Le problème n'est pas seulement économique. Sous le couvert de la guerre et avec l'aide du gouvernement d'extrême droite, l'armée israélienne a dangereusement modifié sa conduite dans les territoires occupés - elle veut Gaza en Cisjordanie
Trois
heures et demie. Trois heures et demie de Jénine à Toulkarem. En trois heures
et demie, vous pouvez prendre l’avion pour Rome ou conduire jusqu’à Eilat. Mais
aujourd’hui, en Cisjordanie occupée, c’est à peine suffisant pour aller en voiture entre
deux villes voisines.
C’est le
temps qu’il nous a fallu cette semaine pour aller de Jénine à Toulkarem, soit
35 kilomètres. Depuis le début de la guerre à Gaza, au bout de chaque route
palestinienne de Cisjordanie il y a une barrière métallique verrouillée. Waze
vous indique d’emprunter ces routes, mais même cette application intelligente
ne sait pas qu’il y a une barrière verrouillée au bout de chacune d’entre
elles.
S’il n’y a
pas de barrière verrouillée, il y a un barrage routier « respirant ».
S’il n’y a pas de barrage respirant, il y a un barrage étrangleur. Près de la
gare ottomane de Sebastia, des soldats de réserve empêchent les Palestiniens d’emprunter
le moindre chemin de gravier. Près de Shavei Shomron, les soldats autorisent
les déplacements du sud vers le nord, mais pas dans la direction opposée.
Pourquoi ? Parce que.
Les soldats
du barrage suivant prennent des selfies, et toutes les voitures attendent qu’ils
aient fini de se photographier pour recevoir le geste dédaigneux et
condescendant de la main qui leur permettra de passer, tandis que l’embouteillage
recule sur la route.
Le barrage
d’Einav que nous avons traversé le matin a été fermé à la circulation dans l’après-midi
par les soldats. Impossible de savoir quoi que ce soit. Le barrage de Huwara
est fermé. La sortie de Shufa est fermée. De même que la plupart des voies de
sortie des villages vers les routes principales. C’est ainsi que nous avons
voyagé cette semaine, comme des cafards drogués dans une bouteille, trois
heures et demie de Jénine à Toulkarem, pour atteindre la route 557 et retourner
en Israël.
Telle est
la vie des Palestiniens en Cisjordanie ces jours-ci. « Cela pourrait être
mieux / cela pourrait être un désastre / bonsoir le désespoir et bonsoir l’espoir
/ qui est le prochain dans la file et qui est dans la prochaine file »
(Yehuda Poliker et Yaakov Gilad). Le soir venu, des milliers de voitures dont
les conducteurs se sont simplement arrêtés sur le bord du chemin, victimes de l’abjection,
s’alignent le long des routes de Cisjordanie. Ils sont là, impuissants et
silencieux. Il faut voir la peur dans leurs yeux lorsqu’ils parviennent à s’approcher
du barrage ; le moindre faux pas peut entraîner leur mort. De quoi vous faire
exploser.
Cela peut
vous faire exploser de voir qu’Israël fait maintenant tout pour pousser la
Cisjordanie à une nouvelle intifada. Ce ne sera pas facile. La Cisjordanie n’a
ni le leadership ni l’esprit combatif de la seconde intifada, mais comment ne
pas exploser ?
Quelque 150
000 ouvriers qui travaillaient en Israël sont au chômage depuis trois mois. On
peut aussi exploser devant l’hypocrisie de l’armée. Ses commandants avertissent
qu’il faut permettre aux ouvriers d’aller travailler, mais l’armée israélienne
sera la principale responsable du soulèvement palestinien s’il éclate.
Le problème
n’est pas seulement économique. Sous le couvert de la guerre et avec l’aide du
gouvernement d’extrême droite, les FDI ont modifié dangereusement leur conduite
dans les territoires occupés : elles veulent une autre Gaza en Cisjordanie.
Les colons
veulent Gaza en Cisjordanie afin de pouvoir chasser le plus grand nombre
possible de Palestiniens, et l’armée les soutient. Selon les chiffres de l’ONU,
depuis le 7 octobre, 344 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, dont 88
enfants. Huit ou neuf d’entre eux ont été tués par des colons. Dans le même
temps, cinq Israéliens ont été tués en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, dont
quatre par les forces de sécurité.
La raison
en est que, ces derniers mois, les FDI ont commencé à tirer depuis les airs
pour tuer en Cisjordanie, comme à Gaza. Le 7 janvier, par exemple, l’armée a
tué sept jeunes qui se tenaient sur un îlot de circulation près de Jénine,
après que l’un d’entre eux a apparemment lancé une charge explosive sur une
jeep et l’a manquée.
Il s’agissait
d’un massacre. Les sept jeunes étaient membres d’une même famille, quatre
frères, deux autres frères et un cousin. Cela n’intéresse pas Israël.
Aujourd’hui,
les FDI déplacent des forces de Gaza vers la Cisjordanie. L’unité d’infiltration
Douvdevan est
déjà sur place, la brigade
Kfir est en route. Ces forces reviendront en Cisjordanie, stimulées par les
massacres aveugles perpétrés à Gaza, et voudront poursuivre leur excellent
travail dans cette région également.
Israël veut
une intifada. Peut-être même qu’il l’obtiendra. Il ne devra pas feindre la
surprise lorsqu’elle se produira.
La juge a estimé que la
municipalité n'avait pas fourni de motif justifiable pour le licenciement,
ajoutant que l'attaque du Hamas et la guerre à Gaza ne modifiaient pas « les
limites de la liberté d'expression des enseignants »
Meir
Baruchin en 2020. Photo : Emil Salman
Un tribunal israélien a ordonné
lundi à une municipalité du centre d'Israël de réintégrer un enseignant après
l'avoir licencié d'un lycée pour avoir publié des messages anti-occupation sur
les médias sociaux.
