Gideon Levy, Haaretz, 12/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Enfant, Maria Aman a été gravement blessée et a
perdu la plupart des membres de sa famille lorsqu’un missile israélien a touché
leur voiture à Gaza. Après une rééducation miraculeuse en Israël, mais
paralysée et ventilée, elle a récemment revécu son traumatisme à un poste de
contrôle.
Maria Aman avec
son père Hamdi Photo : Moti Mirlod
Un SMS, il y a deux semaines : « Je ne peux
pas supporter ce qui m’est arrivé hier. Parle à mon père ». Un message
vocal le même soir, après minuit : « Bonjour Gideon, je voulais juste te
dire que je suis allée à la police. Je suis allée les voir et je leur ai dit.
Je leur ai raconté tout ce qui m’était arrivé au poste de contrôle et ils m’ont
dit “il n’y a rien eu de tel, nous
devons vérifier ton histoire” ».
Retour en arrière, il y a 17 ans. 20 mai 2006,
Gaza. La famille Aman achète une Mitsubishi Lancer d’occasion pour 7 000 dinars
jordaniens (environ 9 000€ à l’époque) et entame joyeusement son premier
voyage - parents, enfants, grand-mère, oncle - dans les rues principales de la
ville. Maria, une petite fille de 3 ans et demi, se tient entre sa mère et son
père dans la voiture et chante une chanson joyeuse.
C’était la dernière fois qu’elle se tenait debout.
Un missile tiré par un pilote de l’armée de l’air israélienne sur la voiture d’un
individu recherché a également endommagé le véhicule des Aman et tué presque
tous ses occupants : Muhand, 7 ans, sa mère et celle de Maria, Naima, 27 ans,
et leur grand-mère, Hanan, 46 ans. L’oncle, Nahed, 33 ans, mourra environ un
mois plus tard. Maria, la petite fille chantante qui a perdu quatre membres de
sa famille, était dans un état critique et a été plongée dans un coma
artificiel et placée sous respirateur. Elle a d’abord été transportée à l’hôpital
Shifa de Gaza, mais quelques jours plus tard, dans un effort apparemment
ultime, elle a été transférée au centre médical Sheba de Ramat Gan.
Quelques jours plus tard, j’ai visité la maison
familiale dans le quartier Tel al-Hawa de la ville de Gaza. Le silence sinistre
qui régnait dans la maison n’était rompu que par les pleurs du père de famille,
Hamdi Aman, qui avait alors 28 ans et avait perdu presque tous les êtres qui
lui étaient chers. Il avait été blessé à la jambe lors de l’attaque et boitait
sur le sable dans la cour, serrant dans ses bras Muaman, le fils de deux ans
qui lui restait, le petit survivant qui pleurait sa mère, son frère et sa
grand-mère, qui avaient disparu de sa vie. Au centre médical de Sheba, Maria
était en grande difficulté.
Dans un premier temps, Hamdi a refusé de nous
parler et nous a jeté un regard hostile. Par la suite, il nous a demandé de
traduire un fax qu’il avait reçu de l’hôpital. Les médecins devaient pratiquer
une petite intervention sur la trachée de Maria afin de l’aider à respirer ;
son père devait signer un formulaire de consentement de toute urgence. Les
autorités israéliennes avaient refusé d’accorder au père endeuillé un permis d’entrée
pour être au chevet de sa fille.
Après la visite à Gaza, j’ai écrit dans ces pages,
le 1er juin 2006 : « “Je ne déteste pas les Israéliens”, dit ce
jeune homme qui a grandi [en travaillant] au marché du Carmel à Tel-Aviv et
dont la famille a été ainsi détruite par Israël. Hamdi n’a rien mangé depuis la
tragédie - seulement des larmes et des cigarettes, l’une après l’autre »
De manière scandaleuse, le porte-parole des Forces de défense israéliennes a
exprimé des doutes sur le fait que quelqu’un dans la famille ait réellement été
tué par le missile de précision, mais a annoncé froidement : « Si des
Palestiniens ont été tués par des tirs des Forces de défense israéliennes, des
leçons opérationnelles seront tirées ».
