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28/09/2022

BETHAN McKERNAN
Masafer Yatta : « Chaque jour est pire que celui d'avant »
Une communauté palestinienne se bat pour sa survie

Bethan McKernan et Quique Kierszenbaum (photos), The Guardian, 28/9/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Bethan McKernan est correspondante du Guardian à Jérusalem. @mck_beth 

L'une des plus grandes décisions d'expulsion depuis le début de l'occupation israélienne des territoires palestiniens en 1967 met toute une communauté en danger

La nouvelle année scolaire a commencé et la saison des récoltes approche, mais certains des hommes et des garçons de Masafer Yatta sont occupés à travailler sur un projet différent – emménager dans une grotte.

Zaynab Mohammed Ayoub joue à côté des décombres de sa maison démolie

 À Khribet Al Fakhiet, un village reculé au cœur de la Cisjordanie occupée, les habitants utilisaient un treuil improvisé monté sur une camionnette pour aider à dégager une caverne abritant des moutons et des chèvres. Des seaux descendus par l'entrée et par un trou dans le plafond de la grotte sont ressortis remplis de paille et de fumier ; l'intérieur poussiéreux et chaud était éclairé par des lampes alimentées par un générateur. Face à la démolition de leur maison, de leurs enclos à bétail et d'autres structures, une famille se prépare à se réinstaller dans la grotte avant l'hiver.

Mohammed Ayoub, 46 ans

« Nous n'avons pas le choix », dit Mohammed Ayoub, le chef d'une famille élargie de 17 personnes. « Nous dormons dans le dispensaire du village depuis que notre maison a été détruite, mais nous devons trouver une alternative. »

Le Guardian a rencontré la famille en mai, juste après la décision de la Cour suprême israélienne qui a bouleversé la vie des quelque 1 000 Palestiniens vivant dans la série de hameaux de Masafer Yatta. La maison d'Ayoub a été démolie par des bulldozers lors d'une opération supervisée par les Forces de défense israéliennes quelques semaines après le jugement, les laissant dans une tente tout l'été.

Israël a désigné cette zone de 3 000 ha des collines arides du sud d'Hébron comme zone d'entraînement militaire – zone de tir 918 – dans les années 80. Après des décennies de batailles juridiques, cependant, il y a quatre mois, la Cour suprême a finalement accepté l'argument des FDI selon lequel les habitants de Masafer Yatta ne pouvaient pas prouver qu'ils étaient résidents avant la création de la zone de tir.

Cette décision, qui est contraire au droit international, a été l'une des plus importantes depuis le début de l'occupation israélienne des territoires palestiniens en 1967. Maintenant, les foyers et les moyens de subsistance de toute la communauté sont en danger, et l'armée, avec les colons israéliens illégaux, augmente la pression pour essayer de forcer les Palestiniens à partir.

La vie à Masafer Yatta était déjà difficile : la région est située dans la zone C, les 60% peu peuplés de la Cisjordanie sous plein contrôle israélien et sous la menace d'une annexion. Les citernes d'eau, les panneaux solaires, les routes et les bâtiments palestiniens sont souvent démolis au motif qu'ils n'ont pas de permis de construire, qui sont presque impossibles à obtenir, alors que les colonies israéliennes illégales environnantes fleurissent. La communauté est principalement constituée d’éleveurs, élevant des chèvres et des moutons tout au long des étés torrides et des hivers glacés.

Depuis que le vide juridique a pris fin en mai, la situation a rapidement empiré. Les démolitions se sont accélérées, les 80 personnes vivant à Khallet Athaba’ devant perdre leurs maisons lorsque les bulldozers arriveront jeudi 29 septembre. L'armée mène également davantage d'exercices de tir réel, endommageant parfois des bâtiments palestiniens ou laissant derrière elle des douilles et des débris dont les habitants craignent que ça soit des munitions non explosées.