Le tribunal régional du travail
de Tel Aviv a également ordonné au ministère israélien de l'Éducation de
supprimer la réprimande officielle figurant dans le dossier personnel de Meir
Bauchin, ce qui l'empêche de chercher du travail dans d'autres lycées.
Il a été licencié du lycée
Yitzhak Shamir de Petah Tikva le 19 octobre. Baruchin, qui est titulaire d'un
doctorat en histoire et qui enseigne dans des lycées du pays depuis trente ans,
publie régulièrement des messages contre l'occupation sur sa page Facebook.
Le 8 octobre, un jour après le
massacre du Hamas, Baruchin a écrit sur Facebook : « Aujourd'hui encore,
le bain de sang en Cisjordanie se poursuit », écrivant le nom et l'âge des
Palestiniens tués et ajoutant : « Nés sous l'occupation et y ayant vécu
toute leur vie, ils n'ont jamais connu un seul jour de vraie liberté, et ils ne
l'auront plus. Ce soir, ils ont été exécutés par nos braves garçons ».
Une dizaine de jours après le
début de la guerre, la municipalité de Petah Tikva - qui emploie les
enseignants des écoles publiques de la ville - convoque Baruchin pour une
audition. Le lendemain, il est licencié pour « incompatibilité » et « mauvaise
conduite ».
Selon la municipalité, Baruchin a
publié des « déclarations inappropriées » sur les réseaux sociaux,
dont un « soutien à des actes terroristes ». Baruchin a saisi le
tribunal pour contester son licenciement, affirmant notamment qu'aucun de ses
supérieurs ne lui avait demandé de s'abstenir de toute remarque politique sur
sa page Facebook.
La juge Sharon Shavit Caftori a
estimé que la municipalité n'avait pas fourni de motif justifiant le
licenciement, ajoutant que l'attaque du Hamas et la guerre à Gaza ne
modifiaient pas « les limites de la liberté d'expression des enseignants ».
En outre, elle a rejeté
l'affirmation selon laquelle les messages anti-occupation de l'enseignant, qui
étaient « tous visibles depuis des années », exprimaient un soutien
au terrorisme.
« Bien que ses opinions
soulèvent des critiques difficiles à l'égard des actions des forces de défense
israéliennes et qu'elles décrivent les morts du côté palestinien », a
écrit la juge, » le Dr Baruchin n'a pas exprimé dans ses messages son
soutien aux actes terroristes perpétrés par le Hamas contre l'État d'Israël.
Même s'il a exprimé son point de vue sur les actes de terreur, il a précisé -
lors de l'audience de licenciement, sur sa page Facebook et devant le tribunal
- qu'il ne soutenait en aucune façon les atrocités commises par le Hamas ».
« Étant donné qu'il n'existe
aucune restriction à la liberté d'expression des enseignants en dehors de
l'enceinte de l'école lorsqu'il s'agit d'exprimer des opinions personnelles et
politiques », écrit la juge, « nous avons du mal à accepter la
position de la ville, qui sous-entend que les événements de la guerre modifient
les limites de la liberté d'expression des enseignants ».
Après le renvoi de Baruchin du
lycée, le ministère de l'Éducation lui a adressé une « convocation »
qui l'obligeait à se soumettre à une audience avec le directeur général du
ministère avant de pouvoir occuper un poste dans une autre école.
Le tribunal a décidé qu'en
annulant son licenciement, cette convocation était également annulée. La juge
Shavit Caftori a déclaré qu' « aucune lettre de plainte n'a été
présentée par un élève ou un parent » et qu'il n'est donc pas clair
comment il a été prouvé au ministère de l'Éducation « que le comportement
de Baruchin a un effet néfaste sur les élèves ».
Outre le renvoi, la municipalité
de Petah Tikva a déposé une plainte contre Baruchin auprès de la police, et il
a été arrêté début novembre, soupçonné d'avoir « révélé l'intention de
trahir le pays ».
Il a été libéré cinq jours plus
tard sans avoir été inculpé. Lors d'une audience visant à prolonger sa
détention, le représentant de la police a affirmé que « concernant
l'attaque terroriste, il a téléchargé la photo d'un terroriste, en a fait
l'éloge et a décrit ses actions comme des actes de désespoir, décrivant la
routine de la vie des Palestiniens. Dans un autre message concernant une
attaque de véhicule, il a écrit qu'il était impossible de dire que le
conducteur était un terroriste ».
Baruchin a déclaré à Haaretz
que « la décision est un point lumineux dans la situation sombre dans
laquelle nous nous trouvons depuis quelques mois, où les citoyens israéliens
qui expriment leur opposition à ce qui se passe à Gaza sont politiquement
persécutés, publiquement condamnés, perdent leurs moyens de subsistance et,
dans certains cas, sont jetés en prison ».
L'avocat Amit Gorevich, qui a
représenté Baruchin devant le tribunal du travail, a déclaré : « Pas un
seul des arguments de la municipalité n'a été accepté. Nous devons applaudir le
tribunal, qui a courageusement statué en faveur de la liberté d'expression des
enseignants et contre les licenciements politiques ». Dans le cadre de son
jugement, la Cour a ordonné à la municipalité et au ministère de l'Éducation de
prendre en charge les frais de justice de Baruchin à hauteur de vingt mille
shekels [4 850€].
La municipalité de Petah Tikva a
déclaré qu'elle avait l'intention de faire appel de la décision et de demander
à en retarder l'exécution. Selon la municipalité, « la procédure de
licenciement s'est déroulée en bonne et due forme », tandis que le
tribunal « s'est abstenu de traiter la question de fond concernant les
déclarations graves de l'enseignant et s'est concentré sur les procédures
disciplinaires. Il convient de noter que le Dr Baruchin enseigne à des lycéens
qui se préparent à s'enrôler dans l'armée israélienne, ce qui crée une certaine
confusion, en particulier en ces temps de guerre ».
