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16/12/2021

ANTONIO MAZZEO
Ce n’est pas seulement Sigonella qui est militarisée, c’est toute la Sicile

Antonio Mazzeo, Pages étrangères, 22/11/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

« Le ravitaillement en vol permet d'activer et de multiplier les effets de la puissance aérienne à tous les niveaux de la guerre. Les capacités de ravitaillement des forces de mobilité aérienne américaines permettent d'effectuer des opérations de transport aérien entre les théâtres d'opérations et sont nécessaires pour soutenir les grands déploiements, l'aide humanitaire, les frappes à l’échelle mondiale ou les parachutages à longue distance de parachutistes et de leur équipement, sans avoir à s'appuyer sur des bases intermédiaires ou sur le théâtre d'opérations. Le ravitaillement en vol permet aux bombardiers nucléaires d'emporter leur cargaison n'importe où dans le monde et de s'abriter dans une base appropriée et sûre. Les opérations en temps de guerre nécessitent un ravitaillement en vol pour étendre la force et l'endurance ainsi que la portée opérationnelle de tous les avions ».


En 2009, après huit ans de « guerre mondiale contre le terrorisme » et à la veille de l'offensive libyenne contre le régime de Mouammar Kadhafi, les chefs d'état-major interarmées usaméricains ont publié le plan directeur de la mobilité aérienne, qu'ils considéraient comme la clé permettant à l'armée de l'air de renforcer ses capacités de projection, de pénétration et de destruction dans le monde entier.

L'Air Mobility Master Plan a identifié la nécessité d'augmenter le nombre et d'améliorer les caractéristiques techniques et de chargement des avions ravitailleurs, mais surtout de renforcer le réseau d'infrastructures logistiques que l'US Air Force avait déployé en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est pour soutenir le transport aérien et le ravitaillement. Les actions prioritaires pour améliorer la mobilité de l'US Air Force, qui est appelée à faire face à la Russie et à la Chine au XXIe siècle, ont été décrites par un comité d'experts dans le livre blanc Air Mobility Command : Global En Route Strategy. Le document était censé rester totalement confidentiel, mais il a fini entre les mains des services de renseignement vénézuéliens, qui l'ont rendu public l'occasion du sommet des chefs d'État d'Amérique du Sud qui s'est tenu en Argentine en août 2009.

« Dans la région atlantique, il existe de nombreuses zones réservées au ravitaillement en vol (A/R) sur la côte ouest de la Grande-Bretagne, en France et en Espagne, et il existe également des routes pour le ravitaillement en vol en Allemagne, en Méditerranée et près des Açores », indique le Livre blanc dans le chapitre consacré à la mobilité aérienne sur le théâtre Europe-Moyen-Orient. « Les endroits que nous suggérons pour les missions de ravitaillement sont Mildenhall, Fairford, Moron, Souda Bay (Crète), Lajes et Sigonella. Chacun de ces sites offre une zone de stationnement plus qu'adéquate pour les opérations de la plateforme A/R ».

Dès le départ, les experts du Pentagone se sont déclarés convaincus qu'en raison de sa situation géographique et de son importance stratégique, la grande base usaméricaine et de l'OTAN en Sicile devait jouer un rôle central dans le transfert des moyens aériens usaméricains vers le continent africain et le Moyen-Orient, et ont même proposé la présence sur place d'une force opérationnelle de ravitailleurs TTF (tanker task force). « Il y a cependant une limitation pour Sigonella en ce qui concerne la longueur de la piste », ont prévenu les experts. « Actuellement, l'installation a une longueur de piste de 8000 pieds. Étant donné que nous conserverons les avions-citernes KC-135 en service pendant la période stratégique prévue (2025, NdA), la température et la longueur sont un facteur limitatif, principalement pour les atterrissages d'urgence. C'est pourquoi nous recommandons et défendons auprès de la marine américaine et du gouvernement italien la nécessité d'allonger la piste de 2 000 pieds avant d'implanter une TTF à Sigonella ».

