Contributeur anonyme, Mondoweiss, 31/10/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Cette lettre ouverte a été rédigée par un critique culturel, écrivain et artiste palestinien qui a choisi de publier sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles de la part du régime israélien, qui soumet les voix palestiniennes à une campagne brutale de répression et d’arrestations depuis le 7 octobre.
Cher Slavoj Žižek,
Il y a environ deux semaines, vous avez publié un article [en anglais, néerlandais et allemand] affirmant que “la véritable ligne
de démarcation en Israël-Palestine” se situe entre les “fondamentalistes” des
deux côtés et tous ceux qui recherchent réellement la “paix”, ce par quoi vous
appelez à une position qui ne choisisse pas entre une “faction dure” et l’autre.
Bien que vous mettiez les deux sur un pied d’égalité en principe, vous
commencez et terminez votre article par une condamnation sans appel de la
conduite du Hamas, sans jamais condamner explicitement l’autre “faction dure”
pour la même conduite, qu’elle a menée lentement et quotidiennement au cours
des 75 dernières années. Je commence ma réponse par une question fondamentale :
en tant que quoi parlez-vous ?
Des Palestiniens brandissent des drapeaux du Hamas et du Jihad islamique lors d’une marche à Hébron pour exprimer leur solidarité avec Gaza, le 27 octobre 2023. (Photo : Mamoun Wazwaz/APA Images)
Parlez-vous en tant que philosophe strictement occidental engagé dans un projet occidental, tristement célèbre pour sa tradition séculaire de colonialisme “moralement négligé” qui n’a pas encore pris fin, pour l’histoire usée du civil et du barbare ? Si c’est le cas, j’accepte votre position et je n’ai rien d’autre à vous dire. Vous avez choisi votre camp. Mais si vous vous exprimez en tant que philosophe, je m’attends à un minimum de pensée critique dans votre position - surtout, à l’égard du canon politique sur lequel vous fondez votre évaluation, votre vision et votre appel à l’action. Je n’en attendais pas moins de la star de la “critique de l’idéologie”, qui est indubitablement rompue à la détection de l’autorité brutale et étendue de la manipulation idéologique - en particulier vu que les perspectives géopolitiques occidentales les plus courantes sur le Moyen-Orient ont souvent été altérées par de telles manipulations.
Votre principale réflexion sur l’idéologie était qu’elle fonctionne comme telle ; nous n’y croyons pas, mais nous la pratiquons, comme l’illustre le moment culminant du film They Live [Invasion Los Angeles, John Carpenter, 1986], où, sous tous ces titres audacieux et sensationnalistes, se cache une conception plus profonde et plus dérangeante du sujet. C’est ce que l’on peut voir dans les titres des panneaux d’affichage virtuels et physiques des médias occidentaux après le 7 octobre et ses atrocités présumées - viols, bébés décapités et autres massacres si innommables que toute personne en prenant connaissance sera affectée sur le plan humain.
Ces actions sont présentées comme violentes et
apolitiques alors qu’elles sont le fait d’une faction politique qui mène une
guerre pour la justice et la libération. Certaines de ces affirmations
brutales, comme le mythe des “bébés
décapités”, ont été réfutées par de nombreuses
personnes, y compris les Israéliens et le président usaméricain Biden. Pendant
ce temps, d’autres affirmations ont été au moins contestées, et beaucoup ont
été réfutées par
les témoignages d’otages israéliens libérés. Certains d’entre eux ont audacieusement
déclaré que les participants au festival de musique, par exemple, n’avaient pas
été exécutés par le Hamas, mais qu’ils avaient été tués au cours d’un échange
de tirs, suggérant qu’il s’agissait de tirs amis israéliens, qui ne semblaient
pas s’inquiéter de la présence de civils sur leur chemin. Avec de telles
contradictions et l’occultation de tous les médias, la vérité sur les
événements de cette journée reste inconnue.
Pourtant, on insiste lourdement pour assimiler une
faction de la résistance palestinienne née dans le contexte évident de l’occupation
militaire à Daech, en dépit de leurs histoires conflictuelles et de leurs
objectifs et idéologies différents. Cette tentative, qui remonte à la guerre de
2014 contre Gaza, a été faite par Netanyahou pour la campagne électorale de son
parti de droite, et a déjà été rejetée par des universitaires israéliens comme une distorsion de la réalité destinée à éluder
les négociations. D’un point de vue critique, la résurgence de cette affirmation
dans le climat politique actuel se présente comme un abus de plus d’une
atmosphère croissante d’islamophobie en Occident pour s’assurer un soutien
inconditionnel à Israël.
