étrangères le 11 mars à Tel-Aviv.

Quelque 200 000 Palestiniens sont interdits de travail en Israël depuis le 7 octobre. Sans aucune forme de filet de sécurité, la situation est devenue insupportable dans les villes et les villages de Cisjordanie. Les employeurs en Israël - en particulier dans les secteurs de la construction et de l’agriculture - ont également été laissés dans l’incertitude car ils n’ont pas d’alternative réelle à la main-d’œuvre palestinienne.

Après l’attaque du Hamas et le déclenchement de la guerre, l’état d’urgence a été déclaré en Israël. L’entrée des Palestiniens en Israël a été interdite et 11 points de contrôle reliant la Cisjordanie à Israël ont été fermés. Alors que les travailleurs palestiniens ne trouvent pas d’emploi dans l’économie palestinienne en faillite, les projets de certains ministres israéliens visant à remplacer les Palestiniens par des travailleurs migrants ne sont pas viables et ne servent que des objectifs politiques populistes.

L’association des travailleurs MAAN, un syndicat indépendant en Israël qui défend les travailleurs palestiniens, s’est engagée avec d’autres forces dans une campagne visant à faire pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles ouvrent les portes d’Israël au retour des travailleurs palestiniens.

La faim chez les travailleurs de Cisjordanie

Cinq mois de chômage forcé ont laissé les travailleurs dans une situation désastreuse. Les travailleurs palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza qui étaient employés sur le marché du travail israélien jusqu’au 7 octobre ont contribué à plus de 20 % du produit national brut palestinien (environ 4 milliards de dollars US) par an. (voir le récent rapport de l’INSS)

Or, ces travailleurs ne bénéficient pas de l’assurance chômage. Cette situation a été mise en évidence lors de la pandémie de coronavirus, lorsque des dizaines de milliers de personnes ont été mises au chômage en raison des fermetures et des restrictions imposées et se sont retrouvées sans source de revenus pendant des mois. Aujourd’hui, les travailleurs témoignent de l’état des repas sautés et de la faim, tandis que l’incertitude quant à l’avenir aggrave l’inquiétude et le bien-être mental.

Dans un témoignage que nous avons publié sur le site Internet de MAAN (en hébreu), l’un de ces travailleurs a décrit comment il a épuisé toutes ses économies et s’est retrouvé dans l’incapacité d’acheter ne serait-ce que du lait pour ses enfants. Un autre ouvrier s’est plaint de l’Autorité palestinienne à Ramallah qui, comme à l’époque de la pandémie de coronavirus, n’a manifesté aucune sympathie à l’égard des travailleurs. Plusieurs travailleurs se sont moqués des propositions avancées par le Premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mohammad Shtayyeh, de « revenir à la culture de la terre et de vivre des légumes et des fruits qu’ils cultivent ». Un travailleur qui nous a parlé s’est moqué de cette idée et a déclaré : « J’ai mon appartement en ville et je n’ai pas un mètre de terre à cultiver. Cet appel n’est que pure fantaisie. Shtayyeh sait que sans les revenus des travailleurs, son AP est finie ».

De nombreux travailleurs témoignent d’une terrible frustration face à la position d’Israël. Après des années de travail en Israël, partant à l’aube pour une dure journée de travail et rentrant chez eux à la nuit tombée, contribuant ainsi à l’économie israélienne, ils ont le sentiment d’être tenus pour responsables d’un massacre qu’ils n’ont pas commis.

