Featured articles en vedette Artículos Artigos destacados Ausgewählte Artikel Articoli in evidenza

13/03/2024

GIANLUCA DI FEO
« La P2, la CIA et l'affaire Moro : il fallait le détruire, ils ne voulaient pas le libérer »
Roberto Jucci, le général des carabiniers italien chargé des missions secrètes

Gianluca Di Feo, la Repubblica, 4/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

A 98 ans, l’homme des missions secrètes parle : « Cossiga m’a chargé de l’unité d’intervention qui devait le libérer [Moro], mais le véritable objectif était de m’écarter. Mon plus grand regret est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé ».

« Mon plus grand regret dans l’affaire Moro est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé. Dans le sens où ils m’avaient mis dans un coin et m’avaient envoyé loin de Rome pour que je ne voie pas et ne puisse pas opérer... ». Le général Roberto Jucci vient d’avoir 98 ans et conserve une mémoire de fer : il se souvient de tout, de chaque détail de l’extraordinaire carrière qui l’a vu être un protagoniste de la première et de la deuxième République. Il a été à la tête du service de sécurité de l’armée, commandant des carabiniers, directeur de Raul Gardini [patron du groupe Ferruzzi, suicidé en 1993, NdT]  et de Romano Prodi, trésorier du parti de L’Olivier, président de la commission pour la réforme des services secrets, et enfin commissaire du gouvernement en Sicile et commissaire du gouvernement pour l’assainissement du fleuve Sarno. Il a dirigé des missions très secrètes en Libye, en Israël et en Chine. Il a entretenu des relations de confiance avec Giulio Andreotti, Francesco Cossiga, Bettino Craxi, Aldo Moro, Romano Prodi, Giovanni Spadolini et de nombreux autres dirigeants politiques : il jouit d’un énorme respect car il est considéré comme un homme des institutions. « Je n’ai jamais été entendu par les commissions parlementaires sur l’affaire Moro. Certes, je n’aurais pas pu changer de manière décisive les conclusions, mais j’aurais pu dire quelque chose et contribuer à la recherche de la vérité ».


Aldo Moro (1916-1978), prisonnier des Brigades Rouges

Quel poste occupiez-vous au moment de l’enlèvement de Moro ?

« Je n’étais qu’un général, mais mon expérience internationale m’a permis d’être sollicité lorsqu’il s’agissait de résoudre un problème sensible, par exemple en Libye après le coup d’État de Kadhafi, ou d’ouvrir un canal confidentiel pour les négociations entre les USA et la Chine dans les années 1970. En 1978, j’ai été nommé chef du deuxième département de l’état-major de l’armée chargé de la sécurité, plus connu sous l’acronyme “SIOS”.

Quelle est la mission que vous a confiée le ministre de l’intérieur Cossiga ?

« Il m’a demandé de créer une unité de l’armée qui pourrait intervenir pour libérer Moro lorsque sa prison serait découverte. Ils devaient opérer avec une précision millimétrique pour ne pas risquer la vie de l’otage. Il m’a donné une semaine de délai. J’ai pris les hommes du légendaire 9ème Régiment d’assaut de parachutistes « Colonel Moschin », j’ai acheté des armes sophistiquées en Grande-Bretagne et en Allemagne et je les ai fait s’entraîner sans relâche dans une base secrète à l’intérieur du domaine présidentiel de San Rossore. Cossiga me demandait sans cesse s’ils étaient prêts. Je lui ai répondu : « Monsieur le Ministre, venez voir par vous-même ». Sur le chemin de l’inspection, sans avertissement, les raideurs ont tendu une embuscade à son cortège et ont immobilisé l’escorte : Cossiga a eu une crise cardiaque ».

Jucci et Cossiga en 1989

Cossiga avait une grande confiance en vous : ne vous a-t-il pas appelé à rejoindre le Comité qui a géré l’enquête sur Moro ?

« Non. Et il ne m’a jamais dit de quoi ils discutaient. Ils ont dit à Cossiga de faire cette unité mais je ne sais pas s’ils l’ont fait pour m’éloigner du terrain à Rome. Car c’est ainsi que j’ai passé pratiquement tous les jours de l’enlèvement en Toscane, au domaine de San Rossore, pour mettre en place cette équipe qui n’est jamais entrée en action. J’allais à Rome pour faire mon rapport à Cossiga, je parlais à Ugo Pecchioli qui était le représentant du PCI et nous attendions qu’il sorte des réunions du Comité. Il m’interrogeait sur la préparation des raideurs ; avec Pecchioli, il faisait le point sur la situation. Ils me mettaient à l’écart. Et je ne sais pas si ça a été fait exprès. Car, à l’époque, une grande partie des dirigeants des institutions militaires étaient membres de la loge P2. Et sur cette loge, j’ai beaucoup de réflexions aujourd’hui : parce que la P2 était l’expression d’un groupe de pouvoir d’un pays étranger, ami certes, mais qui avait d’autres “intérêts” ».

Vous parlez des USA ?

« Des centres de pouvoir usaméricains qui opéraient également par l’intermédiaire d’éléments de la P2».

Croyez-vous que quelqu’un a suggéré à Cossiga de vous écarter ?

« Je n’ai aucune certitude à ce sujet, mais je constate qu’au sommet des états-majors se trouvaient divers éléments de la P2. Nous disposons d’une liste de la P2, celle que les juges Turone et Colombo ont saisie lors de la perquisition chez Licio Gelli, mais je suis convaincu que cette liste n’est pas complète. D’autres noms ont été gardés secrets, peut-être parce qu’ils auraient dû couvrir ceux qui figuraient sur la liste si l’organisation maçonnique avait été découverte. Il y avait des personnes sur la liste qui étaient très proches d’autres personnes qui n’apparaissaient pas sur la liste. Ça m’a toujours paru bizarre. Il suffisait d’examiner les carrières qu’ils ont parrainées pour s’en faire une idée... La P2 était un État dans l’État ! »

Avez-vous jamais rencontré Licio Gelli ?

« Jamais ».

Quels p2istes avez-vous connus ?

« Beaucoup de généraux et de préfets étaient de la P2. Je me souviens de Federico Umberto D’Amato : c’était une anguille, puisqu’il était vice-commissaire de police et qu’il régnait sur le bureau des affaires réservées du Viminal [ministère de l’Intérieur]. Quand, en 1986, je suis arrivé à la tête des carabiniers, je me suis rendu à Arezzo et j’ai demandé au commandant provincial des carabiniers ce qu’il en était de Gelli. Il m’a dit : « Ici, de nombreux responsables d’institutions étaient voulus par Gelli. Mon engagement le plus lourd a été de faire en sorte que Gelli reçoive des généraux le dimanche ». Je suis resté sans voix. Devant le remplacer pour une rotation normale, j’ai confié la tâche au chef de la sécurité du Commandement général [des carabiniers] : c’était un officier qui aspirait à des postes plus importants et qui ne comprenait pas pourquoi je l’avais envoyé là. Des années plus tard, je lui ai expliqué que je l’avais choisi parce qu’il était responsable de la sécurité au Commandement général et qu’il devait donc être considéré comme au-dessus de tout soupçon ».