Lors d'une audience tenue le mois
dernier, la juge Shavit avait critiqué la conduite de la municipalité dans la
procédure de licenciement de Baruchin. « J'ai été surprise de constater
qu'il n'y a aucune preuve ni documentation pour certaines des affirmations de
la municipalité », a-t-elle déclaré aux représentants de la mairie, « vous
n'avez pas présenté un seul document. C'est ahurissant. Vous êtes un organisme
public et la tête de la ville bafouille. Une entité publique ne peut pas se
permettre d'agir de la sorte ».
Montage d’Aron Ehrlich à partir de photos de Miriam
Elster, Gil Cohen-Magen/AFP, X.
Israël a réagi à sa « défaite évidente »
face au Hamas sur le champ de bataille numérique en achetant pour la première
fois un système technologique capable de mener des campagnes d’influence de
masse en ligne, selon de nombreuses sources ayant connaissance du dossier.
Le système peut, entre autres, créer automatiquement
des contenus adaptés à des publics spécifiques. Cette technologie a été achetée
dans le cadre d’une tentative plus large des organismes israéliens, tant civils
que militaires, de remédier à ce que certaines sources ont qualifié « ’ « échec
de la diplomatie publique d’Israël » à la suite du massacre perpétré par
le Hamas le 7 octobre et de la guerre qui s’en est suivie.
Selon huit sources différentes actives dans les
domaines du renseignement, de la technologie, de l’influence en ligne et de la
diplomatie publique, Israël était mal équipé pour faire face à la guerre des
médias sociaux qui a éclaté le samedi noir. Il en est résulté une « crise
de crédibilité » qui, du point de vue de Jérusalem, a entravé la capacité
des forces de défense israéliennes à agir contre le Hamas sur le champ de
bataille réel.
Bien qu’il ait été initialement conçu en termes
militaires comme une solution aux besoins en matière de renseignement et de
guerre psychologique, des sources indiquent que le système est actuellement
exploité par un bureau gouvernemental. La raison en est que l’establishment de
la défense s’inquiète de l’exploitation d’une technologie « politique ».
Selon des sources bien informées sur les efforts de
diplomatie publique d’Israël - la « hasbara », comme on l’appelle en hébreu - le système est destiné à contrer ce qu’elles
et les chercheurs appellent une « machine à haine » en ligne bien
huilée qui diffuse systématiquement de la désinformation anti-israélienne et
pro-Hamas, des informations erronées, le négationnisme du 7 octobre, ainsi que
des contenus ouvertement antisémites.
Ces messages ont été soutenus par des campagnes
technologiques menées par des forces iraniennes et même russes. Selon certaines
sources, ces campagnes ont non seulement sapé les efforts déployés par Israël
pour rendre compte des atrocités commises par le Hamas, mais elles ont
également porté atteinte à la logique de la guerre et à la crédibilité du
porte-parole de Tsahal, en particulier auprès des jeunes Occidentaux.
Ce n’est que lundi que le Shin Bet israélien a révélé
que l’Iran exploitait au moins quatre faux canaux sur les médias sociaux
israéliens dans le cadre de sa guerre psychologique et de ses opérations d’influence
visant Israël. Parmi eux, un faux réseau en ligne révélé précédemment par Haaretz,
qui a également contribué à amplifier les vidéos du Hamas sur l’attaque du 7
octobre et qui a depuis travaillé à provoquer le public israélien sur des
questions liées à la guerre.
La première campagne est déjà lancée. Elle n’a
cependant rien à voir avec la guerre et se concentre plutôt sur l’antisémitisme.
Israël, par l’intermédiaire du bureau du Premier
ministre, qui contrôle la direction de la diplomatie publique et d’autres
organismes, a rejeté toutes les affirmations contenues dans cet article.
Le front PsyOp
La première heure de la guerre a révélé à quel point l’establishment
de la défense israélien était désespérément mal préparé à gérer les plateformes
de médias sociaux comme Instagram et TikTok, et même les applications de
messagerie comme Telegram, car l’internet (et la société israélienne) a été
inondé de vidéos filmées par le Hamas documentant ses propres atrocités.
Les travailleurs et les entreprises israéliens du secteur des hautes
technologies se sont immédiatement mobilisés pour combler le vide : Dans le
cadre d’une « salle de guerre » bénévole, des technologies de
cartographie des plateformes de médias sociaux ou même des capacités de
reconnaissance faciale ont été développées non pas pour influencer, mais pour
aider à identifier les terroristes et à retrouver les otages, pour ne citer que
deux exemples.
Cependant, avec le temps et l’intensification de la
guerre, ces capacités passives se sont avérées ne représenter que la moitié de
la bataille : Israël avait également des besoins actifs et n’avait pas la
capacité de diffuser des informations. Selon certaines sources, l’establishment
de la défense, et plus particulièrement la communauté du renseignement, a
découvert qu’il existait un « besoin national urgent » d’influence
pour contrer la guerre de l’information du Hamas, dans un contexte de
destruction et de mort généralisées à Gaza.
L’objectif était de contrer ce que les sources ont
qualifié d’efforts non
authentiques pour délégitimer Israël en ligne : des actions de mauvaise foi
qui, selon les chercheurs, ont également bénéficié d’un soutien algorithmique
de la part des plateformes de médias sociaux.
Depuis le début de la guerre, il y a 100 jours, le
Hamas a mené une campagne de communication publique extrêmement réussie, que
des sources décrivent comme une
« PsyOp », c’est-à-dire une opération d’influence « psychologique ».
Outre les terroristes qui ont infiltré les communautés israéliennes le 7
octobre, le Hamas a également amené des « reporters » [guillemets
de l’auteur, NdT] pour diffuser des émissions en direct depuis les
kibboutzim.