Remplacer les Palestiniens par des travailleurs indiens n’est pas réaliste

Dans le contexte de la guerre et des appels à la vengeance contre tous les Palestiniens, qu’ils soient membres du Hamas ou non, des ministres israéliens appellent à mettre fin au travail des Palestiniens en Israël. Le chef de file des partisans du remplacement des Palestiniens par des travailleurs indiens est le ministre de l’économie et de l’industrie, Nir Barkat (Likoud), qui a déclaré à plusieurs reprises son intention de faire venir 160 000 travailleurs de l’Inde et d’un certain nombre de pays africains pour remplacer les travailleurs palestiniens dans tous les secteurs de l’économie. Le ministre Barkat et le ministre des Finances d’extrême droite Bezalel Smotrich, qui appellent à mettre fin à la dépendance d’Israël à l’égard des travailleurs palestiniens, proposent des idées qui ne peuvent pas fonctionner. L’économie israélienne manque aujourd’hui non seulement des 200 000 travailleurs palestiniens, mais aussi des quelque 17 000 travailleurs immigrés qui ont quitté Israël depuis le début de la guerre.

La difficulté de recruter des travailleurs à l’étranger est toujours présente et il n’y a aucune chance de faire venir des dizaines de milliers de personnes en quelques mois, même dans des conditions normales, et encore moins pendant une guerre impitoyable. Le fait que le 7 octobre, plus de 40 travailleurs étrangers aient été assassinés/enlevés rend l’idée de travailler en Israël beaucoup moins attrayante. Malgré les déclarations ambitieuses de Barkat, le nombre de travailleurs arrivant en Israël à la fin du mois de février 2024 (cinq mois après le début de la guerre) était minime. Voir (l’article de Globes qui rapporte l’arrivée des 1000 premiers travailleurs indiens à la fin du mois de février).

Le journal Calcalist qualifie le projet de Barkat d’ « illusoire ». L’article cite un haut fonctionnaire qui affirme que même avant la guerre, le projet de Barkat de faire venir 30 000 travailleurs d’Inde était bloqué depuis des mois. Le directeur général du ministère de l’Économie, Amnon Merhav, explique également dans l’article qu’il n’existe pas de solutions magiques et que le plan est irréaliste.

Les forces de sécurité insistent sur le fait que les Palestiniens doivent retourner au travail

Les services de sécurité israéliens, qui ont annoncé en octobre une fermeture totale et une interdiction d’entrée des travailleurs palestiniens en Israël, sont depuis lors confrontés à un dilemme complexe. D’une part, ils reconnaissent la sympathie écrasante de l’opinion publique palestinienne pour le Hamas et ses actions, et donc la crainte que l’entrée de travailleurs palestiniens en Israël s’accompagne d’activités terroristes. D’autre part, ils craignent les frictions avec les Palestiniens et la pression que cette crainte exerce sur les maires et les décideurs israéliens. D’autre part, l’administration civile et le COGAT [Coordonnateur des activités gouvernementales dans les territoires palestiniens, unité du ministère israélien de la Défense] préviennent que le fait de laisser 200 000 travailleurs chez eux, sans aucune compensation ni source de revenus, entraînera certainement des difficultés économiques extrêmes, voire une explosion de violence.

Une proposition du cabinet a donc été formulée à la fin du mois de novembre pour permettre l’entrée de 28 000 travailleurs dans les secteurs de la construction et de l’agriculture, dans un premier temps. Un mois plus tard, le Conseil de sécurité nationale a présenté un plan visant à employer 80 000 travailleurs. Cependant, une discussion au sein du cabinet le 10 décembre n’a abouti à aucun résultat, étant donné l’opposition de plusieurs ministres de droite à cette mesure. M. Smotrich a affirmé qu‘ « un pays qui accorde de l’importance à la vie n’autorise pas l’entrée de citoyens de l’ennemi pendant une guerre ». Netanyahou a cédé face à cette opposition, a reporté le vote et la situation est restée telle qu’elle était jusqu’à présent (début mars 2024) : les travailleurs palestiniens ne sont pas autorisés à reprendre leur travail en Israël.

