01/12/2021

JAMES KWAK
On connaît les péchés d'Amazon : est-ce qu’on s’en soucie ?
Note de lecture du livre « Le Système Amazon » d’ Alec MacGillis

James Kwak, The Washington Post, 19/3/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

James  Kwak  est  professeur  de  droit de la chaire Jesse  Root  à l'université  du Connecticut et l'auteur, tout récemment, de "Take Back Our Party : Restoring the Democratic Legacy". @jamesykwak

Des travailleurs qui sont signalés par un algorithme pour un éventuel licenciement s'ils sont à la traîne en termes de productivité. Des allégements fiscaux massifs pour attirer d'énormes centres de données alimentés par des lignes électriques payées par des familles ordinaires. Des petites entreprises écrasées par une commission de 15 % sur les ventes à leurs clients de longue date et mises sur la paille par un intermédiaire qui utilise leurs propres données pour les concurrencer.

 L'entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama, où les employés s'efforcent de se syndiquer. Dans tout le pays, les limites imposées au droit d'organisation ont aidé Amazon à repousser les syndicats (Elijah Nouvelage/Bloomberg News)

Des manifestants défilent à Manhattan pour soutenir les travailleurs de l'entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama, qui cherchent à former un syndicat

Ce sont quelques-unes des façons souvent décriées dont Amazon a remodelé l'Amérique. Mais si c'était ce que nous voulions vraiment ?

C'est la question qui se pose dans Le Système Amazon, Une histoire de notre futur (orig. "FulfillmentWinning and Losing in One-Click America"), un tour d'horizon des États-Unis d'Amazon par le journaliste Alec MacGillis. (Le fondateur et PDG d'Amazon, Jeff Bezos, est propriétaire du Washington Post.) Chaque chapitre offre une perspective différente de l'impact que le mastodonte de Seattle a eu sur la société usaméricaine. Ensemble, ils montrent comment la transformation du shopping s'est répercutée en amont, modifiant l'expérience du travail, les relations entre les entreprises et leurs clients, la gestion de l'information et, finalement, la répartition des richesses entre gagnants et perdants de la nouvelle économie.

MacGillis nous emmène des centres de distribution de Sparrows Point dans le Maryland, autrefois le site de la plus grande aciérie de Bethlehem Steel, aux entreprises de fournitures de bureau d'El Paso, désormais contraintes de vendre à leurs meilleurs clients par le biais de la place de marché (Marketplace) d'Amazon, aux usines de carton de l'Ohio qui nourrissent l'appétit vorace des consommateurs usaméricains, et à de nombreux points intermédiaires.

« Notre philosophie de base est fermement ancrée dans le travail à rebours à     partir de ce que veulent les clients », a répondu Nate Sutton, avocat général associé d'Amazon, lorsqu'une commission du Congrès a remis en question la puissance économique inégalée de l'entreprise. Si les histoires individuelles relatées dans "Fulfillment" font froid dans le dos, elles sont peut-être la conséquence naturelle du travail à rebours - de la satisfaction - des désirs des consommateurs. Après tout, nous vivons dans une société capitaliste, et le capitalisme de marché consiste à utiliser les préférences des clients pour régir l'activité économique.

En voici un exemple. Plus de la moitié des ménages usaméricains souhaitent bénéficier d'une expédition en deux jours (ou plus rapide) sur un nombre illimité d'articles pour seulement 119 dollars par an. Pour y parvenir, Amazon doit tirer le maximum d'efficacité de ses employés. D'où les pauses toilettes limitées et l'algorithme de productivité. Les entreprises ont toujours cherché à réduire leurs coûts. Ce qui a changé, c'est qu'Amazon sait très bien utiliser la technologie pour accroître l'efficacité. Walmart punit ses employés pour "vol de temps" depuis des décennies. Amazon est simplement meilleur dans ce domaine.

On peut déduire du rapport de MacGillis qu'Amazon ne rend pas le monde meilleur en général. Elle pourrait utiliser son énorme stock de talents et de capitaux pour créer des lieux de travail plus sûrs. Mais, comme l'écrit MacGillis, « une étude [2019] de vingt-trois entrepôts d'Amazon par le Center for Investigative Reporting a révélé que les blessures graves étaient signalées à un taux plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale du secteur de l'entreposage ». Amazon a affirmé « qu'elle était simplement plus responsable en matière de déclaration des blessures que les autres entreprises » et qu'elle avait augmenté ses investissements dans la sécurité. Mais des recherches supplémentaires menées en 2020 par le Center for Investigative Reporting ont révélé que le bilan d'Amazon en matière de sécurité se dégradait. Un journaliste du centre, Will Evans, s'exprimant dans l'émission "PBS NewsHour", a déclaré : « Les dossiers internes montrent que son taux de blessures a augmenté chaque année entre 2016 et 2019 ». Amazon pourrait également rendre la livraison de colis plus sûre, pourtant ses chauffeurs reçoivent moins de formation que ceux d'UPS, note MacGillis, et Amazon évite d'être tenu responsable de leurs accidents car de nombreux chauffeurs sont des entrepreneurs indépendants. Amazon pourrait utiliser son pouvoir de marché pour aider à garantir la qualité des produits, mais les ventes de masques contrefaits et de produits frauduleux ont fleuri sur son site au cours des premiers mois de la pandémie de coronavirus, malgré les efforts de l'entreprise pour sévir.

Dans le portrait de MacGillis, Amazon pourrait suivre l'exemple d'Henry Ford en utilisant une partie de ses dizaines de milliards de dollars de bénéfices pour augmenter le pouvoir d'achat de ses travailleurs et soutenir la classe moyenne. Au lieu de cela, l'entreprise a pour seul objectif de permettre à ses clients d'acheter des produits à bas prix et de les obtenir rapidement, tout en faisant gagner de l'argent à ses actionnaires.

Critiquer Amazon est facile. Mais beaucoup de politiciens et de personnes occupant des postes élevés ont aidé l'entreprise dans son épanouissement. "Fulfillment" est aussi l'histoire d'un système politique captivé par l'idée que ce qui est bon pour Amazon est bon pour l'USAmérique. Les États et les collectivités locales ont accordé des millions de dollars d'allégements fiscaux pour attirer des centres de traitement des commandes offrant des emplois peu rémunérés et à fort taux de rotation. Les gouvernements locaux et les agences fédérales ont abandonné certains de leurs fournisseurs locaux de longue date pour comparer les prix sur la Marketplace d'Amazon. Un directeur d'État de l'Occupational Safety and Health Administration (Administration de la sécurité et de la santé au travail), désireux de voir son État rester dans les bonnes grâces d'Amazon, a conseillé l'entreprise sur la manière de minimiser les sanctions en cas de décès sur le lieu de travail, rapporte MacGillis. Des décennies de limitations du droit d'organisation permettent à Amazon de maintenir facilement ses lieux de travail sans syndicat. Et l'approche non interventionniste du ministère de la Justice en matière d'application des lois antitrust permet à la société d'exploiter les données de ses vendeurs pour concevoir des produits copiés et les vendre sous sa propre marque. Une sous-commission du Congrès qui s'est penchée sur les "plates-formes en ligne et le pouvoir de marché" a découvert, comme l'écrit MacGillis, qu' « Amazon avait en fait qualifié les vendeurs tiers sur le site de "concurrents internes", plutôt que de "partenaires" comme elle l'avait proclamé publiquement ».

Nous avons déjà vu cette histoire. Au début des années 1990, les démocrates et les républicains ont accordé des avantages au secteur financier, ouvrant la voie à une orgie de prêts à risque et d'ingénierie financière qui ont fait grimper les prix de l'immobilier à des hauteurs vertigineuses. Les politiciens ont affirmé que la libération des flux de capitaux générerait la prospérité pour tous. Les régulateurs ont rivalisé pour être aussi laxistes que possible afin de s'attirer les faveurs des institutions financières. Nous savons comment cela a fini.

Depuis la crise financière et la grande récession, Amazon a habilement coopté les politiciens du monde entier pour minimiser les impôts et maximiser les profits. Cette fois, cependant, il n'y a pas de bulle. Au contraire, il n'y a qu'un gouffre qui ne cesse de se creuser : entre les communautés rurales pauvres qui fournissent la main-d'œuvre nécessaire à   la chaîne d'approvisionnement d'Amazon et les riches villes côtières où les membres de la classe capitaliste peuvent satisfaire tous leurs désirs en deux heures ou moins.

 

À   Seattle, la hausse des loyers alimentée par la richesse technologique a jeté des milliers de personnes à la rue. En 2018, le conseil municipal a proposé une nouvelle taxe sur les entreprises pour faire face à la crise des sans-abri. Amazon est parti en guerre contre cette taxe, finançant l'opposition et mettant en pause la construction de sa prochaine tour de bureaux.

C'est ce que font les entreprises, mais MacGillis est particulièrement critique à l'égard des riches progressistes de Seattle qui se sont rangés du côté d'Amazon, obligeant le conseil municipal à faire marche arrière. Il cite Sara Rankin, professeur de droit : « À Seattle, beaucoup de gens se vantent d’être progressistes, mais ils sont aussi immergés dans cette bulle de richesse extraordinaire, et on ne peut s'empêcher de commencer à développer un sentiment de bon droit ». Au bout du compte, ils ont décidé qu'ils préféraient la pauvreté au milieu de l'abondance, plutôt que de s'attirer les foudres d'Amazon.

La politique de Seattle est peut-être une métaphore appropriée de notre société. Après des années de reportages, nous savons comment Amazon traite ses travailleurs, comment elle presse ses vendeurs, comment elle dévaste les petites entreprises et comment elle extorque de l'argent aux États et aux collectivités locales (sans parler de la vie privée). Nous savons que nos élus jouent le jeu. Nous n'en sommes pas heureux, mais nous continuons à acheter. Qu'est-ce que cela dit de nous ?


Alec MacGillis
Le Système Amazon
Une histoire de notre futur

Traduit par Morgane Saysana et Guillaume Contré

Seuil 2021
24.00 €
432  
pages
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