Depuis lors, des canaux de communication
semi-officiels - dont le plus performant est Gaza
Now, qui compte des millions d’abonnés sur Telegram [1 898 890
au 17/1/2024, NdT] - sont devenus la principale source d’informations en
provenance de Gaza, documentant les attaques israéliennes depuis le terrain.
L’unité du porte-parole des FDI s’est avérée limitée
dans sa capacité à contrer activement ce flux apparemment sans fin de documents
visuels diffusés par le Hamas et ses mandataires. En outre, au fil du temps,
les Israéliens ont constaté que ces efforts de propagande étaient également amplifiés
sur les médias sociaux par divers utilisateurs pro-palestiniens, dont beaucoup
agissaient de bonne foi.
Les fonctionnaires israéliens et les chercheurs
spécialisés dans les médias sociaux soulignent la distinction entre trois
formes de contenu en ligne à cet égard :
1. Les messages anti-israéliens exprimant un soutien
politique aux Palestiniens et s’opposant au comportement d’Israël, qui relèvent
de la liberté d’expression ;
2. Les contenus faux, trompeurs ou haineux qui vont à
l’encontre des politiques internes de confiance et de sécurité des médias
sociaux et qui peuvent être supprimés par les équipes de modération s’ils sont
signalés ;
3. Les contenus violents, graphiques et
pro-terroristes qui sont considérés comme illégaux et peuvent être retirés à la
suite d’une demande officielle du ministère israélien de la Justice.
Des volontaires civils israéliens ont tenté de
défendre la cause d’Israël en ligne et de signaler les messages qui enfreignent
les règles des plate-formes. En théorie, le ministère des Affaires étrangères
et la Direction de la diplomatie publique sont censés contribuer aux efforts
officiels de hasbara. Cependant, malgré des années de financement généreux et
de prestige, qui, selon certains, ont engendré un excès de confiance, ces
organismes sont arrivés tardivement dans le jeu et, selon certaines sources,
ont été jugés peu pertinents pour répondre aux nouveaux besoins de l’establishment
de la défense.
Ne s’attendant pas à bénéficier d’un soutien massif en
ligne, les responsables israéliens affirment que le soutien populaire plus
large à la cause palestinienne a été détourné avec succès par le Hamas pour
affaiblir la position d’Israël d’une manière sans précédent. Les autorités
israéliennes affirment que l’ampleur du contenu produit par le Hamas et ses
affiliés, ainsi que sa portée organique - en particulier parmi les jeunes Occidentaux
- ont pris Israël au dépourvu.
Soutenues par des algorithmes connus depuis longtemps
pour donner la priorité aux contenus polarisants, les vidéos de propagande du
Hamas et les points de discussion sont devenus viraux encore et encore : Les
diffamations scandaleuses à l’encontre de Tsahal et les tentatives infâmes de
justifier le déni des crimes du Hamas contre les civils israéliens se sont
rapidement transformées en attaques systématiques contre la crédibilité de l’armée
[sic].
Malgré les efforts israéliens, notamment les
tentatives civiles et officielles de cartographier et de signaler ces contenus,
et même les contacts personnels entre les dirigeants locaux du secteur des
hautes technologies et les responsables des médias sociaux à l’étranger, un
déluge de faux contenus graphiques, violents ou antisémites a inondé l’internet
au cours des deux premiers mois et demi de la guerre.
Selon certains chercheurs, environ 30 % des contenus
considérés comme les plus graphiques, les plus violents et les plus illégaux
restent en ligne.
L’antisémitisme et l’incitation à la haine contre les
juifs sont devenus un autre problème majeur en ligne, ont noté les chercheurs
et les fonctionnaires - une autre ramification de la façon dont la guerre a
pris Israël au dépourvu.
« Il ne s’agit même pas de notre droit à réagir
aux événements du 7 octobre comme nous l’avons fait en tant qu’armée, ni même
de lutter activement contre le négationnisme en matière de viol ou de contrer
des informations manifestement fausses », a expliqué un ancien haut
responsable des services de renseignement. « Il s’agit d’une bataille sur
la légitimité même d’Israël à exister en tant qu’État doté d’une armée. En ce
sens, le Hamas a déjà gagné ».
Une leçon de Ben Laden
Au fil des semaines, les responsables de la défense se
sont rendu compte qu’Israël n’avait aucun moyen de répondre activement aux
efforts en ligne du Hamas.
« La Hasbara est une chose - c’est quand j’explique
pourquoi mon camp est bon et l’autre mauvais. Mais l’influence, c’est autre
chose : il s’agit de notre capacité à créer une perception ou une conception
qui sert mes intérêts en tant qu’État. L’influence est la capacité à déplacer
ou à faire basculer quelqu’un, à le faire passer d’un point A à un point B »,
explique un ancien haut fonctionnaire de la communauté israélienne du
renseignement.
Selon eux et d’autres personnes qui ont parlé à Haaretz,
« Israël a été pris complètement au dépourvu le 7 octobre à cet égard ».
Les unités de guerre psychologique existantes se concentraient presque
exclusivement sur l’arabe et le farsi et n’étaient pas adaptées à cette guerre
particulière.
Alors que le Hamas a inondé les médias sociaux d’images brutes et
graphiques des combats, les FDI ont répondu par des modèles 3D complexes et des
infographies très élaborées montrant l’infrastructure terroriste située sous le
site. Au lieu de donner du crédit aux affirmations de l’armée, elles n’ont fait
qu’alimenter les accusations de manipulation.