Toutefois, ce raisonnement sécuritaire s’est rapidement révélé totalement infondé lorsque les employeurs des zones industrielles des colonies (également connues sous le nom de zone C), les mêmes colons représentés par Smotrich à la Knesset, ont exigé d’être autorisés à renvoyer leurs travailleurs dans les usines. Cette pression des colons a conduit à l’entrée de 10 000 travailleurs palestiniens de Cisjordanie pour travailler dans les colonies.

Depuis plus de quatre mois, ces travailleurs sont employés dans les zones de colonisation sans provoquer de heurts ou de confrontations violentes. Il n’y a aucune raison pour que seuls les employeurs israéliens en Israël se voient refuser la possibilité d’employer des Palestiniens.

Les travailleurs palestiniens sont la bonne alternative économique

Les entrepreneurs et les agriculteurs israéliens qui, pendant des années, ont fait appel à des travailleurs palestiniens, critiquent sévèrement le gouvernement. Le président de l’Association des constructeurs israéliens, Raul Srugo, a expliqué à la commission de la Knesset sur les travailleurs étrangers (25.12) que les entrepreneurs étaient en grande difficulté. « Le secteur de la construction est presque complètement à l’arrêt et n’est productif qu’à 30 %. 50 % des chantiers sont fermés, ce qui aura un impact sur l’économie israélienne et le marché du logement ». Un rapport de situation présenté à la commission de la Knesset par le ministère des Finances a montré que la fermeture du secteur de la construction coûte à l’économie israélienne 3 milliards de NIS [= 750 millions d’€] chaque mois.

Faisant référence au fait que les travailleurs palestiniens n’étaient pas autorisés à entrer en Israël mais à travailler dans les colonies, le président de l’Association des entrepreneurs en rénovation, Eran Siev, a déclaré : « Il s’agit d’une décision ridicule prise par une bande de personnes délirantes au sein du gouvernement israélien, qui nuit directement aux travailleurs manuels et à l’industrie de la rénovation, qui est en train de s’effondrer. La décision actuelle est déconnectée d’Israël sur le terrain et des propriétaires d’entreprises sur le terrain qui sont confrontés à la faillite et à l’effondrement économique ». Siev a ajouté : 3Nous appelons à l’uniformité et à l’évitement de la politique de bas étage - la loi en Judée et Samarie comme en Israël » (Real Estate Center, 21/12/2023, en hébreu).

S’il est mis en œuvre, le plan de Nir Barkat visant à remplacer les Palestiniens par des migrants aura également des effets dévastateurs sur le marché du travail israélien. L’importation massive de travailleurs en provenance de pays avec lesquels Israël n’a pas conclu d’accords bilatéraux entraînera d’horribles phénomènes de trafic de main-d’œuvre, de perception d’énormes frais de courtage auprès des travailleurs pauvres et d’exploitation extrême, en violation des normes et traités internationaux auxquels Israël est lié. En outre, les dommages à long terme causés aux travailleurs israéliens par la création d’une armée de travailleurs bon marché et affaiblis ont fait l’objet de recherches et ont été prouvés de manière irréfutable.

La rédactrice en chef de The Marker, Merav Arlosoroff, a mentionné la signification négative du plan dans son article publié en hébreu le 12/12/23. Elle souligne que « l’arrêt de l’emploi des travailleurs palestiniens n’entraînera pas seulement l’effondrement de l’économie palestinienne et l’augmentation du risque sécuritaire, il nuira également à l’économie israélienne. Ils seront remplacés par des travailleurs étrangers moins qualifiés. En outre, ce type d’importation est entaché d’une corruption qui se chiffre en milliards de shekels par an et constitue en pratique une forme d’esclavage moderne ».

Dans son article, Mme Arlosoroff cite abondamment le rapport détaillé du professeur Zvi Eckstein, rédigé en 2011 pour le compte d’une commission gouvernementale, dans lequel il explique la différence entre l’emploi de Palestiniens qui rentrent chez eux chaque jour et celui de travailleurs migrants : « Les travailleurs palestiniens sont bien plus bénéfiques pour l’économie que les travailleurs étrangers », déclare Eckstein. « Ils travaillent en Israël pendant des années, apprennent la langue et se spécialisent dans le type de travail requis ici - et leur productivité est bien plus élevée ».

