16/04/2025

PAULO SLACHEVSKY
Gaza : le ghetto de Varsovie du XXIe siècle

 Paulo Slachevsky, 15/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

« Le déni et la dissimulation des violations systématiques des droits de l’homme : l’interdiction d’entrée des journalistes étrangers et les plus de 170 journalistes, photographes et communicateurs assassinés depuis octobre 2023, dont beaucoup étaient des cibles directes des missiles, sont la preuve de la même stratégie de dissimulation par Israël que par les nazis, et par tant de dictatures comme celle sous laquelle nous avons vécu nous-mêmes »

Paulo Alejandro Slachevsky Chonchol (Santiago du Chili, 1961) est un photographe et éditeur chilien, fondateur en 1990 avec Silvia Aguilera des éditions LOM, membre du Groupe (antisioniste) juif Diana Arón, portant le nom d’une militante du MIR victime de la dictature de Pinochet. Co-éditeur du livre Palestina Anatomía de un Genocidio (LOM, 2024)


Le 19 avril 1943, des résistants juifs se sont soulevés contre les nazis dans le ghetto de Varsovie. Depuis la fin de l’année 1940, plus de 400 000 Juifs de la capitale et d’autres villes polonaises s’y entassaient, emprisonnés sur 300 hectares. La famine, les épidémies et les déportations vers les camps de la mort avaient déjà décimé une grande partie des habitants.

En janvier 1943, un premier soulèvement armé contre les nazis réussit à stopper brièvement les déportations. Pour se venger, les nazis assassinent un millier de Juifs sur la place principale du ghetto. Dans les mois qui suivent, les résistants préparent la défense de ceux qui restent en vie.

Lorsque, le 19 avril, les troupes allemandes entrent avec plus de 2 000 soldats, officiers, commandos SS et collaborateurs polonais pour procéder à la dernière déportation de ceux qui restent dans le ghetto, elles se heurtent à une résistance acharnée qui les oblige à battre en retraite.

Pendant un mois, les survivants ont mené une lutte héroïque et inégale. Le 16 mai 1943, le ghetto n’était déjà plus qu’un champ de ruines. On estime qu’environ 13 000 Juifs ont été tués dans les combats.


Dessin de Malcolm Evans, licencié en 2003 du quotidien NZ Herald pour ses dessins antisionistes

82 ans plus tard, alors que nous sommes témoins de ce que vivent les Palestiniens à Gaza, une terre historique aujourd’hui ravagée par les bombes, les chars et les bulldozers, et où plus de 60 000 Palestiniens ont été tués par les troupes israéliennes - pour la plupart des filles, des garçons et des femmes - il est impossible de ne pas voir le lien dramatique qui existe entre un événement et l’autre :

Gaza est aujourd’hui le ghetto de Varsovie du XXIe siècle.

Exécutions massives et aveugles : dans le ghetto comme à Gaza, la mort rôde à chaque coin de rue. L’occupant agit avec un pouvoir omnipotent sur la vie et la mort comme un simple caprice, l’arbitraire est imposé, ainsi qu’un système sadique qui terrorise et écrase les civils sans raison apparente, les faisant fuir d’un côté à l’autre, exterminant des familles entières, avec les grands-parents, les parents, les enfants et ceux qui leur sont proches et avec qui ils vivent.

La famine est une autre similitude dramatique : tant dans le ghetto qu’à Gaza, hier les nazis, aujourd’hui les Israéliens, ont mené une politique explicite consistant à affamer la population, à contrôler l’apport alimentaire minimal et à l’interrompre complètement en cas de confrontation directe.

C’est la réalité vécue par les habitants du ghetto de Varsovie et c’est ce que vit aujourd’hui Gaza depuis plus d’un mois, où Israël a interdit tout accès à l’aide humanitaire, après presque deux ans d’interruptions constantes et des décennies d’approvisionnement minimal.

À cela s’ajoutent la destruction et la coupure de l’approvisionnement en eau par Israël, cet élément fondamental de la vie, ce qui constitue un autre crime de guerre et un crime contre l’humanité.

L’absence d’accès aux soins médicaux : ni les enfants, ni les personnes âgées, ni les blessés, ni les malades ne peuvent bénéficier de soins médicaux en raison de l’absence d’approvisionnement, ainsi que de la destruction des installations sanitaires, de la déportation, de l’emprisonnement et de l’assassinat de médecins et de personnel de santé, réalités dans lesquelles l’horreur et la cruauté des occupants d’hier et d’aujourd’hui se valent.

Affiche de la Żydowska Organizacja Bojowa (ŻOB), l’Organisation juive de combat. Le texte dit : “Tous les hommes sont frères : les jaunes, les bruns, les noirs et les blancs. Parler de peuples, de couleurs, de races, c’est une histoire inventée !”

Racisme, suprématie et cruauté extrême et inhumaine dans le traitement d’autrui : ces marques du nazisme, qui ont conduit à l’enfermement des Juifs d’hier dans des ghettos et des camps de concentration, se sont malheureusement enracinées depuis longtemps dans la société israélienne et s’expriment dans toute leur férocité à Gaza et en Cisjordanie à l’encontre des Palestiniens d’aujourd’hui.

Traitant leurs semblables comme des animaux, des terroristes et des sous-hommes, ils se permettent de franchir toutes les limites de ce que nous avons compris comme étant l’humanité, agissant de manière sadique et brutale envers ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis.

C’est une double tragédie, lorsque ceux qui pratiquent cette politique criminelle sont les descendants d’un peuple qui en a fait l’expérience, osant le faire au nom du judaïsme, ce qui salit la mémoire de ceux qui ont connu la même oppression.

Le combat inégal : des pierres, des cocktails Molotov, quelques pistolets, fusils de chasse et mitrailleuses, contre des chars, des canons et des troupes expérimentées sur le champ de bataille des rues de Varsovie.

La disproportion brutale des moyens dans la bataille menée dans le ghetto, comme à Gaza, où les milices sont confrontées aux missiles, aux avions et aux dernières technologies israéliennes d’armement et de surveillance, ne permet pas de parler de guerre, mais d’extermination génocidaire face à la résistance désespérée des victimes.

La volonté expresse des oppresseurs - les nazis hier, l’État d’Israël aujourd’hui - d’éliminer tous les habitants du territoire martyrisé, en procédant à un nettoyage ethnique criminel : un autre élément commun aux deux drames.

Les éléments qui scellent l’analogie sont malheureusement innombrables.

Les mêmes images se répètent lorsque l’on voit ces armées, parmi les plus modernes et les mieux préparées de leur temps, anéantir des peuples entiers réduits à l’impuissance. Hier et aujourd’hui, des dizaines de milliers de visages sont marqués par la douleur et la catastrophe. Et malheureusement, à chaque fois, les puissances internationales soutiennent l’oppresseur ou sont complices de son inaction.

La Convention sur le génocide et la législation sur les crimes contre l’humanité n’existaient pas à l’époque. Ces règles ont été mises en place dans la justice internationale pour que les crimes commis par les nazis contre les Juifs, les Tziganes et les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale ne se répètent pour aucun peuple.

Lorsque les nazis ont anéanti la rébellion du ghetto de Varsovie, Szmul Zygielbojm a écrit :

La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives de Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont, jusqu’ici, entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime ; Je ne peux ni me taire ni vivre lorsque les derniers vestiges du peuple juif, que je représente, sont tués. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés les armes à la main, dans leur dernière lutte héroïque. Je n'ai pas eu la chance de mourir comme eux, avec eux. Mais ma place est avec eux, dans leurs fosses communes. Par ma mort, je souhaite exprimer ma plus profonde protestation contre l'inaction avec laquelle le monde observe et permet la destruction du peuple juif. Je suis conscient du peu de valeur de la vie humaine, surtout aujourd'hui. Mais puisque je n'ai pas pu y parvenir de mon vivant, peut-être que ma mort sortira de leur léthargie ceux qui peuvent et qui doivent agir maintenant, afin de sauver, au dernier moment possible, cette poignée de Juifs polonais qui sont encore en vie.

Szmul Zygielbojm, député du Bund au parlement polonais en exil à Londres, s’est suicidé à Londres le 11 mai 1943. Ses paroles pourraient être reprises pour décrire ce qui se passe aujourd’hui en Palestine.  

Le Bund, Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland), avait fait sortir clandestinement Szmul de Varsovie occupée après sa résistance farouche et publique à l’enfermement des Juifs dans un ghetto.  

Avant la Seconde Guerre mondiale, le Bund était la plus grande organisation de la gauche juive dans le Yiddishland, le monde juif des pays de l’Est.

En Pologne, en 1938, le Bund était également la principale force parmi les Juifs : sur les 138 conseillers municipaux juifs élus lors des élections de cette année-là, 97 étaient issus du Bund. Ils étaient antifascistes, antinazis et antisionistes.

Aujourd’hui, par une triste ironie de l’histoire, ces glorieux Juifs rouges et résistants au nazisme seraient accusés d’antisémitisme par Israël et de nombreux pays européens pour leur position clairement antisioniste.