 


« Sigonella, en particulier, offre des possibilités et des efficacités opérationnelles que les autres sites envisagés n'offrent pas », indique le livre blanc de l'Air Mobility Command. « Comme la Defense Logistics Agency a établi de plus grandes capacités de dépôt, les fournitures pour les opérations en Afrique pourraient être concentrées à Sigonella. Nous pouvons aussi facilement imaginer un scénario dans lequel la TTF pourrait quotidiennement ravitailler les avions entrant et opérant dans la zone sous la responsabilité des commandements d'Asie du Sud-Ouest (...) Nous pensons que pour assurer cette double fonction, l'emplacement d'une TTF à Sigonella est le choix le plus raisonnable ».

Compte tenu de la transformation de la base sicilienne en une plaque tournante pour la force opérationnelle des avions-citernes usaméricains, les experts du Pentagone ont demandé que la question soit soumise à l'examen de l'OTAN afin de partager les futurs plans stratégiques, mais surtout de pouvoir obtenir une contribution financière significative des alliés pour le renforcement logistique de Sigonella. « L'OTAN examine actuellement les emplacements de son enveloppe opérationnelle de ravitaillement en vol, et nous suggérons donc que, pour l'emplacement de la TTF en Méditerranée, le commandement de la mobilité aérienne fasse une proposition solide pour que l'ensemble de capacités de ravitaillement en vol de l'OTAN soit fourni à Sigonella », ont-ils écrit. « Il est de plus en plus important de disposer de bases alternatives pour accéder au continent africain. Nous recommandons donc que Sigonella devienne un centre de ravitaillement en vol de niveau II (capable d'accueillir des avions ravitailleurs sur des itinéraires de transit) avec l'ajout d'un escadron de mobilité aérienne pour compléter les UAV, les avions sans pilote, qui seront hébergés sur la base."

Ni le projet de modernisation de Sigonella pour les opérations de ravitaillement en vol ni le projet de déploiement de drones de renseignement et d'attaque usaméricains ne seront examinés par le Parlement italien. En secret, cependant, les deux ont été initiés et, en partie, achevés. Il y a quelques semaines, à la suite d'une enquête du parquet de Catane sur un acte présumé de corruption de la part de deux officiers de l'armée de l'air italienne, il a été découvert que l'OTAN avait financé un chapitre de dépenses spéciales appelé Capability Package 9A1301 Air-to-air refuelling assets afin d'allonger les pistes de Sigonella et de permettre aux avions-citernes alliés de décoller et d'atterrir, ainsi que de construire de nouveaux dépôts de carburant sur la base. À cette fin, le ministère de la Défense italien a entamé le processus d'expropriation de près de 100 hectares de terrain à proximité de la station des forces aériennes. Le programme aura un impact socio-environnemental énorme et non durable, notamment en termes de pollution de l'air, du sol et de bruit (des avions- citernes géants tels que le KC-10 Extender, qui transportent jusqu'à 154 tonnes de fuel, pourront atterrir sur les nouvelles pistes), mais il est totalement dépourvu d'évaluations d'impact et n'a jamais été présenté ni discuté avec les autorités civiles locales et régionales.

La plate-forme de ravitaillement en vol s'ajoute aux autres projets en cours de construction ces derniers mois à Sigonella. Sur la base de l'OTAN, les chantiers se multiplient : pour la base opérationnelle principale du système AGS (Alliance Ground Surveillance) de l'Alliance atlantique, 14 nouveaux bâtiments sont en cours de construction pour abriter des centres radio, des bureaux, des casernes, des hangars et des ateliers de maintenance. Le système AGS est conçu pour fournir à l'Alliance une « importante capacité de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR) » ; à Sigonella, il se compose de stations terrestres fixes, mobiles et transportables pour la planification et le soutien des missions et d'une composante aérienne basée sur cinq drones RQ-4D Phoenix. D'ici 2024, les drones AGS pourront effectuer des missions jusqu'à 100 heures par semaine et couvrir une vaste zone de la planète : de l'océan Atlantique à la mer Noire et à la Crimée, et de la mer du Nord et de la Baltique à l'Afrique du Sud. Un personnel de 375 militaires et civils de 24 pays se trouve déjà à Sigonella pour le programme AGS, mais ce nombre passera à 600 lorsque le système sera pleinement opérationnel.