Ce postulat soulève des doutes non seulement sur l’intégrité
des médias, mais aussi sur l’ensemble de l’appareil politique occidental, car
il s’appuie sur un rejet unilatéral des factions de résistance comme étant du
pur terrorisme au nom de l’Islam, tout en insistant sur un récit rival de “légitime
défense” politiquement justifiée. Si ces doutes doivent être pris en
considération - et ils devraient l’être - les positions politiques, les
histoires et les contextes ont une grande importance. Si vous rejetez le Hamas
(et d’autres mouvements de résistance) comme étant du terrorisme, ne
risquez-vous pas de rejeter toute l’histoire de la lutte armée palestinienne
contre une occupation armée ?
Vous commencez par revendiquer une voie à suivre au
moyen d’un contexte historique, mais votre réflexion historique semble exclure
la part dans laquelle la résistance palestinienne est formée et façonnée à l’échelon
national. Rejeter la résistance en tant que terrorisme revient à la
décontextualiser politiquement et à priver les Palestiniens du droit
fondamental à l’organisation et à l’aspiration politiques. Cela rend le sujet
palestinien nihiliste et conduit à des interprétations erronées telles que
votre description de l’Intifada de Jérusalem de 2015, appelée “Intifada des couteaux”, comme une expression violente du désespoir. Une telle
approche sociologique de la politique doit être sérieusement révisée.
Dans les cas d’attentats suicides perpétrés par des “loups solitaires”, il peut y avoir un petit nombre d’attaquants motivés par le désespoir économique ou personnel, mais la plupart d’entre eux consacrent en fait leurs actions au projet de résistance générale, généralement sous la forme d’un testament écrit. Dans de nombreux cas, si l’on se réfère aux publications antérieures de ces individus sur les médias sociaux, ce n’est qu’après leur martyre que leurs intentions politiques commencent à prendre un sens. Ces tentatives locales reconnaissent le peu de temps dont on dispose pour “agir” dans le cadre de telles initiatives. Elles tiennent compte de la nature de la police israélienne, des soldats, des forces de sécurité et même de la population, en particulier à Jérusalem - ces forces sont toujours en alerte et prêtes à la violence, à la fois pour l’infliger et la recevoir. Dans de telles confrontations de guérilla, même un cri de “Palestine libre” mettrait en péril la “mission”. Il s’agit d’une notion contextuelle de base.
« La résistance est une entreprise
continuellement viable ». Cette phrase revient sur les murs de graffitis
de toutes les villes palestiniennes et sur les murs virtuels des plateformes de
médias sociaux. Elle incarne une philosophie inventée par le martyr
intellectuel le plus célèbre de Palestine, Basil al-Araj [1], qui s’est
transformée en une théorie de la résistance dans la culture nationale
palestinienne et qui englobe la conviction qu’un acte de résistance sera
toujours récompensé par la réalisation d’objectifs nationaux - si ce n’est pas
de son vivant, ce sera dans la vie des générations futures. Il n’y a pas de “mort
pour la mort”, pas de “violence” dépourvue d’un sous-texte politique. Il s’agit
d’un investissement de la vie individuelle dans une vie collective libre. Une dissolution
dans le peuple.
Cela met l’accent sur le caractère sacré du rôle
collectif de l’individu, une position cruciale dans la réponse à la destruction
systématique de la capacité d’auto-organisation des Palestiniens. Le sociologue
norvégien Johan Galtung a inventé le terme de “sociocide”
pour décrire ce qu’Israël pratique sur les Palestiniens, ce qui implique la
destruction de leur capacité d’auto-création et de récréation en tant que
communauté. Cela permet de comprendre comment la notion religieuse de “djihad”,
ou “guerre sainte”, est devenue pertinente, voire impérative, pour la cause
nationale palestinienne.
Le besoin omniprésent d’un lien plus fort avec la
lutte pour la libération, quelque chose de matériellement indestructible comme
la foi, a donné naissance au
“djihad” en tant que forme de lutte. La foi confère aux individus la résilience
nécessaire pour soutenir un consensus collectif, même dans l’isolement
politique, et le djihad, dans son sens linguistique de base, consiste à “exercer
le maximum de pouvoir et d’efforts” [2]. [Si l’on examine le contexte
historique, le Hamas et le Djihad islamique, les principales factions de
résistance islamique de Palestine, ont été créés après l’échec du nationalisme
arabe et la défaite de 1967. Pour les Palestiniens, la religion a été et
continue d’être un engagement indéfectible envers leur cause, un pacte sacré
vers la libération.
