01/11/2023

CONTRIBUTEUR ANONYME
Une lettre au philosophe le plus dangereux d’Occident
Un Palestinien répond à Slavoj Žižek

 Contributeur anonyme, Mondoweiss, 31/10/2023
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Cette lettre ouverte a été rédigée par un critique culturel, écrivain et artiste palestinien qui a choisi de publier sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles de la part du régime israélien, qui soumet les voix palestiniennes à une campagne brutale de répression et d’arrestations depuis le 7 octobre.

Cher Slavoj Žižek,

Il y a environ deux semaines, vous avez publié un article [en anglais, néerlandais et allemand] affirmant que “la véritable ligne de démarcation en Israël-Palestine” se situe entre les “fondamentalistes” des deux côtés et tous ceux qui recherchent réellement la “paix”, ce par quoi vous appelez à une position qui ne choisisse pas entre une “faction dure” et l’autre. Bien que vous mettiez les deux sur un pied d’égalité en principe, vous commencez et terminez votre article par une condamnation sans appel de la conduite du Hamas, sans jamais condamner explicitement l’autre “faction dure” pour la même conduite, qu’elle a menée lentement et quotidiennement au cours des 75 dernières années. Je commence ma réponse par une question fondamentale : en tant que quoi parlez-vous ?

Des Palestiniens brandissent des drapeaux du Hamas et du Jihad islamique lors d’une marche à Hébron pour exprimer leur solidarité avec Gaza, le 27 octobre 2023. (Photo : Mamoun Wazwaz/APA Images)

Parlez-vous en tant que philosophe strictement occidental engagé dans un projet occidental, tristement célèbre pour sa tradition séculaire de colonialisme “moralement négligé” qui n’a pas encore pris fin, pour l’histoire usée du civil et du barbare ? Si c’est le cas, j’accepte votre position et je n’ai rien d’autre à vous dire. Vous avez choisi votre camp. Mais si vous vous exprimez en tant que philosophe, je m’attends à un minimum de pensée critique dans votre position - surtout, à l’égard du canon politique sur lequel vous fondez votre évaluation, votre vision et votre appel à l’action. Je n’en attendais pas moins de la star de la “critique de l’idéologie”, qui est indubitablement rompue à la détection de l’autorité brutale et étendue de la manipulation idéologique - en particulier vu que les perspectives géopolitiques occidentales les plus courantes sur le Moyen-Orient ont souvent été altérées par de telles manipulations.

Votre principale réflexion sur l’idéologie était qu’elle fonctionne comme telle ; nous n’y croyons pas, mais nous la pratiquons, comme l’illustre le moment culminant du film They Live [Invasion Los Angeles, John Carpenter, 1986], où, sous tous ces titres audacieux et sensationnalistes, se cache une conception plus profonde et plus dérangeante du sujet. C’est ce que l’on peut voir dans les titres des panneaux d’affichage virtuels et physiques des médias occidentaux après le 7 octobre et ses atrocités présumées - viols, bébés décapités et autres massacres si innommables que toute personne en prenant connaissance sera affectée sur le plan humain.

Ces actions sont présentées comme violentes et apolitiques alors qu’elles sont le fait d’une faction politique qui mène une guerre pour la justice et la libération. Certaines de ces affirmations brutales, comme le mythe des “bébés décapités, ont été réfutées par de nombreuses personnes, y compris les Israéliens et le président usaméricain Biden. Pendant ce temps, d’autres affirmations ont été au moins contestées, et beaucoup ont été réfutées par les témoignages d’otages israéliens libérés. Certains d’entre eux ont audacieusement déclaré que les participants au festival de musique, par exemple, n’avaient pas été exécutés par le Hamas, mais qu’ils avaient été tués au cours d’un échange de tirs, suggérant qu’il s’agissait de tirs amis israéliens, qui ne semblaient pas s’inquiéter de la présence de civils sur leur chemin. Avec de telles contradictions et l’occultation de tous les médias, la vérité sur les événements de cette journée reste inconnue.

Pourtant, on insiste lourdement pour assimiler une faction de la résistance palestinienne née dans le contexte évident de l’occupation militaire à Daech, en dépit de leurs histoires conflictuelles et de leurs objectifs et idéologies différents. Cette tentative, qui remonte à la guerre de 2014 contre Gaza, a été faite par Netanyahou pour la campagne électorale de son parti de droite, et a déjà été rejetée par des universitaires israéliens comme une distorsion de la réalité destinée à éluder les négociations. D’un point de vue critique, la résurgence de cette affirmation dans le climat politique actuel se présente comme un abus de plus d’une atmosphère croissante d’islamophobie en Occident pour s’assurer un soutien inconditionnel à Israël.

