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09/04/2023

GIDEON LEVY
“Nous avons perdu un leader” : sa famille et ses voisins pleurent l’étudiant en médecine Mohammed Alasibi, tué par la police israélienne

 Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 8/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les habitants de Hura, la ville bédouine où vivait Mohammed Alasibi, sont convaincus que la police l’a tué à tort. Mohammed Alasibi était sur le point d’obtenir son diplôme de médecine lorsqu’il a été abattu après les prières du Ramadan à Jérusalem.

Affiches sur la clôture du terrain de sport de Hura. Parmi les slogans : “Meurtre de sang-froidö

Cette semaine, des dizaines d’hommes se sont assis sur un terrain de sport carrelé au cœur de la ville de Hura, dans le désert du Naqab/Néguev, au sud, et ont pleuré la personne qui leur était chère. À la différence de la Cisjordanie et de Jérusalem-est, ici, ils ne sont pas habitués aux shahids - martyrs de la cause - et aucune photo du défunt n’a donc été accrochée dans la tente des pleureuses ou dans les rues. Il n’y avait que des rangées et des rangées d’hommes, pour la plupart instruits et cultivés, parlant couramment l’hébreu, qui ont ravalé leur douleur et, dans une égale mesure, leur sentiment d’affront et de colère.

Ils sont certains que Mohammed Alasibi, qui a été abattu vendredi soir dernier à la Porte de la Chaîne dans la vieille ville de Jérusalem, alors qu’il sortait de la prière dans la mosquée Al Aqsa, est une nouvelle  victime injustifiée d’une fusillade policière. Yakub Abu al-Kiyan, l’enseignant du village voisin d’Umm Al Hiran, a été abattu sans raison il y a sept ans par la police, qui a prétendu qu’il s’agissait d’un terroriste. Le frère de Yakub était assis avec les personnes en deuil à Hura cette semaine.

Sur la clôture du terrain de sport, des affiches bien conçues ont été accrochées, presque toutes en hébreu, à l’intention des juifs israéliens : « Je ne suis pas un terroriste, je suis venu prier » ; « Des dizaines de balles - zéro documentation » ; « J’ai choisi une profession humaine - ils ont choisi de m’assassiner » ; « Justice pour Mohammed Alasibi ». Au fond, quelqu’un a murmuré : « Nous avons perdu un leader ».

 Mohammed Alasibi, photo fournie par sa famille

Mohammed Alasibi était un étudiant en médecine de 26 ans dont les photographies montrent un visage juvénile. Avec deux autres habitants de Hura, dont l’un porte exactement le même nom que lui, il suivait des cours de médecine dans la ville roumaine de Constanța. Il ne lui manquait plus qu’un examen pour terminer ses études. La cérémonie de remise des diplômes était prévue pour septembre et la famille s’organisait déjà pour faire le voyage.

Il est revenu en Israël il y a deux semaines, après l’expiration de son visa d’étudiant. Il avait perdu deux ans au cours de ses études, ayant dû rentrer en Israël pour s’occuper de son père malade. Il y a quelques années, Khaled, âgé de 60 ans, est tombé malade, atteint d’une maladie héréditaire rare, l’atrophie musculaire. Depuis deux ans, il est cloué au lit et relié à un respirateur. Pendant des mois, il a été hospitalisé dans l’unité de soins intensifs du centre médical Soroka à Be’er Sheva, et Mohammed n’a pas bougé de son chevet. Mohammed devait retourner en Roumanie sous peu.

La famille Alasibi est connue localement sous le nom de “Ashkénazes de Hura”. L’aînée des frères et sœurs de Mohammed, Sama, est titulaire d’un doctorat en chimie et travaille au Technion ; une autre sœur, Safa, est institutrice de maternelle ; une troisième, Nurhan, est infirmière à Soroka et son mari est physiothérapeute à Be’er Sheva. Leur cousin est médecin. “Ashkénazes”. Le plus jeune de la fratrie, Ahmed, 16 ans, consacre son adolescence à s’occuper de son père, qui est à la maison avec tout l’équipement nécessaire. En raison de son état de santé, Khaled n’a pas assisté aux funérailles de son fils, ni vu le corps à la mosquée, et il ne peut pas se rendre à la tente des pleureuses.

Des personnes en deuil à Hura en début de semaine.

« Depuis deux ans, tout le monde attendait que Mohammed termine ses études pour qu’il devienne le pilier de la famille », explique Ibrahim, 39 ans, cousin et diplômé avec mention de la faculté de droit de l’Ono Academic College, aujourd’hui moniteur d’auto-école à Be’er Sheva. Hura n’est pas ce que vous pensiez.

Mohammed est né ici, premier fils de la famille après deux filles, et était un enfant choyé et spécial. « Dès son plus jeune âge, nous savions qu’il était destiné à devenir médecin », explique Ibrahim, le porte-parole de la famille en cette période de deuil. « « Dans cette famille, ajoute-t-il, « en raison de la maladie génétique du père, qui a également tué une tante, la seule profession qui ait un sens est la médecine ».

Mais lorsque les infirmières et un médecin du groupe WhatsApp de Soroka Internal Medicine D ont envoyé un message de sympathie à Nurhan à l’occasion du décès de son frère, cela a déclenché un tollé. Pendant la saison de la chasse aux sorcières, quelqu’un s’est plaint à “The Shadow”, un rappeur et militant d’extrême droite, au sujet de l’infirmière en chef Nazala, qui a écrit : « Je partage le profond chagrin de Nurhan. ... Je vais rendre une visite de condoléances après la garde du matin. Tous ceux qui veulent se joindre à nous sont invités à se mettre à jour ». La famille endeuillée a été encore plus blessée par l’idée malveillante selon laquelle il ne faut pas présenter ses condoléances à la sœur d’un “terroriste”.

Sheikho, de la ville bédouine voisine de Kseifa, présente ses condoléances. « Les nombreuses questions que se pose la famille demandent de la clarté », explique Ibrahim. Nous nous installons dans un coin tranquille au fond de la tente. Vendredi dernier, Mohammed a dit à sa mère qu’il voulait prier à Al Aqsa et lui a demandé s’il pouvait utiliser sa voiture. La voiture du père est en effet inutilisée. « Quiconque prend sa voiture reçoit beaucoup d’appels téléphoniques inquiets en cours de route », explique Ibrahim. Khaled ne conduit plus, bien sûr, mais il protège la voiture avec zèle.

