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04/07/2022

VERLYN KLINKENBORG
Le point de vue de la forêt

 Verlyn Klinkenborg, The New York Review of Books, 21/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Verlyn Klinkenborg (Meeker, Colorado, 1952) est un écrivain, journaliste et enseignant usaméricain, auteur de nombreux essais, notamment sur la vie rurale. Il enseigne l’écriture créative à l’Université Yale et vit dans une petite ferme dans le nord de l'État de New York. @VerlynKlinkenborg
 
 Deux nouveaux ouvrages étudient la manière dont la déforestation influe sur le changement climatique et dont le changement climatique influe sur les forêts.

 

Livres recensés :


Ever Green: Saving Big Forests to Save the Planet
by John W. Reid and Thomas E. Lovejoy
Norton, 320 pp., $40.00

The Treeline: The Last Forest and the Future of Life on Earth
by Ben Rawlence

St. Martin’s, 320 pp., $29.99

Karen Radford : Sans titre, 2021

L'endroit où je vis est bordé au sud par une ligne d'arbres : érable rouge, érable à sucre, chêne rouge, pin blanc, deux sortes d’hickory [caryer, noyer blanc]. Au-delà de la limite des arbres se trouve la forêt. Ce n'est pas une forêt nommée, et ce n'est clairement pas une forêt au sens historique du terme : une terre royale (boisée ou non) réservée pour la chasse. Elle n'est protégée que par la propriété privée et le pouvoir extraordinaire de la négligence bienveillante. Et pourtant, le réseau d'arbres situé juste derrière mon bureau est relié à des milliers et des milliers d'hectares de terres boisées plus ou moins contiguës dans le nord-est des USA. Il s'agit d'une forêt reboisée - simplement en la laissant pousser - à partir des collines à moutons dénudées et des petites fermes du milieu du XIXe siècle, lorsque la forêt ancienne indigène de cette région avait été rasée par les colons d'origine européenne appelés Américains.

À la mi-mai, l'air est chargé de pollen d'arbres et les feuilles sont encore en train de se déployer, toujours brillantes, toujours douces. Par une journée chaude, il est facile d'imaginer une vapeur photosynthétique juste au-dessus de la canopée des feuilles, où le dioxyde de carbone et l'oxygène sont de nouveau échangés, après une accalmie hivernale, dans ce qu'un auteur appelle « une biologie de la lumière ».1 En marchant dans les bois, j'ai toujours conscience de vivre au fond d'un océan d'air, les arbres peuvent grimper aussi haut qu'ils le font parce que la pression atmosphérique est si faible. Dans le silence des rameaux et des branches au-dessus de la tête et des troncs d'où ils s'étendent, un flux capillaire sans fin se produit - l'eau passe de la terre au ciel. C'est comme si c'était une mer en colonne.

Au fond de la forêt, je pense souvent à un passage écrit en 1800 par Alexander von Humboldt, le grand scientifique allemand, alors qu'il explorait la haute Amazonie. Dans L'origine des espèces - publié en 1859, l'année de la mort de Humboldt - Darwin a laissé entendre que les humains ne sont pas une création spéciale et distincte du Dieu qu'ils adorent. En termes d'évolution, nous sommes une espèce comme les autres. Mais sur les « rives inhabitées de la Cassiquiare, couvertes de forêts, sans souvenirs des temps passés », Humboldt envisage une possibilité encore plus frappante. Peut-être que les humains ne sont pas « essentiels à l'ordre de la nature ». Pour lui, « cet aspect de la nature animée, dans lequel l'homme n'est rien, a quelque chose d'étrange et de triste ». Ce que Humboldt a ressenti, c'est que sans "l'homme", la nature n'a pas de but. Et il avait raison, mais seulement parce que le "but" est une considération exclusivement humaine, que nous portons comme un virus philosophique. Les fonctions biologiques des arbres - y compris la photosynthèse et la capture du carbone - sont essentielles à la poursuite de notre existence. Mais ce n'est pas leur but. Les forêts n'existent que pour elles-mêmes.