Marek Edelman, l’un des jeunes dirigeants du Bund, était à l’âge de 20 ans commandant adjoint de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Survivant du nazisme, Edelman a toujours porté haut les bannières du mouvement, luttant contre toutes les oppressions, y compris le sionisme : « Être juif signifie être toujours avec les opprimés, jamais avec les oppresseurs « ,disait-il.

Le ghetto de Varsovie est une autre page d’horreur de l’histoire, mais au sein de cette horreur, la résistance des partisans juifs est commémorée avec gloire : il en va de même pour Gaza aujourd’hui.

Tout comme l’infamie nazie est universellement condamnée comme l’expression ultime du mal et de l’horreur, et que les résistants au nazisme sont loués pour leur héroïsme, l’histoire condamnera Israël et ses complices comme génocidaires et criminels de guerre.

Les Palestiniens qui ont héroïquement résisté à leur machine de mort resteront dans la mémoire de la lutte pour la dignité humaine.

Nous ne pouvons qu’espérer que cette reconnaissance juste et nécessaire n’arrivera pas trop tard, et que les gouvernements du monde et la justice internationale mettront fin à leur passivité actuelle, arrêteront le génocide et le nettoyage ethnique, et permettront au peuple palestinien d’avoir enfin la justice et la paix qu’il mérite.

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15/04/2025

MEIRAV MORAN
Comment les « tracts » du Shabbat sont devenus une machine médiatique pour les sionistes religieux israéliens

Avec des articles rédigés par des auteurs populaires couvrant des dizaines de pages et des dizaines de milliers d'exemplaires atteignant environ un demi-million de lecteurs, les «  tracts » distribués gratuitement chaque semaine dans les synagogues du pays sont devenus des influenceurs majeurs de l'opinion publique sioniste religieuse.
Meirav Moran, Haaretz, 12/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala



« La notion de Temple est surréaliste ? Le fait que nous soyons revenus ici après 2 000 ans d’exil est bien plus surréaliste. En comparaison, la construction d’un temple est une question technique sans importance. Nous déciderons que nous sommes prêts - et cela se produira », a déclaré l’artiste Elisha Katz, habitant de la ville religieuse d’Elad en Cisjordanie, au journaliste Elazar Levy.
Katz est connu pour ses peintures du Troisième Temple sur fond de vues de Jérusalem contemporaine. Dans ses tableaux apparemment populaires – l’un d’eux a récemment été exposé à l’ambassade d’Israël à Washington, D.C. – le dôme argenté de la mosquée al-Aqsa et d’autres monuments sont clairement visibles à côté de l’édifice juif qui n’est pas encore construit. « Nous sommes en conflit avec les Palestiniens, qui sont de la lignée des Amalécites, mais ceux qui suivent la religion de l’Islam prient le même dieu que nous. Et la mosquée est de toute façon située sur le site de la Stoa royale, la structure construite à l’origine par le roi Hérode pour les gentils, plutôt que sur le mont sacré lui-même », ajoutait Katz.
L’entretien avec Katz, qui discutait avec son interlocuteur de manière neutre d’un projet de rénovation urbaine dans la région la plus instable du Moyen-Orient, a été publié le mois dernier dans Olam Katan, l’une des publications communément appelées alonei Shabbat, littéralement « tracts du Shabbat ». Mais le terme « tracts » est trompeur. Il minimise ce qui est devenu un phénomène médiatique répandu et en pleine expansion. Il s’agit en fait de véritables journaux, imprimés chacun à environ 30 à 60 000 exemplaires et distribués juste avant le début du Shabbat à quelque 4 à 5 000 synagogues sionistes religieuses de Kiryat Shmona à Eilat, ainsi que dans les colonies de Cisjordanie. En règle générale, le nombre d’exemplaires des hebdomadaires, distribués gratuitement et dont les revenus, comme ceux de la presse régulière, proviennent principalement de la vente d’espaces publicitaires, est déterminé par l’évaluation de la demande dans une communauté donnée par les éditeurs. Le format varie : certains sont des journaux de 30 à 40 pages imprimés sur du papier journal ordinaire ; d’autres ressemblent à des magazines sur papier glacé avec leur papier chromé coloré et comptent jusqu’à 80 pages.
Ce qui distingue ces hebdomadaires synagogaux des journaux du week-end classiques, entre autres choses, c’est le fait que le nom de la portion de la Torah de la semaine occupe une place de choix à côté de la date hébraïque sur leurs premières pages, et apparaît aussi souvent sur toutes les autres pages. Parfois, la date grégorienne n’apparaît pas du tout.
Les premières pages reflètent également généralement l’actualité : par exemple, les principaux titres récents - et les accroches, faisant référence aux éditoriaux souvent cinglants à l’intérieur - ont relaté la reprise des combats à Gaza, le limogeage du chef du service de sécurité du Shin Bet, la bataille pour le poste de procureur général et les relations avec le Qatar. En outre, vous pouvez trouver en première page une image vantant une « interview révélatrice » avec un chanteur populaire, ou un article satirique ou une rubrique sur les voyages ou la gastronomie avec des recommandations de restaurants gastronomiques (casher). Parmi les contributeurs réguliers figurent des personnalités connues des médias grand public, dont Akiva Novick, Shahar Glick, Sivan Rahav-Meir, Yishai Friedman, Zvi Yehezkeli et d’autres. Et, oui, il se peut même qu’il y ait une chronique de la femme du ministre de la Sécurité nationale, Ayala Ben-Gvir.
Des exemplaires gratuits sont distribués dans les synagogues, souvent pendant les offices de la veille du Shabbat. Le samedi, ils sont généralement transmis de maison en maison dans les quartiers, voire dans des communautés entières, touchant ainsi pas moins d’un demi-million de lecteurs israéliens chaque semaine.
Il s’agit d’un public captif. Du début à la fin du shabbat, les religieux éteignent leur téléphone portable, ne regardent pas la télévision et n’écoutent pas la radio. Certaines familles religieuses lisent peut-être des journaux ordinaires pendant la semaine, mais refusent de lire les suppléments du week-end publiés par la presse grand public le jour du sabbat. Après tout, quelle que soit leur orientation politique, ces suppléments contiennent généralement des images impudiques.
Les hebdomadaires, que certains s’obstinent encore à appeler des tracts, sont à la communauté sioniste religieuse ce que les journaux du week-end à grand tirage - Maariv, Yedioth Ahronoth, Haaretz et d’autres, à l’époque - sont aux Israéliens laïques, du moins avant qu’ils ne préfèrent consommer du contenu et obtenir des mises à jour par le biais de notifications 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sur leur téléphone, ou via les médias sociaux et les groupes WhatsApp. Pour de nombreux juifs pratiquants, les gratuits sont une source principale d’information et de divertissement le jour du repos.
Les hommes politiques ont rapidement compris l’importance d’une mention dans les publications du Shabbat, dont certaines existent depuis des décennies. À l’approche des élections de 2022, par exemple, les hebdomadaires ont donné un élan, sous la forme de nombreuses interviews, à la perspective d’une alliance entre Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir. Il y a quelques semaines, l’hebdomadaire Shvi’i a publié une longue interview de Yoaz Hendel, ancien homme politique laïc de droite, sous le titre : « Quel type de judaïsme nous guide : celui qui a fondé ce pays ou celui qui s’y oppose ? ».
De plus, l’importance des hebdomadaires n’a pas échappé aux partis plus centristes, notamment Yesh Atid et l’Union nationale, bien qu’ils cherchent principalement à être couverts dans les mois précédant une élection.
Quoi qu’il en soit, et surtout ces dernières années, avec des cycles électoraux fréquents, les rédacteurs en chef de ces publications ont pris clairement position. Lorsque des rumeurs ont circulé début 2021 selon lesquelles Benjamin Netanyahou envisageait une « coopération parlementaire » avec le parti islamiste Ra’am, Shvi’i a, pour sa part, couvert sa première page des couleurs du drapeau palestinien – noir, rouge et vert – ainsi que d’une photo du Premier ministre et du titre provocateur « Où allez-vous ? ». Il présentait ce que les rédacteurs pensaient être des rencontres du député arabe Mansour Abbas avec des terroristes et posait de sérieuses questions sur les futures politiques du Premier ministre ; en réponse, Netanyahou a accepté d’être interviewé par Shvi’i et d’autres hebdomadaires religieux.
« Tout politicien qui se respecte et qui se considère comme représentant le public national-religieux, et ils sont nombreux, lit attentivement ce qui a été écrit à leur sujet et à celui de leurs rivaux dans Shabaton », explique Motti Zaft, rédacteur en chef de l’hebdomadaire du même nom, qui a été lancé en 2000. « Les hommes politiques considèrent le fait de ne pas être mentionnés dans l’une de ces publications comme un signe de faiblesse ou de préférence politique [de la part des rédacteurs en chef], et ils s’efforcent donc d’y maintenir une présence régulière et de bonnes relations avec les rédacteurs en chef. »
« Pour moi, ces publications sont comme SIGINT », déclare Uri Erlich, porte-parole de l’organisation de gauche Emek Shaveh, en référence aux renseignements d’origine électromagnétique. Il dit qu’il compte sur les hebdomadaires pour obtenir des informations qui l’aideront à orienter les activités de l’ONG, qui cherche à lutter contre la politisation des sites culturels et historiques.