Vous ont-ils demandé de rejoindre la P2 ?

« Non, jamais. Celui que j’ai toujours considéré comme un de leurs recruteurs, lorsqu’il me voyait, il changeait de trottoir. Ils me connaissaient bien. Pour entrer dans la P2, il fallait être volontaire et je ne pense pas l’avoir jamais été... Je n’ai jamais eu qu’un seul chef : le chef des institutions. Lorsque j’ai compris que Giovanni Spadolini, qui était devenu ministre de la Défense, pensait que, étant un ami d’Andreotti et de Cossiga, je pourrais ne pas lui être loyal, je lui ai dit : “Je n’ai qu’un seul patron, le ministre avec lequel je travaille” ».


Et avec Aldo Moro, quelle a été votre relation ?

« J’avais une affection filiale pour Moro. Je me souviens encore de la fois où je l’ai accompagné à la réunion avec Kadhafi pour discuter des conditions des Italiens en Libye et d’autres problèmes : le principal était l’importation de pétrole brut libyen à un prix spécial lorsqu’il était précieux, puisque le canal de Suez était bloqué. J’ai eu plusieurs conversations avec Moro, il me demandait souvent mon avis. Dans le communiqué de presse que j’ai rédigé après la rencontre avec Kadhafi, après m’avoir donné quelques directives, il a changé un mot et m’a demandé la permission de le faire. Quel homme, je n’en ai pas rencontré d’autres comme lui ».

Vous avez été le premier contact italien de Kadhafi...

« Au lendemain du coup d’État par lequel il a pris le pouvoir [1er septembre 1969, NdT], le chef des services secrets militaires, le SID [1966-1977], l’amiral Henke, m’a envoyé voir Kadhafi. Henke appréciait particulièrement notre travail commun. Je ne connaissais personne en Libye. En peu de temps, j’ai réussi à avoir un entretien avec Kadhafi et, quelques mois plus tard, à obtenir la rencontre entre lui et Moro qui a marqué l’histoire de l’Italie à cette époque. Pensez-y : j’ai menacé Kadhafi de débarquer en Libye. Un bluff : s’il avait dit “je vois”, je me serais retrouvé dans une situation très difficile. Il me croyait et me faisait confiance, il me demandait souvent conseil : je lui ai peut-être sauvé la vie ou le pouvoir avec l’opération Hilton [projet de renversement de Kadhafi organisé par le gouvernement britannique en 1970, fait échouer par Aldo Moro, NdT] qui a fait échouer un autre coup d’État. À partir de 1972, je n’ai plus eu cette relation avec Kadhafi, car le gouvernement m’a remplacé dans ces contacts. Je l’ai vu quatre fois pour des missions spéciales du gouvernement : la dernière fois en 1980 pour discuter de la libération des pêcheurs de Mazara del Vallo. Ensuite, je ne l’ai plus jamais revu : ni lui, ni ses collaborateurs ».

N’avez-vous pas eu l’idée d’approcher Kadhafi pour obtenir la libération de Moro ?

« Personne ne m’a demandé de le faire. Et je n’ai eu de contact avec Kadhafi que pour des missions qui m’ont été confiées par le gouvernement. Dans l’enlèvement de Moro, je n’étais pas un acteur, mais seulement un figurant ».

Si vous aviez été un acteur, qu’auriez-vous fait ?

« J’aurais certainement fait filer ceux qui sont allés porter les lettres de Moro à son secrétaire Freato et à d’autres personnes. J’aurais essayé de trouver des appuis dans les pays arabes qui auraient peut-être pu trouver un canal utile pour sa libération. J’aurais fait tout mon possible pour le sauver. Je n’aurais probablement pas réussi, mais j’aurais tout essayé ».

En 1978, notre appareil de sécurité manquait d’unités spécialisées. Y avait-il des équipes pour s’occuper des filatures ?

« Certainement. Lorsque j’ai rejoint le service, comme il n’y avait pas encore d’école interne, j’ai fait réaliser un vade-mecum opérationnel et des cours pour le personnel : pour la filature, j’ai utilisé les enseignements du Mossad israélien. Des dizaines d’hommes étaient préparés à cette tâche. Mes considérations concernent également la zone de Via dei Massimi, où vivaient de hauts prélats du Vatican et où il y avait un va-et-vient de brigadistes : elle était peut-être administrée par un responsable de l’IOR [la banue du Vatican], Monseigneur Antonello Mennini, dont on dit qu’il a confessé Moro pendant son emprisonnement. Un autre personnage qui aurait dû être filé ».

Pourquoi ces filatures n’ont-elles pas été ordonnées ?

« Il n’y a pas eu de coordination. Et malheureusement, nous nous sommes appuyés sur le groupe qui a conseillé Cossiga pour mener à bien les opérations. Cossiga était conseillé par un homme envoyé par les USA et par la commission composée en grande partie de p2istes. Tous des gens qui, à mon avis, voulaient que les choses se passent autrement que ce que tous les honnêtes gens demandaient. Il fallait détruire Moro politiquement et physiquement : si Moro avait survécu, la politique italienne aurait évolué différemment de ce qu’elle a fait. Je crois que Moro aurait pu être libéré si toutes les institutions avaient travaillé dans ce sens. Mais la mise en place d’un gouvernement, soutenu par Moro, formé par les communistes et les démocrates-chrétiens, s’est heurtée à l’opposition des USA et, pour d’autres raisons, à celle de l’ex-Union soviétique ».

L’avez-vous dit à Cossiga ?

« Cossiga a certainement agi de bonne foi en me confiant la tâche de préparer les raideurs parce qu’il tenait beaucoup à ce que, lors de la libération, Moro ne soit pas abattu. Il ne savait pas que cette unité n’entrerait jamais en action. Mais il voulait réaliser la libération, il voulait absolument sauver Moro : je n’ai aucun doute là-dessus ».

Mais vous étiez très proches, vous avez dû en discuter ...

« Après la mort de Moro, Cossiga a démissionné et a disparu. Quelques jours plus tard, j’ai appris où il se trouvait : il était enfermé dans un appartement près de la Piazza San Silvestro, un quartier-maître de la marine lui apportait de la nourriture. Je lui ai rendu visite à plusieurs reprises. Il me regardait, muet, pendant de longues minutes. Puis il me disait : « J’aurais peut-être pu faire plus ». Pour lui, c’était une obsession qui, je crois, l’a marqué à vie ».

 
Giulio Andreotti, alias "Il Professore" (1919-2013)

En avez-vous parlé à Andreotti ?

« Non, j’ai entretenu de très bonnes relations avec lui. C’était quelqu’un de très intelligent et d’impressionnant. Sa secrétaire m’appelait le soir pour un rendez-vous à sept heures le lendemain matin et me demandait de résumer un argument en dix minutes. Je travaillais des heures la nuit pour le préparer : dix ans plus tard, Andreotti sortait une feuille de papier et se souvenait encore de tout ce que j’avais peut-être oublié au cours de l’entretien. Cossiga lui-même avait une admiration craintive pour lui... ».

