11/12/2021

PHILIPPE MARLIÈRE
Éric Zemmour, un pur produit de l'establishment français

 Philippe Marlière,  Open Democracy, 9/12/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

À la différence de Marine Le Pen, le candidat d'extrême-droite à la présidentielle, Zemmour, n'a aucun lien avec la tradition fasciste française. Son ascension     fulgurante    provient     du     courant dominant.



Ahmed Medjani, Algérie, 2019

 

Éric  Zemmour,  l'animateur  de  télévision  devenu  candidat  à  la présidentielle, est-il un fasciste ? Ses idées sur l'immigration, l'islam et le genre sont sans doute extrêmes. À ce jour, il a été condamné à deux reprises pour incitation à la haine raciale ou religieuse.


En  novembre  dernier,  l'homme  de  63  ans  a  été  rejugé  pour  des motifs  similaires,  suite  à  une  remarque  faite  à  la  télévision  en septembre   2020,   selon   laquelle   les   mineurs   étrangers   non accompagnés étaient « des voleurs et des violeurs » et que la France « devait les  renvoyer ».  Le  procès  est  en  cours,  l'avocat  de  Zemmour affirmant que les accusations sont « infondées ».


Son premier meeting électoral, qui s'est tenu dans la banlieue parisienne  de  Villepinte  en  début  de  semaine,  a  été  entaché  de scènes  de  violence  :  les  partisans  de  Zemmour,  dont  certains appartiennent à des groupes d'extrême droite et néo-nazis, ont  des militants antiracistes qui manifestaient pacifiquement.


Pourtant, coller l'étiquette de  « fasciste » à  Zemmour est  paresseux et inutile  :  cela  n'éclaire  pas  les  raisons  de  son  ascension  politique fulgurante,  ni  n'explique  ce  que  cette  percée  actuelle  représente pour la politique française.


Promu par les médias


Zemmour ressemble effectivement à un fasciste et a les idées d'un fasciste, mais contrairement à son adversaire électorale Marine Le Pen, la lideure du parti Rassemblement national, il n'a pas de lien direct  avec  la  tradition  fasciste  française.  Il  est  issu  du  courant dominant  de  la  politique  française,  ayant  passé  les  35  dernières années  dans  le  journalisme  conservateur.  Il  a  successivement travaillé pour des journaux et des médias tels que Le Quotidien de Paris et Le Figaro, des stations de radio familiales comme RTL et a eu  un  talk-show  populaire  sur  France  2,  la  principale  chaîne  de télévision publique.

Entre 2019 et 2021, il a été le rédacteur et le chroniqueur d'une émission quotidienne diffusée sur CNews, une chaîne d'information en clair qui  est  sous  le  contrôle  de  Vincent  Bolloré,  un  propriétaire  de médias  et  magnat  des  affaires.  Vincent  Bolloré,  un  catholique traditionaliste convaincu, s'est brouillé avec Emmanuel Macron. Le président a reproché à l'homme d'affaires d'utiliser ses médias pour établir  un  programme  réactionnaire.  Aujourd'hui,  hostile  à  la réélection de Macron, Bolloré est largement considéré comme un promoteur des idées d'extrême droite et a fait de CNews une sorte de pendant français de Fox News aux USA. Bolloré s'est servi de  Zemmour pour faire avancer son programme « loi et ordre » et islamophobe.

Né en Algérie de parents juifs algériens et élevé dans la banlieue de Paris, Zemmour incarne la vacuité des médias français, ce qui a sans aucun  doute  fait  de  lui  une  star  politique.  Diverses  chaînes  de télévision et stations de radio grand public ainsi que des journaux lui  ont  donné  une  tribune  pour  exercer  son  style  au  vitriol  et exprimer  ses  idées  racistes.  Zemmour  n'a  pas  été  confronté  à  un environnement   hostile.   Au   contraire,   il   est   la   créature   de l'establishment politique, médiatique et économique français, qui l'a protégé et promu au fil des années. 


Comme celles de Donald Trump, les opinions de Zemmour sur la « race », le  genre et  la  classe  sociale  sont  extrémistes  et  vulgaires.  Il existe cependant des distinctions entre les deux hommes. L'ancien président des USA ne fait pas semblant d'être cultivé et suit volontiers la culture pop. Zemmour, diplômé de l'université d'élite Sciences Po, se vante de (sa) haute culture et semble obsédé par l'histoire de France, qu'il déforme constamment en fonction de son agenda politique.