Un numéro de mars de Shvi’i. Le titre principal dit « La dernière guerre ? » Qualifier les hebdomadaires de synagogue de « tracts » est réducteur pour ce qui est devenu un phénomène médiatique répandu et en expansion. Photo David Bachar

Erlich : « Les fonctionnaires, les élus des ministères et leurs électeurs font souvent attention à ce qu’ils disent. Ils n’utiliseront pas le mot « judaïser » de manière déclarative ou en public, même si c’est exactement ce qu’ils veulent dire. En comparaison, les journaux du Shabbat laissent libre cours à des expressions ouvertes et sans complexe des diverses pratiques et processus nécessaires à une prise de contrôle [totale] par Israël des territoires occupés, et en général. »
Plus précisément, le vétéran militant pour la paix Erlich et ses collègues se sont battus, parfois même physiquement, contre l’exploitation de sites archéologiques et autres à des fins politiques par des groupes d’extrême droite et des organisations de colons, ce qui le met en porte-à-faux avec de nombreux lecteurs des hebdomadaires.
« Je recueille des informations à partir de ces « tracts » qui n’ont très probablement pas paru dans d’autres médias, parfois même pas dans les médias des colons », explique-t-il. « Le porte-parole du ministre des Affaires de Jérusalem et du Patrimoine, Amichai Eliyahu, du parti Otzma Yehudit [Force juive, kahaniste, NdT], a publiquement et fièrement fait des déclarations sur les projets de développement du mont Ebal [dans le nord de la Cisjordanie] en tant que site du patrimoine juif. Eliyahu a tout intérêt à promouvoir cette idée ; cela lui donne des points supplémentaires auprès de sa base. Les journaux du Shabbat mettront ces informations en évidence, car il s’agit d’une nouvelle intéressante et positive pour leurs lecteurs.
« Je pense qu’Eliyahu aurait également pu tirer profit d’un tel reportage dans les médias grand public, même d’un article négatif à ce sujet dans Haaretz, sauf que les rédacteurs en chef de Haaretz, et en fait les rédacteurs en chef de probablement tous les grands journaux, auraient jeté le communiqué de presse du porte-parole du ministre du Patrimoine à la corbeille. L’appropriation culturelle ou la judaïsation des sites archéologiques n’intéresse pas une grande partie du public : quelle personne laïque se soucie de ces sites ou de ce que les colons en ont fait ? La plupart de ces lecteurs ne savent même pas aujourd’hui où se trouve le mont Ébal, sans parler de sa désignation comme faisant partie de la zone B, ce qui signifie qu’en vertu du droit international, Israël n’a pas le droit d’y effectuer des fouilles archéologiques ou de s’impliquer de quelque manière que ce soit dans le type de fouilles dont Eliyahu a parlé ».
En général, la couverture des hebdomadaires religieux aide Erlich et son équipe à évaluer l’humeur des électeurs de droite et de leurs dirigeants et à identifier les projets avant qu’ils ne se concrétisent, afin de pouvoir tenter de les bloquer.
Il cite l’exemple suivant : « Peu après l’entrée des forces israéliennes dans la partie syrienne du mont Hermon [en décembre], l’un de ces journaux a publié un grand article sur l’archéologie en Syrie. Il contenait un reportage semi-historique sur une étude menée là-bas par des archéologues israéliens, sous la protection du gouvernement militaire, en 1973, après la guerre du Kippour. J’ai vu l’article et j’ai immédiatement compris où diriger mon radar. En effet, peu de temps après, le chef de l’Autorité des antiquités d’Israël a publié des images récentes de soldats sur des sites archéologiques dans le Golan et la région de Bashan [dans le sud-ouest de la Syrie], et a évoqué l’importance de leur lien avec le judaïsme, également amplifié par les colons dans divers médias. Ce fut également le cas lorsque les hebdomadaires publièrent des articles exprimant la crainte et l’inquiétude quant à l’avenir de certains sites patrimoniaux situés dans la zone B. Cela a également déclenché un signal d’alarme dans ma tête. Naturellement, peu après, le ministre Eliyahu a fait des déclarations sur la question, puis - dans un développement bien trop familier - des résolutions du cabinet ont été prises concernant une application plus stricte de la construction palestinienne dans la zone B.
Tsuriel Rashi, maître de conférences en éthique juive à l’école de communication de l’université d’Ariel, a étudié, avec le regretté professeur Max McCombs, spécialiste de la communication politique, comment les différents médias influencent l’opinion publique, en dictant d’abord ce que leurs consommateurs pensent, puis en leur dictant aussi ce qu’ils doivent penser. On peut observer ce phénomène dans les hebdomadaires du Shabbat.
Juif pratiquant lui-même, qui assiste aux offices dans les synagogues et a été témoin des effets de ces publications, Rashi décrit comment leur influence s’est accrue : « Tout a commencé dans les années 1980. Le mouvement Chabad a été le premier à en réaliser le potentiel et à publier Sichat Hashavua [« La Conversation hebdomadaire »], qui paraît régulièrement à ce jour. Depuis, des dizaines d’autres « tracts » ont vu le jour, et le phénomène ne se limite pas à Israël : il se produit également dans d’autres centres juifs du monde entier, avec des publications en anglais, en français et en espagnol.
« Le modèle est clair et simple », poursuit Rashi. « Il y a un public qui se rend régulièrement à un endroit précis chaque semaine : la synagogue. Il s’agit d’un point de distribution pratique et efficace. Comme ce public peut être caractérisé en fonction de ses affiliations religieuses, ethniques, sociologiques et démographiques, les publications sont souvent adaptées aux aspirations politiques, sociales ou commerciales de leurs éditeurs et des entrepreneurs. La question est seulement la taille de la « feuille de vigne ». C’est-à-dire : quel est le rapport entre les textes liés à la Torah et les autres contenus qui remplissent le dépliant.
« La prière est une routine qui peut être assez pénible lorsqu’elle est répétée trois fois par jour et tous les samedis », déclare Menahem Blondheim, doyen de l’école de communication du College of Management, qui a étudié le phénomène des hebdomadaires du Shabbat. « Lorsque les prières vous ennuient à mourir, vous vous évadez et lisez quelque chose d’intéressant, voire divertissant, quelque chose qui est considéré comme un matériel de lecture légitime à la synagogue. »


Un article dans un numéro de Shvi’i, sur les jeunes (colons) des collines (du sud de Hébron) et le Shin Bet. Photo David Bachar