Le premier incident qui a contribué à souligner ce
problème a été l’explosion du 17 octobre à l’hôpital Al Ahli Arab dans la ville
de Gaza, dans laquelle le ministère de la Santé, contrôlé par le Hamas, a
immédiatement déclaré que 500 personnes avaient été tuées. L’attaque a été
attribuée à une frappe aérienne israélienne, ce que les FDI ont immédiatement
réfuté, diffusant pendant des jours des enregistrements audio et vidéo
suggérant qu’il s’agissait d’une roquette palestinienne défectueuse. L’incident
est devenu l’une des plus grandes batailles de diplomatie publique de la
première phase de la guerre, déclenchant des émeutes dans le monde musulman.
Une semaine plus tard, lorsque des groupes de défense
des droits humains ont confirmé qu’une roquette palestinienne mal tirée était
vraisemblablement à l’origine du problème, le mal était déjà fait et le
scepticisme à l’égard du récit israélien et des responsables des forces de
défense israéliennes n’a fait que croître.
Les hôpitaux de Gaza et l’utilisation qu’en fait le
Hamas allaient devenir un point de ralliement essentiel pour les efforts d’influence
d’Israël - preuve que le Hamas est actif au plus profond des centres civils et un
signe clair qu’il utilise des habitants innocents de Gaza comme boucliers
humains.
La bataille physique autour de l’hôpital Al-Shifa,
également dans la ville de Gaza, a coïncidé avec une autre bataille numérique.
Alors que le Hamas a inondé les médias sociaux d’images brutes et graphiques
des combats, les FDI ont répondu par des modèles 3D complexes et des
infographies très élaborées montrant l’infrastructure terroriste située sous le
site. Au lieu de donner du crédit aux affirmations de l’armée, elles n’ont fait
qu’alimenter les accusations de manipulation.
Le « QG terroriste du Hamas » sous l’hôpital
Al Shifa, selon une « infographie » qui a provoqué un éclat de rire
mondial
Plus les forces israéliennes pénétraient dans les
tunnels et les bunkers du Hamas situés sous l’hôpital principal de Gaza, moins
ce récit semblait s’imposer dans la perception internationale de la guerre.
« Une lacune majeure a été révélée en termes de
capacité à mener une campagne d’influence vis-à-vis de missions spécifiques : l’objectif
était de donner à Israël le temps d’agir et de montrer autant que possible les
véritables atrocités commises par le Hamas - mais nous n’avions tout simplement
pas les moyens nécessaires », déclare un autre ancien responsable des
services de renseignement à propos du premier mois de la guerre.
Et puis Oussama ben Laden est réapparu - du moins, en
ligne. Le moment décisif pour qu’Israël comprenne l’ampleur du problème est
arrivé lorsque la tristement célèbre « Lettre à l’Amérique » du
fondateur d’Al-Qaida, datant de 2002, est soudainement devenue virale sur
TikTok à la mi-novembre. Dans cette lettre, il justifie les attentats du 11
septembre comme une punition pour le soutien des USA à Israël, tout en
utilisant un langage explicitement antisémite et éliminationniste [sic].
Lorsqu’il est devenu évident que les efforts officiels
d’Israël en matière de hasbara n’avaient que peu d’effet et qu’Israël avait
pratiquement perdu la bataille de l’opinion publique, une course à l’armement
pour les ressources numériques s’est engagée pour aider à diffuser des
informations et du contenu parallèlement au porte-parole de Tsahal afin de
contrer les opérations en ligne du Hamas.
« Tout le monde a reçu des appels, c’était fou »,
déclare une source active dans les campagnes d’influence politique. « C’était
également stupide. Il faut du temps pour mettre en place une bonne opération :
on ne peut pas agir comme on le ferait dans une campagne de marketing ».
Les responsables ont contacté des entreprises locales
et des prestataires de services actifs à l’étranger, leur proposant de les
aider volontairement en publiant en ligne des documents recueillis à partir de
caméras de sécurité dans les communautés israéliennes et de caméras GoPro
portées par des militants du Hamas, qui ont permis de documenter le massacre du
7 octobre.
Plus tard, certaines de ces vidéos ont effectivement
été divulguées en ligne, aux côtés de vidéos filmées par des soldats de l’armée
israélienne combattant dans la bande de Gaza. Le mois dernier, Haaretz a
révélé que le Département d’influence de la Direction des opérations des FDI,
qui est responsable des opérations de guerre psychologique contre l’ennemi et
les publics étrangers, gère une chaîne Telegram non attribuée appelée « 72
Virgins – Uncensored » (72 vierges - non censuré). Cette chaîne montre les
corps de terroristes du Hamas en promettant de « briser les fantasmes des
terroristes ».
South
First Responders, un autre groupe Telegram actif en anglais [85 357
abonnés, et quelques centaines en arabe, français et russe, NdT], a
également publié des vidéos exclusives de l’attaque du Hamas. La chaîne semble
également être la première à publier des vidéos de l’exécution de Joshua
Mollel, un ressortissant tanzanien tué lors de l’attaque du Hamas.
La famille de Mollel a été informée de son décès trois
jours avant la diffusion des vidéos montrant son assassinat. Elle a été invitée
à se rendre en Israël pour voir les preuves, mais entre-temps, des vidéos de
son enlèvement et de son meurtre sont apparues « en exclusivité » sur
la page, puis sur des comptes de médias sociaux israéliens, y compris du
ministère des Affaires étrangères. Elles ont été publiées avec le hashtag « Black
lives don’t matter » pour le Hamas. Le père de Mollel a déclaré à Haaretz
que leur publication avait porté préjudice à sa famille.
« Du point de vue d’Israël, il s’agissait de
diluer la valeur des vidéos diffusées par le Hamas et de permettre à Israël de
publier son propre contenu sur le terrain », a expliqué l’une des sources.
Le système est destiné à contrer ce que les chercheurs
et eux-mêmes ont appelé une « machine à haine » en ligne bien huilée
qui diffuse systématiquement de la désinformation anti-israélienne et pro-Hamas.
