13/06/2023

GIANFRANCO LACCONE
S’asseoir au bord du fleuve et attendre*
Avec la disparition de Mister Bi, la droite italienne se retrouve dans la situation des communistes après Staline

 Gianfranco Laccone, 12/6/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les astérisques renvoient au notes du traducteur en fin de texte

La déstalinisation a été déclenchée en 1956, trois ans après la mort de Staline, par son propre successeur, Khrouchtchev ; il a fallu beaucoup moins de temps aux démocrates-chrétiens pour se débarrasser de la figure de Moro (les Morotei* de Bari, sa ville d’élection, l’ont fait la nuit suivant sa mort, en migrant vers les différents courants de la démocratie chrétienne) ; combien de temps faudra-t-il pour se débarrasser du poids de cette figure déjà sanctifiée qui, comme le dit aujourd’hui il manifesto, le 12 juin 2023, “est montée sur le terrain”* ?

Un des shows restés célèbres du Cavaliere : en décembre 2005, lors de la conférence de presse de fin d'année, il brandit un exemplaire de L'Unità, le quotidien communiste, du 6 mars 1953, en réponse à la question d'une journaliste de ce journal, lançant : "Vous devriez avoir honte. Vous êtes complices de 100 millions d'homicides. Il n'y a aucune possibilité de changer votre attitude préjudiciable vous êtes inconvaincables [sic]" [NdT]

Je ne crois pas que Tajani* représente le Khrouchtchev italien, capable d’initier la démolition nécessaire du mythe pour permettre au pays d’aller de l’avant. Le pays s’est identifié à ce personnage dont, maintenant qu’il a officiellement disparu, je ne sais même pas s’il a existé ou s’il a disparu depuis longtemps et a été remplacé par une doublure, reconstruite au fil des ans comme un androïde, comme on le raconte encore dans le cas de Mao. Car c’est un personnage qui s’est réellement construit, de manière imparfaite et grotesque, comme nous le faisions, enfants, avec le Meccano (jeu métallique des années 1950, balayé par le plastique et les Lego), où il était impossible de construire des marionnettes, marionnettes que nous construisions pourtant et imaginions exister pour peupler un monde de grues, de palais et de châteaux de métal. Une de mes connaissances, vers la fin des années 90, l’a rencontré par hasard la nuit dans les couloirs d’un hôtel de Bruxelles et ne l’a pas reconnu, petit, maladroit et avec une démarche incertaine, si différent des images que la télévision nous projetait il y a trente ans.

Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour imaginer ce qui va se passer bientôt ; il n’y a pas d’héritier politique et ses héritiers matériels feront, à plus ou moins brève échéance, ce qu’ont fait les héritiers des Agnelli* : ils essaieront de dépersonnaliser les entreprises, en créant un réseau qui leur permettra de survivre, quel que soit le système politico-économique qui prendra le relais dans quelques années. Parce que nous sommes en guerre et qu’à la fin du conflit (qui se terminera tôt ou tard), on ne peut pas savoir ce qui se passera. S’ils ne répètent pas les erreurs de la famille turinoise, qui a raté le train de la voiture électrique, ils donneront un sens au travail accompli dans la société italienne par le monde berlusconien.

Car celui du Cavaliere était un monde que la gauche n’a pas su créer pour donner du rêve au pays et de l’exemple au monde. Sans le mazarinisme* de Dell’Utri*, sans le colbertisme privatiseur de Tremonti*, sans le talleyrandisme de Gianni Letta*, sa dimension politique n’aurait pas existé et la création de cette zone grise qui unit le rêve et la terrible réalité n’aurait pas été possible. Un rêve dans lequel des acteurs de la Commedia dell’arte comme Mike Buongiorno*, Corrado* ou Raimondo Vianello* sont devenus des personnages de la Commedia, capables de donner leur vie en spectacle et même d’arrêter les voleurs, avec un style digne de l’épisode de Saint François avec le loup.

Car des personnages comme Renato Nicolini*, capables de faire ressortir l’esprit festif et populaire des Italiens et de neutraliser la nuit tragique de la Première République, ont été mortifiés par la gauche, qui préfère privilégier des figures à la Fouché et les faire accéder à des responsabilités étatiques.

