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26/12/2022

  GIDEON LEVY
Battu, humilié, effrayé : la prison israélienne, selon un adolescent palestinien

Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 24/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Après 41 jours de passages à tabac et d'interrogatoires sur son rôle présumé dans un incident de jet de pierres, Shadi Khoury, 16 ans, est finalement mis en résidence surveillée - sur ordre de la Cour suprême israélienne.

Shadi Khoury, chez lui cette semaine à Beit Hanina, montre comment la police l'a obligé à s'asseoir pendant sa détention dans le complexe russe de Jérusalem. Il y était incarcéré dans une cellule ressemblant à une cage.

 Ils l'appelaient “le chrétien” pour l'insulter. Ils l'ont battu et humilié à plusieurs reprises en prison. Au cours de son enlèvement à l'aube de son domicile de Jérusalem-Est, les policiers vêtus de noir l'ont battu jusqu'au sang. Ils lui ont cassé le nez et une dent, après qu'il eut refusé de se déshabiller en leur présence. Puis ils l'ont traîné de force, ligoté et les yeux bandés, jusqu'à leur fourgon.

 Lorsque nous sommes arrivés chez lui, le lendemain de son arrestation, le sol de la jolie maison était encore taché de sang, et sa mère, qui avait vu son fils se faire tabasser sous ses yeux, sanglotait et était brisée. (Lire Des taches de sang et le saccage dans cette maison palestinienne disent tout)

 Deux mois se sont écoulés depuis lors et Shadi Khoury, élève de 11e année à l'école Quaker Friends de Ramallah et habitant du quartier de Beit Hanina, était de nouveau chez lui, aidant ses parents à décorer leur maison pour Noël. Tout était encore plus beau que lors de notre précédente visite. L'Europe à la périphérie de Ramallah.

 Le sapin de Noël scintillait d'une panoplie de couleurs, ainsi que les autres décorations étincelantes dans tous les coins du grand salon, reflétant la lueur et la chaleur de la fête. Il y avait des biscuits au gingembre décorés et un gâteau de Noël en pâte d'amande à portée de main, ainsi que du bon vin français. Il ne manquait plus que la neige sur les fenêtres. Shadi était rentré chez lui.

 Maintenant, il est assigné à résidence. De son côté, le ministère public avait fait appel à la Cour suprême pour empêcher sa libération, sans succès. Mais le 27 novembre, après 41 jours de mauvais traitements, d'incarcération et d'interrogatoires, l'adolescent est finalement rentré chez lui, accueilli dans la joie. Mais lors de notre visite dimanche dernier, nous avons vu un jeune qui était retenu et qui ne semblait pas avoir envie de sourire.

Shadi Khoury avec le T-shirt de marathon qu'il portait lors de son arrestation.

 Shadi est un garçon grand, fort et impressionnant, qui, comme le reste de sa famille, parle bien l'anglais. Il a vécu une expérience difficile dont les signes sont encore visibles sur lui. C'est une expérience à laquelle il n'aurait jamais pensé être confronté. Ses parents non plus ne l'ont jamais anticipée.

 Sa mère, Rania, est la directrice du centre culturel Yabous à Jérusalem-Est. Son père, Suhail, est musicien, compositeur et directeur du conservatoire national palestinien de musique Edward Said à Jérusalem-Est.

 La tante de Shadi, Lora Khoury, 91 ans, qui vit à proximité dans sa propre maison, dans la rue de l’Ingénieur-Khoury, du nom d'un patriarche de la famille, est une fidèle lectrice de Haaretz en anglais. (À une époque, elle a écrit une lettre furieuse à l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair pour n'avoir rien fait pour mettre fin à l'occupation. Est-ce que j'ai l'air agressive et en colère ? C'est exactement ce que je ressens : c’est ainsi qu’elle concluait sa lettre à Blair).