La forêt qui se trouve à l'extérieur de mon bureau n'a pas de "but" économique de nos jours. On n'en retire rien, ni bûches, ni bois de chauffage, et elle est donc enchevêtrée et dense, un peu comme une forêt ancienne, ce qu'elle pourrait devenir dans quelques centaines d'années. Un énorme bouleau gris s'appuie sur un caryer de la moitié de son diamètre, attendant de basculer un jour. Une pruche mature s'étend sur toute sa longueur le long du sol, sa plaque racinaire massive inclinée à la perpendiculaire, exposée au bord d'une mare vernale. Les arbres tombés, colonisés par des champignons et autres détritivores, s'effritent en humus. La forêt se reçoit elle-même, capturant feuilles, aiguilles et glands, membres et écorces, pluie et neige. Ce qui tombe est enterré par ce qui tombe ensuite. Il n'y a pas de chemins - pas pour mes pieds, du moins.

Dans la forêt, je remarque toujours à quel point je suis étrangement humain. Je peux me promener avec intention, contrairement à un chêne. Je ne suis pas lié à la terre par les racines du hêtre qui submergent tout près. Je ne suis pas non plus tissé dans le réseau mycélien qui noue les arbres ensemble dans une toile souterraine, reliant les racines les unes aux autres de manière fongique. Et bien que je sois moi-même une communauté biologique - un holobionte de quelque dix mille espèces et de billions de microbes dans un corps de cellules humaines - je ne peux pas ressentir directement la diversité de mon moi communautaire. J'ai tendance à voir les choses qui semblent ressembler à ma propre séparation et à mon individualité, même si mes idées sur le soi ou la forêt sont erronées. Je remarque les arbres charismatiques - un chêne châtaignier solitaire ou un hêtre spectaculaire - plutôt que les hépatiques et les lichens ou l'imbrication complexe des habitats et des espèces. C'est une erreur que beaucoup d'entre nous commettent. Sur le plan économique, nous apprécions les arbres et les forêts dont ils proviennent presque exclusivement pour leur bois. Du point de vue de la forêt, c'est à la fois absurde et caractéristique de l'homme. Mais cela n'est caractéristique que d'une seule façon d'être humain, à une seule époque de l'existence humaine, celle où nous luttons pour ne pas tout brûler.Personne de sensé ne conteste que le changement climatique, tel que nous le vivons actuellement (et le pire est à venir), est causé par l'activité économique humaine.2 

Le rapport le plus récent du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) qualifie ce lien de "sans équivoque". Mais peu de formes d'agencement anthropique sont plus apparentes que la destruction intentionnelle des forêts. Lorsqu'une forêt ancienne comme l'Amazonie est coupée, brûlée et transformée en savane - que ce soit pour faire place au bétail, à des cultures annuelles comme le soja ou à une agriculture de subsistance à court terme -, une richesse de biodiversité largement ignorée disparaît, ainsi que les modes de vie des peuples indigènes pour qui la forêt a toujours été un foyer. Avec elle disparaît le carbone que la forêt stocke depuis des siècles, ainsi que la capacité inhérente de la forêt à piéger le carbone et à libérer de l'oxygène par la photosynthèse. Et avec la disparition de la forêt s'envole toute chance de comprendre son effet sur l'atmosphère et le climat de la Terre.

La question urgente pour la plupart d'entre nous n'est pas seulement de savoir ce qu'il faut faire pour lutter contre la déforestation. Il s'agit de savoir comment en être informé. Les reportages sont parfois inexacts, mal informés ou délibérément empreints de préjugés. La science peut être contradictoire, souvent par manque de données significatives, même si les conclusions générales sont très claires. Des dizaines d'études gouvernementales et à but non lucratif sont disponibles, et il existe un nombre croissant d'outils en ligne permettant de surveiller les forêts du monde presque en temps réel.3 L'ampleur de la déforestation dans le monde est également écrasante, et les conditions politiques changent constamment. Il y a quelques années, le Brésil faisait un travail remarquable pour ralentir la déforestation. Aujourd'hui, c'est une zone de désastre environnemental, grâce à son président, Jair Bolsonaro.

