L'important est de refléter ce qui se passe pour le public israélien. Faire remonter les choses à la surface. Ainsi, les gens ne diront pas après coup qu'ils ne savaient pas.
Le nord de la bande de Gaza, ce mois-ci. Comment une personne trouve-t-elle la force de se lever face à l'horreur ? Photo : Omar Al-Qattaa / AFP
Anonyme, Haaretz , 28/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L'auteur est un soldat de réserve israélien qui a participé aux opérations terrestres au Liban et dans la bande de Gaza au cours de l'année écoulée.
Ce qui est vraiment surprenant, c'est la rapidité avec laquelle tout en vient à sembler normal et raisonnable. Au bout de quelques heures, on s'efforce d'être impressionné par l'ampleur des destructions, on se dit des phrases comme « C'est de la folie », mais en réalité, on s'y habitue assez vite.
Ça devient banal, kitsch. Un autre tas de pierres. Ici, il s'agissait probablement d'un bâtiment d'une institution officielle, là, de maisons et ici, d'un quartier. Dans toutes les directions, on voit des tas de barres d'armature, de sable, de béton et de parpaings. Des bouteilles d'eau en plastique vides et de la poussière. Jusqu'à l'horizon. Jusqu'à la mer. Le regard se porte sur un bâtiment encore debout. « Pourquoi n'ont-ils pas démoli ce bâtiment ? », demande ma sœur sur WhatsApp après que je lui ai envoyé une photo. « Et aussi, ajoute-t-elle, pourquoi diable es-tu allé là-bas ? »
La raison de ma présence ici est moins intéressante. Je ne suis pas le sujet de l'histoire. Et il ne s'agit pas non plus d'un réquisitoire contre les forces de défense israéliennes. Ça a sa place ailleurs, dans les éditoriaux, à la Cour pénale internationale de La Haye, dans les universités des USA, au Conseil de sécurité des Nations unies.
L'important est de refléter ce qui se passe pour le public israélien. De faire remonter les choses à la surface. Ainsi, les gens ne diront pas après coup qu'ils ne savaient pas. Je voulais savoir ce qui se passait ici. C'est ce que j'ai dit à tous mes amis, trop nombreux pour être comptés, qui m'ont demandé : « Pourquoi es-tu allé à Gaza ? »
Il n'y a pas grand-chose à dire sur les destructions. Elles sont partout. Elles sautent aux yeux lorsqu'on s'approche de ce qui était un quartier résidentiel depuis le point d'observation d'un drone : un jardin cultivé entouré d'un mur brisé et d'une maison pulvérisée. Une cabane improvisée avec un toit en tôle au fond d'une allée. Des taches sombres dans le sable, les unes à côté des autres : apparemment, il y avait là une sorte de bosquet. Peut-être une oliveraie. C'est la saison de la récolte des olives. Et il y a du mouvement - une personne grimpant sur un tas de décombres, ramassant du bois sur un trottoir, écrasant quelque chose avec une pierre. Le tout vu depuis la trajectoire de vol d'un drone.
Plus on se rapproche des routes logistiques - Netzarim, Kissufim, Philadelphi - moins il y a de structures encore debout. La destruction est énorme, et elle est là pour durer. Et c'est ce que les gens doivent savoir : tout cela ne sera pas effacé dans les 100 prochaines années. Quels que soient les efforts déployés par Israël pour la faire disparaître, pour l'estomper, la destruction de Gaza définira désormais nos vies et celles de nos. C'est le témoignage d'un déchaînement effréné. Un ami a écrit sur le mur de la salle des opérations : « Au silence répondra le silence, à Nova répondra la Nakba ». Les commandants de l'armée ont repris ce graffiti.
Pour un militaire, la destruction est inévitable. Combattre un ennemi bien équipé dans une zone urbaine densément peuplée signifie une destruction massive des bâtiments - ou une mort certaine pour les soldats. Si un commandant de brigade devait choisir entre la vie des soldats sous son commandement et la destruction du territoire, un F-15 chargé de bombes se dirigerait déjà vers la piste de la base aérienne de Nevatim et une batterie d'artillerie serait en train d'aligner son tir. Personne ne prendra de risques. C'est la guerre.
Israël peut se battre ainsi grâce au flux d'armes qu'il reçoit des USA, et la nécessité de contrôler le territoire avec un minimum d'effectifs est poussée à son paroxysme. Il en va de même pour Gaza et le Liban. La principale différence entre le Liban et l'enfer jaune qui nous entoure réside dans les civils. Contrairement aux villages du sud du Liban, à Gaza les civils sont toujours là. Ils se traînent d'un nœud de combat à l'autre, traînant des sacs à dos surchargés, des jerricanes. Des mères avec leurs enfants marchent péniblement le long de la route. Si nous avons de l'eau, nous la leur donnons. Les capacités technologiques de l'armée israélienne se sont développées de manière impressionnante au cours de cette guerre. La puissance de feu, la précision, la collecte de renseignements par des drones : elles font contrepoids aux mondes souterrains que le Hamas et le Hezbollah ont construits pendant de nombreuses années.
Vous vous retrouvez à regarder de loin, pendant des heures, un civil qui traîne une valise sur quelques kilomètres sur la route de Salah al-Din. Le soleil brûlant tape sur lui. Et vous essayez de comprendre : est-ce un engin explosif ? S'agit-il de ce qui reste de sa vie ? Vous observez les gens qui s'affairent près de l'enceinte de tentes au milieu du camp, vous cherchez des engins explosifs et vous regardez les dessins sur le mur dans des tons gris de charbon de bois. Ici, par exemple, c'est l'image d'un papillon.