 
Les funérailles de Mohammed Alasibi à Hura la semaine dernière. Photo : Eliyahu Hershkovitz

Mohammed a dit à sa mère qu’il romprait le jeûne du Ramadan à Al Aqsa et resterait pour la longue prière de Tarawih, qui est récitée après la prière du soir pendant le mois sacré musulman. Il a dit qu’il passerait la nuit à Jérusalem, mais sa mère, Leila, 55 ans, lui a demandé de rentrer. « Je ne me lasse pas de Mohammed, je ne l’ai pas assez vu », a-t-elle dit. Mohammed serait-il devenu plus religieux ces derniers temps ? Ibrahim est scandalisé par cette idée. « Vous [les Israéliens] avez dit qu’Abu al-Kiyan était un membre de l’ISIS, vous avez dit qu’Eyad al-Hallaq était un membre de l’ISIS. Eyad  al-al-Hallaq (un Palestinien autiste que la police a abattu dans la vieille ville en mai 2020) était recherché, et maintenant vous dites que Mohammed est devenu plus fort dans sa foi religieuse. Mohammed est comme nous tous ici : un gars qui prie, surtout pendant le Ramadan, le mois où la foi s’intensifie, de même que la proximité avec Dieu et les familles pauvres ».

Mohammed est parti seul à Jérusalem vers 10 heures du matin. La plupart de ses amis se trouvent à Constanța. Un parent, Bashir, l’a rencontré ce soir-là à Al Aqsa, et ils ont pris un café ensemble. Il a déclaré cette semaine que Mohammed était de bonne humeur. Les prières se sont terminées vers 23 heures, « et c’est là que commencent les grands points d’interrogation », dit Ibrahim.

Ahmed Safadi, journaliste à Jérusalem-Est, a mené sa propre enquête sur les événements. La première question que tout le monde se pose ici concerne bien sûr le fait étrange que rien n’a été filmé dans le quartier le plus intensivement surveillé au monde, et où tous les policiers sont équipés de caméras corporelles. « Tous les policiers sont équipés de caméras corporelles. Disons que l’une d’entre elles ne fonctionne pas, mais toutes ? » demande Safadi.

 Ibrahim , cousin de Mohammed Alasibi

Outre les policiers, Abdel Karim al-Karash est l’un des rares témoins oculaires. Gardien à Al Aqsa, il était présent sur les lieux de l’assassinat. Karash a raconté qu’immédiatement après l’incident, la police a pris son téléphone portable et qu’il a lui-même été interrogé par le Shin Bet. Safadi pense que cet interrogatoire avait pour but de l’effrayer pour qu’il garde le silence. Il a déclaré aux responsables du Waqf - dont les membres, nommés par la Jordanie, gèrent les structures islamiques sur l’Esplanade des Mosquées/ Mont du Temple - qu’après les prières, Mohammed voulait quitter l’enceinte mais craignait que la police ne le laisse pas revenir.

L’enceinte de l’Esplanade est fermée la nuit jusqu’à la prière de l’aube à 4 heures du matin. Ceux-ci lui ont demandé d’où il venait et s’il était arrivé en voiture, afin de s’assurer qu’il n’était pas originaire des territoires. Selon le gardien, à un moment donné, la discussion s’est envenimée, un policier a levé la main sur Mohammed et Mohammed a saisi la main du policier pour se défendre. Lorsque le policier a pointé son pistolet sur lui, Mohammed a essayé de le pointer vers le haut pour éviter de se faire tirer dessus, puis il a été abattu. Un autre témoin oculaire, de la famille Hiat, propriétaire d’un magasin de jus de fruits, serait effrayé et ne souhaiterait pas témoigner auprès d’un journaliste.

La police affirme que Mohammed a arraché le pistolet de la hanche du policier et a tiré deux balles avant d’être tué. Dans un enregistrement audio de la scène, on entend 12 coups de feu tirés en succession rapide en l’espace d’environ trois secondes. Le policier a affirmé qu’une lutte avait eu lieu entre les coups de feu tirés par Mohammed et les coups de feu qui l’ont tué, mais l’enregistrement n’indique aucune pause entre les balles. Le fait que 12 balles aient atteint Mohammed, la plupart tirées par un deuxième policier, sans qu’aucune d’entre elles n’atteigne le policier qui s’est battu avec Mohammed, laisse également perplexe.

Affrontements entre la police et les fidèles à la mosquée Al-Aqsa cette semaine. Photo de la mosquée d’Al-Aqsa : Mahmoud Illean/AP

Ce qui est tout aussi étonnant, c’est que Mohammed, qui pesait 50 kilos, était censé être suffisamment entraîné pour retirer le pistolet de l’étui du policier, l’armer et tirer deux balles sans que le policier puisse l’arrêter, alors que Mohammed n’avait aucune connaissance en matière d’armes à feu. Le policier a déclaré aux médias cette semaine qu’il avait accompagné Mohammed jusqu’à la porte de sortie, lorsque ce dernier l’a soudainement attaqué par surprise.

« Il me faut 500 pages pour démonter le témoignage du policier », dit Ibrahim. Comment se fait-il que le policier ait fermé la porte et qu’il soit resté pour le surveiller de l’intérieur ? « Y a-t-il une plus grande conspiration que celle-là ? Essayez-vous de briser les manifestations et les protestations au détriment d’un enfant comme celui-ci ? Comment est-il passé d’une situation de traitement normal à une situation de liquidation ? C’est peut-être l’esprit de l’époque ? Peut-être que ce sont les directives ? »

En réponse à la version de la police selon laquelle l’ADN de Mohammed a été trouvé sur le pistolet du policier, l’avocat Shahadeh Eben Bari a déclaré dans la tente des pleureuses que, contrairement aux empreintes digitales - qui n’ont pas été trouvées sur le pistolet - l’ADN peut provenir de toutes sortes de sources, telles que le sang de Mohammed, qui a giclé lorsqu’il a été abattu, ou de la main du policier qui s’est colleté avec Mohammed. Mohammed Barakeh, président du Haut comité de suivi pour les citoyens arabes d'Israël, qui est arrivé dans la tente des pleureuses, demande d’une voix forte : « Depuis quand l’Institut médico-légal d’Abu Kabir [à Tel-Aviv] examine-t-il l’ADN des pistolets ? Et pas le département des enquêtes criminelles ? » La police a indiqué que le pistolet avait été examiné à Abu Kabir.

Entre-temps, Hussein Abu Khdeir, le père endeuillé de Mohammed Abu Khdeir, le garçon enlevé et assassiné par des terroristes juifs à Jérusalem, est également arrivé pour présenter ses condoléances.

Mohammed Alasibi a été tué vendredi vers minuit. Samedi, à 3h30 du matin, des officiers de police et des agents du Shin Bet se sont rendus à la maison de Hura pour annoncer sa mort à la famille. Selon Ibrahim, le personnel du Shin Bet s’est montré poli. La famille souhaite maintenant qu’une campagne soit organisée pour disculper Mohammed, « le médecin qui n’a pas réussi à devenir médecin ».