Les avions sans pilote de l'OTAN opèrent aux côtés des drones espions BAMS Global Hawk et MQ-4C Triton et des drones tueurs Reaper que l'armée US déploie depuis des années sur la base sicilienne. En 2018, les UAS SATCOM Relay Pads and Facility ont également été activés pour les télécommunications par satellite avec tous les drones que les agences d'espionnage usaméricaines et le Pentagone déploient aux quatre coins de la planète. L'installation de Sigonella permet la transmission des données nécessaires aux plans de vol et d'attaque des avions télécommandés. Elle fonctionne comme une « station sœur » du site allemand de Ramstein et de la base aérienne de Creech (Nevada).

Un aspect moins connu mais très inquiétant concerne le rôle assumé par Sigonella dans les plans de suprématie nucléaire des USA. Après avoir servi pendant les années 1980 de base d'arrivée, de soutien et de maintenance pour les missiles de croisière à tête nucléaire installés sur l'aéroport voisin de Comiso (Raguse), en 2018, la Joint Tactical Ground Station (JTAGS), la station de réception et de transmission par satellite du système d' « alerte précoce » pour l'identification des lancements de missiles balistiques à tête nucléaire, chimique, biologique ou conventionnelle, a commencé à fonctionner à Sigonella....

« La Joint Tactical Ground Station est le principal système de l'armée américaine pour intégrer et étendre les capacités d'alerte, d'avertissement et de détection précoce des missiles balistiques de théâtre (TBM - qui ont une portée de 300 à 3 500 km) et d'autres événements tactiques affectant le théâtre des opérations », explique le Pentagone. La JTAGS opère sous le contrôle de la 1st Space Company, une compagnie ultra-spécialisée de la 1st Space Brigade du US Army Space and Missile Defense Command, active depuis 1992 à son QG de Colorado Springs (Colorado).

Comme si tout cela ne suffisait pas, l'un des principaux centres de communication des forces armées usaméricaines dans le monde sera opérationnel à Sigonella au printemps 2024. Le 29 septembre 2020, le Pentagone a signé un contrat pour la construction d'une station de télécommunications par satellite pour un coût de 42 millions de dollars. « La nouvelle infrastructure de la NAS - Naval Air Station Sigonella - comprendra également une installation pour les informations sensibles et classifiées et permettra des communications plus sûres et plus fiables - voix et données - aux unités navales, sous-marines, aériennes et terrestres de l'US Navy », explique le commandement US. Le coût des équipements électroniques et des systèmes de commande, de contrôle, de communication et de renseignement qui seront installés dans la station satellite est également impressionnant : 57 millions de dollars. Avec le nouveau système de télécommunications, le nombre de personnels USaméricains stationnés à Sigonella atteindra 3 322, contre 3 021 enregistrés au 30 septembre 2018, soit une augmentation de 10 % en moins de cinq ans.

Le nouveau centre satellitaire fonctionnera sous le commandement de la Naval Computer and Telecommunications Station (NCTS) Sicily des USA, qui soutient les communications critiques des forces armées des USA et de l'OTAN et des coalitions alliées opérant dans les zones sous la responsabilité des commandements AFRICOM, CENTCOM et EUCOM. LA NCTS Sicily est également responsable du NRTF - Naval Radio Transmitter Facility-, le centre d'émission radio de l'US Navy, qui fonctionne depuis octobre 1991 à l'intérieur de la réserve naturelle Sughereta de Niscemi (Caltanissetta), dans la même zone où a été installé l'un des quatre terminaux terrestres du MUOS (Mobile User Objective System), le nouveau système de télécommunications par satellite détenu et utilisé exclusivement par les forces armées usaméricaines.

Le dossier de conception du futur centre satellite de Sigonella, outre les informations techniques et les coûts des installations, fournit une description utile des principales fonctions attribuées à la base sicilienne. « Sigonella est la plus grande installation de l'US Navy en Méditerranée centrale et est utilisée pour le soutien logistique de la Sixième flotte et comme base pour le déploiement d'avions de guerre sous-marine (ASW) », écrit le Pentagone. « Une escadrille aéronavale est également affectée à Sigonella sur le théâtre méditerranéen, pour des missions de transport de fret à bord des unités navales en transit. La base fonctionne en soutien aux avions tactiques stationnés sur les porte-avions, aux vols de fret de l'Air Mobility Command et aux vols de passagers de l'United States Military Airlift Command. Elle constitue également l'interface logistique avec la baie voisine d'Augusta (Syracuse), utilisée comme quai de l'OTAN et dépôt de carburant et de munitions. Enfin, il soutient les escadrons d'hélicoptères de combat et de surveillance ». Au total, la base abrite 34 commandements stratégiques usaméricains et constitue le « deuxième plus grand centre de commandement militaire maritime au monde après Bahreïn ».