Le meilleur aperçu actuel de la santé des forêts mondiales se trouve dans un nouveau livre intitulé Ever Green : Saving Big Forests to Save the Planet [Toujours vert : Sauver les grandes forêts pour sauver la planète] par le biologiste Thomas E. Lovejoy et l'économiste John W. Reid. Il n'y a pas de meilleur guide, ni de plus lisible, sur l'éventail déconcertant des menaces qui pèsent sur les forêts ou sur les programmes économiques et institutionnels créés pour les protéger. Lovejoy est décédé à l'âge de quatre-vingts ans, le jour de Noël 2021, alors qu'Ever Green était encore en attente de publication.4 C'est un hommage posthume approprié à ses recherches et à son influence. Lovejoy a passé la majeure partie de sa vie à travailler à la jonction de la science, de la politique et de la conservation, et Ever Green évoque son tempérament. Il est sceptique et prudent, comme il se doit, quant aux mécanismes de protection de l'environnement - ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il valorise le savoir indigène et la tutelle indigène. Il est aussi implacablement optimiste, comme l'était Lovejoy, sur la valeur de la sauvegarde des forêts et patiemment optimiste sur les chances d'y parvenir.

03/07/2022

GIDEON LEVY
Yair Lapid, Premier ministre : plus ça change, plus c'est la même chose

 Gideon Levy, Haaretz, 2/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Tôt le matin, un garde de sécurité armé et costaud se tenait à l'entrée de l'étroit chemin séparant la maison de Yair Lapid à Ramat Aviv Gimmel et une base navale adjacente. Le garde derrière cette barrière improvisée m'a refusé le passage, gâchant totalement mon parcours quotidien de jogging lent. Cela s'est produit quelques heures seulement après que Lapid était devenu le 14e  Premier ministre d'Israël. C'était le premier changement que j'ai rencontré, et pas un changement très joyeux.

Un panneau d'affichage de la campagne électorale du Likoud montrant un portrait de Benjamin Netanyahou, à gauche, et de Yair Lapid, à Ramat Gan, en Israël, le 20 mars 2021. Photo Oded Balilty/AP Photo

J'aurais vraiment voulu souhaiter à Lapid mes meilleurs vœux pour son accession à ce rôle, sentir que quelque chose de nouveau se produisait. J'aimerais penser qu'il y a un avenir (yesh atid en hébreu) et qu'il y a de l'espoir, croire qu'un premier ministre civil, un journaliste venant d'un milieu totalement différent de celui de tous ses prédécesseurs, apportera le changement tant attendu à un "gouvernement du changement" qui a perdu son chemin - s'il en a jamais eu un. Cela pourrait nous faire du bien à tous, à l'heure où l'État se trouve dans l'une des situations les plus difficiles et les plus désespérantes. De l'espoir, pour changer. De l'enthousiasme, pour varier. Mais ensuite est arrivé le garde de sécurité armé, bloquant la route que j'avais prise depuis des années.

Même sans cette route bloquée et même avec une bonne dose de bonne volonté, il est très difficile de nourrir des attentes à l'égard de Lapid. Un premier signe en a été donné immédiatement : cette semaine, il se rendra en France pour rencontrer le président français. Qu'est-ce que la France a à voir avec quoi que ce soit ? Est-ce la chose la plus urgente qu'un premier ministre à quatre mois de l'échéance puisse faire pour signaler un changement de direction ? Les médias choient Lapid : la plupart d’entre eux vont fondre de satisfaction. ça a déjà commencé : le voilà qui s'installe dans une propriété utilisée jusqu'à présent par les agents de sécurité, rue Balfour, près de la résidence officielle [la Villa Hanna Salameh, appartenant à un Palestinien chassé en 1948, NdT]. Comme c'est excitant. Le monde va aussi fondre de plaisir. Enfin, pas Benjamin Netanyahou. Mais au fond, rien ne changera. En Israël, un premier ministre de droite en remplace un autre. L'un est qualifié de droite, l'autre de centriste, mais ils sont tous de droite profonde et ultra-nationalistes. Lapid ne vénérera-t-il pas les FDI et ne fera-t-il pas ce qu'elles lui demandent ? Sa première réunion n'a-t-elle pas eu lieu avec le chef du Shin Bet, entre tous ? Et surtout, Lapid n'est-il pas un croyant fervent et invétéré de la suprématie juive, appelée sionisme, et de son résultat, appelé État juif, qui ne peut être qu'un État d'apartheid ? Lapid est en faveur de ces derniers. Oh oui, tout à fait. Et son gouvernement aussi.