Pendant ce temps, beaucoup d’hommes de gauche de la génération du Cavaliere rêvaient d’imiter ses exploits avec le monde féminin ; ceux qui ne le pouvaient pas se contentaient de regarder les saloperies national-populaires qui déferlaient, d’abord sur la télévision puis sur les médias sociaux naissants. La droite a ainsi formé une génération de femmes à l’estomac blindé, capables de tout accepter pour conquérir le pouvoir, tandis que le monde féministe se contentait de défendre quelques victoires limitées (divorce, avortement) et de se réfugier sur l’Aventin de la différence. Don Camillo et Peppone sont remplacés par des couples réels qui constituent des “opposés qui s’attirent”, dans le reality show que nous vivons tous les jours et qui remplace la vraie vie.

Politiquement, Fratelli d’Italia récupérera le réservoir électoral, mais courra le risque de mourir de boulimie, évoquant ainsi la grande littérature européenne de la Renaissance. Car la boulimie de pouvoir, dont les signes se sont manifestés dans les nominations effectuées au cours de ces mois de gouvernement en l’absence du contrôle de Berlusconi, est difficile, voire impossible à soigner.

Le Cavaliere aimait le système du marché libre (tel qu’il s’est imposé au fil du temps, avec tous ses faux mythes et ses pièges économiques), mais il craignait le marché mondial et se souciait de garder des amis parmi ceux qui s’y opposeraient. Il aimait commander mais n’aimait pas la guerre, il veillait à ses intérêts familiaux mais avait des sourires et des larmes pour tout le monde (celles versées à Brindisi en mémoire des migrants albanais du Kater y Rades, déjà alors victimes de l’Europe forteresse, où en 1997 je ne crois pas qu’un membre quelconque du gouvernement “de gauche” [Prodi-Veltroni] se soit rendu, n’étaient pas feintes).

Lorsqu’en 1994, lors des élections uninominales au scrutin majoritaire, Berlusconi s’est présenté dans une circonscription clé de Rome, j’ai pensé que la gauche devrait lui opposer un symbole tout aussi populaire sur le plan national, que la “ménagère de Voghera”* ; au lieu de cela, elle a désigné Luigi Spaventa*, un bon économiste, ex-ministre et héritier de l’histoire familiale qui a suivi celle de l’État italien depuis ses origines, et elle a perdu. Il y avait à Rome de nombreuses femmes anti-berlusconiennes, simples et fortes, comme Annarella* de Trastevere, qui auraient bien représenté le peuple, lequel - à première vue - n’aurait pas fait confiance à cette nouveauté au parfum antique. Au lieu de cela, rien.

Aujourd’hui, la droite est dans l’état des communistes après Staline : elle n’a plus de rêve, elle ne peut avoir que des regrets, et elle a glissé dans une guerre qu’elle n’aime pas mais qui est nécessaire pour faire des affaires en l’absence de pouvoir réel dans les médias et pour avoir cette licence de “lutte pour la démocratie” qui lui manque encore. Et que veut faire la gauche, celle qui aime la démocratie mais n’en voit pas la trace dans les gouvernements démocratiques ?

L’histoire nous rappelle qu’il est essentiel de s’arrêter et de réfléchir, de défendre sa mémoire dans des moments difficiles comme ceux-ci, d’attendre au bord du fleuve et de réorganiser les idées et les forces.

La guerre en Ukraine a brouillé le sens des choses et submergé les consciences ; peut-être l’UE perdra-t-elle ce conflit, comme l’Allemagne l’a fait lors de la Première Guerre mondiale, sans avoir perdu de bataille. Ou bien elle le gagnera et fera à cette occasion ce que la France a fait (avec les autres alliés) : elle a trop demandé et a ainsi favorisé Hitler. Ou bien elle fera comme l’Italie en 1943, se réveillant soudain du cauchemar et essayant de s’allier à quelqu’un qui lui permettrait de panser les plaies d’un conflit sans sel ni saveur fait pour conquérir l’Empire...