Les bergers disent qu'on leur dit régulièrement de quitter les pâturages, qui sont ensuite repris par les colons. Les livraisons d'eau et d'aliments pour le bétail, ainsi que les visiteurs d'organisations caritatives et de militants qui aidaient à dissuader les colons de commettre des actes de violence, ont été arrêtés sur le périmètre de la zone de tir et renvoyés faute de permis de voyage.

De nouveaux postes de contrôle ont complètement isolé des villages tels que Janba, rendant difficile le départ des résidents : les Palestiniens sont parfois arrêtés et interrogés par des soldats pendant des heures, et une soixantaine de voitures sans permis ont été confisquées.

Pour éviter les FDI, les résidents font maintenant appel à d'autres villages pour essayer de comprendre le mouvement des véhicules blindés de transport de troupes, avant de se déplacer sur des routes non pavées.

De nombreuses familles ont recommencé à utiliser des ânes, plutôt que des voitures, pour se déplacer. Le Guardian a voyagé dans l'un des rares véhicules appartenant à des Palestiniens pour traverser la zone – et même à ce moment-là, personne n’osiat emprunter les routes avec des postes de contrôle de l'armée.

Les FDI ont répondu à une demande de commentaires : « La zone de tir 918 est une zone militaire fermée. Toute entrée dans la zone sans l'autorisation des FDI constitue une infraction pénale et met en danger des vies humaines. En conséquence, des soldats des FDI sont stationnés à l'entrée de la zone de tir afin d'empêcher toute entrée non autorisée dans la zone. En outre, les FDI opèrent afin de permettre à tous les civils de la région de mener une vie quotidienne normale. »

Le sentiment, comme l'a dit la famille Abu Aram, est d'être poursuivi en permanence. En dehors de leur maison à Markaz, un hameau sur un plateau venteux, Mina et Mohammed Abu Aram ont décrit la dernière fois qu'ils ont essayé d'emmener leur fils de trois ans, Ammar, pour un rendez-vous à l'hôpital dans la ville d'Hébron.

Mina Abu Aram, 35 ans, avec son fils Ammar, qui a une maladie cardiaque

« Ammar est né avec une maladie cardiaque. Il a besoin de médicaments tous les jours, et doit aller souvent à l'hôpital. La semaine dernière, nous avons été arrêtés par des soldats, et ils ont pris la voiture, ils ont pris [Mohammed] à la base, et nous ont laissés, Ammar et moi, sur le bord de la route », raconte Mina.

« Nous leur avons dit qu'Ammar avait un rendez-vous médical, mais ils s'en fichaient. Il a fallu deux heures à mon mari pour revenir. »

La communauté de Masafer Yatta n’a pas  seulement à faire avec l'armée, mais avec un nombre croissant de colons israéliens autour d'eux – dont certains sont notoirement violents.

« Les soldats poussent de l'ouest, et les colons de l'est, nous serrant dans toutes les directions », dit Nidal Younes, le chef du conseil du village de Masafer Yatta.

Dans le cadre de cette campagne d’usure, certaines personnes ont été forcées de partir pour la ville voisine de Yatta. L'effet est peut-être le plus perceptible dans la seule école secondaire de la région : les élèves sont maintenant en moyenne en retard d’ une heure chaque matin après avoir franchi les nouveaux points de contrôle, raconte le directeur, et le personnel venant de la ville de Yatta a été refoulé, arrêté ou s’est vu confisquer sa voiture.

Les FDI ont déclaré que lors d'un « cas particulier, spécifique dans lequel des étudiants ont été retardés, les directives ont été clarifiées sur la question afin d'éviter tout retard futur pour les étudiants », mais les résidents disent que cela se produit presque tous les jours. Les parents d'une vingtaine d'enfants ont déjà décidé de les déplacer dans une école à Yatta, où ils restent avec des parents pendant la semaine.