Le paradoxe de la hasbara
La question posait un défi de taille du point de vue d’Israël
: le Hamas avait réussi à utiliser non seulement la mort et la destruction bien
réelles à Gaza, en exploitant la crise humanitaire pour gagner les cœurs et les
esprits, mais aussi à utiliser des armes de désinformation contre Israël : le
négationnisme du viol, les fausses affirmations concernant le nombre de morts
israéliens ou le rôle des tirs amis des FDI dans les pertes civiles au festival
de musique Nova, et d’autres encore, ont tous réussi à s’enraciner en dépit du
fait qu’ils étaient faux [sic] et malgré les tentatives répétées de les
démystifier.
Selon des informations obtenues par Haaretz,
quelques semaines après le début de la guerre, Israël a mis en place un « forum
de la hasbara » qui se réunit chaque semaine et qui comprend des agences
gouvernementales, des bureaux et des ministères, ainsi que des organismes
militaires, de défense et de renseignement - dont Tsahal, le service de
sécurité Shin Bet et le Conseil national de sécurité -, des entreprises
technologiques, des initiatives civiles de bénévolat et même des organisations
juives.
Des fonctionnaires de différents organismes, dont la Direction
de la diplomatie publique et le ministère des Affaires de la diaspora, chargés
de lutter contre l’antisémitisme à l’encontre de la communauté juive mondiale,
se sont entretenus avec différentes entreprises et fournisseurs de technologie
actifs dans diverses campagnes de masse en ligne. Les ressources sont une
chose, explique une source de renseignements, mais il faut aussi un système
pour les gérer.
Les systèmes d’influence de masse peuvent souvent
causer des ennuis à leurs opérateurs, et leur exposition publique peut
gravement nuire à la crédibilité de leurs clients. Chaque trimestre, des
plateformes de médias sociaux comme Meta révèlent de telles opérations et sapent
leur capacité à continuer à fonctionner efficacement.
L’une des sources a expliqué le dilemme que pose l’achat
d’une telle technologie du point de vue d’un organisme de défense : « D’une
part, vous voulez que l’échelle vous permette d’amplifier efficacement votre
message principal. D’autre part, la sécurité opérationnelle est essentielle ».
Selon d’autres enquêtes publiées dans le passé, le
fonctionnement d’un tel système nécessite également une certaine
infrastructure.
Israël a donc décidé d’acheter une technologie
existante plutôt que de prendre le risque d’en développer une de manière
indépendante. Un certain nombre d’outils et de programmes civils développés
pour les campagnes commerciales et politiques ont été achetés : un système de
cartographie des audiences en ligne, un système capable de créer
automatiquement des sites web, entre autres, ainsi que des contenus adaptés à
des audiences spécifiques, un système de surveillance des médias sociaux et des
plateformes de messagerie, et d’autres encore. Israël espérait ainsi lancer des
campagnes qui feraient progresser le message principal d’Israël et
amélioreraient la perception globale.
Un système d’influence de masse en ligne a été révélé
l’année dernière dans le cadre de l’enquête sur la « Team
Jorge » menée par TheMarker et Haaretz, et publiée au
niveau international dans le cadre du projet « Story Killers » initié
par Forbidden Stories. Dans cette affaire, un groupe d’Israéliens
vendait à des clients privés des services de désinformation et d’ingérence
électorale, dont certains comprenaient l’utilisation d’un logiciel inédit pour
les campagnes d’influence en ligne.
Les sources soulignent que ce n’est pas le cas d’Israël
aujourd’hui. Alors que ces campagnes étaient politiques, agissaient de mauvaise
foi et utilisaient de fausses informations pour tromper les gens, l’objectif
ici est d’amplifier les vraies informations [sic] face à la
désinformation bénéficiant d’un soutien non
authentique.
Tout au long de ce processus, les sources affirment
que les risques liés à l’achat ou à l’exploitation d’un tel système étaient
clairs, tant pour les responsables civils que pour ceux de la défense. Ces
risques s’accompagnaient également de craintes d’ingérence politique de la part
du cabinet du Premier ministre qui, outre la Direction de la diplomatie
publique, supervise également d’autres organismes ayant examiné la possibilité
d’acheter des technologies d’influence. La télévision israélienne a rapporté le
mois dernier qu’un « organe de sécurité important » censé diriger les
opérations d’influence d’Israël s’est inquiété d’une éventuelle utilisation
abusive ou d’interventions politiques.
En fin de compte, les systèmes sélectionnés ont été
achetés par des intermédiaires. Selon des sources qui ont parlé à Haaretz,
il a également été décidé qu’un ministère gouvernemental, et non un organisme
de défense, serait chargé de l’utilisation du système.
Outre le ministère des Affaires de la diaspora et la Direction
de la diplomatie publique, le ministère des Affaires étrangères et même le
ministère des Affaires stratégiques, qui a été créé pour lutter contre les
efforts de délégitimation - dont le plus célèbre est le projet d’influence
anti-BDS Kela Shlomo (La
fronde de Salomon), qui a échoué - s’occupent tous théoriquement de la
hasbara.
La première campagne créée par le système est déjà en
ligne. Cette campagne n’est pas en hébreu et ne porte pas du tout sur la
guerre, mais plutôt sur l’antisémitisme et la lutte contre les récits
antisionistes.
Le bureau du Premier ministre a démenti le rapport et
a déclaré en réponse : « Israël mène ouvertement ses importants efforts de
hasbara au niveau international ». Les affirmations soulevées dans ce
rapport, a déclaré un porte-parole, « nous sont totalement inconnues et n’ont
jamais eu lieu ».
Le ministère israélien des Affaires de la diaspora a
déclaré qu’il finançait certaines campagnes civiles, mais, comme la Direction
de la diplomatie publique, il a nié l’utilisation d’un tel système.