La mort de Mister Bi fait sombrer la droite au pouvoir, plus Frau von der Leyen que notre propre présidente du conseil ; les apparences semblent très différentes, mais ce n’est qu’une question de temps.

Nous, qui croyons en une démocratie honnête, avec ses petits mérites et ses vrais défauts, n’avons d’avenir que si nous voulons et pouvons reconstruire le rêve d’une démocratie populaire, autrefois appelée démocratie progressiste. Ce rêve a été remplacé par Mister Bi avec des feux de la rampe désormais éteints.

*NdT
S’asseoir au bord du fleuve : allusion à l’aphorisme chinois, attribué à Lao-Tseu ou Confucius et devenu proverbe italien « Assieds-toi au bord du fleuve et attends : tôt ou tard, tu verras passer le cadavre de ton ennemi ».

Morotei
 : désignait les amis d’Aldo Moro au sein du courant plus large des Dorotei, les « modérés » de la Démocratie-Chrtéienne, opposés à Fanfani-Segni-Rumor, qui s’étaient structurés lors d’une réunion au couvent de Santa Dorotea.

Monté sur le terrain : allusion à l'expression désignant l'entrée en politique de Berlusconi en janvier 1994 : la "discesa in campo" (la descente sur le terrain, l'entrée sur le terrain), expression empruntée au lexique du football, tout comme le nom de son parti, Forza Italia, "Allez l'Italie", reprenait le slogan du Mondial de 1982.

Antonio Taajani: militant dans ses jeunes années du Front de le jeunesse monarchiste, officier de l'armée de l'air, cofondateur avec le Cavaliere de Forza Italia, président du Parlement européen de 2017 à 2022, aujourd'hui ministre melonien des Affaires étrangères.

Mazarinisme : le cardinal Mazzarini (1602-1661), successeur de Richelieu , fut le principal ministre d’État du royaume de France pendant les 18 dernières années de sa vie. Ses partisans étaient appelés les mazarinistes par les Frondeurs.

Marcello Dell’Utri : assistant personnel de Berlusconi, mafieux et condamné pour cela.

Giulio Tremonti : ministre de l’É
conomie et des Finances dans plusieurs gouvernements Berlusconi, s’est par la suite rapproché de Fratelli d’Italia.

Mike Buongiorno, Corrado et Raimondo Vianello : amuseurs publics, héros notamment de l’émission Les trois ténors sur Canale 5 [télé berlusconienne] en 1998.

Gianni Letta : directeur du quotidien de droite Il Tempo, bras droit de Berlusconi, grand faccendiere (magouilleur) de Forza Italia et de ses avatars. Oncle d’Enrico Letta, démocrate-chrétien de gauche entré au Parti Démocrate.

Renato Nicolini (1942-2012) : architecte, dramaturge et maire-adjoint communiste  chargé de la culture de Rome, , il eut le courage de lancer en 1977 l’Été romain, pour alléger la chape de plomb que faisait peser sur les habitants de la capitale la chasse aux Brigades rouges.

La ménagère de Voghera : équivalent italien de la ménagère de moins de 50 ans française.

Luigi Spaventa (1934-2013) : économiste, fils d’économiste, banquier, politicien “de gauche”. (Son nom signifie “effraie, fait peur”).

Annarella : morte en 2017 à 91 ans, cette communiste du quartier populaire de Trastevere (Outre-Tibre) s’est rendue célèbre par ses diatribes en dialecte romain devant les palais du pouvoir, qui lui ont valu une notoriété télévisuelle. Si elle avait duré plus longtemps, elle aurait sans doute battu Kim Kardashian en nombre de followers sur les social media, comme on dit en italanglais. Les cibles favorites de ses imprécations : Berlusconi (“se deve levà dalla faccia della terra, sto zozzone”, il doit disparaître de la surface de la terre, ce salopiaud),  et Beppe Grillo.

 

 Giuseppe Veneziano, Je ne suis pas un saint , de la série Petites œuvres immorales, acrylique sur toile, 2018

 

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