Revenons à ces « centres de pouvoir usaméricains qui opéraient par l’intermédiaire d’éléments de la P2 ». Vous étiez tenu en haute estime par les services de renseignements usaméricains : vous leur aviez même remis la source la plus importante sur les renseignements du Pacte de Varsovie...

« Ce n’était pas mon mérite : en 1968, ce général des services tchécoslovaques s’est présenté à Trieste. J’ai seulement réalisé à quel point il était précieux. J’avais du respect pour les USAméricains et ils m’ont toujours respecté. Dans cette coirconstance [l’enlèvement de Moro, NdT], je ne partageais manifestement pas leurs positions ».

Deux ans plus tard, ils vous ont demandé d’aider à libérer les otages usaméricains à Téhéran et vous avez obtenu de précieuses informations. Mais sur Moro, ils ne vous ont jamais consulté ?

« Je le répète : j’ai acquis la conviction que nous n’avions pas la même vision sur Moro ».

Tout le monde parle du rôle de la CIA, mais il y avait une forte présence du renseignement militaire usaméricain en Italie.

« Le renseignement militaire usaméricain a parfois opéré de manière très discutable : nous étions un allié loin de leur pays, avec des visions qui ne coïncidaient pas toujours. Et malheureusement, il y a eu des Italiens qui ont opéré en suivant leurs directives pour des objectifs qui n’auraient peut-être dû ni fixés ni envisagés ».

À quoi faites-vous référence ?

« Dans le cas de Gladio, par exemple, il fallait le faire, mais il fallait le faire différemment. Dans nos plans, en cas d’invasion, il était prévu que nous abandonnions une partie du territoire pour nous positionner sur des lignes plus défendables. Si quelqu’un a utilisé Gladio à d’autres fins, c’est sa responsabilité personnelle ».

En 1978, Moro n’a pas été retrouvé, tandis que quatre ans plus tard, la prison du général usaméricain James Dozier a été localisée et il a été libéré lors d’une opération éclair.

« Dans ce cas, ils voulaient le libérer ; dans l’autre, j’ai des doutes. Mais j’ajouterai que ni eux ni le KGB ne voulaient trouver Moro. Même les services soviétiques de l’époque suivaient les mêmes stratégies. Je me souviens de l’arrestation de Morucci et de Faranda au domicile de Giuliana Conforto, qui, après quelques mois, a été libérée bien que les crimes qui lui étaient imputés auraient peut-être exigé des peines plus lourdes. Qui était Giuliana Conforto ? La fille d’un agent du KGB de longue date, Giorgio Conforto, qui a toujours travaillé dans l’ombre pour l’un des marionnettistes de nos services, ce Federico Umberto D’Amato dont j’ai déjà parlé. A-t-on enquêté sur les raisons de ce traitement de faveur accordé à Giuliana Conforto ? »

Et vous, Général, où gardez-vous vos archives ?

« Je n’ai jamais pris une seule feuille confidentielle dans les bureaux que j’ai dirigés. J’ai tout ici, dans ma tête ».

 

Roberto Jucci, le général qui chuchotait à l’oreille des gouvernements

Gianluca Di Feo, la Repubblica, 17/1/2022  

Dans un livre, les souvenirs du militaire de 95 ans, impliqué dans des missions secrètes en Italie et à l’étranger : ils sont un miroir de l’histoire de notre pays

À 95 ans, le général à l’œil de glace conserve le regard et la mémoire qui ont fait de lui un protagoniste d’événements extraordinaires. Roberto Jucci a traversé tous les complots et toutes les révolutions, qu’ils soient internationaux ou nationaux, et il en est toujours sorti la tête haute : il est universellement considéré comme « un serviteur de l’État, doté d’une capacité unique à mener à bien des missions impossibles ». Comme lorsqu’il a été envoyé seul à Tripoli pour établir le contact avec les colonels qui venaient de prendre le pouvoir.

« J’ai dit à Kadhafi que j’étais un officier comme lui, un peu plus âgé et avec un peu plus d’expérience ». Ce fut le début d’un lien qui s’est poursuivi pendant des décennies : chaque fois qu’il y avait un problème avec la Libye, les gouvernements se tournaient vers Jucci. Il a finalement rassemblé ses souvenirs dans le volume Rivelazioni (éditions Porto Seguro) : l’autoportrait de l’homme qui, dans les moments les plus difficiles, a chuchoté à l’oreille de dizaines de présidents ce qu’il convenait de faire.

Un parcours qui commence en 1943, alternant entre une carrière de militaire et d’agent secret. En 1968, à Trieste, il accueille un général tchécoslovaque qui a fui Prague. Il l’interroge, réalise qu’il peut être précieux et le remet à la CIA : Jan Sejna était la source la plus importante de toutes pour le renseignement usaméricain. Les USAméricains le prennent en main : ils lui demandent même de les aider à libérer les otages de l’ambassade de Téhéran. Plus encore. En 1978, Jucci se rend à Pékin pour une autre mission top secrète : « Les Chinois voulaient que je serve d’intermédiaire pour faire connaître aux USA leur volonté de sortir de l’orbite russe ».

Le général est le cousin de l’épouse de Giulio Andreotti, ce qui ne nuit pas à sa réputation d’impartialité : de Bettino Craxi à Giovanni Spadolini, tous les chefs de gouvernement le tiennent en estime. Il dépeint les protagonistes de la Première République avec des anecdotes inédites. Comme la visite de Sandro Pertini dans sa ville natale de Savone : le président nouvellement élu exige d’utiliser un vol régulier et de loger dans une petite pension. Or, à l’insu de Pertini, tous les sièges de l’avion et toutes les chambres sont occupés par des hommes et des femmes de la police en civil. « Le président était satisfait de croire que sa sécurité était garantie par sa propre popularité : nous étions heureux de sa conviction et poussions un soupir de soulagement ».

Un thème qui revient souvent dans ces pages est l’enlèvement d’Aldo Moro, dont il était très proche. Le ministre de l’époque, Francesco Cossiga, lui ordonne de former une unité de « têtes de cuir » au cas où la « prison du peuple » serait localisée, pour y faire irruption. Jucci réunit donc quarante hommes du régiment de paras «  Col Moschin « et les soumet à des exercices rigoureux. Cossiga est impatient de connaître leur préparation. « Pour lui donner une expérience directe de l’entraînement, nous avons simulé son enlèvement et celui de son escorte dans la rue, la nuit. Il a eu très peur et j’ai craint pour sa santé ». Après l’épilogue de la Via Caetani [où le corps d’Aldo Moro a été retrouvé, NdT], Cossiga est choqué. « Avant d’entamer une conversation, il me regardait pendant un quart d’heure, sans dire un mot. Ensuite, le sujet était toujours le même : l’assassinat de Moro, ce qu’il avait fait pour l’empêcher, ce qu’il aurait pu encore faire et n’avait pas fait ».