Un exemple instructif des différences minuscules à inexistantes entre le gouvernement du "méchant" Netanyahou et le "bon" Naftali Bennett, et certainement le gouvernement Lapid, a été donné ce week-end par Shimrit Meir, autrefois impressionnante conseillère politique de Bennett. Dans une interview accordée à Nadav Eyal dans le Yedioth Ahronoth, elle a exposé une vérité inquiétante. Le gouvernement Bennett avait les mêmes objectifs et modes de fonctionnement que son prédécesseur.

Meir, la "gauchiste" du bureau de Bennett, a rappelé ses réalisations et celles de son Premier ministre : comment ils ont réussi à influencer Washington pour que les Gardiens de la révolution iraniens ne soient pas retirés de la liste usaméricaine des organisations terroristes, seulement pour que les Gardiens de la révolution soient retirés. Comment ils ont réussi à influencer Washington pour que les Gardiens de la Révolution iranienne ne soient pas retirés de la liste américaine des organisations terroristes, dans le seul but d'empêcher - encore une fois, d'empêcher - la conclusion d'un accord nucléaire avec l'Iran ; comment le gouvernement a trompé - encore une fois, trompé - les USA pour construire des milliers de logements dans les colonies, puis s'en est vanté ; comment ils ont réussi à faire pression sur les USA pour qu'ils reviennent sur leur décision de rouvrir un consulat à Jérusalem-Est. Empêcher un accord avec l'Iran, construire des colonies et ne pas ouvrir un consulat US pour les Palestiniens également - quoi de plus droitier ? Où est la différence, même minime, entre les objectifs du gouvernement Netanyahou et les "succès" du gouvernement Bennett ?

Si ceux-ci sont considérés comme des succès par le gouvernement sortant, il vaudrait mieux qu'il ait échoué, le pire étant le meilleur. Si ce sont également les objectifs de Lapid, et il n'y a aucune raison de penser le contraire, il serait préférable qu'il échoue également. Après tout, il s'agit d'un gouvernement qui a entrepris de s'occuper des petites choses, ostensiblement, comme la "loi sur le métro" et ses semblables, en déclarant qu'il resterait à l'écart des grands sujets comme l'Iran et les colonies. C'était un gouvernement qui ne représentait pas seulement tout ce qui n'était pas Netanyahou, mais une approche centriste, un changement. Nous n'avons eu ni l'un ni l'autre.

J'aimerais vraiment accorder un certain crédit à Lapid, lui souhaiter bonne chance et tout le tralala, et surtout, sentir qu'il y a une chance de changement. Il n'y en a pas.

01/07/2022

GIDEON LEVY
Nabil Ghanem : la mort d'un prolo palestinien, étiqueté terroriste

Gideon Levy and Alex Levac (photos), Haaretz, 1/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Nabil Ghanem a travaillé dans la rénovation en Israël pendant 35 ans sans permis. Il dormait dans les champs et rentrait chez lui après une semaine ou deux. La semaine dernière, un soldat l'a abattu alors qu'il tentait de franchir la barrière vers Israël.


Nabil Ghanem

Commençons par les documents relatifs à ce décès. Voici celui du grand rabbinat militaire des Forces de défense israéliennes, unité d'identification et d'enterrement : « Au conducteur : Objet : Transport d'un ennemi décédé. Détails du transport : Destination : Brigade territoriale de Samarie. Transporteur : Magen David Adom [service médical d'urgence]. Nom du chauffeur : Itamar. Détails du défunt : Numéro de bracelet : 200041086. Nom du défunt : Ghanem Nabil ».

La lettre du lieutenant Gal Cohen, officier de section, division des opérations. « Objet : Transfert du corps du shin-bet-heh [présent illégalement] Nabil Ghanem du centre médical Meir à Tsahal - à la demande de Tsahal. Le 19 juin, une force du bataillon 282/334 [du corps d'artillerie] a fait feu, conformément à la procédure d'arrestation du suspect, sur un infiltré qui tentait de franchir la barrière près de Qalqilyah. En conséquence, le Pal. a été grièvement blessé et a été évacué au centre médical Meir. Il a ensuite succombé à ses blessures. Nous demandons le transfert du corps du terroriste dans une ambulance militaire du centre médical Meir à Tsahal ».

Voilà à quoi ressemble la bureaucratie perverse de l'occupation. Les formulaires pour le transport d'un sac de pommes de terre seraient plus humains.

Nabil Ghanem, 53 ans et père de six enfants, qui travaillait depuis 35 ans dans la rénovation de maisons en Israël, principalement dans la ville de Rosh Ha'ayin, au centre du pays, a été tué de sang-froid la semaine dernière lorsque des soldats lui ont tiré deux balles mortelles dans le dos alors qu'il s'enfuyait. Dans les formulaires de l'armée détaillant sa mort, il est décrit comme "ennemi décédé", "présent illégalement", "infiltré", "terroriste" et "Pal.". Autant de termes désobligeants pour un malheureux ouvrier du bâtiment dont le seul souhait était de subvenir aux besoins de sa famille, comme il l'a fait pendant des décennies dans des conditions inhumaines.

« Ce qui nous fait mal, c'est qu'ils disent que Nabil était un terroriste. Pourquoi l'appellent-ils un terroriste ? » nous ont demandé cette semaine ses frères et fils, qui travaillent presque tous en Israël et parlent hébreu. Et ils avaient aussi des choses à dire sur le manque de respect pour les morts.

Sarra, un village à l'ouest de Naplouse en Cisjordanie. Les membres masculins de la famille Ghanem étaient réunis dans sa maison, pleurant leur perte. Il a été arrêté lors de la première Intifada (1987-1993), et condamné à trois ans de prison pour jets de pierres et autres délits. Depuis lors, l'entrée en Israël lui a été refusée. Mais à Sarra, dont une partie des terres a été volée par la colonie de Havat Gilad, il n'y a pas de travail, et Ghanem a commencé à se faufiler régulièrement en Israël pour gagner sa vie.

La famille de Nabil Ghanem, cette semaine. Il avait dit à son fils : « Si tu vois des soldats, ne cours pas, ne panique pas. Au pire, ils t'arrêteront »

Au fil des ans, il a dépensé de grosses sommes d'argent pour des avocats afin d'essayer de faire annuler l'interdiction d'entrée en Israël. Rien n'y fait. Il a été arrêté pour "présence illégale" au moins six fois et condamné à plusieurs mois de prison à chaque fois. Depuis lors, il s'est vu refuser l'entrée en Israël non seulement par le service de sécurité du Shin Bet, mais aussi par la police israélienne - jusqu'en 2033. Les amendes et les cautions qu'il a dû payer se sont élevées à des dizaines de milliers de shekels au fil des ans. Il y a quelques mois, il a payé une amende de 4 000 shekels (environ 1 100€) pour être libéré de prison, mais Ghanem n'a pas renoncé. Il n'avait aucun autre moyen de subvenir aux besoins de sa femme, de ses quatre fils et de ses deux filles.

Il avait l'habitude de partir pour Israël le dimanche ou le lundi, de dormir dans les oliveraies et les champs entre Kafr Qasem et Rosh Ha'ayin, et de rentrer chez lui une ou deux semaines plus tard. Souvent, il était obligé de faire demi-tour : il arrivait du côté israélien pour constater qu'il n'y avait pas de travail. En général, il quittait la maison vers 3 heures du matin dans un taxi partagé par les travailleurs en direction du poste de contrôle Eyal à Qalqilyah. Là, au milieu des nombreuses brèches de la barrière de séparation, il tentait sa chance pour arriver à un endroit où il y avait du travail. Les bons jours, il arrivait à Rosh Ha'ayin vers 8 heures du matin. De nombreux habitants du quartier le connaissaient, après tant d'années. On nous a dit que durant toute sa vie et toutes les années où il a travaillé en Israël, son seul délit était d'être en situation irrégulière, selon les lois de l'occupation.

Il y a environ deux semaines, Ghanem est rentré chez lui, après 10 jours de travail à Rosh Ha'ayin, pour assister au mariage de son neveu Nur, le fils de son frère Shaher. Les célébrations se sont poursuivies jeudi et vendredi, et il était de bonne humeur, selon les membres de sa famille. Samedi 18 juin au soir, assis sous le porche de sa maison avec ses frères et fils, il leur a annoncé qu'il avait l'intention d'entrer en Israël une dernière fois, afin de récupérer l'argent que lui devait l'un de ses employeurs. Le paiement était destiné à couvrir le mariage prochain de son fils Moataz, 31 ans et ingénieur. Après cela, Ghanem a dit à sa famille qu'il ne risquait pas de retourner à la vie difficile et dangereuse qu'il avait menée.

30/06/2022

Les migrants qui ont donné l’assaut à la clôture de Melilla le jour de la tragédie : « Nous n'avons pas de mafias, nous avons agi ensemble »

Laura J. Varo/Francisco Peregil, El País, 27/6/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Les tribunaux marocains poursuivent 60 personnes qui ont échoué dans leur tentative d'entrer en Espagne.

Arrivée au tribunal de Nador (Maroc), lundi, de 28 migrants et possibles demandeurs d'asile, dont un mineur, détenus après avoir tenté d'entrer dans Melilla vendredi. Photo : JAVIER BAULUZ

L'indignation s'est installée ce lundi aux portes du Centre de séjour temporaire pour immigrés (CETI) de Melilla. Une demi-centaine de résidents soudanais ont organisé un acte de protestation contre ce qu'ils considèrent comme une répression sanglante par les autorités marocaines de la tentative d'entrée à Melilla vendredi, dans laquelle au moins 23 personnes ont trouvé la mort, selon le décompte officiel. Ils ont également protesté contre la réponse du gouvernement espagnol, qu'ils considèrent comme complice de la violence à la barrière. "Pourquoi [le président espagnol] Pedro Sánchez dit que nous sommes des mafias ?", s'est écrié le porte-parole des manifestants, Hussein, "nous, les Soudanais, n'avons pas de mafias, nous  avons agi ensemble ". Lundi également, 60 migrants africains, détenus lors de la tentative de traversée, ont fait des déclarations devant les tribunaux de première instance et d'appel de Nador (Maroc), selon un avocat qui a requis l'anonymat.

Hussein ne connaît pas de répit : "Nous n'avons rien payé, nous sommes venus ici gratuitement ; nous avons juste utilisé nos têtes et trouvé un bon plan [pour quitter le Maroc] parce que nous souffrons beaucoup. Le mafioso, c’est Mohamed VI, qui a pris tout l'argent [que Bruxelles donne à Rabat pour contrôler et prendre en charge les migrants irréguliers] et a disparu". Son discours est une charge contre la position de Madrid qui consiste à pointer du doigt les réseaux de trafic d'êtres humains pour ce qui s'est passé à la clôture, et non le pouvoir de Rabat.