Le Dr. Abd al-Wadud, qui a participé à l’autopsie de Mohammed Alasibi au nom de la famille

Ici aussi, on s’indigne que les médias israéliens soient toujours prompts à adopter la version policière. « Je m’identifie à Benjamin Netanyahou », dit Ibrahim. « Les médias sont contre nous et la police nous piège. Le fait même que cinq policiers et un civil non armé se trouvent dans une zone couverte par un réseau de caméras qui, au moment du meurtre du civil, ont filmé une zone morte, devrait inquiéter toute personne dans ce pays qui se considère comme ayant des principes et des valeurs morales ». Un autre cousin, Amin, déclare : « Je ne peux rien prouver sur le plan juridique, mais connaissant Mohammed en tant que personne, c’est impossible ».

Le Dr Abd al-Wadud, originaire de Hura et ayant étudié la médecine en Italie, a participé, au nom de la famille, à l’autopsie pratiquée dimanche dernier. Al-Wadud s’est engagé à respecter le secret médical et ne peut donc fournir aucune information sur les résultats de l’autopsie. En tout état de cause, toutes les balles ont atteint Mohammed dans la partie supérieure du corps, qui a été perforée comme une passoire.

« J’ai le cœur brisé », dit le médecin. « Nous avons tant investi pour qu’il devienne un médecin comme moi et qu’il aide la famille ».

06/04/2023

MAURIZIO LAZZARATO
Luttes des classes en France

Maurizio Lazzarato, 7 avril 2023

Original italien : Lotte di classe in Francia

English version
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Maurizio Lazzarato (1955), exilé en France suite à la répression déclenchée le 7 avril 1979 contre le mouvement de l’Autonomie ouvrière, dans lequel il militait à l’Université de Padoue, est un sociologue et philosophe indépendant italien résidant à Paris. Auteur de nombreux livres et articles sur le travail immatériel, le capitalisme cognitif, la biopolitique et la bioéconomie, la dette, la guerre et ce qu’il appelle la machine Capital-État. Derniers ouvrages parus : Guerra o rivoluzione. Perché la pace non è un'alternativa (DeriveApprodi, 2022),  Le capital déteste tout le monde - Fascisme ou révolution (Éd. Amsterdam, 2019). Bibliographie en français

Entrons directement dans le vif du sujet : après les grandes manifestations contre la "réforme" des retraites, le président Macron a décidé de "passer en force" en mettant le parlement sur la touche et en imposant la décision souveraine d’adopter la loi portant ‘ âge de la retraite de 62 à 64 ans. Dans les manifestations, la réponse immédiate a été "nous aussi, nous passons en force". Entre des volontés opposées, la volonté souveraine de la machine État-capital et la volonté de classe, c’est la force qui décide. Le compromis capital-travail s’est brisé depuis les années 1970, mais la crise financière et la guerre ont encore radicalisé les conditions de laffrontement.

Essayons ensuite d’analyser les deux pôles de cette relation de pouvoir fondée sur la force dans conditions politiques après 2008 et 2022.

 

Le mars français

Le mouvement semble avoir saisi le changement de phase politique provoqué d’abord par la crise financière de 2008 et ensuite par la guerre. Il a utilisé de nombreuses formes de lutte que le prolétariat français a développées ces dernières années, en les fédérant, en les articulant et en légitimant de fait leurs différences. Aux luttes syndicales, avec leurs cortèges pacifiques qui se sont progressivement transformés, intégrant des composantes non salariales (le 23 mars, la présence des jeunes, des étudiants et des lycéens a été massive), se sont ajoutées les manifestations "sauvages" qui, pendant des jours, se sont développées à la tombée de la nuit dans les rues de la capitale et d’autres grandes villes (où elles ont été encore plus intenses).

Cette stratégie d’action par groupes se déplaçant constamment d’une partie de la ville à lautre, semant le feu, est un héritage clair des formes de lutte des Gilets jaunes qui ont commencé à "terroriser" les bourgeois, lorsqu’au lieu de parader tranquillement entre République et Nation, ils ont apporté le "feu" dans les quartiers riches de louest de Paris. Dans la nuit du 23 mars, 923 départs de feu sont dénombrés dans la seule ville de Paris. Les flics déclarent que les nuits "sauvages" se sont stabilisées à un niveau supérieur aux "descentes" des Gilets jaunes.  

 Aucun syndicat, pas même le plus pro-présidentiel (CFDT) n’a condamné les manifestations "sauvages". Les médias, tous sans exception détenus par des oligarques, qui attendaient avec impatience, après les premières "violences", un retournement de lopinion publique, ont été déçus : 2/3 des Français ont continué à soutenir la révolte. Le "souverain" avait refusé de recevoir les syndicats, signifiant clairement sa volonté d’affrontement direct, sans médiation. Chacun en avait déduit qu’il n’y avait qu’une seule stratégie à adopter, articuler différentes formes de lutte, sans s’embarrasser de la distinction "violence" / "pacifisme".

La massification et la différenciation des composantes présentes dans les cortèges se retrouvent également dans les piquets de grève qui sont aussi importants, sinon plus, que les manifestations. Le choix de Macron a sans doute aussi été motivé par le blocage pas tout à fait réussi de la grève générale du 7 mars (le 8, la situation était devenue presque normale !). Mais ce que Macron n’avait pas prévu, c’est ‘ accélération du mouvement après la décision d’appliquer le 49.3.

Le seul mouvement qui n’a pas été intégré à la lutte est la révolte des banlieues. La jonction entre "petits blancs" (les tranches les plus pauvres du prolétariat blanc) et "barbares" (les Français enfants d’immigrés, les "indigènes de la république") ne s’est pas faite cette fois non plus. Ce n’est pas anodin, comme on le verra plus loin, car c’est la possible révolution mondiale, la jonction Nord/Sud, qui est ici en jeu.

Il y a eu une articulation de fait et universellement acceptée entre les luttes de masse et les luttes d’une partie minoritaire qui s’est consacrée à prolonger le conflit la nuit en utilisant les poubelles accumulées sur les côtés des rues à cause de la grève des éboueurs, pour bloquer la police et mettre le "zbeul" (bordel, de ‘ arabe maghrébin zebla, ordures). Pour ‘ instant, appelons ça "avant-garde" parce que je ne sais pas comment ‘ appeler autrement, en espérant que les crétins habituels ne crieront pas au léninisme. Il ne s’agit pas d’apporter une conscience au prolétariat, qui en est dépourvu, ni de la fonction de direction politique, mais d’articuler la lutte contre la main de fer imposée par le pouvoir établi. La relation masses/minorités actives est présente dans tous les mouvements révolutionnaires. Il s’agit de la repenser dans les nouvelles conditions, et non de la supprimer.