Le professeur Blondheim voit un lien entre ce phénomène récent et la tradition des sermons juifs, qui remonte à l’époque tannaïque (deuxième et troisième siècles de notre ère). Autrefois, les sermons se concentraient généralement sur des commentaires de la Torah. Mais aujourd’hui, après que les coutumes liées au culte ont subi de nombreux changements, dit-il, un sermon dans une synagogue sioniste religieuse est susceptible de s’adresser à un public plus hétérogène : adultes et enfants, femmes et hommes, riches et pauvres, instruits et non instruits, professionnels et non professionnels. « Qu’est-ce qui intéresse tous ces gens ? Les affaires courantes qui ont commencé à être associées à la portion hebdomadaire de la Torah », dit-il - qui sont couvertes dans les hebdomadaires.
En revanche, dans le monde ultra-orthodoxe, les sermons ont généralement conservé leur rôle traditionnel et important jusqu’à ce jour, bien que les orateurs intègrent parfois des éléments de sagesse juive, d’humour et même d’actualité. Ces congrégations, d’ailleurs, ne reçoivent généralement pas les hebdomadaires, car le contenu des journaux, qui peut inclure des images de femmes, est souvent jugé offensant.
Quoi qu’il en soit, poursuit Blondheim, les synagogues séfarades orthodoxes continuent également de mettre l’accent sur l’importance des sermons aujourd’hui. Il se souvient d’être allé dans une synagogue ashkénaze lorsqu’il était enfant, mais de s’être faufilé dans la synagogue séfarade adjacente pour y entendre un prédicateur talentueux qui « faisait des merveilles » avec la portion hebdomadaire de la Torah, excitant et même amusant les fidèles. C’était Ovadia Yosef, qui devint plus tard le grand rabbin séfarade d’Israël.
« Cependant, contrairement aux juifs ultra-orthodoxes et séfarades », explique-t-il, « parmi le public sioniste religieux d’aujourd’hui, le sermon a perdu beaucoup de son charme et s’est transformé en une sorte de conférence sérieuse pleine de messages abstraits et idéologiques sur Dieu et sa Torah, le nationalisme juif et la Terre d’Israël, au lieu de s’appuyer sur des sujets d’actualité, accessibles à tous. Dans certains cas, il n’y avait pas de sermon, si la congrégation n’avait pas de rabbin. C’est dans cette faille, pour combler le vide et répondre à une demande, que les journaux du Shabbat sont apparus. Aujourd’hui, ces publications offrent aux fidèles un contenu léger et intéressant : des rubriques de conseils personnels avec une touche halakhique, des potins sur la communauté et des mises à jour sur divers développements intéressants. Ils servent en quelque sorte de « prédicateurs de papier » qui s’expriment dans un langage moderne et dispensent en fait les fidèles de la prière. »
Alors que le contenu des premiers hebdomadaires synagogaux, il y a une trentaine d’années, se concentrait sur des commentaires liés à la portion hebdomadaire de la Torah, ainsi que sur quelques éléments du folklore hassidique, ils sont aujourd’hui très différents : s’ils ne traitent pas des faits divers, par exemple, ils n’hésitent pas à aborder des sujets d’actualité nationale, comme, ces jours-ci, la guerre à Gaza ou les otages. Le meurtre et la prostitution, non, mais la législation concernant la conscription des ultra-orthodoxes, bien sûr.
De plus, tout ce qui est jugé trop extrême peut être coupé, parfois tardivement, face à une menace quelconque. Par exemple, l’illustrateur Or Reichert a dessiné une caricature pour Shvi’i représentant l’ancienne présidente de la Cour suprême Esther Hayut marchant sur le dos d’un soldat israélien apparemment mort, brandissant un drapeau aux écailles de la justice de couleur verte, semblable au drapeau du Hamas. Il a posté le dessin à l’avance sur les réseaux sociaux, comme un teaser avant la publication de l’hebdomadaire le vendredi. L’image est devenue virale et l’administration des tribunaux a publié une déclaration la dénonçant comme une incitation. Le centre de distribution des journaux, propriété du quotidien Israel Hayom, qui est chargé de livrer le journal gratuit aux synagogues, a exigé que la caricature soit retirée, le PDG de Shvi’i a arrêté le tirage - et finalement le journal a été publié sans l’image offensante.
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« Voyager entre les colonies de peuplement de la région orientale de Binyamin [en Cisjordanie] – certaines dans des endroits où, il y a quelques années à peine, on ne voyait que des avant-postes arabes illégaux – donne un sentiment de rédemption, mais ce n’est qu’une des nombreuses étendues juives qui doivent être établies »
– Chronique « Sommet des collines », dans l’hebdomadaire Olam Katan
Olam Katan (« Petit monde ») est apparemment l’un des hebdomadaires les plus populaires et les plus recherchés distribués dans les synagogues ; les exemplaires sont rapidement arrachés. Yossef Russo, rédacteur en chef jusqu’à il y a un an et actuellement membre du conseil d’administration et copropriétaire de la publication, vit à Tefahot, un moshav religieux en Galilée. Il explique que le journal gratuit est né il y a une vingtaine d’années du besoin de fournir quelque chose qui, selon lui et ses partenaires, manquait : une perspective politique basée sur la foi qui ne s’exprime pas dans les médias généraux. « Il y a des voix importantes qui souhaitent participer à l’élaboration du discours en Israël, mais qui ne sont tout simplement pas entendues », dit-il.
Outre cette voix inaudible, ajoute Yossef Russo, il y avait un sentiment de déconnexion. Le désengagement de la bande de Gaza il y a 20 ans, explique-t-il, a été un moment décisif pour les membres de sa communauté : « Nous avons senti qu’il y avait un énorme vide entre le groupe qui contrôlait le domaine public et ceux qui étaient incapables d’exercer la moindre influence, quels que soient leurs efforts. Il s’agissait d’un choc entre une vision du monde et une réalité médiatique qui ne laissait aucune place à d’autres positions. »


Yossef Russo. Photo Olivier Fitoussi

Olam Katan ne se fonde pas seulement sur une certaine vision politique du monde, mais aussi sur une philosophie d’entreprise. Il ne s’agit pas d’une initiative philanthropique soutenue par des parties intéressées, et elle s’efforce de présenter ses opinions sans se soucier de savoir si elles attireront des lecteurs ou des annonceurs. « C’est une entreprise privée », souligne Yossef Russo, 49 ans, « ce qui signifie que nous ne dépendons de personne ». Quelque 60 000 exemplaires sont imprimés chaque semaine ; son personnel basé à Jérusalem – rédacteurs, auteurs et correcteurs – est rémunéré.
En ce qui concerne le contenu, Russo est fier de la diversité et de l’ouverture d’Olam Katan. Il affirme que le journal n’a pas peur de publier des interviews de personnes ayant des opinions différentes, y compris les chefs de parti Yair Lapid et Yair Golan – « des gens qui ne sont pas tout à fait d’accord avec nous », dit-il en riant. Mais comme c’est souvent le cas en matière de liberté d’expression, il existe ici aussi des lignes rouges. « Nous n’inclurons pas de messages qui ne sont pas conformes au respect de la Torah et de ses commandements », déclare-t-il, en citant l’interdiction des contenus liés aux questions LGBTQ.
« Nous n’avons aucune objection à ce que des individus soient confrontés aux défis posés par une orientation homosexuelle », explique-t-il. « Mais nous nous opposons à ce que de telles histoires soient présentées comme un modèle pour la promotion d’une culture anti-juive dans son ensemble. »
D’autres questions qui remettent en question la halakha (loi religieuse) parce qu’elles entrent en conflit avec la réalité séculière sont généralement présentées sous un angle conservateur. Par exemple, les propos de quelqu’un qui affirme qu’il n’y a aucun problème à conduire une voiture le jour du shabbat et que c’est une ordonnance anachronique ne seront pas publiés. En revanche, un débat qui reconnaît l’interdiction de conduire mais fait allusion au sentiment de coercition religieuse qu’elle pourrait susciter peut être couvert. Olam Katan parvient ainsi habilement à être une plateforme de débat interne au sein du camp religieux-sioniste, tout en empêchant toute discussion qui nie l’importance de la halakha.
Interrogé sur ses propres opinions politiques, Russo n’hésite pas à déclarer : « En fin de compte, la question est de savoir si Israël est un État juif ou un État pour les Juifs. Quiconque croit que nous sommes ici parce que nous n’avons pas d’autre choix se trompe. Nous sommes ici parce que nous avons une vocation morale nationale vis-à-vis des autres nations du monde qui a commencé avec le patriarche Abraham, et l’existence de la Terre d’Israël est une condition inaliénable pour l’accomplissement de cette vocation nationale. Il y a un vide entre la vision nationale, fondée sur la foi, et la vision qui considère cette terre, Dieu nous en préserve, comme un simple refuge politique. »
Qu’en est-il de la représentation des femmes dans la presse écrite ? Par le passé, les rédacteurs en chef exigeaient que les annonceurs s’abstiennent de montrer des images de femmes, non pas parce qu’elles n’ont pas le droit d’être vues, mais parce que « précisément parce qu’une femme est si belle et si importante, il est inconvenant que sa silhouette soit exposée pendant le culte dans une synagogue », explique Russo. Cependant, dans les éditions plus récentes d’Olam Katan, des images de femmes apparaissent à la fois dans les publicités et dans les articles, note-t-il, à condition qu’elles soient pertinentes par rapport au sujet traité.