Ce postulat soulève des doutes non seulement sur l’intégrité des médias, mais aussi sur l’ensemble de l’appareil politique occidental, car il s’appuie sur un rejet unilatéral des factions de résistance comme étant du pur terrorisme au nom de l’Islam, tout en insistant sur un récit rival de “légitime défense” politiquement justifiée. Si ces doutes doivent être pris en considération - et ils devraient l’être - les positions politiques, les histoires et les contextes ont une grande importance. Si vous rejetez le Hamas (et d’autres mouvements de résistance) comme étant du terrorisme, ne risquez-vous pas de rejeter toute l’histoire de la lutte armée palestinienne contre une occupation armée ?

Vous commencez par revendiquer une voie à suivre au moyen d’un contexte historique, mais votre réflexion historique semble exclure la part dans laquelle la résistance palestinienne est formée et façonnée à l’échelon national. Rejeter la résistance en tant que terrorisme revient à la décontextualiser politiquement et à priver les Palestiniens du droit fondamental à l’organisation et à l’aspiration politiques. Cela rend le sujet palestinien nihiliste et conduit à des interprétations erronées telles que votre description de l’Intifada de Jérusalem de 2015, appelée “Intifada des couteaux”, comme une expression violente du désespoir. Une telle approche sociologique de la politique doit être sérieusement révisée.

Dans les cas d’attentats suicides perpétrés par des “loups solitaires”, il peut y avoir un petit nombre d’attaquants motivés par le désespoir économique ou personnel, mais la plupart d’entre eux consacrent en fait leurs actions au projet de résistance générale, généralement sous la forme d’un testament écrit. Dans de nombreux cas, si l’on se réfère aux publications antérieures de ces individus sur les médias sociaux, ce n’est qu’après leur martyre que leurs intentions politiques commencent à prendre un sens. Ces tentatives locales reconnaissent le peu de temps dont on dispose pour “agir” dans le cadre de telles initiatives. Elles tiennent compte de la nature de la police israélienne, des soldats, des forces de sécurité et même de la population, en particulier à Jérusalem - ces forces sont toujours en alerte et prêtes à la violence, à la fois pour l’infliger et la recevoir. Dans de telles confrontations de guérilla, même un cri de “Palestine libre” mettrait en péril la “mission”. Il s’agit d’une notion contextuelle de base.

« La résistance est une entreprise continuellement viable ». Cette phrase revient sur les murs de graffitis de toutes les villes palestiniennes et sur les murs virtuels des plateformes de médias sociaux. Elle incarne une philosophie inventée par le martyr intellectuel le plus célèbre de Palestine, Basil al-Araj [1], qui s’est transformée en une théorie de la résistance dans la culture nationale palestinienne et qui englobe la conviction qu’un acte de résistance sera toujours récompensé par la réalisation d’objectifs nationaux - si ce n’est pas de son vivant, ce sera dans la vie des générations futures. Il n’y a pas de “mort pour la mort”, pas de “violence” dépourvue d’un sous-texte politique. Il s’agit d’un investissement de la vie individuelle dans une vie collective libre. Une dissolution dans le peuple.

Cela met l’accent sur le caractère sacré du rôle collectif de l’individu, une position cruciale dans la réponse à la destruction systématique de la capacité d’auto-organisation des Palestiniens. Le sociologue norvégien Johan Galtung a inventé le terme de “sociocide” pour décrire ce qu’Israël pratique sur les Palestiniens, ce qui implique la destruction de leur capacité d’auto-création et de récréation en tant que communauté. Cela permet de comprendre comment la notion religieuse de “djihad”, ou “guerre sainte”, est devenue pertinente, voire impérative, pour la cause nationale palestinienne.

Le besoin omniprésent d’un lien plus fort avec la lutte pour la libération, quelque chose de matériellement indestructible comme la foi, a donné naissance au
“djihad” en tant que forme de lutte. La foi confère aux individus la résilience nécessaire pour soutenir un consensus collectif, même dans l’isolement politique, et le djihad, dans son sens linguistique de base, consiste à “exercer le maximum de pouvoir et d’efforts” [2]. [Si l’on examine le contexte historique, le Hamas et le Djihad islamique, les principales factions de résistance islamique de Palestine, ont été
créés après l’échec du nationalisme arabe et la défaite de 1967. Pour les Palestiniens, la religion a été et continue d’être un engagement indéfectible envers leur cause, un pacte sacré vers la libération.