Via Fani immédiatement après l’enlèvement d’Aldo Moro

Après son accession au Quirinal [palais présidentiel], Cossiga le nomme commandant général des carabiniers. Ce furent des années de grandes réformes, inspirées par une vision novatrice et une rigueur éthique. Lorsqu’il apprend que Fiat a augmenté le prix convenu pour les nouvelles voitures des carabiniers, Jucci s’y oppose. Il met Cesare Romiti à la porte. Puis il reçoit Gianni Agnelli : « Il m’a dit que si je n’acceptais pas, il aurait secoué le gouvernement. Je lui ai répondu que j’étais convaincu de mes raisons et que j’aurais demandé à la Cour des comptes d’intervenir. Je n’étais certainement pas dans les bonnes grâces du puissant avocat et à l’époque, c’était risué ». Malgré cela, le général établit une relation profonde avec Giovannino Agnelli, fils d’Umberto et héritier désigné à la tête de Fiat, qui s’est enrôlé dans les carabiniers. Il lui demande dans quelle région, à l’exception du Piémont, il souhaite aller. « Le jeune homme m’écrivit qu’il voulait une station inconfortable, en indiquant Pantelleria ».

Plus surprenante encore est sa relation personnelle avec Edoardo Agnelli, le fils de l’Avvocato, qu’il a rencontré lors d’un accident de voiture : « C’était un bon garçon. Nous nous sommes quittés en nous embrassant. Il m’a dit qu’il viendrait me voir souvent et c’est ce qu’il a fait ». Après avoir terminé son commandement en 1989, il entame une seconde vie. Romano Prodi le voulait à la tête d’une compagnie de l’IRI [Institut pour la reconstruction industrielle, holding publique  privatisée à la fin du siècle dernier, NdT]. Puis Raul Gardini – « l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés » - le fait entrer au conseil d’administration de Montedison. Après le début de Tangentopoli [« Bakchich-City », réseau de corruption révélé pr lio’pération Maisn Propres, NdT,] Gardini demande au général de convaincre Prodi de devenir administrateur délégué de Montedison. Il y a un déjeuner à trois et l’offre : « Prodi a répondu que même s’ils étaient de très bons amis, il ne pouvait pas accepter ». Dès cette époque, Jucci se voit souvent confier des affaires délicates. Le président du Sénat le charge « à titre personnel » de vérifier l’état économique d’une clinique romaine appartenant à Don Verzè, le dirigeant de l’hôpital San Raffaele. Une sorte d’inspection dans le domaine de la santé privée, où Don Verzè tente immédiatement de le corrompre : « J’ai eu l’impression qu’il y avait plus de jolies jeunes filles que d’infirmières... ». Il se rend compte qu’il s’est retrouvé au milieu d’une lutte entre deux groupes politico-entrepreneuriaux : l’un soutenant San Raffaele, l’autre le Campus bio-médical naissant de l’Opus Dei. Toute médiation est impossible et Don Verzè, vaincu, se retire de la capitale.

Jucci a vu le cœur des ténèbres du pouvoir et en a vécu les moments clés. En 1996, à la chute du gouvernement Dini, Lorenzo Necci, alors numéro un des chemins de fer, conçoit le projet d’un exécutif dirigé par Antonio Maccanico et soutenu par un nouveau mouvement centriste. « Necci me pria de rester près de Maccanico pour le choix des compagnons de voyage et l’organisation du nouveau parti ». Mais le plan échoue : « Lorsque Maccanico a été nommé, deux puissants lobbies maçonniques internationaux auraient pu s’affronter, et comme celui de Necci est sorti perdant, il devait probablement être l’agneau sacrifié ». Quelques mois plus tard, Necci est arrêté et quitte la scène publique.

Le début du troisième millénaire pour Jucci signifie une troisième vie, cette fois pour la défense de l’environnement. Envoyé en Sicile pour restaurer les réseaux d’eau, il se retrouve face à un monstre invincible : un labyrinthe de mafia, de politique, de magouilles et darriération qui gaspille l’eau et engloutit des fleuves d’argent public. La reconquête du Sarno, le fleuve le plus pollué d’Europe, est une tâche tout aussi ardue. Il se lance dans la charge contre les industriels en Ferrari qui se plaignent de la pauvreté, des camorristes, et surtout contre la bureaucratie qui paralyse tout. Il n’abandonne pas et en 2011, il accomplit sa dernière mission. À 85 ans, il peut enfin se reposer, même si des représentants de tous les partis continuent de frapper à sa porte en quête de conseils. Cela se produit encore aujourd’hui, dans la plus grande discrétion. Si le Big Old Man* évoqué par les complotistes existait vraiment, il ne pourrait que lui ressembler. « J’ai toujours été considéré comme un homme de l’ombre, qui sait tout des choses les plus sombres de l’État. Mais je suis tranquille, car j’ai agi pour le seul bien de mon pays ».

*NdT

Le 16 mars 1978, Steve Pieczenik, un psychiatre autoproclamé nommé sous-secrétaire adjoint au Département d’État par Henry Kissinger, et qui mériterait une série Netflix, est envoyé par le président Carter à Rome pour apporter aux services italiens on soit-disant savoir-faire en matière de négociations pour la libération d’otages. Lors d’une réunion, Mister Pieczenik lance aux pandores italiens : « You’ve to find the Big Old Man », « Vous devez trouver le Grand Vieil Homme », c’est-à-dire, dans le jargon des services de renseignement yankees, le quartier-général des BR, mais les fonctionnaires italiens, qui ne connaissaient pas l’expression, la prirent au pied de la lettre et commencèrent à chercher le « Grande Vecchio ». Une série de personnes furent successivement suspectes d’être ce fameux chef d’orchestre, notamment Giambattista Lazagna, ancien commandant partisan antifasciste, Toni Negri, Corrado Simioni etc.. Le Grande Vecchio a continué à vivre dans la sous-culture médiatico-populaire, mis à toutes les sauces. La thèse complotiste la plus en vogue aura été celle-ci : l’enlèvement de Moro aurait été une opération conçue par la CIA et le KGB main dans la main pour empêcher le Compromis historique que Moro était en train de négocier pour réaliser une alliance de gouvernement entre démocrates-chrétiens et communistes.

Gianluca Di Feo (Rome, 1967) est un journaliste italien spécialisé dans la criminalité organisée, la corruption, le trafic d’armes et les services secrets, thèmes auxquels il a consacré plusieurs livres. Il est directeur adjoint du quotidien La Repubblica. Il a auparavant travaillé au Corriere della Sera et à L’Espresso, dont il a aussi été directeur adjoint.

 

12/03/2024

SUSAN ABULHAWA
Gaza : récits de survivantes du génocide

Ci-dessous deux nouveaux articles de Susan Abulhawa, de retour de Gaza, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala. Un premier article a été publié ici

Le génocide vu à ras de terre : du sable, de la merde, de la chair en décomposition et des flip-flop dépareillées

Susan Abulhawa, The Electronic Intifada , 8/3/2024

Privés d'accès au monde et enfermés dans des barbelés et des clôtures électriques, les Palestiniens de Gaza avaient l'habitude de respirer la majesté de la terre de Dieu sur les rives de la Méditerranée.

