19/12/2023

A. RUGGERI /M. VIETA
Javier Milei a su capter le mécontentement d’une nouvelle classe ouvrière informelle

Andrés Ruggeri et Marcelo Vieta, Jacobin, 14/12/2023
Original :
Javier Milei Has Tapped Into the Discontent of a New, Informal Working Class
Español:
Milei captó el descontento de la clase trabajadora informal

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Andrés Ruggeri (Buenos Aires, 1967) est anthropologue social (UBA) et dirige depuis 2002 le programme Facultad Abierta, une équipe de la faculté de philosophie et de lettres de l’UBA qui soutient, conseille et effectue des recherches sur les entreprises détenues par les travailleurs. Dans le cadre de ce programme, il a coordonné quatre enquêtes nationales sur les entreprises récupérées et plusieurs projets universitaires de volontariat et d’extension, ainsi que la création en 2004 du centre de documentation sur les entreprises récupérées qui fonctionne au sein de la coopérative Chilavert Artes Gráficas. Il est l’auteur et le co-auteur de plusieurs ouvrages spécialisés sur le sujet et a donné des conférences et des cours dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Europe et d’Asie. Depuis 2007, il coordonne l’organisation de la rencontre internationale L’économie des travailleurs ? , qui a déjà eu deux éditions en Argentine, une au Mexique et une autre au Brésil, ainsi qu’une rencontre européenne en France. Il est également l’auteur du livre Del Plata a La Habana. América en bicicleta, dans lequel il raconte son voyage de 1998 à travers l’Amérique latine en solidarité avec la révolution cubaine. Par la suite, il a fait le tour du monde à vélo tandem en traversant 22 pays du tiers-monde avec sa compagne Karina Luchetti. Il enseigne également un séminaire spécialisé en anthropologie et en histoire (UBA) et dirige la revue Autogestión Para otra economía.  Articles en plusieurs langues. @RuggeriAndres1

Marcelo Vieta est professeur associé au sein du programme d’éducation des adultes et de développement communautaire de l’université de Toronto. Il est l’auteur de Workers’ Self-Management in Argentina et coauteur de Cooperatives at Work. Bibliographie

Le plus surprenant dans l’élection du libertarien d’extrême droite Javier Milei en Argentine, c’est qu’il a recueilli une grande partie du vote de la classe ouvrière. Sa capacité à répondre aux inquiétudes du secteur précaire en pleine expansion dans le pays devrait être un signal d’alarme pour la gauche.

Le président argentin Javier Milei arrive pour un service interreligieux à la cathédrale métropolitaine après la cérémonie d’investiture présidentielle le 10 décembre 2023 à Buenos Aires, Argentine. (Marcos Brindicci / Getty Images)

Le “phénomène Milei” en Argentine a commencé à prendre de l’ampleur lorsque l’homme politique d’extrême droite a remporté une victoire inattendue lors des primaires présidentielles du mois d’août. Aujourd’hui, Javier Milei est le premier anarcho-capitaliste et libertarien autoproclamé à diriger une grande économie nationale.

Économiste de formation, Milei s’est d’abord fait connaître en tant que personnalité brûlante de la télévision et des médias sociaux, encline à des tirades misogynes et truffées de jurons. L’entrée officielle de Milei dans la politique argentine s’est faite peu de temps après, en 2021, lorsqu’il a remporté un siège au Congrès national. Adepte de longue date du sexe tantrique, dévot des gourous néolibéraux Friedrich von Hayek et Milton Friedman, et propriétaire de plusieurs mastiffs anglais clonés qu’il appelle ses "enfants à quatre pattes", Milei a proclamé quelques heures après avoir battu son adversaire péroniste que “tout ce qui peut être entre les mains du secteur privé sera entre les mains du secteur privé”.


Milei a en tête l’ensemble des 137 entreprises publiques argentines, telles que l’entreprise publique d’énergie Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF), le vaste réseau de médias publics du pays (Radio Nacional, TV Pública et l’agence de presse Télam), les services postaux et la compagnie aérienne nationale Aerolineas Argentinas. Il a également laissé entendre qu’il démantèlerait le système de santé publique argentin et qu’il privatiserait une grande partie des systèmes d’enseignement primaire et universitaire, y compris l’institution de recherche de l’enseignement supérieur financée par l’État. Milei a également courtisé les capitaux usaméricains pour procéder à l’extraction non réglementée des importantes réserves de lithium et de gaz de schiste du pays. Plus impudemment peut-être, il a promis de se débarrasser de la Banque centrale argentine, de dollariser l’économie (à l’instar de l’Équateur, du Salvador et du Zimbabwe), de libéraliser les marchés et de lever les contrôles stricts des changes du pays.

Ces propositions néolibérales sont certes choquantes mais ne sont pas nouvelles en Argentine. José Martinez de Hoz, ministre de l’Économie de la dictature sanglante de Jorge Videla à la fin des années 1970, et Domingo Cavallo, ministre de l’Économie de Carlos Menem dans les années 1990 néolibérales, ont lancé des politiques économiques tout aussi régressives. En fait, Roberto Dromi, ministre des Travaux publics de Menem, avait clamé presque mot pour mot le même message il y a plus de trente ans : “Rien de ce qui appartient à l’État ne restera dans les mains de l’État”.


Le “plan tronçonneuse” de Milei (plan motosierra, sa version du "drainage du marais" de Trump) sera probablement contesté dans les deux chambres du congrès du pays, où sa coalition “La liberté avance” est minoritaire. Néanmoins, les menaces de mesures d’austérité peuvent très bien être mises à exécution par des décrets présidentiels, et nombre d’entre elles seront sans aucun doute mises en œuvre. À long terme, les résultats seront dévastateurs pour l’Argentine.

Bien que, là encore, ces mesures ne soient pas sans précédent. Dans les années 1990, l’administration Menem a supervisé la vente massive d’actifs publics, l’arrimage du peso au dollar (de fait, un programme de dollarisation) et la libéralisation des marchés, le tout à l’enseigne du contrôle de l’inflation et de l’austérité. Ces mesures ont finalement conduit à un chômage massif (officiellement plus de 20 %), à des taux records de précarité et d’indigence (plus de la moitié de la population), à la délocalisation d’une grande partie de la capacité de production de l’Argentine, à la prise de contrôle de l’économie nationale par les multinationales et à des troubles sociaux extrêmes.

La victoire de Milei suggère que le souvenir de ces années s’est estompé pour une grande partie de l’électorat argentin, qui est accablé par un taux d’inflation de plus de 185 % pour 2023 et une forte augmentation de l’insécurité, alimentée par les infos quotidiennes et les médias sociaux.


Marcelo Spotti

Les mois à venir montreront jusqu’où le nouveau gouvernement de Milei sera capable de faire avancer son programme néolibéral et s’il conservera le soutien de la population au fur et à mesure que les mesures annoncées seront mises en œuvre. La réponse des secteurs populaires historiquement militants de l’Argentine pourrait être décisive. Ce qui est certain, c’est que pour l’opposition politique et la plupart des travailleurs, le chemin à parcourir sera rude.

“Nous n’avons rien vu venir !”

La véritable nouveauté du programme ultranéolibéral de Milei réside peut-être dans sa franchise. Les nouveaux ministres et porte-parole du gouvernement ont déjà averti les Argentin·es qu’ils·elles devaient se préparer à des jours d’austérité. Milei a également déclaré qu’il répondrait à toute forme de protestation sociale par des mesures répressives extrêmes, rappelant ainsi les jours les plus sombres de la dictature civico-militaire.

L’une des grandes surprises de la victoire de Milei en novembre est qu’elle a bénéficié du soutien des secteurs de la classe ouvrière argentine traditionnellement orientés à gauche : 50,8 % des électeurs salariés, 47,4 % des retraités, 50,9 % des électeurs du secteur informel, 52,3 % des ouvriers et près de 30 % de la base péroniste traditionnelle ont voté pour Milei. Outre les 25 à 30 % d’électeurs constituant la base de droite de Milei, environ 53 % des moins de 30 ans, et les votes transférés de la droite traditionnelle et de la classe supérieure qui ont soutenu la coalition Juntos por el Cambio de Mauricio Macri et Patricia Bullrich, cet électorat a permis à Milei de remporter une victoire confortable.

Pourtant, malgré le succès retentissant de Milei lors des primaires d’août et du second tour de novembre - sans parler de sa notoriété médiatique de longue date - la ligne qui circule dans les sphères politiques et intellectuelles argentines est la suivante : “nous n’avons rien vu venir”. C’était le point de vue officiel du gouvernement de gauche sortant d’Alberto Fernández et du candidat en lice Sergio Massa. La campagne perdue de Massa a tenté de rabaisser Milei au rang de caricature politique, mais en vain.

Ignorée par l’establishment politique et médiatique, la coalition d’extrême droite de Milei marque le durcissement de changements socio-économiques qui n’ont eux-mêmes reçu que peu d’attention. En y regardant de plus près, l’inflation persistante et aiguë sans réponse efficace du gouvernement, les défis continus liés à la pandémie, l’influence croissante des médias sociaux et la polarisation marquée du discours politique ont fait de la montée d’une personnalité comme Milei - la version argentine de Jair Bolsonaro ou Donald Trump - un phénomène prévisible.

L’éléphant que personne n’a vu

La question est de savoir pourquoi le “plan tronçonneuse” de Milei a trouvé un écho parmi les pauvres et les travailleur·ses argentin·es, qui souffriront le plus de ses politiques.

L’une des explications est que Milei arrive au sommet d’une vague néolibérale qui, depuis des décennies, érode l’État-providence et la base industrielle traditionnellement solide de l’Argentine (comme en témoigne le fait qu’entre les années 1950 et 1970, l’Argentine a connu de longues périodes de plein emploi). Cette vague néolibérale s’est accompagnée d’une adhésion totale à une rationalité économique qui semblait autrefois étrangère au sens commin argentin.

Pendant l’administration néolibérale de Mauricio Macri, de 2015 à 2019, il est devenu courant en Argentine de parler des “éléphants qui nous ont dépassés”, en référence aux politiques socio-économiques régressives mises en œuvre par le macrisme. Ces politiques comprenaient une dette massive financée par le Fonds monétaire international, une inflation élevée et une fuite des capitaux, que les médias du pays ont pour la plupart ignorées ou dissimulées. Cependant, il y avait un autre éléphant dans la pièce que beaucoup n’ont pas reconnu : la forte croissance du secteur du travail informel et précaire, qui existait en dehors de toute organisation syndicale ou de tout programme social gouvernemental. Le secteur informel, important et en pleine croissance, a été remarquablement absent du débat public argentin pendant une dizaine d’années, toujours considéré par les économistes et les dirigeants politiques comme un phénomène passager, sans représentation et dépourvu de voix politique. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’une personnalité comme Milei ne commence à utiliser un langage qui résonne dans ce nouveau secteur de la classe ouvrière.

Composé de travailleur·ses de l’économie parallèle, de freelances, de travailleur·ses occasionnels et de travailleur·ses des services, ce secteur a connu une croissance exponentielle pendant la pandémie. Alors que de nombreux·ses Argentin·es ont souffert pendant les périodes de confinement strict qui ont duré presque toute l’année 2020 et jusqu’en 2021, la pandémie a frappé de plein fouet ce nouveau groupe de travailleur·ses informel·les et sans contrat, car beaucoup ont continué à travailler sans bénéficier des protections sociales dont jouissent les autres secteurs.

Officiellement connu sous le nom d’Aislamiento Social, Preventivo y Obligatorio (isolement social, préventif et obligatoire, ou ASPO), le mandat de confinement national a mis en évidence les contradictions et les complexités liées au fait de devoir choisir entre prendre soin de la santé publique et prendre soin de l’économie. Le gouvernement d’Alberto Fernández est arrivé au pouvoir en décembre 2019, quelques mois seulement avant que la pandémie n’oblige la nouvelle administration à adopter un ensemble de mesures telles que l’ATP (aide au travail et à la production) - des subventions salariales pour les travailleurs du secteur formel afin d’éviter les licenciements et les fermetures d’entreprises - et l’IFE (revenu familial d’urgence), une garantie de revenu destinée aux travailleurs les plus précaires et les plus au chômage.

Le gouvernement a cependant mal calculé le nombre de bénéficiaires de l’IFE, puisque onze millions de personnes ont demandé des fonds qui n’étaient prévus que pour trois à quatre millions de personnes. Tout en grevant considérablement le budget national, le gouvernement Fernández a finalement accordé l’IFE à dix millions de personnes. À l’époque, on a supposé que le gouvernement Fernández avait commis un oubli, au pire, ce qui a donné du crédit aux accusations d’incompétence administrative. En réalité, le nouveau gouvernement n’avait pas vu à quel point la structure du tissu social et de la main-d’œuvre argentine s’était fondamentalement transformée et détériorée pendant les années néolibérales du macrismo.

Les politiques ultérieures du gouvernement Fernández, reprises dans la campagne de Sergio Massa, ont continué à ignorer le nouveau travailleur informel. Au cours des quatre dernières années, la politique sociale a ciblé les deux groupes de travailleurs les plus importants et les plus visibles d’Argentine : les travailleurs salariés et les segments de ce que l’on appelle en Argentine "l’économie populaire", alignés sur le syndicalisme de mouvement social d’organisations telles que l’UTEP (Union des travailleurs de l’économie populaire), qui sont officiellement autorisées à recevoir et à redistribuer aux travailleurs informels les subventions gouvernementales et les plans de travail pour la sécurité sociale. Outre l’erreur de calcul de l’IFE, les exclusions de l’administration Fernández ont montré l’existence de vastes secteurs de la classe ouvrière non inclus dans l’un ou l’autre des deux groupes.

Ce groupe d’exclus se compose d’un éventail diversifié de travailleurs non enregistrés, ou en negro, qui ne bénéficient d’aucune prestation de sécurité sociale, et de ce que l’on appelle les monotributistas, une catégorie hétéroclite qui regroupe les entrepreneurs indépendants, les travailleurs des microentreprises, les petits entrepreneurs qui ne génèrent pas suffisamment de revenus pour figurer dans le système fiscal national, diverses professions libérales, et les entrepreneurs précaires de l’État, entre autres. Cette dernière catégorie comprend également les travailleurs domestiques, les travailleurs des plateformes associées à des applications de livraison comme Uber et Rappi, les artisans indépendants, les vendeurs de rue, les jeunes qui oscillent entre des emplois de courte durée et mal rémunérés, et les freelances. Il y a également un plus petit nombre de travailleurs coopératifs qui, parce qu’ils n’ont jamais été considérés comme entretenant une relation de travail distincte, tombent également sous le régime fiscal monotributista.

Si nous analysons plus en détail ce groupe, nous constatons que, loin d’être une minorité, il représente une part considérable de la population active argentine, qu’il est en grande majorité jeune et que, à l’exception des travailleur·ses domestiques, il est essentiellement composé d’hommes. Beaucoup de ces travailleurs se sont sentis ignorés par l’essentiel des politiques publiques argentines. Par exemple, pendant la pandémie, alors que nombre d’entre eux ne pouvaient pas travailler ou devaient le faire dans des conditions dangereuses, ils n’ont pas bénéficié de l’ATP et ont été largement exclus de l’IFE. En tant que monotributistas ou travailleurs en negro, ils continuent d’être exclus de la plupart des filets de sécurité sociale argentins.

Susceptibles de faire l’objet d’une campagne médiatique dénonçant la gestion de la pandémie par le gouvernement, socialement inhibés par les mesures de confinement et chroniquement sous-payés, les conditions étaient réunies pour que les rancœurs se développent. Pour la grande majorité de ces travailleurs, l’État n’était pas seulement absent, il les avait oubliés, alors même qu’ils étaient considérés comme “essentiels” et qu’ils livraient la nourriture et les biens consommés par les “ayant droit” confinés.

Comme dans pratiquement tous les aspects de la vie sociale, la pandémie a exacerbé et accéléré des tendances existantes qui émergeaient déjà plus lentement et et de manière plus hésitante. L’éléphant du travail informel a échappé à tout le monde, au gouvernement comme à l’opposition. Il a été ignoré jusqu’à ce que le phénomène Milei attire l’attention. Et Milei lui a rendu la pareille en reconnaissant son désespoir et en capitalisant sur ses sentiments.

Un prolétariat divisé contre lui-même

Les transformations de la structure sociale apparaissent progressivement et mettent du temps à se manifester jusqu’au jour où elles semblent exploser. Ce n’est pas la première fois qu’une telle explosion se produit en Argentine. Dans les années 1940, l’intensité du soutien de la classe ouvrière à Juan Domingo Perón a surpris les classes dirigeantes, l’intelligentsia, la gauche et Perón lui-même. Le triomphe de Raul Alfonsín en 1983 pour le retour de la démocratie a été un autre moment de ce type. La révolte de masse qui a secoué l’Argentine les 19 et 20 décembre 2001 est également apparue comme un ouragan soudain, impossible à arrêter et sans destination précise. L’Argentine se trouve aujourd’hui dans une situation similaire : le mécontentement des masses est palpable, tout comme le besoin d’espoir et de sauveur. Mais pourquoi Milei représente-t-il un tel sauveur pour tant d’Argentins ? Comment se fait-il qu’une utopie d’extrême droite séduise aujourd’hui une grande partie de la classe ouvrière ?

L’attrait de Milei pour ces secteurs désenchantés et en colère de la classe ouvrière réside dans un discours combinant des solutions radicales (voire magiques), un ennemi facile et un avenir imaginaire : une fiction déséquilibrée qui promet une nouvelle vie en se débarrassant de l’État et de la "caste politique" qui a trop longtemps ignoré les travailleurs et les pauvres et les a laissés se débrouiller tout seuls. Le discours de “rupture” de Milei est basé sur une idéologie de néolibéralisme extrême dont le but ultime, pour paraphraser David Harvey, est la reconstitution du pouvoir de classe. Alors qu’auparavant les méchants de cette idéologie étaient l’État-providence et le communisme, de nouveaux mandataires sont à portée de main. Pour le macrismo, c’était le populisme du kirchnerismo, le mouvement associé au péronisme de gauche de Néstor et Cristína Fernández de Kirchner. Pour Milei, comme pour Bolsonaro, il s’agit d’un socialisme et d’un communisme flous qui mêlent les centristes et les gauchistes les plus radicalisés.

Ce qui rend ce nouveau néolibéralisme d’extrême droite unique, c’est que son idéologie est trop grossière pour les classes aisées, qui veulent la domination mais aussi la prévisibilité pour leurs intérêts commerciaux. Le message de Milei n’est pas un discours préparé pour la classe d’affaires, même si Milei lui-même pense qu’il l’est, et même si de nombreux entrepreneurs et biznessmen se sont bouché le nez et ont voté pour Milei à la fin. En réalité, Milei articule un discours nihiliste pour le nouveau prolétariat contre lui-même et ses propres intérêts.

Ce nihilisme s’explique par l’impuissance du gouvernement d’Alberto Fernández à satisfaire, ne serait-ce que nominalement, les attentes sociales élevées qui l’ont porté au pouvoir en 2019. L’inefficacité de l’administration sortante peut être liée à plusieurs facteurs : ses objectifs non atteints de “gouvernement tranquille” (gobierno tranquilo) ; le factionnalisme permanent qui l’a immobilisé, créant une opposition interne souvent plus dure que l’opposition officielle ; et ses aspirations ratées à négocier des accords avec l’opposition et les principaux secteurs économiques. Dans l’ensemble, l’administration Fernández a été marquée par un manque d’acuité théorique et politique qui s’est révélé lorsqu’elle n’a pas su répondre aux problèmes structurels de la nouvelle configuration sociale de l’Argentine.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’un problème propre à l’Argentine. Les parallèles entre Milei et Trump, Bolsonaro, l’extrême droite européenne, et d’autres partisans de l’extrême droite latino-américaine, comme le Chilien José Kast et le Colombien Rodolfo Hernández - deux personnalités qui ont failli accéder au gouvernement lors des dernières élections - montrent que l’Argentine n’est pas l’exception, mais la nouvelle règle.

No Future ?

La capacité de Milei à exploiter la frustration d’une grande partie de la société argentine n’absout pas le gouvernement sortant et le projet politique associé au kirchnerismo. Comme dans d’autres pays où l’autoritarisme s’est installé, la gauche a été incapable de communiquer un projet alternatif convaincant à une grande partie de la classe ouvrière qu’elle prétend représenter. Trop souvent, nous, les gens de gauche - en Argentine et dans le monde - n’avons pas réussi à proposer autre chose qu’un retour aux “bons moments”, en ignorant que pour les plus marginalisés, cette période n’a jamais été si bonne que cela. Qu’il s’agisse du progressisme tiède ou de la gauche radicale, nous avons été tellement occupés à défendre les victoires passées que nous avons rarement offert des propositions claires et complètes de futurs alternatifs.

La gauche argentine ne peut apparemment qu’offrir plus de la même chose - ce qui est précisément ce que Milei et ses partisans ont effectivement reformulé comme la cause de tous les maux. Il n’y a pas de projet, et encore moins de discours alternatif, pour les perdants de la réalité socio-économique actuelle. Même l’“économie populaire” et les perspectives autrefois prometteuses du syndicalisme de mouvement social semblent trop conservatrices pour les secteurs informels ciblés par Milei, son apologie de programmes de travail ressemblant trop aux corvées auxquelles les travailleurs indépendants et informels, les freelances, les employé·es de maison et les travailleur·ses des plates-formes veulent échapper.

Si nous ne parvenons pas à articuler un projet visant à améliorer les revenus, les conditions de vie et les capacités productives de tou·tes les travailleur·ses, les solutions actuellement proposées par les organisations représentant la classe ouvrière argentine ne seront jamais suffisantes. Si la gauche ne parvient pas à construire et à communiquer efficacement un projet transformateur qui donne de l’espoir aux rangs croissants du prolétariat émergent, le mieux que nous puissions faire est d’attendre l’échec de cette dernière vague d’autoritarisme d’ultradroite, qui aura sans aucun doute un coût social, économique, politique et culturel intolérable.

18/12/2023

GIDEON LEVY
Come se la violenza dei coloni non bastasse: Israele ora sta privando dell’acqua i palestinesi della Valle del Giordano

 Gideon Levy Alex Levac (foto), Haaretz, 16/12/2023
Tradotto da Alba Canelli, Tlaxcala

Dall’inizio della guerra, circa venti famiglie palestinesi sono state costrette ad abbandonare le loro case nella Valle del Giordano a causa della crescente violenza dei coloni. Nel frattempo, l’esercito nega alle comunità di pastori l’accesso all’acqua. I volontari israeliani cercano di proteggerli giorno e notte

Questo lunedì alle dodici e quarantacinque nella valle settentrionale del Giordano. Il tratto settentrionale della strada di Allon (strada 578) è deserto, come al solito, ma a lato della strada, tra gli insediamenti di Ro'i e Beka'ot, un piccolo convoglio di cisterne d'acqua, trainate da trattori e camion, è parcheggiato e aspetta. E aspetta. Sta aspettando che le pecore tornino a casa. I soldati delle Forze di Difesa Israeliane sarebbero dovuti venire qualche ora fa ad aprire il cancello di ferro, ma l'IDF non si è presentato e non ha nemmeno chiamato, come dice la canzone. Quando chiami il numero indicato dall'esercito sul cancello giallo, dall'altra parte rispondono, poi sei subito disconnesso. Un'attivista di Machsom Watch: Women for Human Rights, Tamar Berger, questa mattina ha provato tre volte e ogni volta, non appena si è identificata, l'altra parte ha riattaccato in modo dimostrativo. Gli autisti palestinesi hanno paura di chiamare.

Un accampamento beduino abbandonato dai suoi abitanti a causa della violenza dei coloni.

 

È il tempo del vento giallo, il tempo dei portatori d'acqua nel nord della Valle del Giordano, costretti ad aspettare ore e ore finché le forze dell'esercito che detengono la chiave arrivano e aprono la porta per far entrare chi porta l'acqua. In questa regione arida, Israele non consente ai residenti palestinesi di allacciarsi ad alcuna fornitura d’acqua: loro e le loro pecore devono fare affidamento sulla costosa acqua trasportata in cisterne, e gli autisti di camion e trattori dipendono totalmente da un soldato con la chiave.

Il soldato che ha la chiave avrebbe dovuto essere qui in mattinata. Gli autisti aspettano qui dalle 8 del mattino e tra pochi minuti saranno le 13. Dopo aver aperto il cancello, si dirigeranno verso Atuf e riempiranno i serbatoi d'acqua, per poi ritornare attraverso la strada sterrata verso i villaggi sul lato est della strada, dove dovranno nuovamente attendere un soldato con le munizioni. aprire loro la porta, affinché possano distribuire l'acqua agli uomini e agli animali che non hanno altra fonte di approvvigionamento.

Dall’inizio della guerra questa barriera è stata chiusa di prassi, dopo essere rimasta aperta per anni. Dopo l'attacco con un'autobomba qui due settimane fa, in cui due soldati sono rimasti leggermente feriti, i soldati con la chiave hanno tardato ad arrivare o non sono arrivati ​​affatto. Durante quest'ultimo periodo sono trascorse intere giornate senza che la porta venisse aperta e senza che i residenti avessero accesso all'acqua. I camionisti e i pastori devono essere puniti per un attacco terroristico (non mortale) compiuto da un abitante della città di Tamun, a ovest di qui, che è stato ucciso a colpi di arma da fuoco. Pertanto, i palestinesi vengono lasciati a bocca asciutta.

Il lato est della strada è ufficialmente senz'acqua. Per ordinanza è vietato bere e irrigare. Questo è ciò che ha deciso Israele, con il secondo scopo di rendere la vita dei pastori più difficile fino a renderla per loro insostenibile, espellendoli poi da questa zona. Anche i coloni terrorizzano i palestinesi con l’obiettivo di espellerli, in modo ancora più intenso all’ombra della guerra. Come all’altro capo dell’occupazione, sulle colline meridionali di Hebron, anche qui, nel punto più settentrionale, nella zona chiamata Umm Zuka, l’obiettivo principale è sbarazzarsi dei pastori – il gruppo più debole e impotente della popolazione – e impossessarsi della loro terra.

Nuove recinzioni sono già state erette lungo la strada, apparentemente dai coloni, attorno all'intera area, nel tentativo di completare il processo di bonifica. Ad oggi, una ventina di famiglie, ovvero quasi 200 persone, compresi i bambini, sono fuggite, portando via le loro pecore e lasciando dietro di sé, nella fuga, pezzi di vita e proprietà.

Un camion bloccato davanti a un posto di blocco improvvisato nella Valle del Giordano in attesa che l'esercito decida di sbloccare la barriera. Se i camion che trasportano l’acqua non possono passare, i pastori e i loro greggi non avranno nulla da bere


Ritorno alla barriera gialla. Dafna Banai, una veterana di Machsom Watch nella Valle del Giordano, che da anni aiuta i residenti con incrollabile dedizione, aspetta con i camionisti fin dal mattino. Lei e Berger sono stati arrestati dai soldati al posto di blocco di Beka'ot con la falsa motivazione che erano entrati nella zona A. "So chi siete e cosa state facendo", ha detto loro il comandante dell'esercito. Rafa Daragmeh, un camionista che aspetta dalle 9:30, dovrebbe fare quattro giri di consegna d'acqua al giorno, ma ormai è metà giornata, il suo serbatoio è pieno e non ne ha ancora completato nemmeno uno. Un giorno chiese a un soldato perché non sarebbero venuti. Il soldato ha risposto: "Chiedetelo a chi ha commesso l'attacco terroristico", che suona come una punizione collettiva, ma non è possibile, poiché la punizione collettiva è un crimine di guerra (e l'esercito più morale del mondo non commette crimini di guerra. N.d.T.).

Dall'altra parte del posto di blocco attende fin dal mattino anche un'autocisterna vuota. L'autista, Abdel Khader, del villaggio di Samara, è lì dalle 8 del mattino. Un altro camion è pieno di mangime per animali: difficilmente i soldati lo lasceranno passare. L'autista deve portare il carico in una comunità che vive a 200 metri a est della barriera. Due trappole per mosche sono appese accanto al posto di blocco, il tempo stringe.

Dopo l'una del pomeriggio, una Jeep Nissan civile con la luce gialla lampeggiante si è fermata. Le forze armate emergono determinate e fiduciose: quattro soldati, armati e protetti come se fossero a Gaza. Prendono subito posizione. Un soldato sale su un cubo di cemento e ci punta contro il fucile senza batter ciglio; il suo comandante, mascherato e con i guanti, ci chiede di “non interferire con i lavori” e ci minaccia di non far passare i camion se osiamo scattare foto. Forse si vergogna di quello che fa.

Un terzo soldato apre il bagagliaio della Nissan e tira fuori una chiave appesa a un lungo laccio delle scarpe. Questa è la chiave ambita, la chiave del regno. Il soldato va al cancello e lo apre. Ora è la fase del controllo di sicurezza. Forse l'acqua è avvelenata, forse è acqua pesante, forse è un ordigno esplosivo. Con gli arabi non si sa mai.

Per arrivare fin qui serve “coordinazione”. Un autista beduino israeliano del nord del paese dice di avere il coordinamento. Il suo camion trasporta materiali da costruzione. L'autista della cisterna ci dice che il carico è destinato ai coloni; l'autista beduino nega e dice che è per i pastori. Ma non c'è un solo pastore in queste regioni che abbia l'autorizzazione a costruire anche solo un muretto.

Un pastore tedesco si scalda al sole e osserva meravigliato gli avvenimenti. Un trattore passa senza incidenti; un camion, quello proveniente da ovest, è in ritardo e il suo autista è seduto a terra al posto di blocco in attesa. Ma il grottesco è appena cominciato. Il culmine viene raggiunto quando un minibus con targa israeliana arriva e scarica un gruppo di studenti haredi yeshivah, dotati di un amplificatore che suona musica chassidica e di un vassoio di sufganiot, le ciambelle di Hanukkah. Gli autisti palestinesi ancora in attesa non credono ai loro occhi: pensavano di aver già visto tutto ai checkpoint.