Néanmoins, des sources continuent d’exprimer leur
inquiétude à ce sujet. On ignore quel organisme israélien supervisera l’utilisation
du système au fil du temps, et ce qu’il adviendra finalement de ce système et
des diverses ressources numériques achetées ou créées pendant la guerre.
« L’influence est devenue une question
stratégique, mais elle n’a pas encore été prise en compte - ni au niveau
national, ni au niveau militaire, ni même parmi les volontaires civils »,
a déclaré une source bien informée. « Tout le monde doit être synchronisé,
mais au lieu d’une seule voix, nous avons trois voix différentes qui tirent
dans des directions différentes », a-t-elle ajouté, déplorant le triple
désordre des ministères dirigés par des politiciens, des organismes de défense
et des initiatives privées de citoyens et d’entreprises technologiques.
« Les premières semaines de la guerre ont été
chaotiques : les organes gouvernementaux se sont chamaillés entre eux pour des
questions de crédit et de territoire. Les civils, en particulier les
travailleurs des entreprises de haute technologie et de relations publiques
actifs dans les “salles de guerre volontaires”, les ont vraiment couverts. »
Après des mois d’efforts bénévoles, y compris l’investissement massif de
ressources par des entreprises locales de technologie et de publicité, le
ministère des Affaires de la diaspora a, selon certaines sources, finalement
commencé à financer des projets civils et l’effort bénévole est en train de se
réduire, la Direction de la diplomatie publique intervenant pour tenter de
synchroniser tous les projets non militaires.
« C’est comme si Israël avait découvert l’internet
pour la première fois ce samedi d’octobre », explique une source des
services de renseignement. « Israël n’a jamais vraiment considéré qu’il s’agissait
d’un domaine dans lequel il devait être actif. Cela prend du temps. Mais il n’y
a pas de planification à long terme, tout comme pour l’éducation : aucun
investissement. »
Meir Baruchin,
qui a été licencié et emprisonné pour avoir critiqué l’armée israélienne,
affirme que beaucoup de ceux qui sont d’accord avec lui craignent de s’exprimer
publiquement.
Meir Baruchin,
professeur d’histoire, qui a publié sur Facebook des messages s’opposant aux
opérations de l’armée à Gaza. Photo : Quique Kierszenbaum/the Observer
Début novembre 2023, Meir Baruchin,
professeur d’histoire et d’éducation civique aux cheveux grisonnants et à la
voix douce, a été incarcéré dans l’aile d’isolement de la tristement célèbre
prison de Jérusalem, dans le Complexe Russe [Al Moskobiya/Migrash ha
Rusim/Russian Compound] à la suite d’une improbable accusation d’intention de
trahison.
Les preuves rassemblées par la
police qui l’a menotté, puis s’est rendue à son appartement et l’a saccagé sous
ses yeux, sont une série de messages qu’il a publiés sur Facebook, pleurant les
civils tués à Gaza, critiquant l’armée israélienne et mettant en garde contre
les guerres de vengeance.
« Des images horribles nous
parviennent de Gaza. Des familles entières ont été anéanties. Je n’ai pas l’habitude
de mettre en ligne ce genre de photos, mais regardez ce que nous faisons pour
nous venger », peut-on lire dans un message publié le 8 octobre, sous une
photo de la famille Abou Daqqa, tuée lors de l’une des premières frappes
aériennes sur la bande de Gaza. « Quiconque pense que cela est justifié
par ce qui s’est passé hier devrait se désolidariser. Je demande à tout un
chacun de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre fin à cette folie.
Arrêtons ça maintenant. Pas plus tard,
maintenant !!! »
C’était le lendemain de l’horrible
attaque du Hamas contre Israël, alors que le pays était sous le choc du
massacre de 1 200 personnes et de l’enlèvement de plus de 240 autres.
Il savait que ses opinions sur l’armée
israélienne étaient controversées ; des critiques similaires à une époque moins
volatile lui avaient coûté son poste d’enseignant dans la ville de Rishon
LeZion, près de Tel Aviv, trois ans plus tôt. Mais il pensait qu’il était vital
de les exprimer au moment où le pays décidait de sa réaction.
« La plupart des Israéliens ne
savent pas grand-chose des Palestiniens. Ils pensent qu’ils sont tous des
terroristes, ou de vagues images sans noms, sans visages, sans familles, sans
maisons, sans espoirs », dit Baruchin. « Ce que j’essaie de faire
dans mes messages, c’est de présenter les Palestiniens comme des êtres humains ».
Dix jours après ce message sur
Facebook, il a été licencié de son poste d’enseignant dans la commune de Petah
Tikva. Moins d’un mois plus tard, il se retrouvait dans une prison de haute
sécurité, détenu pour donner à la police plus de temps pour enquêter sur des
opinions critiques qu’il n’avait jamais essayé de cacher.
À l’intérieur d’Israël, des
journalistes chevronnés, des intellectuels et des militants des droits humains
affirment qu’il n’y a guère d’espace public pour s’opposer à la guerre à Gaza,
même après trois mois d’une offensive qui a tué 23 000 Palestiniens et dont la
fin n’est pas en vue. « Il ne faut pas se leurrer : Baruchin a été utilisé
comme un outil politique pour envoyer un message politique. Le motif de son
arrestation était la dissuasion - faire taire toute critique ou toute velléité
de protestation contre la politique israélienne », a écrit le journal Haaretz,
établi de longue date, dans un éditorial.
Il n’est pas le seul enseignant à
être visé. Les autorités ont également convoqué Yael Ayalon, directrice d’un
lycée de Tel-Aviv, après qu’elle eut partagé un article du Haaretz avertissant
que les médias israéliens cachaient les souffrances des civils de Gaza. « Les
citoyens israéliens doivent être conscients de cette réalité », disait l’article.