Bisan, 17 ans : « C'est une situation dangereuse et j'ai pensé à quitter l'école, mais je ne le ferai pas. C'est ce qu'ils veulent. »

 « Chaque jour est pire que celui d'avant », dit Bisan, une étudiante de 17 ans. « C'est une situation dangereuse et j'ai pensé à quitter l'école, mais je ne le ferai pas. C'est ce qu'ils veulent. »

Alors que les avocats des droits humains introduisent des injonctions provisoires pour essayer d'arrêter les exercices de tirs réels et de blouer les ordres d'évacuation, les voies légales en Israël pour sauver Masafer Yatta semblent être presque épuisées.

L'UE a adopté une position ferme contre la décision de la Cour suprême : son envoyé auprès des Palestiniens, Sven Kühn von Burgsdorff, a accusé les juges de ne pas respecter le droit international et de prendre une « décision politique, pas juridique du tout ». Il a également appelé la communauté internationale à faire pression sur Israël pour qu'il assume ses responsabilités à l'égard du peuple palestinien en tant que puissance occupante.

« Les choses allaient mal avant la décision du tribunal », dit Mohammed Ayoub, le fermier déplacé. « J'ai été berger toute ma vie. Je ne suis jamais allé en Israël, mais peut-être que je devrai vendre mes chèvres et demander un permis de travail là-bas. »

Sur le site où se trouvait autrefois le jardin des Ayoub un vieux bidon d'huile protège un olivier de la menace des bulldozers.

« C'est notre terre, c'est ma maison. Quoi qu'il arrive, nous ne partirons pas », dit Mohammed Ayoub.


LEA MELANDRI
Qui est Giorgia Meloni, la machiste maternelle qui plait à des hommes et à des femmes ?
Analyse d'un succès

 Lea Melandri, Il Riformista, 23/9/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Lea Melandri (Fusignano, 1941), est une journaliste, écrivaine et enseignante italienne, militante féministe depuis les années 1970. Bio-bibliographie en italien. Son seul livre en français est L'Infamie originaire (Éd. des Femmes, 1979).

 

NdT : cet article est paru deux jours avant les élections du 25 septembre qui ont vu le triomphe des Fratelli d’Italia et de leur Big Mamma.

 

Si Giorgia Meloni devait réellement devenir Premier ministre, nous devrions d'abord nous demander la raison pour laquelle elle a obtenu un si large consensus parmi les hommes et malheureusement même les femmes; Le "familialisme" italiote est encore fortement enraciné, à tel point qu'il peut être considéré comme l'un des fondements de la vie sociale. En son sein, domine la figure de la femme-mère, forte du pouvoir que lui donne son caractère indispensable pour la famille - s'occupant des enfants, des malades, des personnes âgées et des hommes en parfaite santé, mais habitués à déléguer les soins et le travail domestique aux femmes. Giorgia Meloni a non seulement souvent affirmé son rôle maternel, son opposition à l'avortement, sa préoccupation maintes fois répétée pour la dénatalité en Italie, mais elle se présente comme une sorte d'hybride, un mélange de traits féminins et virils, de physique gracieux et d'agressivité, un machisme tempéré par la ruse féminine.

 

Non, ce n’est pas une série Netflix (“La servante en noir”), c’est Giorgia Meloni, “utérus de la nation”, manifestant contre la gestation pour autrui : « Non à la location d’utérus », « Le corps de la femme n’est pas à vendre », « Location d’utérus, crime universel »

 

Pour beaucoup d'hommes, qui ont vécu dans l'ombre de mères souvent plus fortes et plus combatives que les pères, c'est une figure familiale qu'ils ne ressentent pas comme concurrentielle, qui ne menace pas leur pouvoir, parce qu'elle montre qu’elle l’a absorbé sans aucune critique ni distanciation. En somme, un double qui, pour différentes raisons - de vengeance, de sortie de la position de victime - plaît aussi aux femmes et les rassure. Sa présence à la tête de la coalition de droite n'a pas été perçue comme une dévaluation, mais presque comme une valeur ajoutée. Sa ténacité et sa pugnacité ont eu le dessus sur les dirigeants masculins, qui sont clairement en crise de crédibilité, et en tant que femme, avec une vision du monde qui s'inscrit entièrement dans la culture patriarcale, elle les a en quelque sorte légitimés. Ils peuvent se targuer d'une présence féminine rare au sommet du pouvoir, sans qu’ils aient à subir des dommages en retour. Dans la campagne électorale, mais aussi dans l'ascension surprenante de son parti, ça a certainement compté pour Giorgia Meloni qu'elle fût une femme, mais une femme capable de leadership, de fortes convictions et d'agressivité pour s'opposer aux ennemis politiques. Elle a toujours soigné ses apparences féminines dans sa tenue vestimentaire, autant que le caractère résolu de ses discours publics, un mode de communication parfois même violent.