Lors  de  l'annonce  de  sa  candidature  à  la  présidence  française  la semaine dernière, Zemmour a passé beaucoup de temps à énumérer les noms de personnalités françaises du passé. Tous étaient blancs et la  plupart  étaient  des  hommes.  Sa  France  est  bloquée  dans  le passé : au XIXème  siècle en ce qui concerne la littérature, et dans les années 60-70, en ce qui concerne la culture populaire et la politique.

Le racisme gravé dans l'universalisme républicain

Comment peut-on avoir des idées d'extrême droite, voire fascistes, sans être à proprement parler un fasciste ? Zemmour aime à dire que   ses   deux   principaux   points   de   référence   politiques   sont Napoléon Bonaparte et Charles de Gaulle. Il est révélateur que les deux hommes, à des degrés divers, soient issus de l'aile autoritaire du  conservatisme  français.  Qui  plus  est,  cet  autoritarisme  (plus flagrant dans le cas de Napoléon) est compatible avec le discours républicain français traditionnel. Cette idéologie fédère aujourd'hui la droite et une grande partie de la gauche dans un récit patriotique qui érige l' « universalisme » en valeur suprême.


Le républicanisme universel est un élément clé des idées extrêmes de Zemmour - qui, paradoxalement, sont ancrées dans le courant dominant    de    la    politique    française.    Selon    la    conception universaliste   de   la   citoyenneté,  la   nation   française   est   une construction  politique  plutôt  qu'une  communauté  ethnique  ou culturelle prédéterminée. Tous les citoyens français sont considérés comme égaux,  indépendamment  de  leur  « rac »e,  de  leur  culture,  de leur  religion  ou  de  leur  sexe.  Le  républicanisme  français  est  dit « daltonien ».


Cette philosophie  est  l'héritage  de  la  révolution  française  et  est aujourd'hui soutenue avec force par de larges pans de l'échiquier politique,   de   la   gauche   populiste   de   Jean-Luc   Mélenchon   à l'extrême  droite  de  Marine  Le  Pen.  Zemmour  est  également  un partisan convaincu d'une idéologie dont le « daltonisme » permet aux racistes - comme lui - d'être également aveugles au racisme. Si le racisme      de      Zemmour (notamment      son      islamophobie obsessionnelle) emprunte à  cette  conception  universaliste  de  la citoyenneté,  il  le  fait  à  partir  d'un  point  de  vue  particulier  :  sa judéité.


Dans un discours prononcé devant l'Assemblée nationale française en décembre  1789,  le  comte  Stanislas  de  Clermont-Tonnerre résumait de manière célèbre la position universelle vis-à-vis des Juifs émancipés  :  « Il  faut  tout  refuser  aux  Juifs  comme  nation  et  tout accorder aux Juifs comme individus ». En d'autres termes, les Juifs sont français, non pas parce que l'État reconnaît qu'ils sont juifs, mais parce que, en tant qu'individus et citoyens, ils font partie de la communauté nationale. Une telle conception de la citoyenneté peut être considérée comme hautement assimilationniste, et hostile aux politiques multiculturelles de type britannique ou usaméricain.


On dit parfois  en  France  que  Zemmour  est  inconscient  de  ses propres  origines  juives.  Il  a  critiqué  les  familles  juives  qui  ont enterré leurs proches en Israël après une attaque terroriste contre une  école  juive  à  Toulouse,  et  a  affirmé  à  tort  que  le  régime  de Vichy  protégeait  les  Juifs  français.  Certains  critiques  décrivent Zemmour comme voulant être l'archétype du « bon juif » : celui qui veut être « plus goy que le goyim ». En fait, Zemmour agit comme un « Français israélite » typique ; une expression qui résume la judéité en tant que religion, et non en tant qu'identité culturelle plus large.


À partir de la Révolution française, de nombreux Juifs ont voulu être considérés comme des républicains irréprochables. Aux XIXème   et XXème  siècles, ils ont été des patriotes dévoués, ont servi leur pays en  tant  que  fonctionnaires  et  ont  fait  la  guerre  pour  défendre  la nation. Être juif - ou israélite - était une affaire purement privée. L’essentiel était d’être un citoyen français.  Zemmour est  peut-être raciste,    mais    son    racisme    découle    d'un    assimilationnisme intransigeant. Il se comporte comme un républicain zélé d'extrême droite. Cela ne signifie pas que tous les républicains de France sont racistes ou réactionnaires.  Cela montre  simplement  qu'un  raciste comme    Zemmour    peut    trouver    dans    le    républicanisme assimilationniste  un  outil  pratique  pour  exercer  sa  haine  des musulmans et des étrangers.


Une course présidentielle à l'extrême droite


Le racisme  de  Zemmour  est  bien  documenté.  Il a  récemment déclaré que les parents ne devraient être autorisés à donner à leurs enfants que des prénoms français "traditionnels" ; il a affirmé que les employeurs devraient avoir le droit de refuser des candidats arabes et noirs ; il a exprimé son admiration pour le général Bugeaud, qui a massacré des musulmans pendant la conquête coloniale de l’Algérie ; il est favorable à la réintroduction de la peine de mort ; et il estime que les hommes devraient exercer le pouvoir politique tandis que les femmes resteraient à la maison pour élever les enfants. En outre, il adhère à la théorie du  « grand  remplacement »,  selon  laquelle  les populations  européennes  blanches  sont  délibérément  remplacées par une immigration non blanche, théorie qui a été formulée pour la première  fois  par  l'écrivain  français  d'extrême  droite  Renaud Camus. (Cette même théorie du complot a motivé un suprémaciste blanc à commettre les  attentats  terroristes  de  2019  contre  deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, faisant 51 morts). Le   nom   du   nouveau   parti   de   Zemmour,   Reconquête,  fait  référence  à  la  Reconquista  qui  a  expulsé  les musulmans - et les juifs - d'Espagne.

Zemmour parviendra-t-il à  maintenir  le  cap  et  à  se  révéler  un concurrent  sérieux  ?  En tant que  débutant  absolu  en  politique  et avec peu de soutien sur le terrain, il a une tâche colossale sur les bras.  Qu’il réussisse ou  non sur le  plan électoral,  il a  déjà eu  un impact sur cette élection et sur la politique française en général. Ces dernières années,  on  a  assisté  à  un  grand  virage  à  droite.  Ce mouvement a commencé pendant la présidence de Sarkozy (2007-

2012), mais il s'est intensifié pendant le mandat de Macron. Le vote combiné pour  tous  les  candidats  de  la  droite  (Macron  et  Valérie Pécresse, la candidate récemment désignée pour Les Républicains) et de l'extrême droite (Zemmour et Le Pen) atteint désormais 70-75%, selon les sondages. La gauche fragmentée est historiquement faible et n'a aucune influence sur les principaux débats politiques.


En effet, les politiciens français passent peu de temps à discuter des questions socio-économiques. Les débats les plus polarisés tournent autour des guerres culturelles. En France, elles se concentrent sur l'immigration, l'islam et sa prétendue menace pour la laïcité et les valeurs républicaines françaises, la culture et l'éducation.  Les attaques contre l’islamo-gauchisme et la « culture woke ». Celles-ci renforcent     la     main     de     l'extrême     droite, qui     prospère traditionnellement sur ces questions.

En février 2021, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, lors d'un débat avec Le Pen, a affirmé qu'elle n'était « pas assez ferme sur  l'islam ».  Le  Pen,  en  retour,  a complimenté  Darmanin  sur  son dernier livre, Le séparatisme islamiste, en disant qu'elle aurait  pu l'écrire. Au premier tour de la sélection de leurs candidats, les membres de Les Républicains ont placé Éric Ciotti, qui se situe dans l'aile d'extrême droite du parti, devant tous les autres. Ciotti, qui est une copie  conforme  de  Zemmour  sur  l'immigration  et  l'islam,  a déclaré qu'il serait heureux de le soutenir, si Zemmour se qualifiait pour le second tour et affrontait Macron. Le virage radical à droite des Républicains  pourrait  inciter  les  électeurs  conservateurs  à soutenir Zemmour et, ironiquement, faire passer Le Pen pour une figure plutôt modérée - ce qu'elle n'est pas, bien sûr. Éric Zemmour a  peut-être  une  chance  historique  de  rallier  de  larges  pans  de l'électorat  conservateur  et  d'extrême  droite.  S'il  y  parvient,  cela provoquerait   un   réalignement   cataclysmique   de   la   politique française, encore plus dramatique que celui provoqué par Macron en 2017.

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