 Avant les grandes mobilisations de ces jours-ci, il y avait des différences et des divisions qui traversaient le prolétariat français, affaiblissant sa force de frappe. On ne peut ici que les résumer : les syndicats et les partis institutionnels de gauche (à ‘ exception de la France Insoumise) n’ont jamais compris le mouvement des Gilets Jaunes, ni la nature, ni les revendications de ces travailleurs qui ne rentrent pas dans les normes classiques du salariat. Ils ont fait preuve d’indifférence, voire d’hostilité, à l’égard de leurs luttes. C’est une inimitié ouverte, en revanche, qu’ils ont exprimé à l’égard des "barbares" des banlieues (à l’exception de la France Insoumise), rejoints par une partie du mouvement féministe, alors qu’ils ont tous subi les campagnes racistes lancées par le pouvoir et les médias contre le "voile islamique". De leur côté, ni les premiers ni les seconds n’ont été capables de développer des formes d’organisation autonomes et indépendantes, capables d’apporter leur point de vue, que ni les syndicats ni les partis fermés, dont la base ne cesse de se réduire, ne veulent même pas envisager. Au sein des "barbares" s’est développée une théorie décoloniale, dont beaucoup de positions peuvent être partagées, mais qui n’a jamais réussi à s’enraciner dans les quartiers et à se doter d’une organisation de masse. Le mouvement féministe, quant à lui, est bien organisé et a développé des analyses lucides et approfondies, exprimant des positions radicales, mais il n’apporte pas de ruptures politiques de cette ampleur. Il ne livre pas de bataille politique au sein des luttes en cours alors que les femmes sont certainement les plus touchées par les "réformes". Le prolétariat français est donc fragmenté par le racisme, le sexisme et les nouvelles formes de travail précaire.


Le mouvement en cours a fait bouger les lignes, c’est-à-dire qu’il a déplacé les clivages, recomposant partiellement les différences. Les actions écologiques ont également trouvé leur force et leurs ressources dans les luttes. Les affrontements à Sainte-Soline contre la construction de méga-bassines destinées à recueillir l’eau pour l’industrie agro-alimentaire, où la police a utilisé des armes de guerre, ont suscité l’indignation et la mobilisation dans les jours qui ont suivi avec la reprise de manifestations "sauvages", bien qu’à une échelle plus réduite.

Un saut dans la recomposition ? Peut-être est-il trop tôt pour le dire, en tout cas les différents mouvements qui ont traversé la France ces dernières années se sont greffés sur la mobilisation syndicale en lui donnant une autre image et une autre substance : la contestation du pouvoir et du capital.  En deux mois, ils ont brûlé Macron et mis sa présidence dans une impasse.

 

Lorsque le système politique des pays occidentaux devient oligarchique et que le consensus ne peut plus être assuré par les salaires, les revenus et la consommation, qui sont continuellement bloqués ou réduits, la police devient l’axe fondamental de la "gouvernance". Macron n’a géré les luttes sociales de sa présidence qu’à travers la police.

La brutalité de l’intervention est désormais au cœur de la stratégie française de maintien de l’ordre. La France n’a pas seulement une grande tradition révolutionnaire, elle a aussi une tradition d’exercice de la violence contre-révolutionnaire, inédite dans les colonies et proportionnée au danger du pouvoir en métropole (où elle a fait intervenir en 1848 l’Armée d’Afrique, qui avait conquis l’Algérie pour réprimer la révolution).

Désormais, l’enjeu du mouvement n’est plus seulement réductible au travail et à son rejet, mais à l’avenir du capitalisme lui-même et de son État, comme c’est toujours le cas lorsque des guerres entre impérialismes éclatent ! 

 

La leçon que nous pouvons tirer de ces deux mois de lutte est l’urgence de repenser et de reconfigurer la question de la force, de son organisation, de son utilisation. La tactique et la stratégie sont redevenues des nécessités politiques dont les mouvements se sont peu préoccupés, se concentrant presque exclusivement sur la spécificité de leurs rapports de force (sexiste, raciste, écologique, salarial). Et pourtant, ils ont élevé le niveau de la confrontation en se déplaçant objectivement ensemble, en l’absence de coordination subjective, en déconstruisant le pouvoir constitué. Soit le problème de la rupture avec le capitalisme et tout ce qu’il implique est résolu, soit nous continuerons à n’agir que sur la défensive.  Ce qui émerge lorsque la guerre entre impérialismes s’impose, c’est toujours, historiquement, la possibilité de son "effondrement" (d’où peut aussi émerger une nouvelle division du pouvoir sur le marché mondial et un nouveau cycle d’accumulation). Les USA, la Chine et la Russie sont pleinement conscients de ce qui est en jeu. Il n’est pas certain que la lutte des classes puisse atteindre ce niveau de confrontation.


Autocratie occidentale

La constitution française prévoit toujours la possibilité pour le "souverain" de décider dans le cadre des institutions dites démocratiques, d’où l’invention du 49.3 qui permet de légiférer sans passer par le parlement. C’est l’inscription dans la constitution de la continuité des processus de centralisation politique qui ont commencé bien avant la naissance du capitalisme. La centralisation de la force militaire (le monopole légitime de son exercice), également antérieure au capitalisme, constitue l’autre condition indispensable à l’émergence de la machine État-capital qui, à son tour, procédera immédiatement à la centralisation de la force économique par la constitution de monopoles et d’oligopoles qui n’ont fait que croître en taille et en poids économique et politique tout au long de l’histoire du capitalisme.

Une grande partie de la pensée politique a ignoré le capitalisme réellement existant, supprimant ses processus de centralisation "souveraine", ouvrant ainsi la voie aux concepts de "gouvernementalité" (Foucault), de "gouvernement" (Agamben, très agité lors de la pandémie, mais disparu avec la très peu biopolitique guerre entre impérialismes), de "gouvernance".

Les déclarations de Foucault à cet égard sont significatives du climat théorique de la contre-révolution : "L’économie est une discipline sans totalité ; l’économie est une discipline qui commence à manifester non seulement l’inutilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un point de vue du souverain sur la totalité de l’État qu’il a à gouverner ". Les monopoles sont les "souverains" de l’économie qui ne feront qu’accroître leur volonté de totalisation en se combinant avec le pouvoir "souverain" du système politique et le pouvoir "souverain" de l’armée et de la police.

Le capitalisme n’est pas identique au libéralisme ou au néolibéralisme. Les deux sont radicalement différents et il est absurde de décrire le développement de la machine État-capital comme un passage des sociétés souveraines aux sociétés disciplinaires et à la société de contrôle. Les trois centralisations se complètent en commandant toujours des formes de gouvernementalité (libérale ou néolibérale), en les utilisant et en les abandonnant lorsque l’affrontement de classe se radicalise.