Rossana Rossanda a dit un jour que les femmes peuvent être « réactionnaires ou insurgées, rarement démocratiques ». Il me semble que le succès de Giorgia Meloni, mais aussi le danger qu'elle représente pour notre pays à la démocratie déjà chancelante,  réside dans la combinaison de ces deux éléments. On peut se demander pourquoi il n'y a pas eu de réaction forte des femmes face à une droite qui menace leurs conquêtes et droits durement acquis.

Malheureusement, en Italie, depuis ses débuts dans les années 1970, le féminisme a été non seulement entravé mais aussi combattu par ces mêmes forces politiques - je pense en particulier aux groupes extraparlementaires - qui auraient dû être renforcées et enrichies par lui. Il est vrai que dans sa radicalité, dans ses pratiques politiques anormales, comme la conscience de soi et la pratique de l'inconscient, dans sa tentative de ramener à la culture tout ce qui a été considéré comme “apolitique” pendant si longtemps - sexualité, histoire personnelle, maternité, soins, etc. -On s'est vite rendu compte qu'il ne s'agissait pas d'un complément à “l'autre culture”, pas même la culture marxiste qui parlait de lutte des classes et de révolution, mais d'une culture antagoniste qui la contestait.

Le féminisme représentait alors, et on peut encore le dire aujourd'hui, le symptôme de la crise du politique et en même temps l'embryon de sa nécessaire redéfinition. Il y a un trait anti- establishment dans le mouvement des femmes en Italie que j'ai retrouvé dans toutes les “marées” de nouvelles générations que j'ai rencontrées au cours de mon long parcours féministe, et qui est également très présent aujourd'hui dans le réseau Non Una Di Meno [Pas une de moins]. Je ne sais pas dans quelle mesure cela a contribué au fait que les questions de genre sont presque totalement absentes du débat public, et même de la production des intellectuels et des politiciens de gauche. Dans les mouvements, antiracistes, environnementalistes, écologistes, anticapitalistes eux-mêmes, bien qu'ils aient une forte présence féminine et féministe en leur sein, les questions plus spécifiquement liées au sexisme sont rarement mentionnées. Cela a certainement à voir avec le familialisme dont j'ai parlé précédemment, avec une idée de la “normalité” qui a intégré de manière perverse l'amour et la violence, la protection et le contrôle du corps féminin, l'exaltation de la maternité et son insignifiance historique, pour citer Virginia Woolf.

Les risques d'un gouvernement avec une forte présence de Fratelli d’Italia pour les droits des femmes durement acquis sont là. En particulier sur la question de l'avortement. Ils ne remettront pas directement en cause la loi 194, mais, comme les “mouvements pro-vie”, les groupes fondamentalistes catholiques, l'ont fait jusqu'à présent, ils la rendront inapplicable, avec l'objection de conscience des médecins, la mise en cause des femmes. Meloni a déjà parlé de l'enterrement et des cimetières pour les fœtus sans avoir à demander le consentement de la femme. Pendant la campagne électorale, elle s'est comportée de manière plus diplomatique, compte tenu du débat qui a fait rage, notamment sur les médias sociaux et à la radio. Ce qui est plus effrayant, à mon avis, ce n'est pas l'attaque directe contre des droits tels que le divorce, l'avortement, la réforme du droit de la famille, etc., mais le consensus qui accueille malheureusement son combat pour les valeurs traditionnelles « famille, patrie, nation » et l' « intégrité de l'espèce » menacée par la présence croissante de femmes “étrangères”, plus prolifiques que les Italiennes.