 Quoi qu'il en soit, c'est Lora Khoury qui nous avait appelés le matin de l'arrestation de Shadi, le 18 octobre. Elle avait entendu ses cris depuis sa maison. « Ils sont venus l'arrêter, alors pourquoi le battre ? » nous avait-elle demandé à l'époque. « Quelle armée et quelle police avez-vous créées ? »

 Cette semaine, Shadi a sans hésitation, et sans crainte, récapitulé en détail ce qu'il a vécu dans une prison israélienne. À de nombreux moments, il ne s'est pas comporté comme un jeune de 16 ans. Au contraire, il semblait être un adulte équilibré, bien que marqué. Sa mère s'inquiète du fait que son adolescence ait été perdue à jamais.

 Le dimanche de cette semaine, ils étaient tous deux d'avis différents. Elle soutenait l'Argentine en finale de la Coupe du monde, tandis que lui était un fan de la France. Suhail supportait les deux camps.

Les Khoury

Le soir même, une quarantaine de parents sont venus installer l'arbre de Noël de la famille et décorer la maison. Le jour de Noël, il y aura le même nombre de personnes autour de la table de fête. Cette année, cependant, ils devront rompre leur tradition habituelle qui consiste à rendre visite à la mère de Rania le jour de Noël à Bethléem et ils n'assisteront pas à la messe de Noël, car Shadi est assigné à résidence.

La police israélienne s'est présentée au domicile de la famille ce mardi fatidique à 5h45 du matin. Elle a demandé à voir Shadi, qui portait alors un pyjama - un T-shirt et un short. Ils ont confisqué son téléphone portable et lui ont ordonné de se changer. Il était gêné de se déshabiller devant eux et ils ont commencé à le frapper jusqu'à ce qu'il se mette à saigner.

Un scanner réalisé seulement après sa sortie de prison a révélé que son nez avait été cassé par la police. Une traînée de sang a été laissée derrière lui lorsque les policiers l'ont traîné hors de la maison. Ses parents, désemparés, ne savaient pas d'où venait l'hémorragie.

Il était pieds nus lorsque les policiers l'ont emmené dehors et placé en garde à vue. Il est resté dans les mêmes vêtements pendant des jours, jusqu'à ce que, lors d'une audience au tribunal, son frère Youssef propose de donner à Shadi son propre manteau et que les gardiens de prison acceptent.

En décrivant aujourd'hui son arrestation, Shadi a déclaré que 30 secondes après s'être réveillé en sursaut, il voyait déjà les officiers dans la maison. Il se souvient avoir été jeté à terre et battu.

Le poste de police du Complexe russe. Photo : Ohad Zwigenberg

Pour leur part, les policiers ont affirmé plus tard que Shadi avait donné des coups de poing et de pied aux officiers, « les poussant et courant sauvagement, essayant activement de contrecarrer l'arrestation ». Ils ont également accusé la famille Khoury d'avoir tenté d'interférer avec l'arrestation - ce qui est très douteux.

 Comme je l'ai écrit, juste après l'arrestation : « On est de tout cœur avec les gars naïfs et innocents en noir de la police israélienne. Un garçon de 16 ans les a "attaqués", disent-ils - et son père, le compositeur, et sa mère, qui dirige un centre culturel, se sont également joints à eux. Et peut-être que Lora, la voisine et parente de 91 ans, a également pris part à l'attaque sauvage contre les gardiens de la loi ».

 Cette semaine, après avoir entendu la description par Shadi de ce qui s'est passé dans ses propres mots - je n'ai pas révisé mon évaluation des événements.

 Shadi se souvient particulièrement d'un officier du nom de Moshe, celui qui l'a frappé et lui a cassé le nez alors qu'il était allongé sur le sol avant d'être traîné dehors. Et dans la voiture qui l'a emmené dans la salle n° 4 du centre d'interrogatoire du service de sécurité Shin Bet dans le Complexe russe au centre-ville de Jérusalem, il y avait un autre officier qui l'a tenu par la peau du cou et l'a frappé à la poitrine.

 La salle n° 4 se trouve au dernier étage du bâtiment. Après avoir trébuché sur la première marche, Shadi, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, a été traîné là-haut par ses geôliers. Il n'a aucune idée maintenant si ses interrogateurs étaient du Shin Bet ou de la police. Ils ne se sont pas présentés.