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« On entend souvent : « Il est religieux, il veut se marier ? Vas-y, dis oui ! » Non ! Le mariage n’est pas comme acheter du chewing-gum au supermarché. Le désir de trouver un partenaire adéquat et de ne pas faire de compromis n’est pas une question de sélectivité, c’est une preuve de responsabilité »
- Chronique « Le journal d’une célibataire », dans l’hebdomadaire Shabaton
« Quand nous avons commencé, il y a environ un quart de siècle, il n’y avait que deux dépliants dans les synagogues, avec seulement des rabbins écrivant uniquement sur la portion hebdomadaire de la Torah et les textes liés à la Torah », se souvient Zaft, 68 ans, rédacteur en chef de Shabaton, qui s’adresse à un public aisé et a été le premier hebdomadaire de synagogue imprimé en couleur. « Alors je me suis dit : pourquoi seuls les rabbins devraient-ils écrire ? Il pourrait s’agir d’une agente immobilière, d’un médecin ou d’une professeure d’université, et ils/elles aussi peuvent avoir quelque chose d’intéressant à dire sur la portion de la Torah. Le public religieux national, contrairement aux ultra-orthodoxes, est impliqué dans la vie quotidienne du pays. Lorsque Hatzofeh [le quotidien du Parti national religieux, disparu depuis longtemps] a fermé, c’était la fin d’un moyen d’expression clair, et aucun quotidien n’a été créé pour le remplacer. Pendant des années, Maariv et Yedioth étaient monnaie courante dans les foyers religieux sionistes, mais avec le temps, ils sont également devenus inconfortables à apporter à la maison en raison de leur contenu devenu très à gauche, ainsi qu’en raison des publicités. Vous ne voulez pas qu’une photo d’une fille en bikini vendant une voiture traîne chez vous le jour du Shabbat. Ce n’est pas convenable. »
Zaft se souvient : « J’ai fait appel aux meilleurs chroniqueurs et écrivains », di-il, énumérant diverses personnalités professionnelles et rabbiniques, dont Shai Piron, le professeur Aviad Cohen, le rabbin Yuval Cherlow et l’avocat Avi Weinroth. « Lorsque nous avons constaté, dans les dépliants qui ont suivi, qu’il y avait moins de textes liés à la Torah et plus de documents relatifs à la vie quotidienne, nous avons mené des sondages et appris que le public voulait les deux, et nous avons également commencé à combiner les deux. Aujourd’hui, Shabaton a le plus de pages, et nous nous efforçons toujours d’avoir au moins 50 % de textes liés à la Torah et pas plus de 50 % de publicités en général. »
Pour sa part, Shabaton, dont les 60 000 exemplaires hebdomadaires sont distribués dans les synagogues et sont également envoyés par courriel à des milliers d’autres personnes le jeudi, a été le premier à soulever ouvertement des questions controversées touchant la communauté religieuse, explique Zaft. Il s’agissait notamment de critiquer les rabbins incriminés dans des affaires d’agression sexuelle, et de raconter des histoires de personnes qui ont quitté la vie religieuse et de célibataires d’âge moyen. « C’était notre quête », ajoute-t-il. « Fournir aux parents religieux les outils nécessaires pour gérer certains problèmes, tant en termes de halakha que sur le plan psychologique, afin de garder leurs enfants près d’eux plutôt que de les repousser. Nous n’avons pas peur d’aborder n’importe quel sujet, même le plus explosif. Dans ma chronique régulière, j’ai récemment écrit : Pourquoi ne sommes-nous pas présents, nous, les sionistes religieux, sur la Place des Otages [à Tel-Aviv] ? »
L’essentiel, dit-il, est que les lecteurs rapportent les hebdomadaires chez eux après les offices pour en discuter avec les membres de leur famille autour de la table du shabbat, « c’est pourquoi j’ai refusé d’autoriser les publicités pour les cigarettes ou les publicités appelant à désobéir aux ordres militaires ».
Shabaton est distribué dans les communautés sionistes religieuses de Rehovot, Nes Tziona, Jérusalem, Petah Tikva, Givat Shmuel, Haïfa, Netanya, Hadera et ailleurs. Il atteint également des lecteurs de l’autre côté de la Ligne verte. « À Elkana, les lecteurs sont moins à droite, donc il y a plus de demande », explique Zaft, « mais plus on va vers l’est, plus les publications plus idéologiques sont populaires ».
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« Voici Tal et Yonatan Shoham, des jeunes mariés vivant dans une caravane délabrée à Peduel, en Samarie, qui partagent leurs réflexions sur le mariage et les relations de couple avec le peuple d’Israël sur TikTok. Si vous souhaitez en savoir plus sur les relations de couple, ne les suivez pas ! Si vous voulez rire et vous reconnaître dans chaque vidéo, vous êtes au bon endroit. »
– Chronique « Mashpi’im Letova » sur les réseaux sociaux, dans l’hebdomadaire Hador
Récemment, trois nouveaux acteurs ont rejoint la scène des « tracts » religieux établis, qui compte une dizaine de publications particulièrement populaires : l’un d’eux est le magazine Ofek (« Horizon »), un mensuel publié par le parti sioniste religieux. Il y a quelques mois, un hebdomadaire innovant appelé Hador (« La Génération ») a fait ses débuts. Il s’agit d’une initiative sociale et commerciale née de la reconnaissance d’un potentiel commercial croissant - une plateforme qui s’adresse aux jeunes pratiquants qui sont de grands consommateurs de médias sociaux en semaine, mais ne se laissent pas aller à cette habitude le jour du Shabbat, et qui sont également devenus désabusés par les hebdomadaires de synagogue plus anciens.

Le rabbin Avraham Stav. Photo Gil Eliyahu

Hador est édité dans le style des journaux qui ciblent les jeunes lecteurs : des articles ne dépassant pas deux petites pages, des colonnes courtes, des images graphiques relativement grandes (également de femmes, mais aucune ne porte de vêtements impudiques), beaucoup d’infographies et, en général, beaucoup de place pour l’expression et les réactions des lecteurs qui cherchent à partager leurs sentiments personnels.
Le rabbin Avraham Stav, membre de l’organisation rabbinique Tzohar, est l’âme de cette initiative. Il affirme qu’il considère le dépliant comme un projet éducatif et idéologique. Le titre « La génération » a été choisi en référence à la génération dite de la victoire qui a combattu dans la guerre de Gaza et qui grandit dans une réalité post-7 octobre. « Cette génération a actuellement besoin d’une voix sioniste religieuse modérée, une voix qui s’est quelque peu affaiblie ces dernières années en politique et dans les médias », explique-t-il.
Le but de Hador, avec son format et son contenu élégants, semble être d’éloigner les jeunes de la communauté des extrêmes militants, messianiques et hardalistes, pour les ramener au centre de la carte religieuse et politique.
Dans un article publié dans le cinquième numéro de Hador, la journaliste Reut Gizbar a fait part de ses sentiments négatifs en tant que femme se tenant derrière la mehitza (cloison entre les sexes) dans la synagogue. Ses propos ont suscité des réactions vives des deux côtés : d’une part, des voix qui ont soutenu son droit d’expression et ont également appelé à revoir la question de l’égalité des sexes dans la sphère religieuse ; d’autre part, des réactions qui lui ont rappelé qu’« une synagogue est un lieu sacré, pas un laboratoire social ».
Dans l’esprit du temps et pour intéresser son public cible, Hador accorde une place importante à la technologie, à la musique et à l’art contemporains. Si elle ne publiera pas d’article sur les troupes de danse mixtes, elle rendra compte d’une danseuse religieuse qui se produit uniquement devant un public féminin.
« Nous maintenons un équilibre entre l’ouverture idéologique et le respect des valeurs halakhiques », explique Stav. « L’objectif est de soulever des questions considérées comme taboues, mais de le faire avec prudence et respect. Lorsque nous avons discuté de la recolonisation [juive] de Gaza, nous avons présenté un éventail d’opinions, pour et contre. Nous avons soulevé la question de savoir s’il est approprié d’exempter les femmes religieuses de la conscription et s’il devrait y avoir un service actif plus court pour les hommes des yeshivas hesder [écoles religieuses militarisées, NdT]. Sur ces deux questions, nous avons présenté une variété d’opinions et avons essuyé de nombreuses critiques - et présenté les critiques dans notre numéro suivant. »
Avant même les nouveaux venus mentionnés ci-dessus, Darchei Noam s’est joint à la mêlée - un hebdomadaire lancé par Yair (alias Yaya) Fink, un juif pratiquant et l’un des leaders des récentes manifestations antigouvernementales. Qu’est-ce qui l’a poussé à rejoindre la scène ?
Fink : « Après la fin du shabbat, la deuxième semaine de septembre de l’année dernière, j’ai allumé mon téléphone portable et j’ai été submergé par un tsunami de messages à propos de trois femmes d’Herzliya qui avaient fait quelque chose d’horrible : elles étaient entrées dans une synagogue fréquentée par le député Yuli Edelstein alors qu’il n’y avait personne, et avaient déposé sur les sièges des brochures appelant à la libération des otages. Lorsque les trois femmes ont été arrêtées par la suite, la mini-crise qui en a résulté a été l’occasion de publier un journal libéral, démocratique et modéré pour le shabbat. Je vais à la synagogue depuis que je suis né et je connais ces journaux. Ils ne font que donner la parole au type de sionisme religieux qui préfère le caractère sacré de la terre à la sainteté de la vie, comme s’il n’y avait qu’un seul type de sionisme religieux. J’ai donc lancé une campagne de financement participatif et j’ai réussi à convaincre suffisamment de personnes de soutenir Darchei Noam par des versements mensuels. »
Fink ne cache pas son intention d’utiliser la publication pour défier le sionisme religieux dominant, de droite. Le langage est religieux et orienté vers la Torah, avec de fréquentes références à la décision du Rambam [Maïmonide] selon laquelle libérer des captifs est la plus grande de toutes les mitzvahs, et que sauver une seule âme d’Israël équivaut à sauver le monde entier. Une rubrique régulière est consacrée aux otages, aux soldats et aux civils tombés au combat, et il y a une discussion permanente sur la poursuite de la guerre et les intérêts politiques qu’elle sert. Dans un numéro, Yair Golan, chef du parti Les Démocrates, a écrit une chronique sur le leadership dans l’esprit du prophète Jérémie. Lorsque la destitution du chef du Shin Bet a commencé à figurer en tête de l’ordre du jour, la couverture a montré une image de Ronen Bar portant une kippa noire.
Fink dit que dans les hebdomadaires de synagogues rivales, il a vu des contenus apparemment destinés aux hommes et aux femmes homosexuels, suggérant un traitement de conversion. « J’ai été choqué », dit-il. « J’ai des amis religieux gays, hommes et femmes. Pourquoi devraient-ils voir un tel contenu à la synagogue ? Ils ont déjà assez de difficultés comme ça. Cela ne fait qu’alimenter la dépression et les pensées suicidaires. J’ai décidé de réagir. Peu après, dans Darchei Noam, il y avait une publicité avec une kippa aux couleurs de la gay pride, avec les coordonnées des organisations Bat Kol et Havruta [qui s’adressent à la communauté LGBTQ religieuse]. En ce qui me concerne, il ne s’agissait pas seulement de publicités, mais d’une véritable réponse juive à une réalité dans laquelle les membres de la communauté sont contraints de lire à la synagogue que leur orientation sexuelle est une maladie. Parce que c’est mon judaïsme - un judaïsme selon lequel “une personne est aimable parce qu’elle est faite à l’image de Dieu” ».
Cette attitude provocatrice a suscité quelques remous : certains responsables de synagogues ont refusé d’autoriser la distribution de l’article de Fink. Les rédacteurs en chef ont décidé d’être plus circonspects. « Nous n’abandonnons pas », insiste Fink. « Nous essayons d’être idéologiques et incisifs, mais sans faire de vagues, afin qu’ils n’interdisent pas notre publication dans leurs synagogues. L’objectif est d’atteindre les personnes religieuses qui se sentent en marge, de leur faire sentir qu’il y a quelque chose qui parle aussi en leur nom ».
Fink a récemment créé le forum des administrateurs de Darchei Noam, un groupe de messagers-adorateurs chargés de veiller à ce que tous les fidèles de la synagogue voient le journal, qu’il soit accessible à tous.
Fink : « Quand des gens m’appellent de lieux tels que les colonies de Talmon et d’Efrat et me disent : “Je veux être responsable de Darchei Noam pour m’assurer qu’il est affiché, comme il se doit, dans la synagogue”, je me rends compte que nous sommes sur la bonne voie. Mon rêve est que les partis politiques, tant de la droite traditionnelle que de la gauche sioniste, commencent à réaliser qu’ils ont des électeurs potentiels dans les synagogues. Trente pour cent des personnes religieuses en Israël se disent libérales, et elles ont besoin d’entendre des voix juives exprimer leur vision du monde.
« Lorsque je me suis rendu récemment à Jérusalem pour protester contre le licenciement du chef du Shin Bet, se souvient Fink, un religieux portant une pancarte contre Bibi s’est joint à nous. Il s’est approché de moi et s’est présenté comme un habitant de la colonie de Revava en Samarie. Il tenait à me dire à quel point il était heureux de pouvoir lire Darchei Noam dans sa synagogue. « Pour la première fois, une voix exprime ce que je pense », m’a-t-il dit. Et puis, Revava est une colonie très à droite. Ce type, Zvika, a ajouté qu’il n’était pas le seul à attendre notre publication là-bas, et a souligné qu’elle suscitait des débats et des discussions. Cela m’a rendu si heureux. En fin de compte, c’est exactement ce que je voulais accomplir. »