La relation entre les sexes a atteint une conscience historique, mais les femmes elles-mêmes ont du mal à en percevoir l'ampleur. Cela peut sembler être un accomplissement important, même pour certaines féministes, de voir une femme apparaître dans des postes de pouvoir de premier plan, mais heureusement, la majorité des féministes ne manquent pas de prendre position aujourd'hui, affirmant clairement que les femmes, ayant fait leur la vision du monde masculine, bien que par la force, ont fait de l'émancipation une ascension au pouvoir sous la même forme que celle dont nous avons hérité, sans remettre en question le patriarcat, ses hiérarchies, ses “valeurs”. Il n'est pas surprenant que les femmes qui accèdent au pouvoir, à quelques exceptions près, soient majoritairement de droite.

Les droites, surtout dans le sud de l'Europe où la religion catholique est plus répandue, ont toujours su mêler habilement la violence du pouvoir à la démagogie, la main de fer à la rhétorique de la défense de la famille et de la nation. La gauche paie le prix de ses “Lumières”, qui, en séparant rationalité et sentiments, a donné à la droite une énorme expérience, y compris sur des sujets considérés comme “intimes” - comme la sexualité et la maternité – “apolitiques"” et relégués comme tels dans la sphère privée. La “révolution” du féminisme, à savoir la redécouverte de la nature politique de la vie personnelle et de l'énorme patrimoine culturel qui y est enfoui depuis des millénaires, semble n'avoir servi à rien à cet égard.

27/09/2022

Ivan Maïski
Le communiste et le roi

 Ivan Maïsky, édité par  Gabriel Gorodetsky, The New York Review of Books, 28/4/2011

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ivan Maïski a été ambassadeur soviétique à Londres de 1932 à 1943. Gabriel Gorodetsky (Tel-Aviv, 1945) est un professeur émérite de l'université de Tel-Aviv, Quondam Fellow du All Souls College, Oxford et membre de l'Institut d'études avancées de Princeton. Il a édité The Maisky Diaries - Red Ambassador to the Court of St James' s, 1932-1943, (traduit du russe par le Dr Oliver Ready et Tatiana Sorokina, Yale University Press,  2015/2017). Une version française abrégée en a été publiée par Les Belles Lettres en 2017 (Ivan Maïski, Journal 1932-1943, traduit par Christophe Jaquet)

 

Présentation de Gabriel Gorodetsky

La terreur stalinienne et les purges des années 1930 ont découragé les hauts fonctionnaires soviétiques de mettre un stylo sur le papier, sans parler de tenir des registres personnels et surtout des journaux intimes. Les extraits suivants sont tirés du journal rare et unique tenu assidûment par Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres entre 1932 et 1943. Le journal, qui contient près de 1600 pages d'entrées denses manuscrites et dactylographiées, enregistre minutieusement et franchement ses observations, conversations et activités pendant son séjour à Londres.

Ancien menchevik avec des ancêtres juifs, Maïski a survécu à la terreur jusqu'à deux semaines avant la mort de Staline le 5 mars 1953. Au plus fort de la campagne anticosmopolite, il a été arrêté et inculpé d'espionnage, de trahison et d'implication dans un complot sioniste et condamné à six ans de prison. Après son arrestation, ses papiers privés et son journal ont été confisqués et déposés aux archives du ministère russe des Affaires étrangères, où je les ai trouvés. Libéré en 1955 et acquitté de toutes les accusations, il est mort en 1975.