Les énormes déséquilibres et polarisations entre États et entre classes que les centralisations entraînent conduisent directement à la guerre, qui exprime une fois de plus la vérité du capitalisme (le choc des impérialismes), dont les répercussions politiques sont immédiates, surtout sur les petits États européens. Alors que le président français affirme sa souveraineté contre son "peuple", il en a perdu, en bon vassal, un autre gros morceau au profit des USA, qui ont remplacé, grâce à la guerre contre l’"oligarque" russe, l’axe franco-allemand par les USA, la Grande-Bretagne et les pays de l’Est, au centre desquels les USAméricains ont installé le plus réactionnaire, sexiste, clérical, homophobe, anti-ouvrier et belliciste des pays d’Europe, la Pologne. Désormais, non seulement l’hypothèse fédérale est une utopie, mais aussi l’Europe des nations.  L’avenir sera fait de nationalismes et de nouveaux fascismes. Si quelqu’un voulait un jour ressusciter le projet européen après un nouveau consentement servile à la logique de l’impérialisme du dollar, il devrait d’abord s’engager dans une lutte pour la libération du colonialisme yankee.

Sur l’échiquier international, la France compte toujours moins qu’avant la guerre, mais comme tous les petits marquis marginaux, Macron déverse toute son animosité et son impotence sur ses "sujets" auxquels il réserve le traitement par sa police. 


Selon le Financial Times du 25 mars 2023, « la France a le régime qui, parmi les pays les plus développés, se rapproche le plus d’une dictature autocratique ».  Il est amusant de voir la presse internationale du capital s’alarmer (Wall Street Journal) parce que « la marche forcée de Macron pour transformer l’économie française en un environnement pro-business se fait au détriment de la cohésion sociale ». Leur véritable préoccupation ne sont pas les conditions de vie de millions de prolétaires, mais le danger "populiste" qui menacerait l’Alliance atlantique, l’OTAN globale, et donc les USA qui la dirigent : la "rébellion parlementaire" et le "chaos qui se déroule à travers le pays posent des questions inquiétantes pour l’avenir du pays à tous ceux qui espèrent que la France restera fermement dans le camp libéral, pro-UE, pro-OTAN" (Politico). Le Financial Times craint que la France « suive les Américains, les Britanniques et les Italiens et opte pour le vote populiste ». On ne sait pas s’ils sont hypocrites ou irresponsables. Ils voudraient avoir deux choses en même temps : la rente financière et monopolistique et la cohésion sociale, la démocratie et la dictature du capital, les entreprises exonérées d’impôts, financées grassement par un système de protection sociale complètement tordu en leur faveur, et la paix sociale. Der Spiegel parle de "déficit démocratique", de "démocratie elle-même en danger", alors que ce sont les politiques économiques qui défendent quotidiennement les causes de  l’autocratie occidentale qui n’a rien, mais rien, à envier à celle de l’Est.

Le cycle mondial des luttes après 2011

Ce que l’ on commence à peine à entrevoir dans les luttes en France, le défi au pouvoir et au capital, c’est ce que les luttes dans le Sud global ont immédiatement réalisé dès 2011.

Le Grand Sud a eu une fonction stratégique décisive, plus encore que les luttes en Occident, au XXème siècle. La dimension internationale des rapports de force est un nœud décisif pour reprendre l’initiative. La crise de 2008 a non seulement ouvert la possibilité de la guerre (qui est arrivée en temps utile), mais aussi la possibilité de ruptures révolutionnaires (la réalité des luttes bouge, est obligée de bouger dans ce sens si elle ne veut pas être balayée par l’action conjointe de la guerre et des nouveaux fascismes).

La dernière mondialisation n’a pas seulement creusé des différences entre le nord et le sud, elle a aussi créé des nord au sud et implanté des sud au nord. Il ne faut en aucun cas en déduire une homogénéité des comportements politiques et des processus de subjectivation entre le nord et le sud. La polarisation centre-périphérie est immanente au capitalisme et doit impérativement et continuellement se reproduire. Sans la prédation du "sud", sans l’imposition d’un lumpen-développement et d’un "échange inégal" (Samir Amin), le taux de profit est destiné à baisser inexorablement, malgré toutes les innovations, technologies, inventions que le nord peut produire sous le contrôle du plus grand entrepreneur techno-scientifique, le Pentagone usaméricain.  C’est la raison profonde de la guerre actuelle. Le Grand Sud veut sortir de ce rapport de subordination, il en est déjà partiellement sorti, et c’est cette volonté politique qui menace l’hégémonie financière et monétaire usaméricaine et sa suprématie productive et politique.

Il y a au moins deux différences politiques importantes qui subsistent entre l’Occident et le reste du monde. La non-intégration des "barbares" des banlieues françaises dans les luttes actuelles, alors qu’ils constituent l’une des couches les plus pauvres et les plus exploitées du prolétariat français, est déjà un symptôme, interne aux pays occidentaux, des difficultés à surmonter la "fracture coloniale" dont les Blancs ont longtemps profité.

Dans le cadre du cycle de luttes qui a débuté en 2011, une différenciation similaire à celle qui s’est produite au XXème siècle s’est produite. À l’époque, nous avions des révolutions socialistes ou de libération nationale (avec des connotations socialistes dans tous les cas) dans tout le Grand Sud et des luttes de masse, parfois très dures, mais incapables de déboucher sur des processus révolutionnaires réussis en Occident.  Aujourd’hui, nous avons de grandes grèves en Europe (France, Grande-Bretagne, Espagne et même Allemagne) et, au contraire, de véritables révoltes, des insurrections et l’ouverture de processus révolutionnaires dans le Grand Sud. 

Prenons quelques exemples, l’Égypte et la Tunisie, qui ont inauguré le cycle en 2011, le Chili et l’Iran, plus récemment, pour mettre en évidence les différences et les convergences possibles.

Il est difficile de comparer le soulèvement du printemps arabe avec "Occupy Wall Street ", même s’il y a eu une circulation des formes de lutte : destitution du pouvoir constitué, des millions de personnes mobilisées, des systèmes politiques ébranlés dans leurs fondements, une répression avec des centaines de morts, la possibilité d’ouvrir un véritable processus révolutionnaire, immédiatement avorté car, comme le disait une pancarte au Caire pendant le soulèvement, " half revolution, no revolution ". Occupy Wall Street n’a jamais été le théâtre de rapports de force de cette ampleur, ni n’a produit, même pour de brèves périodes, des " vides ", des déstructurations, des délégitimations de dispositifs de pouvoir comme les soulèvements dans le sud en suscitent périodiquement. Et c’est toujours le Sud qui ouvre et promeut de nouveaux cycles de lutte (voir aussi le féminisme sud-américain) qui se reproduisent avec moins d’intensité et de force au Nord.