Meir Baruchin
estime qu’il est vital d’exprimer son point de vue sur l’armée israélienne. Photo
Ohad Zwigenberg/AP
Ses élèves se sont révoltés dans l’école
après que la nouvelle de son message se fut répandue ; elle a poursuivi ses
employeurs devant un tribunal et a été réintégrée, mais lorsqu’elle est
retournée à l’école, elle a de nouveau été attaquée par des élèves qui
scandaient « Rentre chez toi ». Elle a refusé de nous parler.
Meir Baruchin a également été
entendu par un tribunal de l’éducation ce mois-ci. Selon le droit du travail
israélien, les autorités municipales n’ont pas le droit de licencier un
enseignant dont les performances ont toujours été excellentes, affirme-t-il, et
les lois sur la liberté d’expression ont protégé son droit de publier des
articles sur la guerre.
Mais il vit sur ses économies en
attendant le verdict et même s’il gagne, les accusations de trahison n’ont pas
été abandonnées : il pourrait vivre dans leur ombre pendant cinq ans, la limite
fixée pour que la police puisse engager des poursuites.
« Cette histoire est bien plus
importante que mon histoire personnelle ou celle de Yael. Nous vivons une
époque de chasse aux sorcières en Israël, de persécution politique », dit-il.
« Je suis devenu un “partisan du Hamas” parce que j’ai exprimé mon
opposition au ciblage de civils innocents ».
Il a déclaré avoir reçu des
centaines de messages privés de soutien de la part de collègues enseignants et
d’élèves trop effrayés pour s’exprimer publiquement, et nous en a montré
plusieurs.
« Le message est clair comme
de l’eau de roche : taisez-vous, faites gaffe », dit-il, ajoutant qu’ils
ont renforcé sa propre conviction quant à la nécessité de s’exprimer. « Je
me suis dit que lorsque je prendrai ma retraite, je pourrais conclure qu’il s’agit
de la leçon d’éducation civique la plus importante que j’aie jamais donnée ».
Meir Baruchin estime être le seul
Israélien juif à avoir été détenu pour avoir dénoncé la mort de civils à Gaza,
mais cela n’aurait rien d’inhabituel s’il était un citoyen palestinien d’Israël.
Des centaines de personnes ont été
arrêtées et emprisonnées, ou ont perdu leur emploi ou leur accès à l’éducation
à cause de messages publiés sur les médias sociaux. Le juge qui a mis Baruchin
en prison a établi une comparaison explicite. « Si un résident arabe avait
publié ce message, le danger aurait été évident. Je ne pense pas qu’il soit
possible de faire la différence entre un message arabe et un message juif ».
Un groupe d’éminents Israéliens a
cité dans une lettre les différences entre les normes de liberté d’expression
du pays pour les citoyens juifs et palestiniens, estimant que l’incitation au
génocide avait été normalisée dans le pays.
Baruchin a d’abord été convoqué à
un poste de police pour y être interrogé sur des accusations de sédition.
Lorsqu’il a fait remarquer à la police qu’elle avait besoin d’un mandat du
procureur général pour inculper un citoyen israélien de ce délit, des
accusations de trahison ont été dûment formulées.
Lorsqu’il est arrivé au poste de
police, ses bras et ses chevilles ont été menottés et on lui a présenté un
mandat de perquisition de son domicile. Cinq inspecteurs l’ont escorté, ont mis
son appartement sens dessus dessous et ont finalement confisqué deux
ordinateurs portables et six disques durs. La police a alors demandé plus de
temps pour enquêter, et un juge a ordonné qu’il soit maintenu en détention.
« Je n’avais pas le droit de
prendre quoi que ce soit avec moi dans la cellule », raconte-t-il. « Je
suis entré avec mes vêtements et je suis resté avec les mêmes vêtements pendant
quatre jours. Il y avait des douches à l’eau froide, un minuscule morceau de
savon, deux couvertures empestées par la fumée de cigarette et une minuscule
serviette ».
« Je n’avais pas le droit d’avoir
un livre, la télévision ou quoi que ce soit d’autre. Les gardiens n’avaient pas
le droit de me parler et il n’y avait pas de fenêtre, si bien que je ne
distinguais pas le jour de la nuit. On m’a enlevé ma montre.
« Pour ne pas devenir fou, je
faisais de l’exercice toutes les heures et demie ou toutes les deux heures.
Chaque fois que le gardien venait vérifier, je demandais l’heure qu’il était,
pour calculer ce qu’il restait. »
Il a été de nouveau interrogé avant
qu’un second juge n’ordonne sa libération. Les personnes qui l’ont interrogé
lui ont dit que ses messages ressemblaient aux Protocoles des Sages de Sion, l’un
des documents antisémites les plus célèbres au monde. « Je suis professeur
d’histoire et j’ai donc demandé : “Les avez-vous déjà lus ?” Ils n’ont pas
répondu. »
Lorsqu’il aura été innocenté,
Baruchin prévoit de poursuivre les médias israéliens qui ont rapporté les
accusations de la police sans lui demander sa réponse ou chercher des preuves,
et qui l’ont accusé de justifier et de légitimer le Hamas.
Il affirme ne pas avoir été
traumatisé par cette expérience, le sort des civils palestiniens et des otages
israéliens à Gaza étant pour lui bien plus préoccupant. Il continue de suivre
de près ce qui se passe là-bas et parcourt sur son téléphone les images des
récents morts, un journaliste, un violoniste, un bébé.
Le dernier message qu’il a posté
avant notre entretienest une image d’une pierre tombale improvisée, qui
ressemble à une partie d’un meuble cassé. “Martyr inconnu, cadavre en
décomposition, portant un survêtement et une veste verte ”, peut-on y lire.
« Toute l’histoire en une
seule image », dit-il. « Les grands médias israéliens ne diffusent
pas cette image. Ils ne comprennent pas cette image et ne veulent pas la
comprendre ».