Maïski était né en 1884 sous le nom de Jan Lachowiecki dans une famille juive polonaise de l'empire russe. Ses premières activités révolutionnaires conduisirent en 1902 à son expulsion de l'Université Saint-Pétersbourg et à son exil d'abord en Sibérie, puis à Londres, où il passa les années entre 1912 et 1917. Il y établit des relations étroites avec les futurs commissaires aux Affaires étrangères, Georgii Tchitcherine et Maxime Litvinov. C'est pendant ses années d'exil que Maïski acquit une maîtrise de la langue anglaise, ainsi que de l'histoire et la culture britanniques, et eut un large cercle d'amis issus des milieux politiques, intellectuels et littéraires, dont George Bernard Shaw, H.G. Wells et Beatrice Webb. Sa maîtrise des langues étrangères et sa connaissance de la scène internationale, renforcées par son amitié avec Litvinov, expliquent son ascension rapide dans le service diplomatique soviétique après la révolution. Après de courtes périodes à des postes subalternes à Londres, Tokyo et Helsinki, il retourna à Londres comme ambassadeur à la fin de 1932.

Ivan Mikhaïlovitch avec sa fille Nalia en 1926

Maïski a écrit son journal intime en visant la postérité. Il a enregistré des conversations avec cinq premiers ministres britanniques, dont Ramsay MacDonald, Lloyd George, Stanley Baldwin, Neville Chamberlain et Winston Churchill, ainsi qu'avec d'autres personnalités politiques britanniques de premier plan comme lord Halifax, Anthony Eden, lord Beaverbrook et John Maynard Keynes. Le journal témoigne de la dérive vers la guerre tout au long des années 1930, y compris l'apaisement à Munich, les négociations culminant dans le pacte Ribbentrop-Molotov, l'accession de Churchill au pouvoir, la bataille d'Angleterre, et les événements conduisant à l'alliance en temps de guerre après l'invasion de l’URSS par Hitler en juin 1941.

 

Ivan Maïski (deuxième à partir de la gauche), ambassadeur soviétique à Londres entre 1932 et 1943, accompagné de Winston Churchill au déjeuner des ambassadeurs alliés à l'ambassade soviétique, septembre 1941. Le général Władysław Sikorski, premier ministre du gouvernement polonais en exil, est le deuxième à droite.

 

12 mars 1937

Le 4 mars, tous les chefs de missions diplomatiques ont remis leurs lettres de créance au nouveau roi, George VI. La procédure a été simplifiée et réalisée en masse. Tous les ambassadeurs et les envoyés ont été alignés par ordre d'ancienneté dans la Bow Room du palais de Buckingham. Ils ont été admis un par un dans la pièce voisine, où le roi les attendait, lui ont soumis leurs lettres de créance, ont échangé quelques remarques comme exigé par le protocole, et sont ressortis, cédant la place au suivant. Le Roi a consacré deux ou trois minutes à chaque diplomate. [Anthony] Eden était présent à la cérémonie et a donné un coup de main, car le roi est taciturne et facilement embarrassé. Il bégaie aussi. Toute la cérémonie s'est bien déroulée. Le seul choc, qui provoqua un grand émoi dans la presse et dans la société, fut le « salut nazi » de [Joachim von] Ribbentrop. Lorsque l'ambassadeur allemand entra dans la pièce pour rencontrer le roi, il leva la main droite en saluant, plutôt que de faire l’habituelle courbette. Cette « nouveauté » offensa profondément les Anglais et déclencha une réaction défavorable dans les milieux conservateurs. Ribbentrop fut accusé de manque de tact et comparé à moi - un « bon garçon » qui salue le roi correctement, sans lever un poing serré au-dessus de sa tête.

Pour rencontrer les épouses des diplomates, le roi et la reine ont également donné aujourd'hui une five o’clock tea party, invitant les chefs de mission et leurs conjointes. Ribbentrop salua de nouveau le roi d'une main levée, mais il se courba devant la reine de la manière normale. Les petites princesses étaient également présentes : Elizabeth et Margaret Rose, toutes deux vêtues de robes rose clair et, c'était clair, terriblement excitées d'être présentes à une cérémonie aussi « importante ». Mais elles étaient aussi curieux d'une manière enfantine de tout ce qui les entourait. Elles sautaient d'un pied sur l'autre, puis elles ont commencé à rire, puis à mal se comporter, à l'embarras considérable de la Reine. Lord Cromer a conduit ma femme et moi au couple royal et nous avons eu une conversation assez longue, moi avec le roi et Agnia [Alexandrovna, sa femme, NdT] avec la reine. Les dames discutaient pour la plupart d'enfants, tandis que le roi s'enquérait de l'état de notre marine et du canal mer Blanche-Baltique. Le roi a exprimé sa grande satisfaction quand je l'ai informé que le cuirassé Marat arriverait pour le couronnement.