Dix jours plus tard, j’ai fait un rapport de l’hôpital : « L’enchevêtrement
de tubes et le respirateur artificiel fixé directement sur sa trachée ne
peuvent cacher sa beauté. Petite fille de 3 ans allongée dans l’unité de soins
intensifs pédiatriques du centre médical de Sheba, Maria Aman a de tristes yeux
bruns en amande grands ouverts, ses lèvres murmurent : “De la nourriture, je
veux manger”, mais tous ses membres sont paralysés, pour toujours ». Puis,
le 15 juin, lors d’une visite à l’hôpital Alyn, un centre de rééducation
pédiatrique à Jérusalem, j’ai écrit : « Une fin heureuse ? Ce n’est pas
une fin et elle n’est pas heureuse. Maria Aman, une petite fille paralysée et
ventilée, a été transférée cette semaine à l’hôpital Alyn de Jérusalem, alors
qu’Israël s’apprêtait déjà à la renvoyer à Gaza ».
Maria Aman avec
son père à l’hôpital Alyn de Jérusalem en 2011. Photo : Emil Salman
Un silence
pesant, renforcé par la peur de l’inconnu, régnait dans l’ambulance de soins
intensifs qui l’a transportée de Sheba à Jérusalem, où je les attendais. Son
père, qui avait enfin été autorisé à entrer en Israël, et un parent de Jaffa l’accompagnaient
dans l’ambulance. L’accueil à Alyn, par un médecin portant une kippa, a été
chaleureux et professionnel. La bataille publique acharnée menée par quelques
Israéliens pour obtenir des autorités qu’elles l’autorisent à rester en Israël
pour un traitement médical a été couronnée de succès, cette fois-ci. Tous deux
ont passé les cinq années et demie suivantes dans une petite chambre d’Alyn -
Maria et son père, Hamdi, qui est resté à ses côtés sans relâche, jour et nuit.
Maria, qui a aujourd’hui 21 ans, peut parler et a
appris à utiliser sa bouche pour faire avancer son fauteuil roulant électrique
sophistiqué - tout ce qui est arrivé à Alyn, il y a plus de dix ans, était
miraculeux. Grâce à la pression exercée par les quelques bons Israéliens qui se
sont mobilisés pour l’aider, la bureaucratie israélienne a dérogé à la coutume
et s’est comportée avec une humanité et une générosité dignes d’éloges - à
grande échelle : Maria a reçu presque tout ce qu’un Israélien blessé lors d’une
attaque hostile aurait reçu.
Elle et son frère ont le statut de résident
permanent dans le pays - leur père est encore un résident temporaire - et ils
vivent dans un appartement loué dans le beau quartier de Sharafat à
Jérusalem-Est. La maison dans laquelle ils ont emménagé il y a quelques mois a
été adaptée à son handicap, ils disposent d’un véhicule spécialement conçu, et
l’équipement médical et de rééducation mis à la disposition de Maria ne ferait
pas honte à un établissement médical de pointe. Aujourd’hui, Hamdi, le jeune
père endeuillé et en colère de Tel al-Hawa, peut rivaliser en termes de
connaissances médicales avec pratiquement toutes les infirmières et quelques
médecins.
« Je dors en fonction du niveau de saturation
[en oxygène, dans le respirateur de Maria] » a-t-il raconté cette semaine,
assis dans le joli salon de la famille. Sa fille et lui partagent une chambre :
Maria dans un lit d’hôpital sophistiqué ; lui, en bas, dans un lit de campagne.
Hamdi, qui est aux côtés de sa fille 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 depuis
17 ans - nous savons tous que les Palestiniens n’aiment pas leurs enfants, n’est-ce
pas ? - sait que si le respirateur se met à biper, Dieu nous en préserve, il
dispose d’exactement 50 secondes pour sauver la vie de sa fille. Il sait
comment changer les piles de la machine, comment faire fonctionner un
dispositif d’inhalation manuelle si nécessaire, comment drainer le mucus qui s’accumule
fréquemment dans les poumons de Maria, comment prendre soin de ses cheveux et
de ses ongles. En général : comment s’occuper de son corps jour et nuit,
comment répondre à tous ses besoins.