Préparation d'une fosse commune à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.
Photo : Mohammed Talatene/DPA via ZUMA Press

C'est là que les familles s'amusent, que les amoureux approfondissent leurs liens, que les amis s'assoient dans le sable et se confient les uns aux autres.

C'est là que les gens allaient pour réfléchir et contempler un monde si peu généreux à leur égard.

C'est là qu'ils sont allés danser, fumer la chicha et se créer des souvenirs.

Mais aujourd'hui, ces rivages sont une torture.

En tant que région côtière, le sol de Gaza est sablonneux, même à l'intérieur des terres. Près de 75 % de la population vivant désormais dans des tentes de fortune, le sable s'infiltre partout.

C'est dans la nourriture, le peu qu'il y a, un grain indésirable dans chaque bouchée. Elle s'accumule dans les cheveux de tout le monde, tout le temps.

Il se glisse sous le hijab, que les femmes sont désormais obligées de porter en permanence par manque d'intimité. Le cuir chevelu démange constamment et les gens se rasent de plus en plus la tête, une décision particulièrement douloureuse pour les femmes et les jeunes filles, qui constitue un autre détail de cette dégradation délibérée de toute une société.

Les chanceux qui ont accès à de l'eau propre peuvent bénéficier de quelques heures de répit avant que l'autorité du sable ne s'impose à nouveau.

Partout où il y a du sable, il y a de minuscules crabes de sable, et d'autres insectes suivront au fur et à mesure que le temps se réchauffe.

Une amie m'a envoyé des photos de ce qu'elle pensait être une éruption cutanée sur ses extrémités, en espérant que je puisse consulter des médecins pour elle. J'ai tout de suite compris qu'il s'agissait probablement de piqûres d'insectes et deux médecins ont confirmé mes soupçons.

Elle jure qu'elle a nettoyé méticuleusement son lit tous les jours, mais les médecins expliquent que ces insectes sont trop petits pour être vus. Ces assaillants microscopiques sur sa peau l'ont un peu brisée, même si elle avait déjà enduré l'insoutenable - les bombes et les balles aveugles, le manque de tout, les scènes macabres de mort et de démembrement presque quotidiennes, le bourdonnement constant des drones, la détérioration des membres de la famille qui ont besoin de médicaments indisponibles, et l'impossibilité de rentrer chez soi.

Humiliation

Les détails d'une société ancienne réduite aux ambitions primaires les plus élémentaires sont douloureux à observer. Une amie qui vivait dans un bel appartement “intelligent” doté d'équipements modernes, qui enseignait à l'école primaire et dirigeait des programmes de loisirs pour enfants après l'école, organise désormais ses journées autour de deux horribles visites à des toilettes extérieures partagées par des centaines de personnes.

C'est un trou putride dans le sol, surmonté d'un seau qui entaille la peau. Elle ne sait pas où il mène, mais « il n'y a pas de chasse d'eau, bien sûr », dit-elle.

Certaines personnes font leurs besoins à l'extérieur du trou, sur le sol en terre battue, et elle doit donc parfois marcher dans la merde. Le trou a quatre parois en plastique, mais pas de plafond, ce qui ajoute une couche supplémentaire d'humiliation lorsqu'il pleut.

Le matin très tôt est le meilleur moment pour y aller car la file d'attente est moins longue. Elle fait attention à ce qu'elle mange et à ce qu'elle boit, de peur de devoir y aller au mauvais moment.

Sa fille de 6 ans apprend à se retenir le plus longtemps possible. Son fils aîné peut accompagner son père au travail, là où il y a des toilettes en état de marche, mais il ne ressent que de la culpabilité lorsqu'il se soulage, me dit sa mère.

Je lui ai apporté des articles de toilette de base et elle a failli pleurer au contact de la lotion pour la peau.

« Je me dis toujours que je vais me réveiller un jour et me rendre compte que tout cela n'était qu'un mauvais rêve », dit-elle.

Un sentier épouvantable

C'est un sentiment que j'ai entendu à maintes reprises de la part de différentes personnes dans différentes parties de Gaza. Le dénigrement de leur vie a été si aigu et si rapide que l'esprit a du mal à comprendre la réalité.

« Je n'avais jamais imaginé que je vivrais une telle vie », dit-elle, avant de marquer une pause et d'ajouter : « Mais je ne pense pas avoir le droit de me plaindre, car au moins ma famille est toujours en vie ».

C'est aussi ce que j'ai entendu à plusieurs reprises de la part des habitants de Rafah.

Ils se sentent coupables d'avoir survécu jusqu'à présent. Ils se sentent privilégiés parce qu'ils ont de la nourriture, même rance ou insuffisante, alors que leurs amis, leurs voisins et d'autres membres de leur famille meurent lentement de faim dans les régions du nord et du centre.

Ce sont des gens qui ont marché pendant des heures les mains en l'air, victimes des moqueries et des railleries des soldats israéliens, terrifiés à l'idée de baisser les yeux ou de se pencher pour ramasser quelque chose, sous peine de recevoir une balle de sniper, ce qui est arrivé à beaucoup d'entre eux. Presque tout le monde a vu ses biens pillés par les soldats, qui jonchaient la route de tout ce dont ils ne voulaient pas.

« Mes enfants ont également vu des cadavres et des parties de corps humains sur le bord de la route, dans différents états de décomposition. Qu'est-ce que ces images vont faire dans leur tête ? »

Son fils de 8 ans a perdu son shibshib (flip-flop) gauche pendant qu'ils marchaient sur ce terrible sentier, mais il a dû continuer à marcher avec la seule chaussure qui lui restait, car le fait de regarder en bas ou, pire, de se pencher, aurait pu le tuer.

Bien qu'il soit resté stoïque face à une terreur inimaginable, c'est la perte de sa sandale qui l'a décontenancé. Il pleurait sans cesse, refusant le shibshib de sa mère, jusqu'à ce qu'un autre réfugié marchant à côté d'eux, les mains levées dans la même crainte, parvienne à faire glisser un shibshib usagé le long de la route jusqu'à lui.

« Heureusement, c'était un pied gauche et il a donc retrouvé une paire, même si elle n'était pas assortie », raconte sa mère.

 

Une histoire d'amour et de résistance

Susan Abulhawa, The Electronic Intifada 12/3/2024

Layan est allongée sur un lit d'hôpital, ses membres brisés et brûlés ayant été reconstitués à l'aide de tiges métalliques de fixation externe, de greffes de peau et de pansements.

L'amour perdurera malgré toutes les destructions infligées par Israël.
Photo Omar Ashtawy/APA images

Ses blessures sont telles que Layan (nom fictif) est immobilisée en position couchée et ne peut bouger qu'en tournant la tête d'un côté à l'autre, une demi-boucle qui lui permet de voir le mur, le drap du lit et une pièce remplie d'autres femmes - comme elle - dont la vie et le corps ont été à jamais brisés par les bombes et les balles israéliennes.

Une femme dort sur le sol à côté du lit de Layan pour s'occuper d'elle, car l'hôpital manque de personnel et est à bout de souffle. Je l'appellerai Ghada.

J'ai tout de suite compris qu'elles étaient de la même famille, toutes deux âgées d'une vingtaine d'années. « Sœurs », confirment-elles.

Même dans leur pire état, elles sont d'une beauté stupéfiante. Pour leur sécurité, je ne décrirai pas leurs caractéristiques physiques, mais elles possèdent une autre sorte de beauté qui ne peut être que ressentie.

C'est dans la façon dont elles s'occupent tendrement les unes des autres, plaisantent et rient dans un monde qui leur fabrique sans cesse de la misère.

C'est la façon dont elles m'ont accueillie dans leur cercle étroit, dont elles m'ont attendue chaque jour pour leur rendre visite et dont elles ont fini par me confier des informations précieuses, qu'elles m'ont à présent autorisée à raconter.

Rien ne sera publié sans leur accord préalable. Les détails d'identification sont modifiés ou omis, même s'il ne s'agit que d'une histoire d'amour, car même l'amour palestinien est perçu comme une menace.

Il ne s'agit pas d'une histoire d'amour extraordinaire, ni de ce genre d'interdit dramatique qui fait les beaux jours des pièces ou des films de Shakespeare.

En fait, c'est une situation suffisamment courante pour qu'on puisse la qualifier d'ennuyeuse. Sauf que l'amour de la vie de Layan, son mari bien-aimé Laith (nom fictif), est un combattant de la résistance palestinienne, un groupe tellement vilipendé et déshumanisé dans le discours populaire occidental que la plupart des gens ont du mal à imaginer qu'il puisse avoir de la sensibilité ou une capacité d'amour.

Ghada masse le cou et les épaules de Layan tandis que je tiens leur téléphone portable commun devant elle, parcourant les photos sur les instructions de Layan.

Ce sont des photos de sa vie avec Laith dans les bons moments. Des réunions de famille, des sorties sur la plage, des étreintes amoureuses, des poses heureuses, des selfies souriants.

Je me rends compte que les deux femmes ont perdu beaucoup de poids et j'imagine que Laith en a perdu encore plus. Sur les photos, il est beau, avec des yeux bienveillants qui respirent la générosité.

Le regard qu'il porte sur Layan sur certaines photos est d'une tendresse bouleversante.

« Reviens en arrière d'une photo », me dit Layan. « C'est le jour de nos fiançailles » et quelques photos plus loin, « c'était pendant notre lune de miel ».

Elle veut me raconter chaque détail de ces journées et je l'écoute avec plaisir, regardant son visage s'ouvrir au soleil des souvenirs qui habitent et animent son corps au fur et à mesure qu'elle parle.

Ils ressemblent à n'importe quel jeune couple : profondément amoureux, plein d'espoir et de rêves. Ils avaient économisé pour construire une modeste maison sur leur terrain familial, empruntant une somme importante à la banque pour terminer la construction.

Layan et Laith ont passé plus d'un an à choisir le carrelage, les meubles de cuisine et les autres finitions. Un jour, Laith est rentré à la maison avec un chat qu'il avait sauvé de la rue.

Une semaine plus tard, il en ramène un blessé. « Je ne pouvais pas le laisser souffrir et mourir », dit-il à Layan lorsqu'elle proteste.

L'homme que décrit Layan est un mari aimant qui lui écrivait des lettres d'amour et qui laissait des notes amusantes dans la maison pour qu'elle les trouve pendant qu'il était au travail, toutes ces notes étant conservées dans une boîte en plastique violette avec de plus longues lettres d'amour entre eux.

Elle décrit un fils et un frère dévoué qui rendait visite à sa mère tous les jours et soutenait ses frères et sœurs dans toutes les épreuves de la vie ; un oncle amusant adoré par ses nièces et ses neveux ; un gardien et un protecteur naturel qui nourrissait et abreuvait les animaux errants dans la rue ; un homme ancré dans les valeurs islamiques de miséricorde et de justice ; un fils du pays qui a pris les armes de manière désintéressée pour libérer son pays des cruels colonisateurs étrangers.

Il s'agit d'une famille résolument engagée en faveur de la libération nationale, prête à se sacrifier pour notre patrie commune, pour la simple dignité de prier dans la mosquée Al-Aqsa et de parcourir les collines de leurs ancêtres.

Une foi profonde

Le couple a essayé sans succès de concevoir un enfant, et Layan s'inquiète de ne pas avoir encore de bébé. Mais elle chasse rapidement sa déception, se soumettant à la volonté de Dieu.

« Alhamdulillah », dit-elle.

Tout le monde revient à cette phrase. Dieu a un plan pour chaque personne et qui sommes-nous pour le remettre en question, dit-elle.

Il s'agit d'une famille profondément croyante dans une société déjà profondément enracinée dans la foi.

« Mais nous sommes fatigués », ajoute-t-on parfois. « C'est beaucoup ».

"Alhamdulillah", encore une fois.

Mais je suis en colère et j'exprime souvent un désir de vengeance de la part de Dieu. Ce n'est pas leur cas.

« Dieu leur demandera des comptes en son temps », affirme Layan.

Ils vivaient dans leur nouvelle maison depuis moins d'un an lorsqu'Israël a commencé à bombarder Gaza. « J'ai à peine eu le temps d'en profiter », explique Layan.

Ils ne savaient pas ce qui allait se passer ce jour-là, mais Laith savait qu'il devait mettre sa famille à l'abri avant de prendre son fusil et de partir au combat. Il fit promettre à Layan de prendre leurs deux chats.

« Ce n'est pas le moment pour ça », a-t-elle dit. Mais il n’était pas d’accord.

« Ce sont des âmes que nous protégeons. Elles ne survivront pas seules », a-t-il dit.

Il l'embrasse sur le front, affirmation d'un amour et d'une dévotion inviolables.

Il a embrassé ses lèvres, ses joues, son cou. Et elle l'a embrassé avec les mêmes forces qui s'agitaient en elle.

Ils se sont embrassés longuement, se promettant de se retrouver, par la volonté de Dieu, si ce n'est dans cette vie, du moins dans l'au-delà. Layan, en larmes, a prié pour sa sécurité, implorant sans cesse Dieu de protéger son bien-aimé.

Elle priait encore quotidiennement pour lui lorsque je l'ai rencontrée, cinq mois après ce douloureux adieu. Elle avait appris qu'il avait été capturé par les Israéliens, mais elle ne savait pas s'il était vivant ou mort.

Je comprenais, comme elle certainement, qu'il avait au moins été torturé et qu'il l'était probablement encore, mais nous n'en parlions pas, de peur que le seul fait d’en parler ne donne vie à cette réalité.

Peu de temps après leur séparation, Israël a réduit leur nouvelle maison en ruines en quelques secondes. Layan y est retournée des semaines plus tard pour voir ce qu'elle pouvait récupérer de leurs vies.

Par miracle, la boîte en plastique violette contenant leurs lettres d'amour avait survécu indemne à l'écrasement de tout ce qu'ils possédaient.

Sauvés des décombres

Les sœurs et leur famille ont déménagé plusieurs fois pour se mettre à l'abri, emmenant à chaque fois les chats, jusqu'à ce que la maison où elles se trouvaient soit la cible d'un missile. C'était en fin de soirée, la plupart des habitants de l'appartement du troisième étage dormaient déjà.

Ghada était assise à côté de sa mère, bavardant comme elles le faisaient souvent avant de se coucher. Elle n'a pas entendu le missile. En fait, presque tout le monde affirme que les personnes se trouvant à l'intérieur d'une maison ciblée n'entendent pas la bombe. On dit que si l'on peut l'entendre, c'est que l'on est assez loin.

Au lieu de cela, Ghada a décrit avoir vu un éclair de lumière rouge avant de sentir un poids sur son dos. Son bras était étrangement tordu autour de son cou et au-dessus de sa tête.

Mais il n'y avait aucun son, jusqu'à ce qu'elle commence à entendre les craquements des débris qui tombaient. Elle a vu ses membres rebondir sous le poids du béton brisé qui frappait et tordait ses jambes devant elle.

La poussière brûle et aveugle ses yeux. Elle essaya de tâter le terrain à la recherche de sa mère, mais elle n'était pas sûre que sa main bougeait vraiment.

Elle appelle « Ummi [maman] », mais ne reçoit aucune réponse.

Elle a prononcé la shahada, le dernier testament d'un musulman devant Dieu à l'approche de la mort. Mais elle était encore en vie, et bientôt elle entendrait son jeune frère Qusai (ce n'est pas son vrai nom) crier : « Est-ce que quelqu'un est en vie ? »

Layan a vécu ce moment différemment. Elle a entendu le missile.

En règle générale, il émet un bruit sourd lorsqu'il fend l'air, suivi d'un boum lorsqu'il frappe. Layan a entendu le souffle et a attendu le boum, qui n'est jamais venu, ce qui l'a déconcertée.

Au lieu de cela, un bourdonnement d'oreille est venu troubler ses pensées. Sa bouche était remplie de gravier et de terre qu'elle s'efforçait de recracher.

Elle a essayé de bouger mais n'y est pas parvenue et a réalisé à ce moment-là qu'elle était ensevelie sous les décombres. Elle a prononcé la shahada et attendu la mort, puis a entendu la voix de son frère Qusai qui appelait : « Y a-t-il quelqu'un de vivant ? »

Elle s'écrie : « Je suis là ! Je suis vivante ! », mais elle n'entend pas sa propre voix. Terrorisée, elle essaye à nouveau d'appeler, mais ne peut à nouveau s'entendre, incertaine d'être vivante ou morte.

Elle prononce à nouveau la shahada et appelle son frère. Le bourdonnement dans ses oreilles s'estompe pour laisser place à un silence intérieur effrayant.

Elle entendait les sauveteurs se déplacer, mais pas sa propre voix, et pensait qu'elle était devenue muette. Elle imaginait une mort lente sous les décombres, seule dans le froid et l'obscurité, personne ne pouvant entendre ses cris pour la sauver.

« J'ai dû m'évanouir », dit-elle, « car la chose suivante que j'ai vue, c'est que plusieurs sauveteurs étaient en train de dégager mon corps des décombres ».

« Tout notre monde »

Plusieurs membres de leur famille sont tombés en martyrs ce jour-là. Israël a assassiné deux des frères et sœurs de Layan, des cousins, des tantes et des oncles, leurs conjoints et leurs enfants, les deux chats que Layan avait promis de protéger et, plus douloureusement encore, leur mère.

« Elle était tout pour nous », me disent Layan et Ghada. Elles me montrent des photos d'elle, matriarche bien-aimée au centre et à la tête de leur famille très unie.

Ghada l'appelle parfois dans son sommeil, réveillant les autres femmes présentes dans la chambre d'hôpital.

Là encore, la seule chose qui ait survécu à la seconde bombe est la boîte en plastique violet contenant leurs lettres d'amour et leurs notes.

« Dieu a épargné nos lettres parce que notre amour est vrai, pas seulement un bombardement, mais deux », dit-elle, avant d'ajouter : « Je veux juste savoir qu'il va bien ».

Une semaine après le début de mon séjour à Gaza, elles m'ont appelé dans leur coin de la chambre d'hôpital dès que je suis entrée après une longue journée passée ailleurs à Gaza. Elles sont toutes les deux en joie, des sourires s'étirant sur leurs beaux visages.

« Nous t’avons attendue toute la journée pour t’annoncer la bonne nouvelle », disent-elles, et je suis excitée et curieuse de l'entendre.

Elle me fait signe de m'approcher. J'approche mon oreille de son visage et elle murmure : « Laith est vivant. Il est dans la prison de [nom non divulgué] ! »

Je suis aux anges de savoir que cet homme que je n'ai jamais rencontré est en vie, et j'implore Dieu de le protéger et de le ramener à Layan. Je prie pour qu'ils se retrouvent et je me sens honorée d'avoir été autorisée à partager ce rare moment de soulagement et d'espoir à cette heure.

La télévision israélienne a récemment diffusé des vidéos d'une prison inconnue montrant des abus et des tortures systématiques sur des Palestiniens qu'ils ont kidnappés. Je me suis demandé si Laith faisait partie des hommes contraints de prendre des positions dégradantes pendant que les Israéliens parlaient d'eux comme s'ils étaient de la vermine.

Je pense à Laith lorsque je lis les récits de la propagande occidentale sur les viols massifs commis par le Hamas. Je sais qu'ils répètent les mensonges sionistes, non seulement parce qu'ils n'offrent aucune preuve, mais aussi parce que des journalistes honnêtes du monde entier ont fait voler en éclats leurs récits, en particulier l'article honteux du New York Times coécrit par une ancienne responsable militaire israélienne qui a liké des commentaires génocidaires sur les médias sociaux, dont l'un disait qu'Israël devait « transformer la bande de Gaza en un abattoir ».

Je sais au fond de moi que ce sont des mensonges car, comme la plupart des Palestiniens, nous comprenons les valeurs qui animent le Hamas.

On peut critiquer le Hamas sur bien des points, et beaucoup le font. Mais le viol, et encore moins le viol collectif, n'en fait pas partie.

Même les plus grands détracteurs du Hamas, y compris Israël, savent que de tels actes ne seraient jamais tolérés dans ses rangs et que, dans le cas improbable où ils se produiraient, ils seraient sanctionnés par l'expulsion et/ou la mort.

Que Dieu protège Laith et tous les combattants palestiniens qui ont quitté leur famille pour sacrifier leur vie pour notre libération collective.

Je continuerai à imaginer un jour où Layan et lui seront à nouveau réunis, leur maison reconstruite à Gaza et remplie de babillages de leurs enfants et de réunions de famille de ceux qui seront encore en vie.

 

 

 

TAMER NAFAR
Les gauchards israéliens “désabusés” qui attaquent Yuval Abraham projettent leur propre lâcheté

 

 Tamer Nafar, Haaretz, 12/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

De nombreux Israéliens juifs ont déclaré avoir été “désillusionnés” par la gauche après le 7 octobre. Ils ont dessoulé, disent-ils. Mais de nombreux Juifs israéliens ne se sont jamais soûlés, n’ont jamais vécu dans l’illusion ; ils se sont levés tous les matins et se sont battus 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour l’égalité. Comme Yuval Abraham, par exemple, et le film qu’il a réalisé avec Basel Adra, Rachel Szor et Hamdan Ballal, “No Other Land”.

Basel Adra et Yuval Abraham posent avec le prix du film documentaire de la Berlinale, pour “No Other Land”, après la cérémonie de remise des prix du 74e  Festival international du film de la Berlinale à Berlin, en Allemagne, le mois dernier. Photo : Liesa Johannssen / Reuters

Quand j’entends les “désabusés” dire des choses comme « la partie de gauche en moi n’existe plus », ou « j’ai cru à la paix et j’ai été déçu », ils me rappellent cette vieille blague : un homme s’adresse à Dieu et lui demande « ça fait des années que je prie pour gagner à la loterie, pourquoi ça n’arrive pas ? », ce à quoi Dieu répond « parce que tu n’as jamais joué à la loterie ». Je demande donc à tous ceux qui sont déçus par les idéaux humanistes : avez-vous rempli vos obligations humanistes ? Parce que Yuval Abraham l’a fait.

La plupart des médias se sont concentrés sur le discours de remise de ^prix de Basel et Yuval. Les grands médias l’ont qualifié d’ « antisémite », puis ont retiré l’accusation sans s’excuser. Les gauchistes désabusés ont traité Abraham de lâche. J’ai décidé de ne pas me fier au discours, mais de voir le film lui-même. Ma conclusion : il n’est pas un lâche, au contraire. Ceux qui le qualifient ainsi projettent leur propre lâcheté.

Ce film est bouleversant. J’aurais aimé le regarder il y a quelques mois, j’aurais peut-être alors pu m’accrocher à la lueur d’espoir qu’il offre. En ce moment, j’ai du mal à me concentrer sur la moindre étincelle d’espoir.

Alerte au spoiler : les habitants palestiniens de Masafer Yatta perdent. Mais même une défaite a des héros : les militants palestiniens qui gardent la tête haute face aux bulldozers israéliens, parce qu’ils n’ont pas le choix, et le héros juif Yuval Abraham, qui décide d’abandonner la bulle de sécurité dans laquelle vivent la plupart des Israéliens pour se battre pour la justice humaine.

Les deux protagonistes se tiennent sans crainte avec une caméra, documentant des scènes qu’aucune personne “désabusée” ne pourrait regarder plus d’une seconde sans fermer les yeux ou se détourner. Il y a des scènes difficiles où l’armée décide d’encercler des terres palestiniennes avec des panneaux déclarant qu’il s’agit d’une “zone d’entraînement militaire” - il s’avère que cela a été fait dans le but exprès d’empêcher les villages palestiniens de s’étendre, selon les minutes enregistrées d’auditions gouvernementales des années 70 qui ont été récemment déclassifiées. L’un des intervenants à ces auditions était Ariel Sharon.

Une autre scène montre un groupe de colons masqués attaquant les résidents palestiniens à coups de pierres, tandis que les soldats se tiennent à l’écart et protègent les colons. L’un des soldats est filmé en train de participer aux jets de pierres. Un autre soldat s’en prend à Yuval et lui crie : « Allez, connard, va écrire ton article ». Et Yuval continue à documenter, sans peur.

La caméra filme la fusillade insensée qui a laissé Haroun Abou Aran paralysé, ainsi que sa mère qui supplie qu’on lui construise une chambre confortable et saine pour qu’il ne reste pas paralysé dans une grotte. À la fin du film, une légende informe les spectateurs que Harun, 26 ans, est mort des suites de ses blessures par balle.

Et si cela ne suffit pas, il y a la scène où un camion de ciment déverse du béton sur des terres agricoles devant l’agriculteur lui-même ; et si cela ne suffit pas, il y a un tracteur sur le côté qui arrache tout le système d’irrigation de l’agriculteur ; et si cela ne suffit pas, ils apportent une tronçonneuse pour finir le boulot.

La scène la plus difficile pour moi est celle qui implique des enfants de l’âge de mes fils. Les enfants sont dans une salle de classe quand soudain des dizaines de soldats armés ferment la porte sur eux. Les enfants commencent à s’enfuir, terrifiés, sautent par une fenêtre, puis se tiennent à l’écart, regardant en pleurant un bulldozer démolir la salle de classe. Les colons regardent eux aussi, comme s’il ne leur manquait qu’un peu de pop-corn.

Le film montre un Palestinien qui tente d’empêcher la démolition de sa maison, tandis qu’une policière à labelle allure lui dit : « Monsieur, vous nous empêchez de faire notre travail ». Je me demande si cette policière elle aussi a dessoulé. Peut-être pense-t-elle aujourd’hui avoir été trop “humaine”.

Démolition d’une structure à Masafer Yatta, en Cisjordanie, en 2022. Photo : Mussa Issa Qawasma / Reuters

Le discours de Yuval et Basel, sur lequel vous avez tous décidé de vous focaliser, ne dit pas tout. Il ne dit que peu de choses sur un système raciste et arrogant qui continue à suivre une voie vouée à l’échec. Mais leur discours est, je pense, un signe vers une voie alternative, peut-être non pavée ; un signe qui déclare : il n’y a pas de société partagée sans une lutte palestinienne partagée. Le discours était aussi courageux que le lieu l’exigeait, en particulier en Allemagne, qui arme toujours l’occupation et se trouve une fois de plus du mauvais côté de l’histoire.

Mon partenaire et frère, le réalisateur Udi Aloni, est monté sur la même scène en 2016 lorsque nous avons remporté le prix du public pour le long métrage Junction 48, et a appelé à l’égalité. Il a également été pris pour cible par les médias israéliens grand public, avec le titre embarrassant « Notre photographe a réussi à documenter le discours d’Aloni avec une caméra cachée » - alors qu’Aloni s’était exprimé devant des milliers de personnes équipées de téléphones et d’appareils photo.

Il n’y a « pas d’autre terre », pas d’autre combat. Il n’est pas trop tard pour que les soi-disant sobres dessoulent pour de bon. Tout ce dont ils ont besoin, c’est du courage de Yuval Abraham.


 


Tamer Nafar (
تامر النفار/ תאמר נפאר)  né en 1979 à Al-Ludd/Lod/Lydda, est un rappeur, acteur, scénariste et activiste social palestinien, Israélien de papier. Il est le leader et l’un des membres fondateurs de DAM, le premier groupe de hip-hop palestinien. DAM est un acronyme pour “Da Arab MCs” et signifie également “durable” ou “éternel” en arabe ou “sang” en arabe et en hébreu. @TamerNafarOfficial