Cela peut échapper aux observateurs occidentaux. Comme
le souligne le journaliste Omar Al-Agha dans un article pour
Al Jazeera, l’incapacité
d’Israël et de l’Occident à prédire le Hamas s’explique par leur incapacité à
comprendre pleinement les intentions d’un “combattant dogmatique” politique,
qui constitue l’élément central de la résistance palestinienne. Cette lutte,
comme il l’explique, découle d’un changement historique dans la pensée
occidentale.
Cette évolution se caractérise par la conviction que
la société occidentale incarne l’apogée du développement humain et s’éloigne
des considérations théologiques. Al-Agha fait même la différence entre les
combattants dogmatiques et les combattants idéologiques que l’observateur
occidental connaît sous le nom de
“combattants communistes”. Leur principale différence est la composante de la
foi et la croyance en une récompense sous la forme d’une vie après la mort.
Ce diagnostic se complique encore lorsqu’on examine la
synthèse de ce dogme au sein d’une “structure organisée”, comme un projet de
résistance nationale, qui signifie la formation d’un groupe politique. Cette
synthèse conduit à une évolution de la perception de la récompense pour l’individu
- la forme de la récompense elle-même ne change pas en ce qui concerne une vie “après”,
mais la croyance en la récompense subit une transformation. D’abord fondée sur
le concept d’un au-delà personnel récompensé, cette croyance évolue pour
englober une dimension nationale plus large, une vie collective initiée par la
mort du combattant. Cette “vie après la mort” devient la récompense
politico-terrestre, l’occasion d’une meilleure existence collective.
Cette sociologie peut également être détectée dans la formation et l’activation
de la « salle
commune pour les factions de la résistance palestinienne », où les
factions gauchistes et communistes se joignent aux factions islamiques,
suspendant les différences (même entre islamistes) pour les résoudre
politiquement après la libération. En outre, une analyse anthropologique du “public”
palestinien et arabe de la résistance révèle un spectre diversifié d’individus,
comprenant des libéraux, des chrétiens, des athées, des communistes, des queers
et des féministes, une composition qui rappelle celle d’une foule politique “laïque”.
Ces analyses, et bien d’autres, démystifient les
récits de “fondamentalisme” et d’“antisémitisme” vicieusement entretenus par l’Occident
à l’égard de toute tentative de libération palestinienne. Ce n’est un secret
pour personne que le monde occidental est devenu un environnement hostile et
même violent pour la liberté d’expression sous le faux prétexte de l’antisémitisme.
Ces images de violence déchaînée contre les manifestants propalestiniens par l’appareil
d’État en Europe sont trop semblables à celles des forces israéliennes contre
les manifestants palestiniens. Comme vous le dites, professeur Žižek, la
violence signifie l’échec de l’autorité paternelle, ce qui soulève une question
: l’Occident a-t-il jamais voulu que les Palestiniens tendent la main
politiquement, ou le discours sur le “fondamentalisme” est-il une tentative d’annuler
les aspirations palestiniennes autonomes en les réduisant à la haine pure et à
l’anéantissement du peuple juif ?
Même des voix israéliennes ont considéré la libération inconditionnelle des
captifs et le
traitement humain qu’ils ont reçu de la part du personnel du Hamas, comme ils l’ont
déclaré à la presse, comme une indication que des
pourparlers de paix, ou même des pourparlers politiques avec le Hamas, sont
possibles. Mais qu’est-ce que cela signifierait pour “l’État d’Israël” ? Et
pourquoi toute discussion sur la “paix” doit-elle être précédée d’une
condamnation exclusive du Hamas, et non de la condamnation inconditionnelle de l’exercice
de la violence ? Alors que les accords
internationaux légitiment la résistance, pourquoi la légitimité de la
résistance politique palestinienne doit-elle être pointée du doigt, même par
les voix les plus critiques de l’Occident ?
Ce sont peut-être là les véritables lignes de fracture
en Israël-Palestine, professeur Žižek : les récits centrés sur l’Occident qui
maintiennent activement les initiatives politiques palestiniennes en dehors de
la sphère politique. Ce changement d’approche est peut-être la clé d’une
élimination pratique de la violence sur ce territoire. En fin de compte, tous
les Palestiniens que je connais, ceux qui ont souffert trop longtemps, sont
principalement opposés à la violence contre toute vie innocente.
Notes
[1] Basil al-Araj. I Have
Found My Answers: Thus Spoke the Martyr Basil al-Araj (2018).
[2] Edward Lane, An Arabic-English Lexicon, vol. 1 (London: Williams and Norgate, 1865), 473.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire