26/08/2021

GIDEON LEVY
Peut-on s’en faire uniquement pour un soldat israélien blessé, et pas pour les victimes gazaouies aussi ?

Gideon Levy, Haaretz, 26/8/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Est-il permis de regarder dans une autre direction ? Est-ce même possible ? La blessure grave du policier des frontières Barel Hadaria Shmueli a plongé Israël dans une manifestation presque sans précédent d'inquiétude et de couverture médiatique, associée à un aveuglement moral. Son père désemparé réprimande les dirigeants du pays, quelqu'un enregistre les conversations pénibles et les envoie à d'autres, quelqu'un d'autre s'empresse de les rendre publiques et d'en faire toute une histoire ; un compte-rendu minutieux est tenu et une dénonciation est émise pour quiconque a mis trop de temps à rendre visite ou n'a pas rendu visite du tout ; le chef d'état-major des FDI et les ministres du gouvernement se faufilent dans l'hôpital par la porte de derrière de peur que les accusations furieuses de la famille à leur encontre ne soient rendues publiques, tandis que les prières de masse se poursuivent à l'extérieur.

 

Un manifestant gazaoui porte un jeune blessé lors d'affrontements avec les forces israéliennes au cours d'une manifestation près de la frontière israélienne, samedi 22 août. Photo : Said Katib / AFP

 Il existe un système de classement pour les blessés, également, en termes d'intérêt public, tout comme pour les morts et les captifs - sur la base de leur identité, de leurs affiliations et de leur politique. Il y a Hadar Goldin et Shmueli et il y a d'autres familles. Shmueli n'est pas le premier, et ne sera pas le dernier, à être gravement blessé. La douleur de sa famille et de ses amis est tout à fait humaine et compréhensible. Elle l'est moins pour tous les autres.

Une fois de plus, à la frontière de Gaza, les choses sont chamboulées. La victime devient l'accusé, le tyran devient la victime. À travers la fente du mur de Gaza, il n'est permis de tirer que dans une seule direction. Tirer dans la direction opposée est un crime pour lequel les deux millions d'habitants de Gaza doivent être punis. Shmueli est un policier et un tireur d'élite qui a été amené à la clôture pour tirer sur les manifestants. Selon quel critère moral est-il acceptable qu'un tireur d'élite israélien tire sur des manifestants alors qu'un Palestinien n'a pas le droit de tirer sur ceux qui lui tirent dessus ?

Les manifestants sont des habitants du ghetto de Gaza dont chaque manifestation est une protestation pour leur liberté, leur honneur et leur vie. Aucune manifestation n'est plus morale et plus juste, même si c'est le Hamas qui l'organise et même s'ils jettent des pierres et lancent des ballons incendiaires. Ils sont confrontés à une armée bien équipée dont les commandants ont menacé hier d'être encore plus agressifs, comme le demande le père de Barel. Lorsque les armées d'autres pays tirent sur les manifestants, les Israéliens gloussent de désapprobation : quels régimes diaboliques ce sont. Mais quand notre armée fait cela, elle n'est pas seulement pure, elle est la victime. Le "terroriste" a osé tirer sur le sniper qui venait l'abattre. Quelle barbarie, quels sauvages ils sont à Gaza, nous devons les écraser avec tout ce que nous avons. Demandez aux gens qui prient sur le parking de l'hôpital Soroka.

Au moment où Shmueli a été blessé, ses camarades tiraient des balles réelles qui ont blessé des dizaines de manifestants. La plupart ont été touchés aux jambes - il faut bien laisser quelque chose pour les prochaines  - mais Omar Abou Nil a été touché à la tête. Il est difficile d'en savoir beaucoup sur lui ; les chercheurs de B'Tselem à Gaza ont dû aider à trouver son nom. Il est âgé de 13 ans. Il est né dans le ghetto et vivait dans la ville de Gaza. Au début, on a dit qu'il était gravement blessé. Il y a deux jours, B'Tselem a appris que son état s'était amélioré et qu'il était désormais modéré. Il n'a certainement mis la vie de personne en danger, il avait certainement le droit de protester contre la réalité dans laquelle il est né et a été condamné à vivre, peut-être pour toujours.

S'il se rétablit, rien ne l'attendra dans le ghetto de Gaza. Sans rien savoir de lui, on peut déjà dire qu'il est condamné à vivre sans présent et sans avenir. Il ne peut que rêver de voler quelque part, d'être dans un endroit qui n'est pas Gaza. Il n'y a pas de prières de masse pour son rétablissement, son père ne réprimande pas tous ceux qu'il voit, et les médias palestiniens l'ignorent aussi - il y en a tellement d'autres comme lui, après tout.

À    Gaza, il y a plus de 300 familles endeuillées par la précédente vague de manifestations, au moins 36 familles qui ont perdu des enfants tués par ce mur maudit, et des milliers de familles dont un membre est blessé ou handicapé parmi les 27 000 qui ont été blessés, dont 88 ont perdu un membre.

Personne ne pense à eux. Personne ne parle du garçon Omar. Est-il permis en Israël de s'inquiéter pour lui ? Est-il permis de penser qu'il est la principale victime ? Ou sommes-nous tous des Shmueli, seulement des Shmueli ?

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