Sigonella a été appelée par les dirigeants usaméricains « The Hub of the Med », la plaque tournante de la Méditerranée. Et en effet, depuis le conflit du Vietnam, l'installation sicilienne a toujours joué un rôle décisif dans le transfert d'hommes et de matériel vers les théâtres de guerre ou comme rampe de lancement pour des attaques aériennes et maritimes : contre la Libye de Kadhafi dans les années 1980 ; au Liban en 1982 ; pendant la première et la deuxième guerre du Golfe ; pour les bombardements alliés au Kosovo et en Serbie en 1999 et ceux en Afghanistan, en Irak et en Syrie au XXIe siècle ; pour les campagnes usaméricaines dans les régions subsahariennes et dans la Corne de l'Afrique ; pour la campagne aérienne alliée contre le régime libyen en 2011 ; pour les innombrables raids en Cyrénaïque et en Tripolitaine avec l'utilisation des tristement célèbres drones tueurs (dans la période entre août et décembre 2016, contre les milices pro-ISIS à Syrte, les USA ont effectué 495 attaques de missiles, dont 60% ont été effectuées par des drones Reaper, dont la plupart ont décollé de Sicile). Plus récemment, les drones espions Global Hawk de la marine usaméricaine et les avions de patrouille maritime modernes P-8A Poseidon ont été utilisés dans des actes de provocation antirusse en Syrie et en Crimée. En outre, depuis août dernier, un détachement de l'escadron d'hélicoptères de combat HSC 28 de la marine, équipé d'appareils multirôles Sikorsky MH-60S Seahawk, opère à Sigonella pour renforcer les opérations usaméricaines en Méditerranée et en Afrique du Nord.

 


Les militants siciliens de la campagne No-War décrivent Sigonella comme une tumeur maligne qui se métastase dans toute la Sicile. Oui, parce que la base militaire a agi comme un promoteur et un accélérateur du processus asphyxiant de militarisation qui a affecté toute la région et les petites îles. La baie d'Augusta pour l'amarrage des sous-marins à propulsion nucléaire et à capacité nucléaire ; le MUOStro de Niscemi ; l'aéroport de Trapani- Birgi pour les avions radar AWACS et les avions de chasse de l'OTAN ; les centres radar de Marsala et de Noto-Mezzogregorio ; les hangars creusés dans la montagne à Pantelleria ; les forêts d'antennes radar et de guerre électronique à Lampedusa ; les polygones pour les exercices de guerre des forces armées italiennes et étrangères à Punta Bianca (Agrigente), Piazza Armerina et Corleone ; l'utilisation des ports de Messine, Catane et Palerme pour les escales et le ravitaillement des unités de la VIe flotte et des marines des pays de l'OTAN ; les décollages et les atterrissages des bombardiers et des avions de renseignement des contractants du Pentagone à partir des aéroports « civils » de Catane-Fontanarossa, Palerme-Punta Raisi et Pantelleria : Ce sont les petites et grosses néoplasies qui se sont répandues dans toute la Sicile, contribuant énormément à la crise sociale, économique, politique et environnementale. Les bases militaires, le militarisme et la militarisation ont profondément sapé l’accessibilité démocratique et le désir de délivrance des populations.

Les mouvements d'opposition n'ont pas manqué ; en effet, l'antimilitarisme et le rejet de la guerre ont été des pratiques constantes dans l'histoire récente de la Sicile. Les luttes contre les missiles nucléaires de Comiso et contre les méga-antennes MUOS ont certainement été les événements les plus importants et les plus passionnants. Mais les réponses de l'État et de ses institutions ont toujours été les mêmes : répression, violence et criminalisation généralisées. Malheureusement, à la guerre de chez nous s'est ajoutée à la guerre chez nous.


 

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