Ce lundi, la ministre porte-parole, Isabel Rodríguez, a insisté après le Conseil des ministres : "Le problème est qu'il existe des mafias internationales qui trafiquent des êtres humains et provoquent ces situations tragiques". Vendredi, le président de l'exécutif a salué les actions des forces marocaines dans la répression de la tentative d'entrée massive. Les violences ont été enregistrées dans des images diffusées sur les réseaux sociaux, où l'on voit des dizaines de corps à terre tandis que des agents marocains continuent de les frapper à coups de matraques. Lundi après-midi, le Médiateur a annoncé qu'il enquêtait sur la gestion de la tentative, après avoir reçu une plainte signée par neuf associations.

Immigrants subsahariens lors de la manifestation de lundi à Melilla. ANTONIO RUIZ

Parmi les banderoles qu’on a pu lire dans le vent, les critiques du silence sur la violence et de la collaboration entre Madrid et Rabat ont prédominé. "L'Espagne est complice du massacre", peut-on lire ; "Vous accueillez les Ukrainiens avec des fleurs et parce que nous sommes noirs vous nous envoyez en enfer", cette phrase écrite sur un drap dominait la partie centrale. Jusqu'à 133 jeunes ont réussi à rester à Melilla sur les 1 700 qui ont tenté de le faire vendredi, la plupart étant des Soudanais. Ils sont tous mis en quarantaine dans le CETI, sans pouvoir sortir des locaux. Des compatriotes comme Hussein, qui a réussi à entrer en mars lors du plus grand saut par-dessus la clôture de l'histoire de la ville, les soutiennent et demandent une enquête internationale "urgente" sur le recours à la violence contre les migrants.

Le porte-parole soudanais a déclaré : "Comme nous avons subi plusieurs incursions à la clôture, nous savons très bien ce que font les autorités marocaines en termes d'abus et de violations des droits humains".

RAMZY BAROUD
Les Palestiniens « ne sont pas des animaux dans un zoo » : Kanafani et la nécessité de redéfinir le rôle de l’ « intellectuel victime »

Ramzy Baroud, Palestine Chronicle, 29/6/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

À la mémoire de Ghassan Kanafani, leader palestinien emblématique et intellectuel engagé qui a été assassiné par le Mossad israélien le 8 juillet 1972


Ghassan Kanafani

Des années avant que les USA n'envahissent l'Irak en 2003, les médias usaméricains ont mis en avant de nombreux nouveaux personnages, les présentant comme des "experts" qui ont contribué à renforcer la propagande usaméricaine, ce qui a finalement permis au gouvernement usaméricain d'obtenir un soutien populaire suffisant pour la guerre.

Bien que l'enthousiasme pour la guerre ait commencé à s'émousser au cours des années suivantes, l'invasion de l'Irak a effectivement commencé avec un mandat populaire relativement fort qui a permis au président George W Bush de revendiquer le rôle de libérateur de l'Irak, de combattant contre le "terrorisme" et de champion des intérêts mondiaux des USA. Selon un sondage CNN/USA Today/Gallup réalisé le 24 mars 2003 - quelques jours après l'invasion - soixante-douze pour cent des USAméricains étaient en faveur de la guerre.

Ce n'est que maintenant que nous commençons à prendre la pleine mesure de l'édifice massif de mensonges, de tromperies et de falsifications qui a servi à façonner le récit de la guerre, et du rôle sinistre joué par les médias grand public dans la diabolisation de l'Irak et la déshumanisation de son peuple. Les futurs historiens poursuivront la tâche de déconstruire la conspiration guerrière pendant de nombreuses années.

En gardant cette tâche à l'esprit, il est également important de reconnaître le rôle joué par les propres "informateurs indigènes" de l'Irak, comme les décrirait le défunt professeur palestinien Edward Said. L'"informateur indigène (est) un serviteur volontaire de l'impérialisme", selon l'influent intellectuel palestinien.