"Une cage en or reste une cage" : mural de Diego Escobedo évoquant les 300 yeux de manifestants crevés par les flics durant la révolte de 2019-2022

Le Chili, où est né le "néolibéralisme", après que l’action de la machine État-Capital eut détruit physiquement les processus révolutionnaires en cours et eut fait appel à Hayek et Friedman pour construire sur le massacre, le marché, la concurrence et le capital humain (ne jamais confondre le néolibéralisme avec l’impérialisme, avec le capitalisme, toujours bien les distinguer !), est un autre type d’insurrection, dont on peut tirer d’autres leçons, même si, comme en Afrique du Nord, il s’agit de défaites politiques.

Au Chili, à la différence de l’Égypte, une multiplicité de mouvements (l’importance du mouvement féministe et autochtone est significative) s’est exprimée dans la révolte. Mais à un certain moment de la lutte des classes, on est confronté à un pouvoir qui n’est plus seulement le pouvoir patriarcal ou hétérosexuel, ce n’est plus seulement le pouvoir raciste, ce n’est plus seulement le pouvoir du maître, mais c’est le pouvoir général de la machine État-Capital qui les englobe, les réorganise et en même temps les déborde. L’ennemi n’est même pas seulement le pouvoir national, la souveraineté d’un État comme le Chili. Dans ces situations, nous sommes directement confrontés aux politiques impérialistes car toute rupture politique, comme en Égypte (plus qu’en Tunisie) ou au Chili ou en Iran, risque de remettre en cause les rapports de force sur le marché mondial, l’organisation globale du pouvoir : les soulèvements chilien et égyptien ont été suivis de près par les USA, qui n’ont pas hésité à intervenir avec leur "ingérence stratégique". Une situation similaire s’est également produite en France : le développement des luttes s’est trouvé, à partir d’une lutte "syndicale", confronté à la totalité de la machine État-capital.

Dans ces moments de lutte, il y a un point de non-retour pour les deux protagonistes, car il n’est pas possible de consolider des formes stables de contre-pouvoir, d’espaces ou de territoires "libérés", si ce n’est pour de courtes périodes. La solution zapatiste n’est ni généralisable, ni reproductible (comme l’ont d’ailleurs toujours affirmé les zapatistes eux-mêmes). On ne voit pas comment un "double pouvoir" durable pourrait être implanté dans les conditions actuelles du capitalisme. En même temps, la prise du pouvoir ne semble pas, depuis 68, être une priorité. La situation est un casse-tête !

Malgré les différences politiques entre le nord et le sud, des problèmes transversaux émergent : quel sujet politique construire qui soit capable, à la fois, d’organiser la multiplicité des formes de lutte et des points de vue et de poser la question du dualisme du pouvoir et de l’organisation de la force.

Les révoltes, les insurrections (mais aussi, bien que de manière différente, les luttes en France), produisent une série d’énigmes ou d’impossibilités : impossibilité de totaliser et de synthétiser les luttes et impossibilité de rester dans la seule dispersion et différenciation ; impossibilité de ne pas se révolter en déconstruisant le pouvoir et impossibilité de prendre le pouvoir ; impossibilité d’organiser le passage de la multiplicité au dualisme du pouvoir de toute façon imposé par l’ennemi et impossibilité de rester dans la seule multiplicité et différence ; impossibilité de centraliser et impossibilité d’affronter ‘ ennemi sans centralisation. La lutte contre ces impossibilités est la condition pour créer le possible de la révolution. Ce n’est que dans ces conditions, en résolvant ces énigmes, en surmontant ces impossibilités que l’impossible devient possible.

La deuxième grande différence entre le Nord et le Sud concerne la guerre en cours et l’impérialisme. L’impérialisme définit le saut qualitatif réalisé dans le processus d’intégration des trois processus de centralisation économique, politique et militaire que la Première Guerre mondiale a sanctionnés et qui ont atteint leur apogée dans le "néolibéralisme" face à la libre concurrence, à la libre entreprise, à la lutte contre toute concentration de pouvoir qui fausse la concurrence, etc, jusqu’à imposer, comme ils le font, l’inflation des profits ("pricing power", pouvoir de fixer les prix au mépris du "néolibéralisme" autoproclamé) non contents de la prédation qu’ils opèrent à l’échelle mondiale et de la réorganisation du welfare qu’ils ont imposée en leur faveur.

Le mouvement français ne s’est pas exprimé sur la guerre entre les impérialismes. La lutte contre la réforme des retraites s’inscrit dans ce cadre, même si la question n’a jamais été posée, même si le fait que l’Europe soit en guerre et que l’Occident réorganise le welfare en warfare change considérablement la donne politique. C’est peut-être mieux ainsi, même s’il s’agit d’une limite politique évidente. S’il l’avait fait, des positions politiques divergentes, voire opposées, auraient probablement émergé.

Dans le Sud, en revanche, le verdict sur la guerre est clair et unanime : il s’agit d’une guerre entre impérialismes, à l’origine de laquelle se trouve toutefois l’impérialisme usaméricain auquel adhèrent les classes politiques européennes suicidaires. Le Sud n’est divisé qu’entre des États qui sont pour la neutralité et d’autres qui se rangent du côté de la Russie, mais tous rejettent les sanctions et la fourniture d’armes.[1]

Au Sud, la catégorie de l’impérialisme n’a jamais été remise en question comme elle l’a été en Occident. La grande bévue de Negri et Hardt avec "Empire", dont la formation supranationale n’a jamais commencé, est significative d’une différence d’analyse et de sensibilité politique qui les a conduits à affirmer, dans le dernier volume de leur trilogie, qu’après avoir testé la guerre, l’impossible Empire opterait pour la finance. C’est exactement le contraire qui s’est produit : la finance usaméricaine, ayant produit et continuant à produire des crises à répétition qui mettent continuellement le capitalisme au bord de l’effondrement, sauvée exclusivement par l’intervention de la souveraineté des États, au premier rang desquels les USA, oblige ces derniers à la guerre. L’impérialisme contemporain, dont le concept pourrait être résumé (en simplifiant beaucoup) par le triangle monopoles/monnaie/guerre, éclaire aussi les limites des théories qui l’ont ignoré et nous oblige à adopter le point de vue du Sud qui ne l’a jamais abandonné parce qu’il l’a encore sur le dos. Comme nous l’avons aussi, mais nous préférons faire semblant de ne pas l’avoir !


 
Comment sortir de la contre-révolution ?

