Sergio Rodríguez Gelfenstein,
14/12/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La situation actuelle au Chili me semble ressembler de façon de plus en plus frappante à la situation au Venezuela au début des années 1990. À cette époque, ici - comme au Chili aujourd'hui - il y avait 30 ans de post-dictature. Les deux pays - à l'époque - étaient présentés comme des « modèles de démocratie à suivre » et des « exemples pour le monde », sur la base du « succès » du système bipartite de démocratie représentative, dans lequel l'économie était mise au service d'un secteur minoritaire de la population.
Les dizaines de milliers de manifestants qui
ont pris part au « Caracazo » des 27 et 28 février 1989, un mouvement
de protestation populaire de masse qui exprimait leur rejet des mesures
néolibérales mises en œuvre par le président Carlos Andrés Pérez, auraient pu
s'exclamer : « Ce n'est pas trente pesos, c'est trente ans » [slogan
des manifestants chiliens contre l’augmentation du prix du métro, NdT].
Dans le cinquième plus grand producteur et exportateur de pétrole du monde, il
y avait 51% de pauvreté. Le sort de Pérez (un homme obstinément corrompu, comme
cela a été démontré quelques années plus tard) et de la fausse démocratie était
scellé à jamais. Des milliers de morts et de disparus - jusqu'à ce jour - ont
été la réponse du gouvernement à la vibrante action populaire.
Mais les deux situations présentent également des différences, dont l'une est très pertinente. Face à la clameur massive des citoyens et à la réprobation du système face à l'inactivité, à la passivité et à la complicité des politiciens, un groupe de soldats patriotes, attentifs à la situation créée, ont mené deux soulèvements en 1992 pour montrer leur soutien au sentiment populaire. Le premier, réalisé le 4 février sous la direction d'Hugo Chávez Frías, un lieutenant-colonel inconnu des forces spéciales, a élevé la combativité, indiqué une voie différente et placé Chávez sur le piédestal des futures batailles à venir. Comme jamais auparavant dans l'histoire du Venezuela, un dirigeant a assumé la responsabilité d'un échec, mais cette fois, la défaite du mouvement « pour l'instant » a donné une trajectoire de victoire à ce qui avait été une défaite ce jour-là.
Rafael Caldera (1916-2009), président vénézuélien de 1969 à 1974 et de 1994 à 1999
Chávez et ses camarades sont allés en prison. L'après- midi même de ce jour, lors d'une réunion spéciale du Congrès, l'ancien président Rafael Caldera est sorti de l'ombre et, avec l'opportunisme de n'importe quel politicien traditionnel méprisable, et à l'aide d'un discours vibrant dans lequel il appelait à revoir les causes réelles du soulèvement, il s'est placé au centre de l'action qui avait secoué la société vénézuélienne jusque dans ses fondements. Deux ans plus tard, Caldera est élu président du Venezuela.
La similitude de la situation dans les deux pays est due au fait qu'au Chili, à partir du 18 octobre 2019 - comme au Venezuela lors du « Caracazo » - le pays a été secoué par un grand mouvement populaire de répudiation du système néolibéral qui prolongeait la dictature. La manifestation de masse était l'expression des sentiments d'un peuple fatigué après 30 ans d'exclusion et d'appauvrissement, en particulier parmi les secteurs les plus pauvres de la population. La réponse du président Piñera - comme celle de Carlos Andrés Pérez trente ans plus tôt - a été une répression brutale avec pour facteur aggravant le fait qu'il a apporté une nouvelle technique consistant pour les forces de police à tirer dans les yeux pour aveugler les manifestants, exposant ainsi un nouvel attribut de la démocratie représentative.
Alors que les manifestations étaient à leur apogée et que Piñera vacillait, et que le peuple avait décidé de pousser son mouvement jusqu'à ses ultimes conséquences face à « l'inactivité, la passivité et la complicité des politiciens », tel un Rafael Caldera du XXIème siècle, Gabriel Boric est apparu tel un phénix pour sauver son collègue Sebastián Piñera, de la même manière que ce dernier - pour sauvegarder la démocratie représentative - s'était précipité à Londres pour exprimer son soutien à Pinochet, qui était détenu pour violation des droits humains pendant la dictature. Ainsi, un « sauveur » [salvador en espagnol, NdT] a sauvé un autre « sauveur ».
Gabriel Boric : « Que c’est beau, la cuisine ! » (l’accord du 15 novembre 2019)
Le pacte des élites politiques du 15 novembre 2019 a largement paralysé la contestation et Gabriel Boric est apparu comme le principal protagoniste du salut du système pour que deux ans plus tard - tout comme Caldera - il puisse être élu président ou du moins être un candidat solide pour le devenir au moment où j'écris ces lignes.
En 1994, Caldera était considéré comme le « moindre mal » face à ce qui était perçu comme l'irruption néolibérale au Venezuela. Un grand nombre de forces sont venues le soutenir, dont le parti communiste (PCV) contre le candidat qui représentait alors la gauche. Ainsi, le « chiripero »1 a été formé, les communistes pour la première fois au gouvernement depuis le début de la démocratie représentative en 1958. Un ancien guérillero, Teodoro Petkoff, (tel un vulgaire Carlos Ominami*) ultra-gauchiste devenu néo-libéral, est devenu ministre de la Planification, privatisant tout ce qui pouvait l'être, y compris la compagnie d'aviation vénézuélienne (VIASA), laissant tous les travailleurs au chômage sauf un : son fils.