 

Shadi à la maison cette semaine. Il se souvient particulièrement de Moshe, le policier qui lui a cassé le nez avec ses poings.

 Les interrogatoires sont filmés, et lors des trois séances distinctes qu'il a subies au Complexe russe, Shadi a déclaré que ses interrogateurs s'étaient abstenus de le frapper. Mais ses geôliers l'ont agressé à plusieurs reprises, avant et après l'interrogatoire.

 Avant l'interrogatoire, les enquêteurs lui ont demandé de leur donner le mot de passe pour déverrouiller son téléphone. Shadi se souvient qu'il était étourdi à ce moment-là et qu'il leur a donc donné deux fois le mauvais code - ce qui a provoqué des coups à chaque fois. Ils ont également tenu un récipient de gaz poivré contre son visage, sans l'utiliser réellement, a-t-il dit, et lui ont écrasé la tête contre un mur, furieux qu'il ne leur ait pas fourni le bon code.

 Shadi a déclaré avoir brièvement perdu connaissance après avoir été projeté contre le mur et s'être évanoui trois fois sous les coups. L'un des agresseurs était un homme de grande taille avec une barbe rousse qui a également comparu devant le tribunal ; Shadi a appris que son nom était Avishai. Apparemment, il avait également battu les autres adolescents impliqués dans l'affaire, mais après que l'avocat de Shadi, Nasser Odeh, se fut plaint de lui, Avishai a quitté la salle d'audience.

 Lorsque les interrogatoires ont commencé, Shadi a refusé de répondre sans pouvoir consulter un avocat, comme le prévoit la loi. Odeh, que les parents de Shadi ont engagé le matin de l'arrestation de leur fils, est venu le voir, mais n'a pas été autorisé à être présent pendant l'interrogatoire.

 Shadi nous a raconté qu'il avait été interrogé au sujet d'un incident, plus tôt en octobre, impliquant le caillassage d'une voiture israélienne à Beit Hanina, au cours duquel une femme avait été légèrement blessée par des éclats de verre. Il est l'un des six jeunes arrêtés, soupçonnés d'être impliqués dans cette affaire. L'un des autres a impliqué Shadi, qui nie avoir été présent lors de l'incident. Contrairement à d'autres, il n'est pas accusé d'avoir réellement jeté des pierres, mais d'avoir frappé la voiture, de l'avoir poussée et de l'avoir frappée avec ses poings.

 Le garçon qui l'a nommé a affirmé que Shadi était le meneur du groupe, mais Shadi a insisté sur le fait qu'il ne connaissait pas les cinq autres. Les interrogateurs l'ont appelé à plusieurs reprises “Shadi al-Masihi”, ce qui signifie en arabe “Shadi le chrétien”. Ils lui ont crié dessus et l'ont maudit, lui et sa famille, pendant les séances.

 

Shadi Khoury

Il se souvient que l'un des interrogateurs était un homme appelé Chemi. Avishai, à la barbe rousse, allait et venait également au cours de l'interrogatoire. À un moment donné, on a dit à Shadi qu'il risquait une peine de six ans de prison s'il n'avouait pas. Ils ont également exigé qu'il signe un formulaire en hébreu, qu'il ne lit pas. Ils lui ont dit qu'il s'agissait d'un formulaire de consentement au prélèvement d'un échantillon d'ADN. Il a d'abord refusé, mais un geôlier a alors collé le formulaire sur un mur et y a enfoncé la tête de Shadi. Il a finalement signé.

Il ne faut pas oublier que Shadi est un lycéen de 16 ans qui n'a jamais commis de délits anti-israéliens ni aucun autre crime. Il a été arrêté en portant un T-shirt du marathon de Bethléem, auquel il a participé avec d'autres membres de sa famille. Le slogan sur le T-shirt est « Courir vers la liberté », ce qui a également provoqué la colère des gardiens. À un moment donné, dans sa cellule, il a soulevé leur colère en chantant la chanson arabe “Ala Bali” (“Qu'est-ce que j'ai en tête”), et on lui a ordonné d'arrêter.