Dafna Banai, una veterana di Machsom Watch nella Valle del Giordano, vicino al posto di blocco questa settimana.

 

Gli studenti della Yeshiva, della città israeliana settentrionale di Migdal Ha'emek, eseguono una mitzvah distribuendo ciambelle inviate dal centro Chabad di Beit She'an ai soldati a questo checkpoint e ad altri, con grande stupore dei trasportatori d'acqua palestinesi che sono desiderosi di attraversare e consegnare il loro carico d'acqua.

Il soldato con il fucile puntato su di noi mastica pigramente la sua ciambella, tenendola con una mano, con l'altra sul grilletto. Tutti insieme adesso: “Maoz tzur yeshuati” – “O possente fortezza della mia salvezza”. Il camion del cibo per animali non arriva. Nessun coordinamento. Viene chiamato sul posto un agente che indossa una yarmulke e, da lontano, ci scatta una foto con il suo cellulare.

Il portavoce dell'IDF, in risposta ad una domanda di Haaretz sull'operazione irregolare del checkpoint: "A seguito di una serie di eventi legati alla sicurezza accaduti qui, il cancello è stato parzialmente bloccato. Il passaggio attraverso il varco è solo coordinato e viene autorizzato in base alla valutazione della situazione operativa del settore”.

Pochi chilometri a nord, ci sono vestigia di vita sul ciglio della strada. Due famiglie di pastori hanno vissuto qui per anni, ma i coloni provenienti dagli avamposti vicini hanno reso la loro vita un inferno finché non se ne sono andati due settimane fa, abbandonando i loro magri possedimenti. Un box, due frigoriferi, un letto di ferro arrugginito, due recinti per animali, alcuni libri per bambini e un disegno di calzini con didascalia la parola calzini in ebraico, probabilmente tratto da un libro scolastico.

Dafna Banai spiega che i coloni hanno recintato l’intera area della riserva naturale di Umm Zuka, circa 20.000 dunam (2.000 ettari), per liberarla dai pastori. È sempre lo stesso sistema, spiega Banai: prima si impedisce alle pecore di pascolare e si riducono i pascoli, poi si attaccano quasi ogni notte gli abitanti delle piccole comunità - a volte gli aggressori urinano sulle loro tende, a volte si mettono anche ad arare terra nel cuore della notte, al fine di creare “fatti sul terreno”. Tareq Daragmeh, che viveva qui con la sua famiglia, non ce la fece più e se ne andò, così come suo fratello, che viveva accanto a lui con la sua famiglia. Non siamo a Gaza, ma anche qui le persone sono costrette a lasciare le proprie case sotto minacce e attacchi violenti.

Ancora più a nord c'è una comunità di pastori ben sviluppata e vivace. Siamo El-Farsiya, nell'estremo nord della Valle del Giordano, quasi alla periferia di Beit She'an. Qui vivono tre famiglie di pastori e altre due non lontano. Sono rimaste due famiglie. Uno è tornato dopo che i volontari israeliani hanno iniziato a dormire qui ogni notte dopo l’inizio della guerra, proteggendo i residenti. Ci sono dai 30 ai 40 di questi bellissimi israeliani, la maggior parte dei quali relativamente anziani (60 anni o più), che condividono i turni per proteggere i palestinesi nella parte settentrionale della Valle del Giordano, che si estende dalla colonia di Hemdat a Mehola. “Ma per quanto tempo possiamo proteggerli 24 ore su 24?" chiede Banai, che ha organizzato questa forza di volontari.

Yossi Gutterman, uno dei volontari, questa settimana. “Non credo che lo scopo della violenza dei coloni sia causare danni in quanto tali: è logoramento, intimidazione, creazione di disperazione”, afferma.


Tre dei volontari scendono dalla collina. Amos Megged di Haifa, Roni King di Mazkeret Batya e il veterano del gruppo Yossi Gutterman di Rishon Letzion. Ce ne sono due o tre per turno di 24 ore. King è stato fino a poco tempo fa il veterinario del Dipartimento della Natura e dei Parchi; Megged, fratello minore dello scrittore Eyal Megged, è uno storico specializzato negli annali degli indiani del Messico; e Gutterman è un professore di psicologia in pensione. È dotato di una fotocamera corporea.

Oggi stanno tornando da un episodio di furto di pecore ai palestinesi e non ci sono ancora volontari per la notte a venire. Dall'inizio della guerra è diventato urgente dormire qui, spiega Gutterman. “La violenza dei coloni è diventata una questione quotidiana, data per scontata, e comprende invasioni notturne delle tendopoli, rottura di oggetti e distruzione di pannelli solari. Non penso che lo scopo sia causare danni in quanto tali: è logoramento, intimidazione, creazione di disperazione”.

Una famiglia se n'è andata, dicono i volontari, dopo che i coloni di Shadmot Mehola e i loro ospiti dello Shabbat di un collegio religioso nel Kibbutz Tirat Zvi hanno rotto il braccio del padre. “Due settimane fa”, racconta Gutterman, “mentre tre dei nostri amici erano qui, i coloni hanno svegliato l’intero campo tendato alle 2:30 del mattino con urla e torce elettriche, e hanno spaventato tutti. Hanno poi iniziato ad arare un pezzo di terreno privato che era stato recentemente dichiarato “terreno abbandonato”.

Meno di due settimane fa, due volontari sono stati aggrediti qui. Uno è stato colpito con una mazza e spruzzato di peperoncino negli occhi, l'altro è stato colpito con una pietra in testa. “Qui è in corso una campagna di pulizia etnica”, ha detto Gutterman.

Dopo una telefonata, i tre uomini si sono precipitati alla loro macchina e si sono diretti a nord verso Shdemot Mehola. Un pastore racconta loro che i coloni gli hanno appena rubato dozzine di capre. Sul posto si sono recati la polizia e l'esercito e, con l'aiuto dei tre volontari, sono state ritrovate e restituite al proprietario 37 capre. Non tutte le capre sono state rubate.