Grâce aux diverses invasions et interventions militaires usaméricaines, ces "informateurs" sont devenus de plus en plus nombreux et utiles, au point que, dans divers cercles intellectuels et médiatiques occidentaux, ils définissent ce qui est considéré à tort comme des "faits" concernant la plupart des pays arabes et musulmans. De l'Afghanistan à l'Iran, en passant par la Syrie, la Palestine, la Libye et, bien sûr, l'Irak, entre autres, ces "experts" ne cessent de répéter des messages taillés sur mesure pour les programmes usaméricano-occidentaux.

Ces "experts" sont souvent présentés comme des dissidents politiques. Ils sont recrutés - que ce soit officiellement par des groupes de réflexion financés par le gouvernement ou autrement - par les gouvernements  occidentaux pour fournir une  description commode des "réalités" au Moyen-Orient - et ailleurs - afin de justifier rationnellement, politiquement ou moralement la guerre et diverses autres formes d'intervention.

29/06/2022

IDO EFRATI
Un changement bienvenu sur l'avortement, encore loin de faire d'Israël un pays éclairé

 Ido Efrati, Haaretz, 28/6/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Un changement de réglementation est un début, mais à moins qu'Israël ne cesse d'être gouverné par la religion, il restera un État peu éclairé et paternaliste qui traite les femmes comme de simples réceptacles pour enfants.

 
Manifestantes contre l'annulation par la Cour suprême de l'arrêt Roe c. Wade à Washington, dimanche. Photo : Samuel Corum / AFP

 

Après un an de travail préparatoire, le ministre de la Santé israélien Nitzan Horowitz et ses collègues du Meretz, les députés Michal Rozin et Gaby Lasky, ont réussi à faire une petite brèche dans le mur de la politique d'assurance inflexible d'Israël en matière d'avortement.

Il s'agit d'une modification du règlement (et non de la loi elle-même) intitulée "Réforme de l'avortement" - un titre un peu trop grand pour le changement qu'il apporte réellement. Lors d'une réunion de la commission du travail et du bien-être de la Knesset, les intervenants ont souligné à plusieurs reprises qu'il ne s'agissait "pas d'un changement fondamental", mais plutôt d'une mise à jour des règlements qui répondent toujours aux exigences de la loi. Et ils avaient raison.

Les amendements assouplissent les restrictions sur les avortements médicaux pour les femmes jusqu'à la 12e semaine de grossesse, en leur permettant d'obtenir des pilules abortives dans les bureaux de l'organisation de maintien de la santé et en supprimant l'obligation de se présenter devant une commission d'avortement.

Israël reste un État peu éclairé et paternaliste qui croit que les femmes sont avant tout un réceptacle dont le but est l'accouchement, bien plus que des individus autonomes ayant leur propre volonté, leurs propres opinions et le contrôle de leur propre corps. Il croit que chaque grossesse est une bénédiction, quelle que soit la volonté de la femme qui la porte, ou la vie qu'elle pourrait ou ne pourrait pas offrir à un enfant.

Il suffisait d'entendre et de ressentir l'esprit des déclarations faites lundi lors de la réunion de la commission par des hommes comme le député Moshe Gafni (Judaïsme unifié de la Torah), pour qui la seule possibilité qu'une femme portant un fœtus pendant quelques semaines ne se présente pas physiquement devant l'humiliant comité d'interruption de grossesse l'a fait bondir de sa chaise et exiger une discussion de révision.

Puis il y a eu le représentant de l'organisation anti-avortement Efrat qui a proposé que les femmes soient obligées d'attendre 72 heures de plus pour réfléchir à leur décision avant la procédure, sans tenir compte des semaines de bouleversement psychologique qu'elles ont déjà vécues. Et quand les choses se présentent ainsi, toute modification et mise à jour d'une clause et d'un règlement après des décennies de stagnation apparaît comme une "réforme", un accomplissement.

La politique israélienne en matière d'avortement, comme beaucoup d'autres choses dans le pays, a été conçue à l'image d'hommes obtus de ce type, des hommes qui n'ont pas le moindre soupçon de sensibilité, de compréhension ou d'empathie pour les femmes en général, et en particulier pour les femmes qui se sont retrouvées avec une grossesse non désirée.