Les lieux de travail en Israël sont également d’une importance cruciale pour les travailleurs et l’économie palestinienne. En l’absence d’autres sources d’emploi dans les territoires de l’Autorité palestinienne, travailler sur le marché du travail israélien est devenu la principale source de revenus des résidents de Cisjordanie. Les résidents palestiniens titulaires d’un diplôme universitaire préfèrent également travailler en Israël dans le secteur de la construction ou des services et recevoir un salaire mensuel de 6 000 NIS [=1 500€] (les ouvriers professionnels de la construction gagnent un salaire plus élevé) plutôt que d’accepter un poste d’enseignant pour un salaire mensuel de 3 000 NIS [=750€].

Il y a longtemps que l’Autorité palestinienne n’a plus rien à voir avec la vie et les moyens de subsistance des habitants de la Cisjordanie. Ses dirigeants débitent des slogans nationaux qui définissent ceux qui travaillent en Israël comme étant « moins patriotiques » (voir par exemple le refus d’un haut responsable de l’Autorité palestinienne de reconnaître sa réunion avec les responsables de la sécurité israélienne le 6 février – en arabe). Ces slogans n’affectent cependant pas les travailleurs, qui affirment à juste titre que tant que l’Autorité palestinienne n’est pas en mesure de fournir des emplois alternatifs, ou même une assistance financière aux travailleurs pendant les périodes de chômage forcé, comme lors de la pandémie de COVID ou de la guerre, elle n’a pas le droit d’exiger qu’ils cessent de travailler en Israël.

L’importance économique et politique du retour des travailleurs palestiniens en Israël

Il est donc urgent de permettre aux travailleurs palestiniens de retourner travailler en Israël. Les employeurs en Israël n’ont pas d’alternative réelle à la main-d’œuvre palestinienne. Les travailleurs palestiniens n’ont pas d’alternative à leur travail en Israël. Les dangers liés aux frictions entre les populations peuvent être résolus. La preuve en est l’expérience réussie de l’emploi de milliers de Palestiniens dans les industries des colonies, sans aucune confrontation violente.

Au lendemain de la guerre de Gaza, l’attitude à l’égard des 200 000 travailleurs palestiniens employés en Israël revêt une grande importance, car elle peut avoir un impact sur la perspective de créer un tissu de vie normal, où Israéliens et Palestiniens trouvent des moyens de travailler et de vivre ensemble pour le bien de tous.

Le retour des travailleurs palestiniens sur le marché du travail en Israël est donc une nécessité urgente à laquelle il convient de répondre immédiatement.


 
Grave crise de l’emploi à Jérusalem-Est à l’approche du Ramadan

Erez Wagner, wac-maan.org.il, 13/3/2024

À la veille du Ramadan, les résidents palestiniens de Jérusalem-Est sont confrontés à une crise économique et sociale exacerbée par une augmentation de 7,6 % du chômage depuis le début de la guerre. En dépit de cette crise, le gouvernement compromet gravement son propre plan quinquennal pour Jérusalem-Est. L’association des travailleurs MAAN demande au maire et au nouveau conseil municipal d’obtenir des budgets pour réduire les écarts socio-économiques dans la ville.

La population de Jérusalem-Est (JE) souffre d’une grave discrimination structurelle et de négligence. Au cours de la dernière décennie, les indices de pauvreté parmi les Palestiniens de Jérusalem ont atteint 80 %. Le plan quinquennal du gouvernement pour JE, mis en œuvre pour la première fois en 2018, a été une bouffée d’air frais et a apporté un certain soulagement, mais dans le contexte de la guerre et des coupes budgétaires, nous plongeons dans une crise sans précédent.