Nel frattempo, gli autisti dei trattori e dei camion finiscono di fare il pieno d'acqua e tornano di corsa per varcare lo stesso cancello, che sarebbe dovuto rimanere aperto per un'ora. Quando sono arrivati ​​alle 14:30, hanno scoperto che la barriera era chiusa e che i soldati se n'erano andati. Attesero il loro ritorno per quattro ore, fino alle 18,30. Senza dubbio “per la valutazione della situazione operativa del settore”.


GIDEON LEVY
En Israël, 20 000 habitants de Gaza sont responsables de leur propre mort : je n’ai jamais eu aussi honte d’être Israélien

Gideon Levy, Haaretz, 17/12/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le journaliste Ben Caspit incarne le centre israélien. Il vit à Hod Hasharon et anime une émission de radio avec le journaliste Yinon Magal [élu député sur la liste Foyer Juif de Naftali Bennett en 2015, il démissionna rapidement suite à des accusations de harcèlement sexuel, NdT], qui se situe à l’extrême droite. Caspit, lui, est censé ne pas l’être. C’est un journaliste qui a de bonnes relations, qui est très respecté et qui a du succès.

Au cours du week-end, le directeur exécutif du groupe anti-occupation Breaking the Silence a écrit sur X : « Ne détournez pas le regard. Une correspondante de CNN est entrée dans le sud de la bande de Gaza et a ouvert une “fenêtre sur l’enfer” de Gaza ».

Voici la réponse de Caspit, qui se considère un homme modéré et honnête: « Pourquoi devrions-nous regarder ? Honnêtement, ils ont mérité leur enfer; je n’ai pas une once de sympathie ». Caspit, comme d’habitude, est le porte-parole du courant dominant d’Israël.

Hôpital Al-Najjar à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, dimanche. Photo de l’hôpital Al-Najjar :  Said Khatib/AFP

Huit mille enfants sont responsables de leur propre mort ; 20 000 personnes sont responsables d’avoir été tuées ; 2 millions de personnes ont causé leur propre déracinement. C’est ainsi qu’un riche parle toujours des pauvres, une personne prospère des moins fortunés, une personne en bonne santé des handicapés, les forts des faibles, les Ashkénazes des Juifs Mizrahi : ils sont responsables de leur statut de victime.

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Le journaliste israélien Ben Caspit :  Tomer Appelbaum

Dans l’Israël de l’après-7 octobre, on peut accuser 10 000 enfants et bébés d’être responsables de leur propre mort sans qu’Israël ait le moindre soupçon de responsabilité ou de culpabilité. Dans l’Israël de l’après-7 octobre, on peut se sentir irréprochable uniquement parce que le Hamas a commencé à commettre des atrocités en premier.

Un pays est en ruines et tous ses habitants sont en enfer, et le générateur de cet enfer ne porte aucune culpabilité, pas même un tout petit peu, pas même avec la culpabilité du Hamas. L’incarnation du centre israélien n’a même pas une once de sympathie pour les enfants amputés montrés dans le courageux et horrible reportage de Clarissa Ward dans un hôpital de Rafah.

Qu’ils se fassent amputer, que les enfants meurent, que tous les habitants de Gaza expirent, qu’ils suffoquent en enfer, ce n’est pas notre affaire. Ils sont responsables de leur désastre, eux seuls. Caspit est sur la bonne  voie : la victime est responsable de son statut de victime.

Abstraction faite de la question de la culpabilité et de la responsabilité - elles incombent toutes au Hamas, et pas du tout à Israël, dont les soldats et les pilotes se déchaînent à Gaza - nous n’avons rien à voir là-dedans, l’essentiel est que nous ne nous sentions pas coupables de quoi que ce soit.

Si l’on met cela de côté pour un moment, il faut être incroyablement obtus, cruel et même barbare pour ne pas ressentir au moins un peu d’empathie pour les enfants qui meurent par terre dans les hôpitaux, pour un père qui pleure sur le corps de son enfant, pour un nourrisson couvert de la poussière de sa maison bombardée, qui cherche en vain quelqu’un dans le monde, pour les personnes qui vivent depuis deux mois dans la terreur, le désespoir et sans plus rien dans leur vie, pour les affamés, les malades, les handicapés et les dépossédés de la bande de Gaza.

Même l’empathie est interdite aux yeux de Caspit et de ses semblables, de peur qu’une pensée dangereuse et interdite ne s’insinue : que ce sont des êtres humains qui vivent à Gaza. C’est une chose à laquelle les Israéliens ne peuvent pas faire face.


Une femme palestinienne sur le site d’une frappe israélienne sur une maison à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, samedi. Photo : BASSAM MASOUD/Reuters

On franchit là une ligne dangereuse, ce qui pourrait entraîner des pensées étrangères aux Israéliens, concernant jusqu’où il est permis d’aller pour une cause juste, ce qui est permis et, surtout, ce qui est interdit en toutes circonstances.

Il y a des choses qui sont interdites en toutes circonstances. L’assassinat de 8 000 enfants en deux mois, par exemple. Caspit et les siens ne veulent qu’acclamer l’armée héroïque sans voir son travail.

La compassion humaine est interdite, nous sommes israéliens. Lorsqu’un tremblement de terre se produit n’importe où dans le monde, nous envoyons de l’aide et nous sommes fiers de nous, mais les massacres à Gaza ne nous concernent pas. C’est ainsi que fonctionne la morale israélienne. Elle doit permettre à Caspit, et pas seulement à Magal, de se sentir bien dans sa peau à propos de Gaza.

Lors d’une conférence internationale qui s’est tenue le week-end dernier à Istanbul, j’ai déclaré, entre autres, que je n’avais jamais eu autant honte d’être Israélien qu’en regardant les images de Gaza. Ces propos ont été publiés sur un site web israélien de divertissement très populaire. Au cours du week-end, j’ai reçu des centaines (voire des milliers) d’appels et de SMS injurieux. C’est souvent par les égouts que l’on apprend à connaître une société. Tous unis, nous vaincrons, tel est le slogan actuel.