Il décrit le pacemaker implanté dans ses poumons
et les médicaments qu’elle prend pour entretenir ses muscles et éviter les
crampes. Sa Maria est une jeune femme extrêmement soignée, avec un bijou en or
éblouissant à la main droite - qu’elle ne peut pas bouger, tout comme ses
autres membres - acheté par son père à Hébron. Les murs du salon sont ornés de
superbes peintures de paysages qu’elle réalise avec sa bouche. Il y a quelques
années, elle a exposé à la galerie Ben Ami de Tel Aviv. Elle utilise
fréquemment son téléphone portable spécialement conçu pour envoyer des messages
vocaux et écrits, et pour avoir des conversations, par l’intermédiaire d’une
petite tige qu’elle place dans sa bouche.
Au fil des ans, la maison des Aman s’est
israélisée. L’arabe et l’hébreu sont entendus alternativement, la télévision
est réglée sur les chaînes israéliennes. Le petit frère, Muaman, qui a été à
nouveau blessé au bras par l’armée israélienne quatre mois après la catastrophe
de Gaza, alors qu’il était encore coupé de son père et de sa sœur, a finalement
été autorisé à les rejoindre en Israël. Il a aujourd’hui 20 ans et parle l’hébreu
sans accent, plus couramment que l’arabe. Il étudie l’optométrie au Hadassah
Academic College de Jérusalem, travaille comme caissier dans un supermarché et
a un look tout à fait israélien. Lorsqu’il s’est avancé vers nous cette
semaine, dans la rue où il vit, je n’ai pas reconnu le petit garçon effrayé que
j’avais rencontré à l’époque.
Maria dit rêver de pouvoir poursuivre sa scolarité
comme son frère et de trouver ensuite un emploi adapté à sa condition. Jusqu’à
l’âge de 21 ans, elle était inscrite dans une école en tant qu’élève en
éducation spéciale ; aujourd’hui, elle cherche un autre cadre pour poursuivre
ses études.
Maria Aman avec son père, Hamdi, et
son frère Muaman, chez elle cette semaine à Jérusalem-Est. Photo : Moti Milrod
De temps en temps, la famille se rend à la plage
de Bat Yam, au sud de Tel Aviv, qui est accessible aux personnes en fauteuil
roulant. Au début, les médecins voulaient utiliser une sonde d’alimentation
reliée directement à l’estomac, pour le reste de sa vie. Mais Hamdi a refusé.
Aujourd’hui, Maria mange de tout. « Il n’y a rien que je n’aime pas manger »,
nous dit cette jeune femme pleine de joie de vivre.
Mais il y a deux semaines, tout semblait sur le
point de s’effondrer. Hamdi est bénévole au sein de Road to Recovery, une
organisation à but non lucratif dont les membres conduisent les Palestiniens
des points de contrôle de Cisjordanie et du point de contrôle d’Erez, à la
frontière de Gaza, vers les hôpitaux israéliens et vice-versa. Parfois, il aide
également les patients de la bande de Gaza qui le contactent directement, comme
il l’a fait le 26 juillet avec Dunya Arafat, une jeune Gazaouie qui s’était
rendue à l’hôpital El-Ahli d’Hébron pour soigner son fils Fares, âgé de moins d’un
mois, qui avait besoin d’une opération du cœur. Lorsqu’ils sont sortis de l’hôpital,
Hamdi, avec Maria dans la voiture bien sûr, est venu les chercher pour les
conduire au point de passage d’Erez. Ce qui leur est arrivé en route, au poste
de contrôle de Tarkumiya, a été décrit en détail par Orly Vilnai au début du
mois, dans l’édition hébraïque de Haaretz.
Selon Hamdi, les gardes du poste de contrôle ont
exigé que Maria sorte de la voiture et soit soumise à un contrôle de sécurité,
et que tout son équipement, y compris son ventilateur, sa machine de drainage
et son cathéter, soit passé au scanner. Maria a commencé à avoir une crise de
panique et son a pris sa défense.
« Faites-moi ce que vous voulez, mais ne
touchez pas à Maria. Cette fille est paralysée et sous respirateur - et n’oubliez
pas qu’elle est résidente permanente de l’État et que le véhicule appartient
également à l’État », a-t-il dit aux gardes.