Le plan quinquennal pour JE était novateur. C’était le premier plan ciblant JE depuis son annexion en 1967 ; c’était la première fois que le gouvernement annonçait son intention de réduire les écarts socio-économiques entre Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest. Le programme vise notamment à promouvoir l’emploi des femmes. Seulement 21% des femmes palestiniennes de Jérusalem participent au marché du travail.  En comparaison, le taux de participation des femmes en général (juives et arabes) est de 76% et le taux de participation des femmes arabes en Israël au marché du travail était de 42% en 2022.

La mise en œuvre du plan quinquennal a permis des améliorations dans des domaines importants : une augmentation significative du nombre d’étudiants palestiniens à l’université hébraïque et dans les collèges de Jérusalem-Ouest, ainsi que la construction d’écoles et de jardins d’enfants, et bien d’autres choses encore. Mais une grande détresse persiste.

Cependant, lorsque le gouvernement de droite de Netanyahou a pris ses fonctions en janvier 2023, le renouvellement du plan quinquennal a été remis en question. Bien qu’un nouveau plan ait finalement été approuvé en août 2023, sa mise en œuvre et le transfert des budgets ont subi des retards répétés.

Aujourd’hui, dans le contexte de la guerre, le gouvernement a décidé de réduire le budget du programme de 14%. De plus, au cours de la première semaine de mars, les budgets gelés et le manque de clarté concernant la mise en œuvre ont conduit à la résiliation des contrats des sept chercheurs et gestionnaires qui dirigent le personnel d’encadrement. Même si la mise en œuvre est renouvelée à un moment donné, la perte du personnel de haut niveau causera probablement des dommages irréparables au programme. Ces dommages s’inscrivent dans le contexte de la guerre et de la grave récession économique que connaît Israël.

À Jérusalem-Est, la situation est pire qu’ailleurs dans le pays. Depuis le début de la guerre, l’antenne de MAAN sur place a traité des demandes de résidents de JE confrontés à une vague de licenciements et de congés sans solde. Ces licenciements sont dus à la fois à la réduction de l’activité commerciale et au phénomène de discrimination raciste ouverte, y compris le refus des employeurs de continuer à employer des Arabes.

En outre, les résidents de JE craignent pour leur sécurité lorsqu’ils se rendent au travail. Ils ont également des difficultés à s’y rendre en raison des restrictions à la liberté de mouvement imposées par la police, ainsi que des fermetures arbitraires des points de passage des quartiers situés au-delà de la barrière de séparation (en particulier le camp de réfugiés de Sho’afat et Kufr Aqab).

Une pondération des données du service de l’emploi sur les personnes qui s’inscrivent pour chercher un emploi, ainsi que l’annuaire de Jérusalem le plus récent, reflètent la situation difficile. En 2022, la population active palestinienne dans la ville s’élevait à 96 200 personnes (dont 73 600 hommes et 22 600 femmes). Depuis le début de la guerre, il y a eu une augmentation cumulée de 7 338 travailleurs qui sont enregistrés de façon permanente au bureau de l’emploi comme étant au chômage (5 896 hommes et 1 442 femmes).  Cela représente 7,6 % de la main-d’œuvre palestinienne à Jérusalem. Il convient de mentionner que l’augmentation du taux de chômage à Jérusalem-Ouest pour la même période a été de 4%.

Un coup aussi dur porté à la main-d’œuvre risque d’exacerber la détresse économique, sociale et sécuritaire à Jérusalem pour les années à venir, surtout si le gouvernement persiste dans sa politique de décimation du plan quinquennal pour JE.

Aujourd’hui, à la veille du Ramadan, la ville ne respire pas la joie. D’ordinaire, le mois sacré favorise l’activité économique à Jérusalem, mais cette année, l’avenir semble plus sombre que jamais.