Cependant, la distance entre les eaux de cloaque qui se déversent sur moi et les paroles ostensiblement respectables de Caspit est plus petite qu’on ne l’imagine. Il n’y a aucune différence entre la haine pour les Arabes et leur déshumanisation, telles qu’elles s’expriment dans le langage vulgaire et inarticulé de mes interlocuteurs, et les paroles bien formulées de Caspit.

L’Israël d’en bas et l’Israël d’en haut ont perdu toute figure humaine. C’est une raison suffisante pour avoir honte d’être israélien.

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.

17/12/2023

GILAD ATZMON
Shever Tov !* : La fracture se creuse en Israël

Gilad Atzmon, 17/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Jamais auparavant, la fracture démographique, politique, spirituelle et idéologique de la société israélienne n'avait été aussi éclatante.

À la télévision, soir après soir, on peut voir des interviews d’héroïques femmes kibboutzniks d’un certain âge (voir photos) qui ont été récemment libérées par le Hamas dans le cadre d’un échange d’otages après 50 jours à Gaza. Ces femmes sont les derniers membres vivants du vieux sionisme travailliste. À l’adolescence, elles ont rejoint le mouvement de jeunesse travailliste israélien et ont fini par fonder des kibboutzim, principalement dans les régions proches des frontières d’Israël de l’époque.

 Ruth Munder et Margalit Mozes, deux des prisonnières israéliennes échangées contre des otages palestiniens

Ce sont elles qui ont fait “fleurir le désert”. Ce sont leurs hommes qui ont travaillé dans les champs, ce sont leurs maris qui ont envahi Gaza en 2 heures et le reste du Sinaï en 4 jours en juin 1967. Ce sont leurs hommes qui ont sauvé Israël d’une humiliante défaite en 1973. Ce sont leurs maris et leurs fils qui ont libéré les otages israéliens à Entebbe en 1977, où Benjamin Netanyahou a perdu son frère. Pourtant, elles n’ont rien à redire sur leur séjour chez le Hamas. Ce n’était pas une partie de plaisir, elles l’admettent, mais elles comprenaient les circonstances. Elles ont compris que leurs maris et leurs fils auraient fait la même chose s’ils avaient été Palestiniens. Elles comprennent le conflit. Elles l’ont vu émerger. Elles sont elles-mêmes devenues un instrument en 17 ans de siège militaire israélien sur Gaza.

C’est Netanyahou et l’armée israélienne qu’elles accusent d’être à l’origine de leur calvaire. C’est Tsahal qu’elles accusent d’être à l’origine de leur calvaire. C’est l’armée israélienne qui n’a pas su les protéger, c’est Netanyahou qui n’a pas présenté une perspective de paix et d’espoir pour Gaza et la région. 

Mais nous voyons aussi “l’autre Israël” à la télévision. Le véritable Israël, celui qu’Israël est devenu. Et ce n’est pas beau du tout.

L’armée israélienne, dominée par des commandants et des combattants sionistes travaillistes jusqu’à la fin des années 1970, a fait l’objet d’un changement démographique total. Elle est désormais soumise à l’hégémonie des gars en kippah, dont beaucoup sont des diplômés de yeshiva ultra-sionistes et des colons de Cisjordanie. Ils ont littéralement pris la place des sionistes travaillistes comme leaders politiques, militaires, idéologiques et spirituels.

 Ces Israéliens-là sont animés d’un enthousiasme expansionniste : ils placent leurs Menorahs  dans les maisons détruites des Gazaouis, ils transforment des écoles palestiniennes en ruines en “synagogues temporaires”, ils se filment eux-mêmes en train de vandaliser des magasins palestiniens détruits. Ils déshabillent des hommes palestiniens, leur bandent les yeux, les font défiler dans les rues et diffusent les photos sur les médias sociaux.

 Mais ils n’ont pas évacué beaucoup d’otages... en fait, pas même un seul depuis le début de l’opération terrestre. Jour après jour, ils ramènent en Israël des corps d’otages israéliens. Ils prétendent qu’ils ont été “assassinés à Gaza”, mais en réalité, comme tant d’habitants de Gaza, ils ont perdu la vie à cause des bombardements inconsidérés et aveugles de l’armée de l’air israélienne et de l’artillerie forces de défense israéliennes.

Les performances militaires de cette nouvelle élite israélienne ne sont rien moins qu’une catastrophe :   plus Israël s’enfonce dans la bande de Gaza,  plus grand est le spectacle du dysfonctionnement de l’opération militaire : plus de deux mois après le début de l’attaque israélienne, aucun objectif n’a été atteint.

Le pouvoir de dissuasion d’Israël a été éradiqué à jamais. Les chars israéliens Merkava sont vaincus par les roquettes RPG maison fabriquées à Gaza. Plus de 20 % des morts et blessés israéliens sont dus à des tirs amis. L’armée est épuisée et terrifiée, elle tire sur tout ce qui bouge, ami ou ennemi. Il y a 2 jours, les FDI ont réussi à tuer 3 otages israéliens qui avaient trouvé le chemin des lignes israéliennes.

Ils étaient à moitié nus, ils brandissaient le drapeau blanc, mais l’armée qui s’autoproclame “l’armée la plus morale du monde” a tué 2 d’entre eux. Elle a ensuite envoyé un commandant de bataillon avec une unité d’élite pour retrouver le troisième qui avait réussi à s’échapper,  mais au lieu de sauver le pauvre garçon et de le mettre à l’abri, les FDI l’ont également tué.

J’ai entendu dire qu’un demi- million d’Israéliens ont quitté le pays à la suite de l’événement du 7 octobre... Je suppose qu’ils ont décidé de laisser le pays aux autres Israéliens, à savoir les colons. Et pour cause, ils n’adhèrent pas au carnaval du “tous unis, nous vaincrons”.

Nombre d’entre eux ont estimé que l’Israël tel qu’ils s’en souviennent relève de la nostalgie.

Ils n’ont aucun intérêt à partager leur avenir avec des gens comme Ben Gvir, Smortrich ou Netanyahou.

Ils savent également que l’alternative israélienne dite de centre-gauche est presque aussi mauvaise, voire pire.

 NdT
*Shever tov ! : Bonne fracture ! en hébreu postmoderne (sur le modèle de Mazel tov : litt. Bonne étoile, c'est-à-dire Bonne chance.