Ainsi, la gauche « chiripera » est devenue néo-libérale et privatisatrice, à tel point que le PCV a été contraint de quitter le gouvernement après la « tromperie » de Caldera, qui a fait le contraire de ce qui avait été convenu, afin de se démarquer du gouvernement de Carlos Andrés Pérez. Au contraire, l'administration de Caldera s’est inscrite dans une profonde continuité néolibérale.
Je n'ai pas voté pour Caldera, je n'ai pas accepté le « moindre mal » et j'ai préféré attendre une meilleure situation à une époque où le Comandante Chávez et ses camarades étaient encore en prison. Chávez est libéré de prison en 1994 et part sur les routes du Venezuela pour exposer son projet pour le pays. Le « Caracazo » de 1989, qui s'est prolongé en 1992, a donné naissance à un nouveau leader.
Lors de la campagne électorale de 1998, Chávez a appelé les Vénézuéliens à participer à la construction d'un pays différent en approuvant une nouvelle constitution qui serait rédigée par de véritables représentants du peuple et approuvée par celui-ci lors d'un référendum constitutif. Le peuple a cru en Chávez et l'a élu président avec 56,5 % des voix. Il avait repris de la valeur, Chávez l'a sauvé et lui a donné toute la signification qu’il devrait avoir dans une véritable démocratie. C'est pourquoi la démocratie au Venezuela, en plus d'être représentative, est participative et bénéficie du rôle de protagoniste du peuple par mandat de la Constitution qui devait être approuvée le 15 décembre 1999. Bien sûr, le processus est imparfait, il présente de nombreux problèmes car c'est un modèle en construction sous le siège, l'intervention et l'ingérence incessants des puissances impériales usaméricaine et européenne.
Mais en 1998, cela valait la peine de ne pas avoir cédé au « moindre mal » de 1994. Cette même tromperie a coûté au Chili 32 ans de continuité dictatoriale auxquels pourraient s'ajouter cinq autres années si la Convention constitutionnelle n'y met pas un terme, du moins en partie. Le « moindre mal » est ce qui a amené Biden à la présidence des USA et nous en avons tous vu les résultats. Je ne doute pas que, pour le peuple usaméricain, les démocrates représentent une attente différente de celle des républicains. De la même manière, je ne remets pas en cause le fait que pour le peuple chilien, Boric offre une option différente de Kast. Mais en termes de politique étrangère, ils promettent tous deux la même chose : continuer à faire du Chili un allié privilégié des USA, notamment dans leurs tentatives de renverser les gouvernements de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela. Boric et Kast qualifient tous deux - à égalité - les gouvernements de ces pays de dictatures.
Le « moindre mal » chilien pour le Venezuela s'est étendu aux organisations internationales. Mme Bachelet, expression superlative de ce « moindre mal », continue d'être l'expression de la politique impériale fondée sur des rapports biaisés sur le pays qui relaient les politiques conçues à Washington et auxquelles elle se conforme pleinement.
Je suis Chilien et Vénézuélien. Je respecte sincèrement tous mes amis chiliens qui vont voter pour Boric, mais je vis au Venezuela, je ne peux pas voter pour quelqu'un qui s'est assumé comme un ennemi de ce pays et qui prône le renversement de son gouvernement. Je dois penser au pays, mais surtout à l'avenir de ma famille et de mon fils.
Le milieu concertacionniste des socialistes, pepedeux et démocrates chrétiens qui ont récemment approché Boric pour construire leur politique, prévoit un nouveau Petkoff à la tête de l'économie. Ils vont marginaliser le PC jusqu'à ce qu'il soit contraint - s'ils sont cohérents avec leur histoire - de quitter le gouvernement. Il est seulement souhaitable qu'avec Boric, il n'arrive pas aux communistes ce qui est arrivé avec González Videla [président radical de 1946 à 1952, NdT] dans les années 40, qu'ils ont contribué à élire et qui, une fois au gouvernement, les a persécutés, relégués et réprimés.
Pour l'heure, il est également souhaitable que la Convention constitutionnelle, bien qu'elle ne soit pas un organe constitutif, soit capable de générer un nouveau cadre institutionnel qui balaie le cadre actuel hérité de la dictature et que les Chiliens disposent d'une nouvelle option dans laquelle ils ne sont pas obligés d'opter pour le moindre mal. J'ai toute confiance que la sagesse du peuple conduira à l'émergence d'un autre leadership qui amènera un nouveau président qui sera un représentant fidèle de ses intérêts.
Jusqu'à ce que ce moment arrive, en cette année 2021 au Chili, comme en 1993 au Venezuela, je ne voterai pas. J'espère que le Chili aura aussi une année 1998 lumineuse qui permettra « d'ouvrir les grandes avenues pour que les hommes libres puissent passer afin de construire une société meilleure », comme le disait le président Allende, le seul véritable sauveur que le Chili ait eu dans son histoire récente.
NdT
* Carlos Ominami : successivement militant du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), de Convergence socialiste, exilé en Belgique sous Pinochet, puis ministre de l’Économie de Patricio Alwyn, le successeur de Pinochet.
NdA
1- Au Venezuela, le chiripa est un petit cafard. Le chiripero (nid de cancrelats, panier de crabes) désigne les petits groupes qui se sont réunis pour soutenir Caldera.
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