À Jérusalem-Est, MAAN gère un centre d’exercice des droits depuis juillet 2000. Depuis plus de vingt ans, les militants de MAAN aident des milliers de résidents de JE - en particulier des femmes - à faire face aux difficultés bureaucratiques avec les bureaux de l’emploi et de l’assurance nationale, ainsi qu’à traiter les cas d’abus de la part des employeurs. Le bureau de MAAN participe à des projets de promotion des femmes de JE, en les aidant à apprendre l’hébreu et en leur transmettant des compétences en vue de leur intégration sur le marché du travail.

Avec des organisations telles que Kulna et le Rossing Center, MAAN dirige la salle des opérations de JE depuis le mois d’octobre. En plus d’aider les travailleurs à conserver leur emploi dans la ville, les organisations aident les familles dans le besoin à recevoir des produits de première nécessité et à obtenir des bons d’alimentation du gouvernement.

Pour éviter d’aggraver la crise économique, la municipalité de Jérusalem doit agir de manière responsable : augmenter l’emploi des résidents de JE, prévenir la discrimination à leur encontre, travailler à une solution permanente qui permettra la liberté de mouvement à Jérusalem depuis les quartiers situés au-delà de la barrière de séparation, et transférer tous les fonds promis dans le plan quinquennal pour améliorer la situation socio-économique.


L’association de travailleurs MAAN syndique des hommes et des femmes issus de divers secteurs d’activité, sans discrimination fondée sur la religion, la nationalité ou le sexe. MAAN est la seule organisation de travailleurs en Israël qui syndique les Palestiniens employés dans les colonies de Cisjordanie ainsi que ceux qui travaillent en Israël. @wac_maan
Assaf Adiv est le directeur exécutif de Maan et Erez Wagner est le directeur de MAAN à Jérusalem-Est.


La Coopérative des Apicultrices de Jérusalem regroupe 115 femmes, formées par le Sinsila Center for Urban Sustainability, qui possèdent désormais chacune au moins deux ruches sur les toits de Jérusalem-Est.

 

Les syndicats indiens dénoncent le besoin « immoral et désastreux » d’Israël de recruter davantage de travailleurs indiens dans le contexte de la guerre

  • Des militants et des dirigeants syndicaux s’interrogent sur l’interdiction de travailler imposée par Israël aux travailleurs palestiniens et sur les raisons pour lesquelles des travailleurs indiens sont recrutés dans le cadre d’un conflit.
  • Mais certains travailleurs indiens considèrent que travailler en Israël leur permet d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs perspectives économiques, malgré les risques.

Durdana Bhat et Kamran Yousuf, South China Morning Post, 14/2/2024

L’interdiction faite par Israël à des dizaines de milliers de Palestiniens de travailler à l’intérieur de ses frontières a entraîné une crise de l’emploi, après plus de 100 jours de guerre entre Israël et Gaza, et une campagne de recrutement de travailleurs indiens s’est avérée controversée.

Des travailleurs indiens se rassemblent pour chercher un emploi en Israël lors d’une campagne de recrutement à l’Institut de formation industrielle de Lucknow, capitale de l’État indien de l’Uttar Pradesh. Photo : AFP

L’opposition des syndicats indiens a suscité un débat en Inde, avec des arguments opposant les préoccupations humanitaires aux opportunités économiques. La controverse porte sur des considérations éthiques et met en lumière la dynamique complexe du recrutement international de main-d’œuvre.

Des militants et des dirigeants syndicaux ont remis en question l’interdiction de travailler imposée par Israël aux Palestiniens et la décision d’embaucher davantage de travailleurs indiens dans le cadre d’un conflit, et ont souligné la nécessité d’accorder la priorité à la sécurité et au bien-être des travailleurs indiens.

Sucheta De, militante et vice-présidente nationale du All India Central Council of Trade Unions, a souligné la nécessité d’examiner les raisons qui ont motivé l’envoi de travailleurs indiens en Israël pendant le conflit, compte tenu de la menace qui pèse sur leur sécurité et des conditions relativement pacifiques qui règnent en Inde.