14/04/2025

HAARETZ
Cessez le feu ; libérez les otages ; établissez un État palestinien : il n’y a pas d’autre solution

Haaretz, éditorial, 14/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala
Mercredi, l’armée israélienne a bombardé un immeuble d’appartements dans le quartier de Shujaiya’h, à Gaza. La cible de l’attaque était Haytham Sheikh Khalil, que les Forces de défense israéliennes ont identifié comme étant le commandant du bataillon local du Hamas.

Anne Derenne
Avec lui, 35 autres personnes ont été tuées lors de l’attaque. Selon les rapports, la plupart d’entre elles étaient des femmes et des enfants. Ce n’est pas le seul cas où l’armée de l’air israélienne a tué des dizaines de civils pour éliminer une seule personne. En fait, de tels incidents se sont produits presque quotidiennement depuis la reprise des combats le 18 mars.

Dans la guerre actuelle, le principe de proportionnalité a été mis de côté. Tuer des dizaines de civils pour assassiner un commandant subalterne du Hamas n’est pas considéré comme inhabituel, même s’il s’agit très probablement d’un crime de guerre.

D’autres valeurs et principes ont été abandonnés en même temps que la proportionnalité : la pureté des armes, le respect du droit international, la prise en compte des souffrances des civils innocents et de ce qui se passe après la fin de la guerre.

Depuis qu’Israël a repris les combats, plus de 1 500 personnes ont été tuées dans la bande de Gaza, dont au moins 500 enfants. Parmi les morts, on compte 15 secouristes que les soldats de l’armée israélienne ont abattus à bout portant et enterrés dans une fosse commune.

Dimanche matin, l’armée israélienne a frappé un bâtiment du complexe hospitalier Al-Ahli à Gaza, détruisant le bloc opératoire et l’installation de production d’oxygène pour les unités de soins intensifs.

Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une politique explicite visant à affamer les habitants de Gaza. Depuis six semaines, la bande de Gaza est complètement fermée à toutes les livraisons de nourriture et d’aide. Les rapports faisant état de malnutrition, de famine et de propagation de maladies se multiplient, tandis que les FDI continuent de pousser les citoyens meurtris et affamés à se déplacer d’un endroit à l’autre.

Cette politique brutale envers la population civile a terni à jamais la réputation d’Israël, et nous en paierons le prix fort : boycotts ouverts et secrets, dommages économiques et érosion de la légitimité internationale et des fondements moraux et humanitaires de la société israélienne.

Samedi, alors que les Israéliens se rassemblaient pour le seder de Pessah, le Hamas a publié une vidéo rappelant que le prix des combats en cours n’est pas seulement payé par les habitants de Gaza. Dans cette vidéo, le soldat israélo-usaméricain Edan Alexander, captif, implore qu’on lui laisse la vie sauve et demande la fin des combats.

Le président français Emmanuel Macron a déclaré l’évidence la semaine dernière : « La seule voie possible est politique », et a déclaré son soutien à la création d’un État palestinien. Cette déclaration a suscité une crise de colère embarrassante et des obscénités sur les réseaux sociaux de la part du fils du Premier ministre Benjamin Netanyahou, Yair.

Mais Macron a raison, et c’est maintenant que la vérité doit être dite : le seul moyen pour Israël de survivre en tant que démocratie [hmm…, NdT] et non en tant qu’État paria est un cessez-le-feu immédiat, un accord de libération des otages et des négociations diplomatiques qui aboutiront à la création d’un État palestinien. Il n’y a pas d’autre solution.

12/04/2025

PETER NEUMANN
“Regardez Buchenwald” : entretien avec Omri Boehm

Le philosophe Omri Boehm s’exprime ici pour la première fois sur le scandale de l’annulation de son discours sur Buchenwald à Weimar 

Entretien : Dr. Peter Neumann , ZEIT N° 15/2025, 9.4. 2025 

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le philosophe germano-israélien Omri Boehm enseigne à la New School for Social Research à New York. Il a reçu le Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne pour son livre Radical Universalism (2022).

Peter Neumann (Neubrandenburg, 1987) est un poète, philosophe et écrivain allemand, membre de la rédaction de l'hebdomadaire Die Zeit.






Omri Boehm, 46 ans, est lui-même un descendant de survivants de l’Holocauste.Photo LenaGiovanazzi/laif

DIE ZEIT : Monsieur Boehm, vous deviez parler au mémorial de Buchenwald. et vous avez été désinvité sous pression politique. Vous saviez que ce serait délicat ? 

Omri Boehm : J’étais conscient du risque que les acteurs politiques puissent déchaîner un scandale artificiel. En ces temps que l’on doit qualifier - au sens de Hannah Arendt - de “sombres”, il n’est guère possible de parler. Et parler de la mémoire, encore moins. 

ZEIT : Et pourtant, vous avez accepté l’invitation. 

Boehm : Oui. Les périodes sombres ne sont pas simplement mauvaises. Ce sont des temps où le discours public ne renforce plus la pensée et les lumières, mais les sape. Dans le climat qui s’est installé après le 7 octobre et  l’intervention militaire d’Israël à Gaza, cette obscurité menace d’ébranler l'engagement à se souvenir de l’Holocauste. 

ZEIT : Dans quelle mesure ? 

Boehm : La signification de la culture de la mémoire d’après-guerre est depuis longtemps remise en question au niveau international - et pas seulement par les radicaux ou les antisémites. Au vu des actions israéliennes à Gaza et de l’attitude ambivalente de l’Allemagne, beaucoup commencent à se demander rétrospectivement si cette culture du souvenir, telle qu’elle a été pensée dès le départ, n’est pas au fond un projet idéologique occidental. Et cela se produit à un moment de profond changement tectonique. L’Europe chancelle : les nationalistes gagnent en influence et se mettent en scène avec de plus en plus de succès comme les véritables gardiens de la mémoire. Aucun juif qui a les yeux ouverts ne peut être assez naïf pour ne pas s’en rendre compte. 

ZEIT : L’ambassadeur israélien en Allemagne voit les choses différemment. Il vous reproche de relativiser l’Holocauste “sous couvert de science”. 

Boehm : Certaines des autres accusations qu’il a formulées dans ce contexte prouvent suffisamment le sérieux de ses propos. 