On est à juste titre admiratif des luttes du prolétariat français. On s’enthousiasme parce qu’on reconnaît des traits des révolutions du XIXème siècle (et même de la grande révolution de 89) qui donnent toujours du fil à retordre à la contre-révolution avec une continuité et une intensité qu’on ne retrouve dans aucun autre pays occidental. Mais il faut rester vigilants. Si les prolétaires français se soulèvent avec une régularité impressionnante contre les " réformes ", ils ne parviennent, du moins jusqu’à aujourd’hui, qu’à retarder leur mise en œuvre ou à les modifier à la marge, produisant et sédimentant, en revanche, des processus de subjectivation inédits qui s’accumulent comme dans les luttes actuelles (des luttes contre la loi travail aux Gilets jaunes en passant par les ZAD). Les luttes, cependant, ont toutes été, au moins jusqu’à présent, défensives, dont le sens réactif peut certes être renversé, mais un handicap de départ considérable demeure.

Pour expliquer ce qu’il faut bien appeler, malgré les grandes résistances exprimées, des "défaites", il faut peut-être revenir sur la manière dont les conquêtes salariales, sociales et politiques se sont imposées. Si, au XIXème siècle, les premières victoires ont été le fruit des luttes des classes ouvrières européennes, au XXème siècle, le Sud a joué un rôle stratégique de plus en plus important.  Ce sont les révolutions, restées une menace au nord et victorieuses au sud, qui ont enrayé la machine État-capital, l’obligeant à faire des concessions. Ce qui faisait peur, c’était l’autonomie et l’indépendance du point de vue prolétarien qui s’y exprimaient. La jonction des révolutions paysannes du Sud avec les luttes ouvrières du Nord a abouti à un front objectif de luttes au-delà de la "ligne de couleur" qui a imposé des augmentations de salaires, le bien-être au Nord et la rupture de la division coloniale qui régnait depuis quatre siècles dans le grand Sud. C’est le fruit le plus important de la révolution soviétique (Lénine n’est jamais allé à Londres ou à Détroit, on l’a plutôt vu à Pékin, Hanoi, Alger...) qui n’a été prolongée que par les "peuples opprimés".

De même que le socialisme est impossible dans un seul pays, il est impossible d’imposer des conditions à la machine Capital-État à partir d’un seul pays.

Les classes ouvrières occidentales avaient été battues par l’éclatement de la Première Guerre mondiale, lorsque l’écrasante majorité du mouvement ouvrier avait accepté de les envoyer à la boucherie pour la gloire de leurs bourgeoisies nationales respectives. Lorsque la classe et le mouvement ouvrier se sont rachetés par l’antifascisme, l’initiative était déjà entre les mains des révolutions "paysannes" qui, par leur force, ont repoussé les centres du capitalisme vers l’Est. À cette époque, les classes ouvrières occidentales ont été intégrées au développement et, même si elles se révoltent, elles ne seront jamais en mesure de menacer véritablement la machine Capital-État. À la même époque, les révolutions du grand Sud se transforment en machines de production ou en États-nations.

La menace révolutionnaire au Nord et sa présence réelle au Sud une fois disparues, le rapport de force s’est radicalement inversé : nous avons commencé à perdre et continuons à perdre, morceau par morceau, tout ce qui avait été conquis (le passage de 60 à 67 ans, sept années de vie capturées d’un seul coup par le capital, est peut-être le signe le plus clair de la défaite). Jusqu’à la contre-révolution qui a commencé dans les années 1970, même quand on était vaincu politiquement, on avançait économiquement, socialement. Aujourd’hui, on perd sur les deux fronts. Aujourd’hui, après la crise de 2008, des luttes significatives éclatent un peu partout (le Mars français en est une) mais à moins que le réseau d’insurrections et de luttes à l’échelle mondiale ne se tisse à nouveau, subjectivement cette fois, je doute que la cage de la contre-révolution puisse être brisée.

Des personnes de bonne volonté se proposent de civiliser la lutte des classes à l’origine des guerres entre États. Nous leur souhaitons bonne chance. En un siècle (1914 - 2022), les différents impérialismes ont conduit l’humanité au bord de l’abîme à quatre reprises : la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale avec l’apogée nazie, la Guerre froide au cours de laquelle la possibilité d’une fin nucléaire de l’humanité s’est concrétisée pour la première fois. La guerre actuelle, dont l’Ukraine ne sera qu’un épisode, pourrait raviver cette dernière éventualité.

Face à cette répétition tragique et récurrente des guerres entre impérialismes (sans parler les autres), il s’agit de reconstruire les rapports de force internationaux et d’élaborer un concept de guerre (de stratégie) adapté à cette nouvelle situation. Le "Manifeste du Parti communiste" en donnait une définition toujours d’actualité, même si elle a été supprimée ou est tombée dans l’oubli de la pacification : "guerre ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte". Dissimulée ou ouverte, elle nécessite toujours et dans tous les cas une connaissance des rapports de force et une stratégie et un art de la rupture, adaptés à ces rapports. La guerre, historiquement, mais cela semble encore le cas aujourd’hui, peut donner lieu à une "transformation révolutionnaire" ou à une nouvelle accumulation de capital à l’échelle mondiale. Une autre possibilité que le Manifeste de Marx et Engels envisageait est à l’ordre du jour, aggravée par le désastre écologique en cours, "la destruction" non seulement "des deux classes en lutte", mais aussi de l’humanité.

 Note

[1] Laura Richardson, cheffe du commandement militaire usaméricain pour le Sud (qui comprend également tous les pays d'Amérique latine à l'exception du Mexique) a proposé un "deal" à la Colombie, allié historique de l'impérialisme avant le changement de gouvernement. Si le pays acceptait de mettre ses cinquante vieux hélicoptères soviétiques Mi-8 et Mi-17 à la disposition de l'armée ukrainienne, Washington les remplacerait par du matériel neuf. La réponse du président Gustavo Petro a été tranchante et diffère de la soumission honteuse et contre-productive des élites européennes : "Nous garderons ces armes, même si nous devons les transformer en ferraille (...) Nous ne sommes pas dans un camp ou dans l'autre, nous sommes dans le camp de la paix."

 

 

Alain de Rachni

Source des affiches : https://formesdesluttes.org/, où l'on peut trouver des centaines d'images

05/04/2023

JUAN PABLO CARDENAS
Chili : Obéir aveuglément au peuple ?

Juan Pablo Cárdenas S., Politika, 4/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le presidente del gobierno de España, le social-démocrate Pedro Sánchez, rend visite à la presidente del Consiglio en Italie, la très néofasciste Giorgia Meloni. Le titre du quotidien madrilène El País en dit long : « Le président et Meloni font preuve de “syntonie” et évitent toute distanciation ». Hier, Fausto m'a appelé. J'ai trouvé son commentaire pertinent : « Ils veulent lutter contre le fascisme en adoptant son programme ». Pourquoi Boric devrait-il nous surprendre ? [Luis Casado, Politika]

Santiago , 25 octobre 2019 : « C’est pas pour 30 pesos [l’augmentation du ticket de métro], c’est pour 30 ans [de post-pinochétisme] »

L'histoire semble nous montrer que les gens n'ont pas toujours, ou plutôt rarement, raison. Sinon, les guerres et autres graves aberrations commises contre l'humanité n'auraient pas pu avoir lieu. Au XXe siècle, considéré comme le plus cruel et le plus violent de tous, des millions d'êtres humains ont été condamnés à la mort, à l'esclavage, à la torture et aux camps d'extermination, au gré des dictateurs les plus sombres, souvent au nom de leurs propres sujets ou même sous le prétexte de la volonté de Dieu.