Elle a également attiré l’attention sur l’opération Ajay qui a vu quelque 1 200 citoyens indiens rentrer en Inde depuis Israël en octobre de l’année dernière, alors que la guerre s’intensifiait.

Certains travailleurs indiens considèrent toutefois que travailler en Israël leur permet d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs perspectives économiques, malgré les risques.

En novembre de l’année dernière, Vikas, 37 ans, ouvrier du bâtiment originaire de Panipat, dans l’Haryana, a passé des entretiens pour différents emplois en Inde, notamment dans la police, la Border Security Force et la Central Reserve Police Force.

Mais il n’a reçu aucune offre d’emploi et cherche maintenant des opportunités en Israël. Malgré la guerre, « les circonstances pressantes du chômage et les responsabilités familiales m’ont forcé à prendre le risque de chercher un emploi en Israël », a-t-il déclaré.

Les syndicats se sont unanimement opposés à l’ « exportation » de travailleurs indiens vers Israël pour remplacer les travailleurs palestiniens.

Tapan Kumar Sen, ancien membre du parlement indien et secrétaire général du Centre of Indian Trade Unions, a exprimé son inquiétude quant à l’impact de la mobilité transfrontalière de la main-d’œuvre. Bien que son organisation ne s’oppose pas à ce concept, il souligne la nécessité de veiller à ce qu’il ne porte pas atteinte aux droits et aux possibilités des travailleurs palestiniens.

« Dans certains cas, des travailleurs palestiniens ont été déplacés et des travailleurs indiens ont été chargés de les remplacer, ce qui est en contradiction avec les principes de leur syndicat », dit M. Sen.

Il a déclaré que son organisation avait protesté contre la demande de travailleurs indiens formulée par l’association israélienne des constructeurs. « Nous avons appelé les syndicats à ne pas participer à cette campagne de recrutement, en soulignant qu’Israël est une zone de conflit ».

Lors de la visite du ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen, à New Delhi en mai de l’année dernière, les deux pays avaient convenu qu’Israël embaucherait 42 000 travailleurs indiens - 34 000 ouvriers du bâtiment et 8 000 infirmier·ères.

En octobre, des entreprises de construction israéliennes auraient demandé au gouvernement l’autorisation d’embaucher jusqu’à 100 000 travailleurs indiens pour remplacer les Palestiniens dont les permis de travail ont été suspendus après le début de l’offensive à Gaza.

De nombreux jeunes hommes originaires d’États tels que l’Haryana, l’Uttar Pradesh, le Punjab et le Rajasthan ont afflué pour être recrutés en Israël.

Un groupe créé en décembre de l’année dernière par le gouvernement de l’État pour fournir de la main-d’œuvre contractuelle aux entités gouvernementales a depuis lors publié 10 000 offres d’emploi en Israël - 3 000 charpentiers de coffrage, 3 000 pour le cintrage du fer, 2 000 pour le carrelage en céramique et 2 000 pour le plâtrage.

En novembre, dix grands syndicats indiens ont vivement déconseillé au gouvernement d’envoyer des travailleurs indiens en Israël en raison du conflit.

« Rien ne pourrait être plus immoral et désastreux pour l’Inde que l’ « exportation » de travailleurs vers Israël. Le fait que l’Inde envisage même d’ « exporter » des travailleurs montre à quel point elle a déshumanisé et transformé en marchandises les travailleurs indiens », indique la déclaration commune des syndicats.

Communiqué de presse publié le 9 novembre 2023

La plateforme commune des centrales syndicales et des fédérations/associations indépendantes s’oppose à toute initiative visant à

EXPORTER DES TRAVAILLEURS INDIENS EN ISRAËL POUR REMPLACER LES TRAVAILLEURS PALESTINIENS

Israël intensifie sans vergogne son attaque génocidaire contre les Palestiniens, rejetant les appels au cessez-le-feu lancés par l’ONU ou même par ses maîtres, les USA !