L'administration pénitentiaire israélienne a répondu comme suit à une question de Haaretz : « Nous n'avons pas connaissance des accusations portées par le détenu contre l'administration pénitentiaire israélienne. Dans le cas où il aurait d'autres critiques, il est autorisé à se rapprocher des autorités compétentes ».

Shadi a expliqué qu'il a été incarcéré dans une cellule en forme de cage dans le Complexe russe pendant 16 jours, après quoi il a été transféré à la prison de Damoun, dans le nord, où il y avait neuf prisonniers par cellule. Les prisonniers condamnés à de longues peines d'emprisonnement y sont responsables des détenus mineurs. Des enseignants arabophones venaient de l'extérieur de la prison pour donner des cours aux mineurs.

Lorsque Shadi devait se rendre au tribunal, il subissait l'épreuve habituelle consistant à passer une ou deux nuits dans une prison de Ramle, puis un trajet en voiture le long de l'autoroute jusqu'à une brève audience au tribunal de première instance de Jérusalem. Lorsque son affaire est arrivée devant la Cour suprême de Jérusalem - après que l'État a présenté une pétition contre l'autorisation de l'assigner à résidence - ses parents ont demandé qu'il ne soit pas amené à la salle d'audience afin de lui épargner le séjour dans l'établissement de Ramle, et leur demande a été acceptée. La prochaine audience du tribunal dans l'affaire de l'adolescent est prévue pour le 8 janvier.

« Nous ne les laisserons pas nous gâcher Noël », a dit Rania Khoury.

 

 

25/12/2022

GIDEON LEVY
Un porteur de schtreimel* au cabinet de sécurité israélien : scandale !

Gideon Levy, Haaretz, 25/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

*Shtrayml : terme yiddish désignant une toque de fourrure portée par les Juifs hassidiques originaires d’Europe centrale et orientale, généralement faite de treize queues de renard ou de marte [NdT]

Parmi les nombreuses tactiques de peur et les attaques contre le gouvernement israélien à venir - la plupart justifiées - il y en a une qui est inacceptable et dangereuse. Le centre-gauche affirme que le député Yitzchak Goldknopf [« Bouton d’or », NdT] ne peut pas être membre du cabinet de sécurité. Goldknopf, chef du parti ultra-orthodoxe Judaïsme unifié de la Torah, n’a pas servi dans les forces de défense israéliennes et ses électeurs non plus, et il ne devrait donc pas prendre part aux décisions relatives à la sécurité. C’est une interdiction qui n’a pas sa place dans un gouvernement bien géré.

Yitzchak Goldknopf, chef et député de Judaïsme unifié de la Torah, 2022.Photo : Emil Salman

Goldknopf n’est pas candidat au poste de chef d’état-major de Tsahal, ni à celui de général en charge d’un commandement régional, et il a pleinement le droit de participer à toute décision, y compris au saint des saints de la sécurité. Il représente un large groupe dont les Israéliens laïques ont décidé qu’il ne servirait pas dans l’armée. Il est dangereux de laisser le droit de décider des questions de guerre et de paix uniquement à ceux qui ont servi dans l’armée ou qui ne sont pas haredi [juif orthodoxe, NdT]. C’est une porte ouverte à des exclusions supplémentaires. Nous nous empressons d’ajouter que les Arabes ont également le droit de prendre part aux décisions relatives à la sécurité de leur pays, s’il s’agit bien de leur pays.

Yitzchak Goldknopf à la Knesset, 2022.Photo : Ohad Zwigenberg

Nous sommes destinés à entendre beaucoup plus de ce nouveau leader haredi haut en couleur, Goldknopf, une version légèrement plus pâle du précédent noble ultra-orthodoxe, Avraham Shapira, qui savait comment charmer les laïcs. Un rapport d’enquête de Gur Megiddo et Meir Tantz, publié vendredi dans TheMarker, sur les sources de la richesse de Goldknopf et la conduite de ses ONG, dont le nom même est difficile à prononcer pour les laïcs, est stupéfiant et devrait faire l’objet d’une enquête criminelle. La conduite du ministre désigné de la construction et du logement en ce qui concerne les appartements qu’il possède à Jérusalem jette une longue ombre sur son aptitude à être en charge du logement en Israël.

Mais il devrait certainement être autorisé à être membre du cabinet de sécurité. Que le Dieu des haredim nous protège si la condition pour participer au cabinet de sécurité est le service militaire. Qu’Il protège un pays où le service militaire est une condition pour tout.

Il est peu probable que si Goldknopf n’était pas ultra-orthodoxe, la demande de l’exclure aurait été formulée. Personne ne le demanderait au député Itamar Ben-Gvir, le ministre désigné de la sécurité nationale, qui n’a pas servi dans l’armée, ou au député Bezalel Smotrich, le ministre désigné des finances, qui n’a fait qu’un bref passage sous l’uniforme. La question ne serait probablement pas soulevée contre un colon qui n’a pas servi dans l’armée. Mais contre un membre de la communauté ultra-orthodoxe, elle est autorisée.

 

Itamar Ben-Gvir à la Knesset, 2022.Photo : Ohad Zwigenberg

L’image d’un décideur en matière de sécurité affublé d’un schtreimel, un vieil homme barbu parlant yiddish, est intolérable pour les laïcs. Ils pardonneront aux colons leur violence et leur avidité en formant la coalition, mais ils ne pardonneront pas aux haredim leur avidité, qui n’est pas plus grande que celle des colons et est beaucoup moins dangereuse. Haim-Moshe Shapira, le leader sioniste religieux et ministre des anciens jours, n’a pas servi dans l’armée. À la veille de la guerre des Six Jours, il a pris une position très courageuse, qui aurait peut-être permis à Israël de ne pas devenir un État d’apartheid, en s’opposant fermement à la décision d’entrer en guerre. Qui sait, peut-être, même si c’est peu probable - les ultra-orthodoxes ont tellement changé depuis 1967 - Goldknopf nous sauvera-t-il de la prochaine guerre.

Au-dessus de tout cela flotte la haine des haredim, qui s’est encore renforcée et justifiée par les actions de leurs représentants politiques - plus avides et plus exploitants que jamais, abandonnant la règle selon laquelle ils ne deviennent pas ministres, mais seulement vice-ministres. Pourtant, la haine des ultra-orthodoxes n’est pas proportionnée ; si seulement les Israéliens éclairés pouvaient haïr les colons, qui ont provoqué des désastres bien plus importants que tous les résidents de Bnei Brak et d’Elad réunis. Parmi les non-haredim, le service militaire est toujours considéré comme une “valeur”, au centre-gauche plus qu’à droite. La gauche sioniste cherchera toujours des généraux comme leaders, elle saisira toujours l’armée pour justifier ses opinions. Mais une gauche où le service militaire est principalement un ticket d’entrée pour autre chose n’est pas une gauche.

En Europe, qui est aujourd’hui confrontée à des défis complexes en matière de sécurité, il y a des femmes ministres de la défense qui ont réussi et qui n’ont pas servi un seul jour dans une armée. Le jugement de Goldknopf peut être jugé insuffisant, mais pas parce qu’il n’a pas servi dans l’armée. Nous avons vu le jugement des généraux dans le passé, et nous avons vu les résultats. À côté des Yoav Gallant** qui savent tout, il devrait aussi y avoir une place pour les Goldknopf.

NdT

**Yoav Gallant : général dont la nomination comme chef d’État-major fut annulée en 2011 suite à des allégations d’appropriation illégale d’un terrain [ce qui, généralement, est un mérite dans la galaxie sioniste].

 

 

ANNAMARIA RIVERA
Pouvons-nous nous dire de gauche?

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Si, au milieu des années 1970, on m’avait posé la question « Quelle identité politique pour le mouvement féministe ? », j’aurais été étonnée. Je vais essayer d’expliquer brièvement pourquoi. Ce que l’on appelle la « deuxième vague » du féminisme s’est répandue en Italie à partir de 1968 et surtout dans les années 70, lorsque l’on a commencé à s’intéresser, entre autres, à des thèmes plutôt nouveaux, comme par exemple tout ce qui concerne le corps et la sexualité. En substance, on aspire à une société qui souligne de manière dialectique les particularités des femmes, mais qui garantit en même temps l’égalité des droits.

« Meloni, va-t-en » : manifestation de Non Una Di Meno, Rome, 26 novembre 2022

La renaissance du féminisme sous la forme d’un mouvement de masse (en gros entre 1975 et 1976) a été favorisée par le fait que beaucoup d’entre nous venaient de l’expérience de 1968 et du militantisme dans les groupes de la Nouvelle Gauche. Cependant, cette dernière n’a pas toujours réussi à échapper à l’idéologie et au dogmatisme, sans compter que certaines femmes (certainement pas moi et les autres membres du collectif “Donne in lotta”) ont été reléguées au rôle d’“anges de la ronéo”, comme on disait sarcastiquement à l’époque. Ce n’est pas par hasard que l’un des slogans féministes les plus criés deviendra : « Camarades dans la lutte, fascistes dans la vie/ cette ambiguïté, mettons-y fin ».

Néanmoins, pour donner l’exemple des Pouilles, où j’ai vécu, au milieu des années 70, des collectifs féministes ont vu le jour dans tous les chefs-lieux et dans de nombreuses municipalités, même petites (à Bari, nous avons fondé le collectif “Femmes en lutte” mentionné plus haut), qui formeront plus tard une coordination régionale.

À l’exception du groupe politique régional dans lequel je militais et de quelques autres, les questions féministes ont d’abord été peu acceptées par la gauche historique et même par une partie de la nouvelle gauche. L’une des raisons théorico-politiques était le fait que la lecture du marxisme dans une clé tendanciellement économiste conduisait à considérer le thème de la libération des femmes comme non pertinent ou secondaire. Mais il y avait des motifs bien plus abjects : ceux qui ont poussé la partie masculine de certains groupes “extra-parlementaires” à mobiliser même leurs services d’ordre contre certaines manifestations féministes.

Plus tard, notre coordination fera partie d’un réseau national de collectifs similaires. Ce qui l’a distinguée, c’est la rupture avec l’émancipationnisme et la prise de distance avec la “pensée de la différence”, mais aussi l’aspiration à articuler dialectiquement le féminisme avec le marxisme. Et ce, à l’instar des féministes matérialistes, telles que les sociologues françaises Colette Guillaumin et Christine Delphy, ainsi que l’anthropologue italienne Paola Tabet, qui s’inspirent à leur tour de Simone de Beauvoir, laquelle avait opéré une refondation théorique décisive du féminisme, en adoptant une perspective philosophique à la fois matérialiste et existentialiste.

Pour elles, comme pour nous, il était clair que la dimension de la condition de classe ne pouvait être négligée : un facteur fondamental de discrimination et d’inégalité, même de type sexiste et raciste. D’une part, notre réseau de collectifs a pu faire un travail politique systématique même parmi les travailleuses, les vendeuses, etc. En bref, nous pensions que, en tant que féministes, on ne pouvait être que résolument et de manière cohérente de gauche, malgré les défauts de la gauche organisée, y compris d’une partie de ce qu’on appelait alors la nouvelle gauche.

Au cours de ces années, il y a eu une succession de gouvernements dirigés par des chrétiens-démocrates, certains avec le soutien extérieur du PCI. Néanmoins, en 1974, nous avons gagné le référendum sur le divorce, de sorte que la loi Fortuna-Baslini (du 1er décembre 1970, n° 898), qui l’avait institué, est restée en vigueur. En 1975, la réforme du droit de la famille est adoptée, qui établit l’égalité, du moins formellement, entre les époux, mais aussi la loi créant les centres de planning familial. Plus tard, en 1978, nous obtiendrons la loi 194, sur l’interruption volontaire de grossesse.

Et tout cela, c’est aussi grâce à nos luttes et à notre “travail politique” ; grâce au fait que nous étions résolument de gauche et que nous savions choisir les bonnes alliances au bon moment : par exemple, dans le cas du référendum sur le divorce, nous nous sommes rangées du côté du Parti radical et du Parti socialiste, tandis que le PCI était orienté vers des négociations avec la DC.

Il faut dire qu’à cette époque, malgré tout, l’un des mécanismes fondamentaux de la démocratie a fonctionné : le cercle vertueux entre les revendications, les luttes sociales et l’obtention d’une partie au moins de ce qui était revendiqué.  Il faut ajouter que l’un des grands mérites du féminisme des années 70 résidait dans le travail rigoureux et constant de démasquage et de dénonciation du neutre-masculin-universel.

En passant, et à propos d’être résolument et constamment de gauche, il faut dire que, aussi appréciable soit-il, tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent n’est pas comparable à l’extraordinaire et courageux soulèvement qui a éclaté en Iran immédiatement après le meurtre de la jeune femme kurde Masha Amini, tuée après avoir été arrêtée par la police parce qu’elle portait mal son foulard. Le soulèvement iranien est une insurrection qui, bien que voulue et dirigée par des femmes, principalement jeunes, a aussi admirablement réussi à impliquer un certain nombre d’activistes masculins. Ces derniers, à leur tour, sont bien conscients que le combat pour les droits des femmes est aussi un combat pour leur propre liberté et donc contre la légitimité politique de la sinistre République islamique, caractérisée, entre autres, par une authentique fureur misogyne. Il s’agit également d’un soulèvement de masse qui, bien qu’il ait coûté jusqu’à présent des centaines de morts, des milliers d’arrestations, des dizaines de condamnations à mort et même d’horribles pendaisons, résiste avec une ténacité et un courage décidément admirables, sous le slogan « Femme, Vie, Liberté ».

Et à propos de l’importance du “travail politique” et des soulèvements de masse : je pense que si aujourd’hui, le liguisme et les autres formations de droite, même extrêmes, sévissent dans les classes subalternes et dans les quartiers populaires, c’est aussi parce que la gauche les a abandonnés. J’ai trouvé des analogies troublantes avec ce que Hannah Arendt a écrit dans Les origines du totalitarisme (1948), en se référant notamment aux années précédant le nazisme. Arendt a parlé d’un processus de dissolution des classes en faveur de la plèbe, qui, en raison principalement, mais pas seulement, de la crise économique, avait été formée par les déclassé·es des couches sociales les plus variées.

À cet égard, même si nous nous limitons au contexte romain, nous pourrions dresser une longue liste d’épisodes graves de racisme et de sexisme, même violents, qui se sont produits au cours des décennies : favorisés, certes, par des politiques de logement, d’urbanisme et, plus généralement, sociales irréfléchies, mais également fomentés avec art par des entrepreneurs politiques du racisme, en particulier par des formations d’extrême droite. Habituellement, ce type de violence raciste est rangé sous la formule, aussi trompeuse qu’abusive (même à gauche), de “guerre entre pauvres”, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises.

Ainsi, aujourd’hui, à l’heure du gouvernement le plus à droite de l’histoire de la République, en substance un gouvernement clérical-fasciste, comme on aurait dit autrefois, paradoxalement dirigé par une femme, il serait encore plus important de nous définir de manière cohérente comme étant de gauche, en cherchant à transcender ce qu’est la vraie gauche aujourd’hui, sa quasi-inexistence et ses erreurs, afin de contribuer à sa renaissance et à sa refondation pour lesquelles notre contenu féministe spécifique est fondamental. D’autant plus que nous sommes aujourd’hui au bord du gouffre : le racisme, le sexisme et l’homophobie sont des éléments structurels de la politique et de la propagande du gouvernement actuel. Une propagande bien pensée et bien payée qui est devenue aujourd’hui, comme dans les régimes totalitaires, un instrument de gouvernement et, en même temps, de manipulation des masses tendant à devenir des plébéiens, comme on l’a dit : les deux dimensions deviennent de plus en plus interchangeables, voire coïncident, ainsi que la violation constante du principe démocratique de la séparation des pouvoirs.

Que l’on pense au liguiste Matteo Salvini, actuellement ministre des Infrastructures et des transports, en réalité un autocrate, pourrait-on dire, qui ne fait rien d’autre qu’édicter des règles et des lois purement racistes, qui, renouant avec des traditions néfastes, lance ses proclamations scabreuses depuis les terrasses des lieux institutionnels. En bref, c’est quelqu’un qui a déjà franchi le seuil du tournant autoritaire pour se rapprocher dangereusement du tournant nazi-fasciste.

Il convient de rappeler que ce qui caractérise ce gouvernement, c’est non seulement le racisme le plus explicite, mais aussi l’homophobie et le sexisme. Lorenzo Fontana, actuel président de la Chambre des députés, en est un bon exemple : catholique fondamentaliste, anti-avortement, partisan de la famille “naturelle”, hostile aux droits des personnes lgbtqx, mais aussi des femmes, considérées, par essence, comme des “incubatrices de la Patrie“.

De plus, le racisme-sexisme, parfois soutenu ou toléré par les alliés du gouvernement, est souvent combiné avec l’affichage d’une idéologie cléricale à l’ancienne, aussi instrumentale et fétichiste soit-elle. Il suffit de considérer l’affichage de Salvini, parmi beaucoup d’autres, lors d’un rassemblement à Milan le 18 mai 2019.  Quelques jours auparavant, il s’était montré avec une mitraillette à la main ; à cette occasion, il a exhibé un chapelet depuis la scène, citant les saints patrons de l’Europe et confiant le succès de son parti au “cœur immaculé de Marie”.  Ce genre d’étalage de bondieuseries, destiné à capter le consentement de la plèbe (pour citer à nouveau Hannah Arendt), s’est multiplié.

Pour revenir au féminisme, il faut dire que Non Una di Meno [Pas Une De Moins] en particulier a le grand mérite non seulement d’avoir dépassé le séparatisme (qui caractérisait une partie du féminisme dans les années 70), mais aussi d’avoir intégré la question Lgbtqia+ (et les personnes en chair et en os) et d’avoir su mettre au centre la question et la pratique de l’intersectionnalité entre spécisme, sexisme et racisme. Elle a donc, potentiellement, la capacité d’attirer un nombre significatif de personnes ; et donc de contribuer à la refondation d’une gauche - de base, disons - qui dépasse ses limites traditionnelles : non seulement son économisme, mais aussi son manque d’intérêt pour les droits des personnes Lgbtqia+ et la condition des non-humains. En effet, je crois - comme je l’ai écrit à plusieurs reprises - que le spécisme est à l’origine du sexisme et du racisme. Et que c’était/est la bestialisation des animaux qui est le modèle de la bestialisation de certaines catégories d’humains.

C’est pourquoi je déteste le slogan “Restons humains”, qui est devenu omniprésent même dans les manifestations antiracistes, notamment celles contre les massacres de réfugiés en Méditerranée. En réalité, l’espèce humaine est la seule espèce d’hominidés capable de massacres, de guerres, de génocides, de pogroms et de féminicides de masse délibérés et planifiés.  Je pense que la notion d’assujettissement, proposée par Edgar Morin (1985), est également utile pour rendre compte de l’exploitation et de la continuité entre les dynamiques du spécisme, du sexisme, du racisme, mais aussi du capitalisme.

Il suffit de faire quelques considérations apparemment divergentes : 1. le racisme et la discrimination qui en découle sont parfaitement fonctionnels à l’exploitation de la main-d’œuvre “immigrée”, qui va jusqu’à être réduite à des conditions de quasi-esclavage ou carrément à l’esclavage ; 2. de l’aveu même d’Hitler, les camps d’extermination nazis avaient pour modèle les fermes industrielles et les abattoirs.  

Enfin, en tant qu’anthropologue que je suis, permettez-moi de conclure par une citation savante. Dans son célèbre discours de commémoration de Rousseau, prononcé en 1962, Claude Lévi-Strauss affirmait que c’est par la séparation radicale de l’humanité et de l’animalité que l’homme occidental moderne a inauguré le “cycle maudit” sur lequel s’appuiera plus tard l’exclusion des groupes humains les uns après les autres de la sphère de l’humanité et la construction d’un humanisme réservé à des minorités de plus en plus restreintes.