27/12/2021

Biosionisme : pourquoi prétendre que les Juifs sont des « indigènes » en Israël est si dangereux, selon un sioniste bon teint new-yorkais

Abe Silberstein, Haaretz, 21/12/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Abe Silberstein écrit sur la politique israélienne et les relations usaméricano-israéliennes depuis New York. @abesilbe

En réponse à l'accusation de la gauche propalestinienne selon laquelle le sionisme est un colonialisme, une vague montante de partisans pro-Israéliens affirme que les Juifs sont génétiquement des « indigènes » d'Israël. Un argument qui nage en eaux fascistes

Pour répondre au défi intellectuel posé par les étudiants de gauche et les militants de la solidarité avec la Palestine, certains partisans d'Israël ont eu recours à l'appropriation du langage anticolonial de leurs opposants.

Selon ce récit, le  sionisme, loin d'être un mouvement nationaliste juif « réinventé » au XIXème siècle qui a finalement colonisé la Palestine, il s'agit en fait d'un mouvement de défense des droits des autochtones, ce qui implique que pratiquement tous les Juifs sont des « indigènes » de la terre d'Israël.

Cette formulation n'est pas seulement inutile pour les fins politiques du sionisme, mais véritablement destructrice lorsqu'elle englobe les revendications de race, de génétique et même de caractéristiques corporelles — un phénomène que j'appelle le « biosionisme ».

Un exemple de biosionisme pathologique, ce post de « genetically_jewish » (génétiquement juif) sur instagram : « Les juifs sont les indigènes de la terre d’Israël. Ce n’est pas une opinion, mais un fait établi par 4 000 ans d’archéologie, de science et d’histoire. Le peuple d’Israël vit »

La récente éruption de ces arguments reflète ce à quoi ils répondent : un environnement de plus en plus hostile au sionisme du côté de la gauche, qui l’a comparé au colonialisme. Comme ces critiques du sionisme ne se lassent jamais de le noter, les premiers sionistes ne tenaient pas à distancer leur idée des attitudes européennes dominantes à l’égard des Arabes et de l'Orient, et la colonisation sioniste ressemble certainement au colonialisme des colons européens sans « mère patrie ».

En tant que Juif ayant des liens personnels et familiaux étroits avec Israël, je comprends la réticence à envisager sérieusement — plutôt que de réagir avec une opposition furieuse à — toute application du terme « colonial » au sionisme et à Israël. Cette posture est en partie également due au caractère polémique de ce débat, dans lequel l'hypothèse erronée [sic] selon laquelle les États « colonisateurs » jouissent d'une légitimité politique moindre s'est imposée des deux côtés [du point de vue de la législation internationale, un État colonisateur n’a aucune légitimité, NdT].

Comme l'a récemment écrit l'historien Arnon Degani dans Haaretz, « le débat sur Israël et le colonialisme des colons juifs est complètement détaché de la littérature théorique sur le sujet et est motivé par des engagements idéologiques privant le concept de ses avantages analytiques potentiels » [sic].

Pourtant, déployer un terme comme « peuple indigène » — qui, sans avoir une seule définition largement reconnue, désigne traditionnellement des groupes non dominants luttant pour préserver leur mode de vie - pour justifier l'existence de l'État d'Israël, c'est appauvrir davantage le discours public, pas l'améliorer.

D'abord, l'ensemble du concept s'inscrit plutôt mal dans le contexte du Levant, qui a vu des empires et des populations aller et venir pendant des milliers d'années. Même si l'on acceptait aveuglément le récit biblique comme une histoire, ce qui n'est jamais sage, les Israélites étaient eux-mêmes des conquérants.

Deuxièmement, en tout état de cause, le droit des peuples autochtones à l'autodétermination nationale n'est pas garanti. La légitimité de l'État d'Israël réside dans sa puissance et sa place dans l'ordre international — qu'il a obtenu pour la première fois il y a plus de 70 ans et qui n'a fait que se renforcer depuis.

S'il n'y a aucun bénéfice réel pour la légitimité d'Israël à affirmer un quelconque caractère « indigène », alors il est juste de demander à quoi ce changement discursif peut potentiellement être utilisé.

Pour commencer par un aspect positif, je suis tombé occasionnellement sur un militant israélien de la paix qui pensait qu'un sentiment d’autochtonie partagé peut constituer une base commune de compréhension entre Juifs israéliens et Palestiniens. C'est une approche louable, mais peu susceptible de porter ses fruits étant donné les opinions négatives sur le sionisme assez ancrées parmi les Palestiniens [comme c’est étrange, comme c’est bizarre, à quoi donc cela serait-il dû ? NdT].

Ce que je crains, ce sont les ramifications beaucoup plus sombres de l'argument selon lequel les Juifs israéliens sont des autochtones et les Arabes palestiniens ne le sont pas, ce qui est malheureusement une affirmation un peu plus courante dans ce genre.

Il ne s'agit pas seulement d'affirmer le lien juif avec la terre, mais d'affirmer une revendication supérieure. Dans un univers alternatif, où des millions de Palestiniens ne vivent pas sous l'occupation et à la merci de l'État israélien qui les considère comme une menace démographique, on pourrait être tenté de laisser ça aux excentriques. Mais ce n'est pas le cas. Les Palestiniens sont continuellement menacés de déplacements et l'extrême droite israélienne, presque portée au gouvernement par l'ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou, parle ouvertement de perpétrer une deuxième Nakba. [dans l'original en anglais, l'auteur a écrit "perpetuate", le confondant avec "perpetrate", NdT]

La manifestation la plus inquiétante du discours sur l’ autochtonie est le biosionisme, ou l'affirmation des droits nationaux juifs sur la terre d'Israël par des preuves génétiques ou des marqueurs faciaux. Tous ceux qui insistent pour ancrer le sionisme dans l'indigénat ne s'engagent pas dans la phraséologie du bio-sionisme, mais il existe un socle commun selon lequel la descendance littérale des anciens habitants du pays est essentielle pour établir la légitimité actuelle du sionisme.

C'est faux et dangereux, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Juifs, en particulier les convertis et les Juifs qui font déjà face à la suspicion et à la discrimination parce qu'ils ne peuvent pas « prouver » leur judéité à une autorité arbitraire.

Il n'est pas surprenant que les réactionnaires aient pleinement adopté cette ligne de pensée. C’ est infiniment plus troublant lorsque les modérés et les libéraux le font par crainte mal placée que, sans des preuves dites « dures » du lien juif avec la terre, le projet sioniste est gravement en danger. Outre les dangers de nager dans de telles eaux fascistes, le biosionisme montre un manque de foi surprenant dans la puissance de siècles de tradition juive enregistrée, qui établit un lien indiscutable entre le judaïsme et le Levant.

La vérité la plus difficile à affronter est qu'il n'y a pas de problème dans le sionisme contemporain pour lequel les revendications d’un ADN juif peuvent apporter une solution, et beaucoup pour lesquels cela peut jeter de l’huile sur le feu. Ce serait une tragédie colossale si, dans le but de répondre à un mouvement qui ne parvient pas à délégitimer Israël, les sionistes mainstream adoptent une rhétorique qui ne permet que de renforcer la position des extrémistes parmi nous. [et vive le sionisme à visage humain, NdT]

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