ZEIT : Et pourtant, vous utilisez des termes qui en irritent plus d’un : vous qualifiez le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem de “machine à laver” pour la politique d’extrême droite. N’est-il pas compréhensible que les représentants israéliens soient indignés ? 

Boehm : Honnêtement, je ne pense pas que mes termes irritent vraiment. Même mes critiques les plus manipulateurs n’ont pas réussi jusqu’à présent à déformer mes propos et à s’en sortir. Cette fois encore, ils n’y parviendront pas. Tous ceux qui se sont penchés sur mon travail le savent : en tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, j’écris pour défendre la mémoire. 

Jordan Bardella écoute un officier israélien lors d’une visite à un mémorial pour les victimes et les otages des attaques du Hamas de 2023, près du kibboutz Re'im dans le sud d’Israël, le mercredi 26 mars 2025.   PHOTO JACK GUEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS   

         


ZEIT : Vous n’avez pas seulement cité le terme “machine à laver”, vous l’avez utilisé. 

Boehm : C’est exact. Je faisais référence à un article qui argumentait que Yad Vashem pourrait devenir une machine à laver pour la politique historique de l’extrême droite - et je soulignais que ce processus était en cours depuis longtemps. Déjà à l’époque, des nationalistes populistes comme Viktor Orbán, Matteo Salvini et Sebastian Kurz - pour n’en citer que quelques-uns – avaient été officiellement invités au Mémorial. Celui-ci est dirigé par un homme qui était auparavant à la tête du mouvement des colons israéliens [Dani Dayan]. Depuis, d’autres choses se sont passées : le ministre israélien officiellement chargé de la lutte contre l’antisémitisme [Amichai Chikli] coopère désormais ouvertement avec des alliés européens comme Marine Le Pen et le parti d’extrême droite espagnol Vox. Il y a une certaine ironie dans le fait que ceux-là même qui représentent un gouvernement qui veut lutter contre l’antisémitisme avec Le Pen tentent de construire un scandale à partir du mot machine à laver. Mais au lieu de nous en indigner, nous devrions nous demander : que pouvons-nous faire pour lutter pour la mémoire ? Pour Yad Vashem ? 

ZEIT : Et quelle est votre réponse ? 

Boehm : J’ai accepté l’invitation à Buchenwald parce que la mémoire doit être protégée - pour formuler un contre-projet responsable au milieu de ce contexte politique difficilement supportable. Un projet issu de la tradition juive et de l’esprit des Lumières. Et j’ai amené mon fils de dix ans de New York pour lui parler de l’extermination de sa famille pendant l’Holocauste. Et mon père d’Israël, qui a perdu ses grands-parents à Theresienstadt et Auschwitz - et qui a grandi avec une mère qui a pu s’échapper in extremis en 1939. 

ZEIT : Le mémorial et son directeur Jens-Christian Wagner n’auraient-ils pas dû alors insister pour maintenir votre discours, même contre la pression d’Israël ? 

Boehm : Il y a pressions et pressions. Jens-Christian Wagner a fait ce qui était en son pouvoir. Je le respecte pour son travail et son intégrité et je me réjouis de poursuivre notre collaboration. 

ZEIT : Dans votre discours, publié en allemand par la Süddeutsche Zeitung [et en anglais par Haaretz, NdT], vous appelez à un changement dans la culture de la mémoire. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ? 

Boehm : En fait, j’appelle à s’en tenir à ce qui était autrefois sa promesse centrale. La difficulté réside dans une tension fondamentale. Le droit international né après la guerre repose sur une promesse universaliste : que tous les êtres humains méritent la même protection - née de la reconnaissance historique que l’homme est capable de destruction radicale. Mais en même temps, il est aussi l’expression de la mémoire : l’Holocauste a joué un rôle central dans la prise de conscience par la communauté internationale de cette capacité de destruction. En ce sens, le droit international exprime, même si ce n’est qu’implicitement, un attachement particulier à l’histoire juive et donc à la souveraineté juive. Cette tension a conduit à ce que les institutions fondées sur l’universalisme échouent précisément à protéger les Palestiniens. C’est une mauvaise chose pour les Palestiniens, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais au vu des destructions que nous observons aujourd’hui, cela fait aussi croire à beaucoup que le droit lui-même - en tant qu’expression de cette mémoire occidentale - n’est plus un droit, mais une idéologie. 

« Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit »

ZEIT : Vous parlez de la critique postcoloniale, c’est-à-dire de l’affirmation selon laquelle le souvenir de l’Holocauste est utilisé pour supprimer d’autres souvenirs. Par exemple celle de la Nakba, l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël ? 

Boehm : Oui. Mais soyons clairs, puisqu’il y a tant de manipulations en jeu : personne de sain d’esprit ne peut sérieusement croire que l’on puisse en déduire l’équivalence de la Nakba et de l’Holocauste. La tâche consiste à montrer que ce droit peut être pris au sérieux en tant que droit, malgré son contexte historique. Et si nous ne le faisons pas, nous ne rendrons pas justice à la mémoire de la Shoah. En d’autres termes, pour rendre justice à la mémoire des contextes historiques insupportables, nous devons respecter le fait que le droit s’applique indépendamment de ceux-ci. Pour les partisans d’un nouveau réalisme, il est commode de présenter cette tentative comme un “radicalisme moral”. 

ZEIT : Dans le débat sur le nettoyage ethnique et un éventuel génocide dans la guerre de Gaza, vous avez récemment mis en garde contre l’utilisation de catégories comme “génocide” ou “crimes contre l’humanité” comme armes idéologiques. 

Boehm : Je constate avec inquiétude que les deux camps placent souvent l’idéologique au-dessus du juridique. D’un côté, il y a des voix qui utilisent le terme de génocide pour diaboliser le sionisme en lui-même et délégitimer ainsi toute idée d’autodétermination juive. Ce sont précisément ceux qui, comme moi, aspirent à la paix dans une confédération, qui doivent s’opposer fermement à cela. 

ZEIT : Et l’autre partie ? 

Boehm : L’autre partie considère qu’un État de survivants de l’Holocauste est par définition immunisé contre de telles accusations. Ces deux attitudes ne sont pas seulement fausses, elles sont dangereuses. Car elles déshumanisent - chacune à sa manière. Présenter le sionisme en bloc comme génocidaire, c’est déshumaniser les Israéliens. Si l’on exonère d’emblée Israël de toute culpabilité, on prive les Palestiniens de la réalité juridique dans laquelle leur souffrance devient visible et justiciable. 

ZEIT : Vous insistez sur l’intégrité du droit, mais c’est justement ce droit qui s’érode de plus en plus. La Hongrie vient de se retirer de la Cour pénale internationale. Orbán reçoit Netanyahou alors qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre ce dernier. 

Boehm : Le fait que les autocrates ignorent le droit n’est pas un argument contre le droit. C’est un argument pour le renforcer. 

ZEIT : Le chef de la CDU Friedrich Merz prévoit apparemment lui aussi d’inviter Netanyahou en Allemagne. 

Boehm : J’espère qu’il s’agit d’un dérapage. Et non pas l’influence des doctrines néoréalistes que nous observons désormais. 

ZEIT : Mais si Netanyahou venait effectivement, celle-ci devrait-elle l’arrêter ? 

Boehm : Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit. 

ZEIT : Et pourtant, ce droit ressemble aujourd’hui à un tigre édenté. 

Boehm : Je partage cette inquiétude, mais pas entièrement. Les dernières années n’ont pas seulement montré l’échec du droit, mais aussi sa force. C’est précisément pour cela que je dis : regardez Buchenwald. Le droit n’a pas de force propre. Il ne vit que grâce à ceux qui le défendent. Les poiliticien·nes, les États, les personnes - tous doivent comprendre qu’il est dans leur propre intérêt de renforcer le droit. Et c’est aussi la réponse au néoréalisme : l’ordre mondial libéral n’était pas un projet moral de naïfs. Il était le résultat d’un processus d’apprentissage pratique et douloureux, que beaucoup semblent maintenant oublier. 

ZEIT : De nombreux scientifiques usaméricains envisagent actuellement d’émigrer en Europe. 

Boehm : Et ce pour une raison simple : parce que l’Europe offre encore une alternative aux développements aux USA. Pour l’instant. Mais si l’Europe devient un simple reflet, elle perdra précisément ce rôle. 

ZEIT : Vous enseignez à New York. Pensez-vous vous-même à partir ? 

Boehm : Bien sûr. Nous ressentons la pression d’un gouvernement qui méprise de plus en plus l’État de droit. Cela est désormais directement visible dans les universités usaméricaines. Et nous voyons à quelle vitesse la situation peut se dégrader. Mais c’est justement pour cela qu’il est important de rester. Le point où il est trop tard n’est pas encore atteint. Ça vaut encore la peine de se battre pour ces valeurs. 