Cela peut échapper aux observateurs occidentaux. Comme le souligne le journaliste Omar Al-Agha dans un article pour Al Jazeera, l’incapacité d’Israël et de l’Occident à prédire le Hamas s’explique par leur incapacité à comprendre pleinement les intentions d’un “combattant dogmatique” politique, qui constitue l’élément central de la résistance palestinienne. Cette lutte, comme il l’explique, découle d’un changement historique dans la pensée occidentale.

Cette évolution se caractérise par la conviction que la société occidentale incarne l’apogée du développement humain et s’éloigne des considérations théologiques. Al-Agha fait même la différence entre les combattants dogmatiques et les combattants idéologiques que l’observateur occidental connaît sous le nom de
“combattants communistes”. Leur principale différence est la composante de la foi et la croyance en une récompense sous la forme d’une vie après la mort.

Ce diagnostic se complique encore lorsqu’on examine la synthèse de ce dogme au sein d’une “structure organisée”, comme un projet de résistance nationale, qui signifie la formation d’un groupe politique. Cette synthèse conduit à une évolution de la perception de la récompense pour l’individu - la forme de la récompense elle-même ne change pas en ce qui concerne une vie “après”, mais la croyance en la récompense subit une transformation. D’abord fondée sur le concept d’un au-delà personnel récompensé, cette croyance évolue pour englober une dimension nationale plus large, une vie collective initiée par la mort du combattant. Cette “vie après la mort” devient la récompense politico-terrestre, l’occasion d’une meilleure existence collective.

Cette sociologie peut également être détectée dans la formation et l’activation de la « salle commune pour les factions de la résistance palestinienne », où les factions gauchistes et communistes se joignent aux factions islamiques, suspendant les différences (même entre islamistes) pour les résoudre politiquement après la libération. En outre, une analyse anthropologique du “public” palestinien et arabe de la résistance révèle un spectre diversifié d’individus, comprenant des libéraux, des chrétiens, des athées, des communistes, des queers et des féministes, une composition qui rappelle celle d’une foule politique “laïque”. 

Ces analyses, et bien d’autres, démystifient les récits de “fondamentalisme” et d’“antisémitisme” vicieusement entretenus par l’Occident à l’égard de toute tentative de libération palestinienne. Ce n’est un secret pour personne que le monde occidental est devenu un environnement hostile et même violent pour la liberté d’expression sous le faux prétexte de l’antisémitisme. Ces images de violence déchaînée contre les manifestants propalestiniens par l’appareil d’État en Europe sont trop semblables à celles des forces israéliennes contre les manifestants palestiniens. Comme vous le dites, professeur Žižek, la violence signifie l’échec de l’autorité paternelle, ce qui soulève une question : l’Occident a-t-il jamais voulu que les Palestiniens tendent la main politiquement, ou le discours sur le “fondamentalisme” est-il une tentative d’annuler les aspirations palestiniennes autonomes en les réduisant à la haine pure et à l’anéantissement du peuple juif ?

Même des voix israéliennes ont considéré la libération inconditionnelle des captifs et le traitement humain qu’ils ont reçu de la part du personnel du Hamas, comme ils l’ont déclaré à la presse, comme une indication que des pourparlers de paix, ou même des pourparlers politiques avec le Hamas, sont possibles. Mais qu’est-ce que cela signifierait pour “l’État d’Israël” ? Et pourquoi toute discussion sur la “paix” doit-elle être précédée d’une condamnation exclusive du Hamas, et non de la condamnation inconditionnelle de l’exercice de  la violence ? Alors que les accords internationaux légitiment la résistance, pourquoi la légitimité de la résistance politique palestinienne doit-elle être pointée du doigt, même par les voix les plus critiques de l’Occident ?

Ce sont peut-être là les véritables lignes de fracture en Israël-Palestine, professeur Žižek : les récits centrés sur l’Occident qui maintiennent activement les initiatives politiques palestiniennes en dehors de la sphère politique. Ce changement d’approche est peut-être la clé d’une élimination pratique de la violence sur ce territoire. En fin de compte, tous les Palestiniens que je connais, ceux qui ont souffert trop longtemps, sont principalement opposés à la violence contre toute vie innocente.

Notes

[1] Basil al-Araj. I Have Found My Answers: Thus Spoke the Martyr Basil al-Araj (2018).

[2] Edward Lane, An Arabic-English Lexicon, vol. 1 (London: Williams and Norgate, 1865), 473.

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