Des pratiques telles que l'Inquisition, la discrimination raciale et tant d'autres aberrations ont été encouragées et acclamées par les peuples. Le nazisme, sans aller plus loin, est connu pour avoir bénéficié d'un soutien massif de l'opinion publique, de même que divers tyrans de notre continent [Abya Yala, alias l’Amérique latine, NdT] se sont levés et ont régné avec l'appui de masses en liesse. Les exemples sont nombreux et il n'est pas utile de les rappeler.

C'est pourquoi il nous semble anormal que les gouvernants et les hommes politiques en général se débarrassent de leurs idéaux politiques pour “obéir à la volonté de leur peuple”. Le pire est que, ce faisant, ils prétendent toujours adopter un comportement démocratique, comme si celui-ci consistait à se dédire et à renier ses promesses devant des majorités de circonstance, comme si les grandes transformations n'avaient pas toujours été le fruit de la vision prophétique et même du volontarisme des leaders politiques et sociaux.

Nos Pères fondateurs sont même morts dans l'incompréhension et la répudiation de leurs nations. Un Martin Luther King a été répudié même par la population noire des USA, tout comme les reconstructeurs de l'Europe d'après-guerre ont dû s'exiler et lutter pendant de nombreuses années pour obtenir le soutien de leurs peuples, saoulés pendant de nombreuses années par les triomphes et les crimes d'Hitler, de Mussolini et Staline.

Dans les différents médias chiliens aujourd'hui, le changement entre le Boric candidat et le Boric président est critiqué autant qu'il est loué. Le fait qu'hier il prônait le contrôle des cochoncetés commises par la police et qu'aujourd'hui il s'assume comme son grand protecteur depuis sa position à la tête de l'État. Le fait qu'il ait réussi à gracier, comme il l'avait promis, certains prisonniers de l’explosion sociale et que son gouvernement convienne maintenant qu'il ne continuera pas à exercer ce privilège présidentiel. Le fait que ses proches collaborateurs aient proclamé leur supériorité morale par rapport aux dirigeants de la Concertación et de la Nueva Mayoría, et que des représentants des gouvernements précédents aient été incorporés aux postes les plus élevés de l'exécutif, remplaçant ceux qui font partie des secteurs de gauche qui ont remporté les dernières élections présidentielles.

C'est peut-être dans la concordance entre ce qui est promis et ce qui est fait par la suite que réside le véritable leadership et l'esprit d'État des gouvernants. Dans la capacité à convaincre leurs nations, à les empêcher de se rendre aux secteurs rétrogrades, à se laisser intimider par leurs campagnes de terreur et leurs projets de coup d'État. De s'imposer face aux mauvaises intentions de la presse accrochée à ceux qui s'opposent sans vergogne à la justice sociale, à la possibilité d'une réforme fiscale efficace, à une redistribution exacte du revenu national, et de mettre en œuvre une économie et des relations internationales qui veillent aux intérêts du pays, sans s'agenouiller devant les puissances hégémoniques et les compagnies transnationales.

En ce sens, notre propre évolution politique et institutionnelle peut éclairer un président comme Gabriel González Videla [1946-1952], qui est arrivé à La Moneda dans les bras du peuple et des partis de gauche pour finir par servir les secteurs les plus riches et les plus réactionnaires, confinant les communistes et d'autres dans des camps de concentration. Ses pairs qui ont promu des réformes telles que l'éducation et le développement d'une entreprise publique aussi importante que la Corporación de Fomento de la Producción [1939] ne sont-ils pas bien plus méritants que lui ?

Il se peut que ce qui est arrivé à Salvador Allende ait inhibé ceux qui ont gouverné après Pinochet, dans la crainte constante que les militaires ne fassent avorter leur administration, en ne respectant pas un grand nombre d'engagements qu'ils avaient pris envers le peuple. Il ne fait aucun doute que l'échec du gouvernement de l'Unidad Popular a semé des idées et des espoirs qui sont encore bien vivants dans la conscience populaire aujourd'hui. Malgré le fait qu'aujourd'hui notre population est en proie à la peur, à la criminalité et à des phénomènes tels que le trafic de drogue, qui ont précisément été initiés par les gouvernements timorés et la décomposition morale de la post-dictature.

Si, après l'administration actuelle, la droite la plus extrême triomphe, ce sera fondamentalement dû à la faiblesse et aux zigzags de ceux qui nous gouvernent. De leur manque de cohérence et de conséquence. La démocratie ne consiste certainement pas à se plier aux humeurs circonstancielles, aux mensonges et à la propagande multimillionnaire de ceux qui sont réfractaires au changement et toujours encouragés de l'extérieur. La chose démocratique à faire est de respecter la volonté électorale, mais ensuite de se conformer à ce qui a été promis.

La défaite vaut mieux que la défec[a]tion.

 NdT

  • Le Sénat chilien vient d’adopter, par 40 voix contre 5, le projet de loi dite Naín-Retamal, du nom de deux carabineros morts dans l’exercice de leur devoir, et populairement appelée « loi gâchette facile » qui instaure un droit de légitime défense aux membres des toutes forces dites de sécurité : carabineros, gendarmes, PJ et tutti quanti. Lire Chili : le projet de loi sur la légitime défense pourrait augmenter les violences policières et l’impunité pour ces crimes, par Amnesty International, 30/3/2023

  • PS : Je dédie cette traduction à la mémoire de l’immortel Marmaduke Grove Vallejo (1978-1954), ministre de la Défense de la plus brève République socialiste de l’histoire mondiale (4-16 juin 1932), plus connu comme l’“homme de l’avion rouge”, à bord duquel il débarqua à Concepción en septembre 1930 pour tenter de prendre le pouvoir avec ses camarades, mais subit une trahison des militaires sur lesquels il comptait. Fondateur du Parti socialiste, qu'il quitta pour sa dérive droitière, fondant l'éphémère Parti Socialiste Authentique en 1943. Parmi ses héritiers politiques tragiques : Salvador Allende et Hugo Chávez. Parmi ses héritiers biologiques tragicomiques : Camila Vallejo Dowling, ministre secrétaire générale du gouvernement Boric, que j’ai appelée ailleurs la Madone des sleepings de gôche. Marmaduke, réveille-toi, ils sont devenus mous du cerveau et durs de la feuille, et envoie-leur quelques escadrilles de drones rouges !