OMRI BOEHM
L’ambassade d’Israël a annulé mon discours à Buchenwald. En tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, voici ce que je voulais dire

“Plus jamais ça” peut se décliner de deux manières : « Plus jamais ça » tout court ou « Plus jamais ça pour nous, les Juifs », que ce soit pendant l’Holocauste ou le 7 octobre. Il est temps de laisser tomber cette distinction

Omri Boehm, Haaretz, 10/4/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le texte qui suit fait partie d’un discours que le philosophe israélien Omri Boehm était censé prononcer à Weimar, en Allemagne, à l’occasion de la commémoration officielle des 80 ans de la libération de Buchenwald.
Sous pression de l’ambassade d’Israël à Berlin, le Mémorial de Buchenwald a retiré son invitation de Boehm, invoquant la volonté d’éviter que les survivants de l’Holocauste ne soient entraînés par l’ambassade dans un débat politique.
L’intervention de Boehm, lui-même petit-fils de survivants de l’Holocauste, sera « reportée à une date ultérieure »*. Boehm lui-même a déclaré qu’il était important « de laisser la cérémonie se dérouler en accordant l’attention qu’elle mérite aux survivants et à l’importance du lieu ».-Haaretz

*C’est désormais une tradition allemande : les annulations sous pression israélienne sont qualifiées de « reports » (aux calendes grecques), comme ce fut le cas pour l’annulation de la remise du prix de littérature à l’écrivaine Adania Shibli à Francfort le 20 octobre 2023 [NdT]

Yosef Hayim Yerushalmi, le grand historien de la mémoire juive, a terminé son ouvrage, “Zakhor” (Souviens-toi), par une question : « Et si l’antonyme de l’oubli n’était pas le souvenir, mais la justice ? » Yerushalmi lui-même n’a jamais répondu à cette question, mais elle nous incite à réfléchir à l’importance et à l’autorité de la mémoire dans un contexte où il est difficile de la conserver intacte.
Selon Yerushalmi, la tradition juive fait une distinction entre l’histoire et la mémoire. Alors que l’histoire est écrite à la troisième personne et prétend être factuelle, la mémoire ne peut être racontée qu’à la première personne, au singulier ou au pluriel, nous appelant ainsi à l’action.
C’est là que réside la différence la plus profonde entre l’histoire et la mémoire : alors que l’histoire concerne véritablement le passé, la mémoire est axée sur l’avenir. Il est possible de se souvenir tout en oubliant, et le contraire de l’oubli n’est pas de connaître le passé, mais de rester engagé dans le devoir qu’il exige de nous.
Cela permet de résoudre une contradiction apparente au cœur de la vie culturelle juive. D’une part, le judaïsme est occupé par la mémoire. D’autre part, il s’agit d’une tradition prophétique, intéressée par l’avenir, axée sur un idéal utopique. La tension est artificielle : lorsque les prophètes nous enjoignent zakhor !, ils rappellent que rendre justice à l’avenir, c’est en fait rendre justice au passé.
Mais cette position ne peut être qu’un premier pas. Car l’idéal que les prophètes nous ont enseigné n’est pas tout à fait la justice. Hermann Cohen l’a exprimé avec force en expliquant que la paix, et non la justice, est pour les Juifs ce que l’harmonie était pour les Grecs : le parfait, ou l’ensemble. Shalem, le mot hébreu qui signifie entier, est à l’origine de shalom, la paix. Se pourrait-il que le contraire de l’oubli ne soit ni le souvenir ni la justice, mais la paix ? 
Cohen associe les prophètes bibliques à Kant, en particulier à l’idéal des Lumières qu’il a envisagé dans “La paix perpétuelle”. Contre la doctrine “réaliste” d’Héraclite, selon laquelle “Polemos [la guerre] est le père de toutes choses”, Kant et les prophètes bibliques proposent une alternative : non pas la prétendue réalité et nécessité de la guerre, mais l’idéal de la paix en tant qu’origine de la vie et du droit humains. Kant savait bien que notre réalité violente est loin d’être utopique. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : il observe qu’au milieu de réalités “barbares”, nous devons nous soumettre à des lois qui préservent la possibilité de la paix. Sinon, nous glisserions vers la destruction totale par des “guerres d’extermination”.
Lorsque nous nous souvenons aujourd’hui de l’horrible histoire de Buchenwald, que nous regardons les images insoutenables prises lors de la libération du camp, que nous fixons les yeux des survivants de l’Holocauste qui sont encore parmi nous, je ne peux m’empêcher de penser à cette mise en garde kantienne. Peut-on lutter contre l’oubli tout en restant fidèle à l’idéal de paix ?
Car il est clair qu’il existe d’autres traditions de mémoire ; l’une d’entre elles est devenue trop familière ces derniers temps : « Souvenez-vous [zakhor] de ce qui vous a été fait par Amalek », en référence à l’ennemi biblique des Hébreux, et « éradiquez sa semence ».
Ces deux traditions, celle de la recherche de la paix et celle de l’éradication d’Amalek, nous sont ouvertes. Laquelle choisirons-nous ? Et quelles en seront les conséquences ?
À l’époque de Kant, la “paix perpétuelle” semblait totalement utopique. Pourtant, ses principes sous-jacents ont été intégrés dans le droit international, en grande partie en réponse aux images et aux récits provenant des camps de concentration, comme Buchenwald. En effet, dans les photographies qui provenaient de Buchenwald, mais aussi d'Auschwitz, de Treblinka, de Bergen-Belsen et de tant d'autres lieux, l'humanité se regardait dans le miroir et découvrait qu'elle n'avait pas seulement été impliquée dans une guerre déchaînée et un génocide. L'antisémitisme fanatique qui avait conduit l'Allemagne nazie à tenter d'exterminer systématiquement les Juifs était aussi une attaque contre l'idée même de dignité humaine.
Pour la première fois, le devoir de protéger la dignité humaine a été inscrit dans les constitutions des États et les conventions internationales. À partir des horreurs vécues dans des lieux comme Buchenwald, ce qui avait été considéré comme une utopie s’est transformé en un processus réel : la tentative de protéger tous les êtres humains, non seulement en tant que citoyens, par leurs États, mais aussi contre leurs États, et surtout s’ils ne sont pas citoyens du tout. Par cette transformation, l’humanité a refusé que la guerre reste “le père de toutes choses” et qu’elle ne soit plus jamais inscrite dans l’existence humaine. C’était l’engagement le plus profond pour l’avenir à travers le devoir envers le passé, en dérivant les lois des idéaux de dignité et de paix.
On dit que le " plus jamais ça" a deux formulations : la première est “plus jamais ça” et la seconde, compte tenu de l’antisémitisme génocidaire qui a culminé dans la Solution finale, “plus jamais ça pour nous”. Le moment est venu de mettre de côté cette distinction. 
“Plus jamais ça” n’est valable que dans sa formulation universelle, entre autres parce que ce n’est que sous cette forme qu’il peut rendre justice à sa formulation particulière. Un monde dans lequel une répétition de Buchenwald est possible n’importe où est un monde dans lequel elle est possible partout, y compris contre les Juifs. Seule une communauté internationale qui s’engage à éradiquer la possibilité d’une violence illimitée par le biais de la loi est une communauté qui lutte pour garantir que les mêmes crimes ne se reproduiront pas.
Ces jours-ci, certains évoquent le massacre brutal du 7 octobre et disent : “Plus jamais ça !”, tandis que d’autres regardent la destruction systématique de Gaza, la famine, en disant la même chose. Si l’une ou l’autre de ces affirmations se veut une comparaison avec l’Holocauste, elles sont toutes deux trompeuses. Pourtant, les deux déclarations contiennent un noyau de vérité, exposant l’incapacité à empêcher la déshumanisation complète des sociétés. Pire : toutes deux révèlent une communauté internationale divisée par ses alliances, mais unie dans sa volonté de tolérer, et souvent de justifier, des crimes déshumanisants et de compromettre la possibilité de la paix.
Alors que nous célébrons la libération de Buchenwald, le monde entre dans une nouvelle ère. Les USA tournent le dos à leurs alliés libéraux européens, à l’État de droit et aux institutions internationales démocratiques.. Poutine mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et l’Union européenne devra apprendre à se protéger de manière indépendante. Pendant ce temps, les nationalpopulistes ethniques se développent, bénéficiant d’un réseau d’alliances aux USA et ailleurs.
Ces nationalistes ne sont pas les plus dangereux lorsqu’ils prétendent renier leurs origines fascistes et antisémites, mais lorsqu’ils prétendent être ceux qui combattent l’antisémitisme et rendent justice au passé.
Mettons en garde contre eux avec force, mais entretemps n’oublions pas de nous remettre en question nous-mêmes, de nous assurer que nous restons une véritable alternative. Une alternative qui s’appuie sur l’engagement en faveur de l’État de droit et du droit international. Celle qui comprend encore que, si nous ne restions pas fidèles à un idéal de dignité et de paix, leur remplacement par la doctrine de la guerre comme “père” de tout nous ferait rapidement passer du “plus jamais ça” au “ à nouveau ça”. Pour s’opposer à ce glissement, il faut connaître l’histoire de Buchenwald et s’en souvenir. Mais cela ne suffit pas. Nous devons également veiller à ne jamais oublier.

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