Cette semaine, j'ai surveillé un camp de réfugiés à l'aide d'un drone. J'ai vu deux femmes marcher main dans la main. Un jeune homme est entré dans une maison à moitié détruite et a disparu. Peut-être s'agit-il d'un agent du Hamas venu délivrer un message par une entrée cachée dans un tunnel où des otages sont détenus ? D'une hauteur de 250 mètres, j'ai suivi une personne à vélo le long de ce qui avait été une route à la limite du quartier - une sortie d'après-midi au milieu d'une catastrophe. À l'une des intersections, le cycliste s'est arrêté près d'une maison d'où sortaient quelques enfants, puis il a continué dans les profondeurs du camp de réfugiés lui-même.
Tous les toits sont troués par les bombardements. Sur chacun d'entre eux se trouvent des tonneaux bleus destinés à recueillir l'eau de pluie. Si vous voyez un baril sur la route, vous devez en informer le centre de contrôle et le marquer comme un possible engin explosif. Ici, un homme fait cuire des pitas. À côté de lui, un homme dort sur un matelas. Par quelle force d'inertie la vie continue-t-elle ? Comment une personne peut-elle se réveiller au milieu d'une telle horreur et trouver la force de se lever, de trouver de la nourriture, d'essayer de survivre ? Quel avenir le monde lui offre-t-il ? Chaleur, mouches, puanteur, eau sale. Un jour de plus s'écoule.
J'attends l'écrivain qui viendra écrire sur ce sujet, le photographe qui le documentera, mais il n'y a que moi. Les autres combattants, s'ils ont des pensées hérétiques, les gardent pour eux. Nous ne parlons pas des politiciens parce qu'ils l'ont demandé, mais la vérité est que cela n'intéresse tout simplement pas ceux qui ont fait 200 jours de service de réserve cette année. Les réserves s'effondrent. Ceux qui se présentent sont déjà indifférents, préoccupés par leurs problèmes personnels ou par d'autres questions. Enfants, licenciements, études, conjoints. Ils ont renvoyé le ministre de la défense. Einav Zangauker, dont le fils Matan est retenu en otage quelque part ici. Les sandwichs à la schnitzel sont arrivés.
Les seuls qui s'excitent pour quelque chose, ce sont les animaux. Les chiens, les chiens. Ils remuent la queue, courent en masse, jouent les uns avec les autres. Ils chassent les restes de nourriture que l'armée a laissés derrière elle. Ici et là, ils osent s'approcher des véhicules dans l'obscurité, tentent d'emporter une boîte contenant des saucisses kabanos [version israélienne de saucisses de port d’origine polonaise, cachérisée avec de la viande de poulet ou de dinde, NdT]et sont chassés par une cacophonie de cris. Il y a aussi beaucoup de chiots.
Au cours des deux dernières semaines, la gauche israélienne s'est inquiétée de voir l'armée creuser les routes est-ouest de la bande de Gaza. La route de Netzarim, par exemple. Qu'est-ce qui n'a pas été dit à ce sujet ? Qu'elle est en train d'être goudronnée, qu'il y a des bases cinq étoiles dessus. Que les FDI sont là pour rester, que sur la base de cette infrastructure, le projet de colonisation dans la bande de Gaza va reprendre.
Je ne rejette pas ces préoccupations. Il y a suffisamment de fous qui n'attendent que l'occasion. Mais les routes de Netzarim et de Kissufim sont des zones de combat, des zones entre d'énormes concentrations de Palestiniens. Une masse critique de désespoir, de faim et de détresse. Ce n'est pas la Cisjordanie. Le retranchement le long de la route est tactique. Plus que d'assurer une emprise civile sur le territoire, il s'agit d'assurer la sécurité de soldats usés. Les bases et les avant-postes sont des structures portables qui peuvent être démontées et enlevées par un convoi de camions en quelques jours. Bien sûr, ça pourrait changer.
Pour nous tous, de la salle de contrôle aux derniers combattants, il est clair que le gouvernement ne sait absolument pas comment procéder à partir d'ici. Il n'y a pas d'objectifs à atteindre, pas de capacité politique à reculer. À l'exception de Jabalya, il n'y a pratiquement pas de combats. Il n'y a que des combats à la périphérie des camps. Et encore, ces combats sont partiels, par crainte de la présence d'otages. Le problème est diplomatique, non militaire et non tactique. Il est donc clair pour tout le monde que nous serons appelés une nouvelle fois, pour les mêmes missions. Les réservistes viendront encore, mais moins nombreux.
Où se situe la limite entre la compréhension de la « complexité » et l'obéissance aveugle ? Quand avez-vous gagné le droit de refuser de participer à un crime de guerre ? C'est moins intéressant. Ce qui est plus intéressant, c'est de savoir quand le grand public israélien se réveillera, quand un leader se présentera pour expliquer aux citoyens dans quel terrible pétrin nous nous trouvons, et qui sera le premier porteur de kippa à me traiter de traître. Car avant La Haye, avant les universités usaméricaines, avant la condamnation au Conseil de sécurité, c'est d'abord et avant tout une affaire interne pour nous. Et pour 2 millions de Palestiniens.
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