Le manque d’éthique et la duplicité du gouvernement Modi sur cette question sont également exposés : d’abord l’expression rapide de la solidarité avec Israël, puis la marche arrière envisagée par le ministère des Affaires étrangères, l’envoi d’aide humanitaire à la Palestine et enfin l’abstention de soutenir la résolution de l’ONU pour un cessez-le-feu !

En mai 2023, lors de la visite du ministre israélien desaaffaires étrangères, Eli Cohen, à New Delhi, les deux pays ont signé un accord prévoyant l’envoi de 42 000 travailleurs indiens en Israël, dont 34 000 dans le secteur de la construction, pour remplacer les travailleurs palestiniens. Aujourd’hui, le gouvernement indien prévoit d’exporter environ 90 000 travailleurs de la construction vers Israël, sur sa demande. Le gouvernement indien joue un rôle méprisable en soutenant les plans israéliens visant à expulser les travailleurs palestiniens. Les représailles à l’attaque du Hamas ne sont qu’une excuse !

En l’état, l’occupation coloniale de la Palestine a décimé son économie, provoquant des niveaux élevés de pauvreté et de chômage, et a rendu les Palestiniens dépendants d’Israël pour l’emploi. Bien que les chiffres aient fluctué au fil du temps, une moyenne de 130 000 Palestiniens étaient employés en Israël, le secteur de la construction représentant la plus grande part des travailleurs palestiniens, avec des travailleurs palestiniens représentant près de 65-70% de la main-d’œuvre totale.

Rien ne pourrait être plus immoral et désastreux pour l’Inde que cette « exportation » de travailleurs vers Israël. Le fait que l’Inde envisage même d’ « exporter » des travailleurs montre la manière dont elle a déshumanisé  les travailleurs indiens et fait d’eux des marchandises. Une telle démarche équivaudra à une complicité de la part de l’Inde avec la guerre génocidaire qu’Israël mène actuellement contre les Palestiniens et aura naturellement des conséquences négatives pour les travailleurs indiens dans l’ensemble de la région.

Le mouvement syndical indien doit se solidariser avec les travailleurs palestiniens et rejeter cette idée désastreuse. Décidons que nous ne travaillerons pas pour remplacer les travailleurs palestiniens en Israël ! L’Inde et les travailleurs indiens doivent boycotter les produits israéliens ! Les travailleurs indiens, comme leurs homologues dans certains pays occidentaux, devraient refuser de décharger les cargaisons israéliennes !

Nous exigeons que l’accord conclu avec Israël pour l’exportation de travailleurs indiens soit immédiatement annulé ; nous exigeons l’arrêt immédiat de l’agression israélienne contre la Palestine, la fin de l’occupation ; nous exigeons que le droit des Palestiniens à une patrie souveraine soit respecté - c’est la seule voie possible vers la paix.

 

Fédérations/associations sectorielles indépendantes             

Chandan Kumar, 32 ans, ouvrier du bâtiment, a vu dans l’opportunité de travailler en Israël un moyen d’échapper à la pauvreté et aux perspectives d’emploi limitées en Inde.

« À une époque où les opportunités de travail sont rares et les situations désespérées, nous sommes dans une situation désespérée. Même si le pire nous arrivait là-bas, nos familles auraient au moins un soutien financier pour leurs dépenses quotidiennes. Tenter sa chance en Israël offre la promesse d’un salaire substantiel et d’un avenir plus radieux », dit-il.

Durdana Bhat est une journaliste multimédia indépendante basée en Inde qui réalise des reportages sur des questions telles que les droits humains, l’environnement, les conflits et le genre.

Kamran Yousuf est un journaliste multimédia basé en Inde qui couvre les droits humains, la politique et la technologie en Asie du Sud. Son travail a été publié dans un grand nombre de médias internationaux et locaux.