Hamdi et Maria décrivent l’incident comme une
expérience intimidante. À un moment donné, un garde a pointé son arme sur
Maria. « Vous devriez avoir honte de pointer une arme sur une jeune fille
handicapée », lui a dit Hamdi. « Nous sommes une famille endeuillée,
vous avez tué toute une famille, sa mère et son frère, sa grand-mère et son
oncle. Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? »
Des fonctionnaires du ministère de la défense ont
démenti l’affirmation selon laquelle une arme aurait été pointée sur Maria et
ont expliqué que les gardes sont tenus de porter des armes au poste de
contrôle.
Yael Noy, directrice de l’organisation Road to Recovery, qui
connaît très bien Hamdi et Maria et s’est rendue chez eux après l’incident, s’est
également efforcée de donner une image plus douce de ce qui s’est passé. « Nous
tenons à souligner que nous [notre organisation] recevons régulièrement un
excellent traitement et une réponse immédiate à toutes les demandes que nous
adressons aux autorités qui supervisent les postes de contrôle. Grâce au
dévouement et à l’attention des autorités, nous sommes en mesure d’apporter aux
patients palestiniens l’aide dont ils ont besoin dans la réalité complexe dans
laquelle nous vivons ».
Maria Aman avec son père, Hamdi.
Photo : Moti Milrod
Il semble qu’une certaine insensibilité des gardes
et l’anxiété d’un père attentionné se soient opposées au poste de contrôle,
mais il n’y avait apparemment pas de malice.
Un porte-parole du ministère de la défense a donné
la réponse suivante à Haaretz cette semaine : « M. Hamdi est arrivé
sans coordination préalable, comme l’exigent les procédures, avec une femme de
Gaza et son fils en bas âge. Lors d’une vérification en temps réel avec la Road
to Recovery, il s’est avéré qu’ils n’avaient aucune connaissance du sujet et qu’il
n’avait pas été coordonné avec eux. Malgré l’absence de coordination, il a été
décidé de les accueillir et de les prendre en charge sur place.
« Le chef d’équipe [du poste de contrôle] a
demandé à la Palestinienne de Gaza de sortir avec ses affaires pour un contrôle
rapide et la saisie de son permis de transit, comme l’exige le protocole. À ce
stade, M. Hamdi a commencé à expliquer qu’il avait avec lui sa fille, placée
sous respirateur, et le chef d’équipe lui a dit qu’elle pouvait bien sûr rester
dans le véhicule et qu’elle serait traitée dans le véhicule selon une procédure
de contrôle simplifiée et rapide, ce qui a effectivement été fait.
« Au même moment, M. Hamdi a commencé à faire
des allégations agressives et a essayé de faire sortir sa fille [du véhicule],
malgré nos demandes claires de ne pas le faire. À un moment donné, M. Hamdi a
commencé à prendre des photos dans l’enceinte du centre de transit. On lui a
dit qu’il le faisait en violation de la loi et on a attiré son attention sur un
panneau situé à proximité [indiquant] qu’il était interdit de prendre des photos
sur le site.
« Nous notons que le comportement de M. Hamdi
a retardé la conclusion du traitement de la situation, lorsqu’il lui a été
demandé à plusieurs reprises de retirer les effets personnels du passager
gazaoui et qu’il a tenté d’en laisser dans le véhicule, ce qui a entraîné un
retard dans la conclusion du contrôle.
« L’allégation selon laquelle un garde aurait
pointé une arme est totalement infondée et déconnectée de la réalité. Ce n’est
pas notre façon d’opérer, ni professionnellement, ni moralement. En ce qui
concerne l’allégation selon laquelle ‘un contrôle a été effectué sur le corps
de Maria et sur son matériel médical’, le contrôle a été effectué selon une
procédure simplifiée, en veillant à la sécurité de la patiente et en s’assurant
que le matériel médical restait intact ».
Pour sa part, Maria dit qu’elle ne dort toujours
pas la nuit depuis l’incident. Tout est remonté à la surface. Pendant qu’elle
parle, il y a une accumulation de mucus dans ses poumons et Hamdi plonge
rapidement le tube de drainage au fond de sa gorge pour le retirer. Son corps
est parcouru de tremblements involontaires, mais quelques minutes plus tard,
tout est redevenu comme avant.