16 novembre 1937

Aujourd'hui, Agnia et moi avons assisté au « banquet d'État » donné par George VI en l'honneur du roi Léopold de Belgique, qui est arrivé pour une visite de quatre jours. C'était un banquet comme les autres. Cent quatre-vingts invités, toute la famille royale, les membres du gouvernement, les ambassadeurs (mais pas les envoyés) et divers notables britanniques. Nous avons mangé dans des assiettes en or avec des fourchettes et des couteaux en or. Le dîner, contrairement à la plupart des dîners anglais, était savoureux (le roi aurait un cuisinier français). Deux douzaines de « pipers » [joueurs de cornemuse] écossais entrèrent dans la salle pendant le dîner et marchèrent lentement plusieurs fois autour des tables, remplissant les voûtes du palais de leur musique semi-barbare.

J'aime cette musique. Il y a quelque chose des montagnes et des bois d'Écosse, de la distance des siècles passés, du passé primordial de l'homme. La musique des Pipers a toujours eu un effet étrange et excitant sur moi, m'attirant quelque part loin, vers de vastes champs et des steppes sans limites où il n'y a ni personnes ni animaux et où l'on se sent jeune et courageux. Mais j'ai vu que la musique n'était pas au goût de beaucoup d'invités. Ils la trouvaient rude, tranchante et indécent dans l'atmosphère solennelle et raffinée du palais Leopold était l'un des dîneurs mécontents….

Après deux discours prononcés par George VI et Léopold, qui ont proclamé une amitié indéfectible entre leurs États, les invités se sont déplacés dans les salles adjacentes et nous, les ambassadeurs, avons été réunis dans la Bow Room où se trouvaient les deux rois, les ministres et quelques courtisans de haut rang. Les dames étaient dans une salle voisine avec les jeunes et les vieilles reines. Ici, encore une fois, tout était comme toujours dans les « banquets d'État » : d'abord les rois parlaient entre eux tandis que les ambassadeurs faisaient tapisserie comme des « meubles diplomatiques » coûteux. Puis Lord Cromer et d'autres courtisans commencèrent à bourdonner parmi les invités et à conduire les « quelques chanceux », qui devaient être favorisés avec la « plus haute attention », à l'un ou l'autre des rois. Leopold s'entretient avec Chamberlain, Hoare, Montagu Norman (gouverneur de la Banque d'Angleterre) et, parmi les ambassadeurs, avec Dino Grandi [ambassadeur d'Italie], Ribbentrop [surnommé Brickendrop, le Gaffeur, NdT] et Charles Corbin [ambassadeur de France].

Il y avait une orientation évidente vers l'«agresseur» et le collaborateur de l'agresseur.

Naturellement, je n'ai pas été aussi honoré : l'URSS n'est plus à la mode aujourd'hui, surtout aux échelons supérieurs du Parti conservateur. L'ambassadeur du Japon, Yoshida, qui était dans un coin, n'était pas non plus invité à lui rendre hommage. Pas étonnant : les fusils japonais tirent actuellement sur la capitale et le prestige britanniques en Chine !…

J'ai fini par en avoir marre de ce spectacle ennuyeux et j'avais déjà l'intention de me glisser dans les autres pièces, où je pouvais voir beaucoup de gens intéressants que je connaissais. Mais à ce moment-là, il y eut une agitation soudaine dans la Bow Room. J'ai levé les yeux et j'ai réalisé ce qui se passait. Lord Cromer, sortant d'une pièce voisine, conduisit Churchill à Leopold et le présenta. George les rejoignit bientôt. Tous les trois eurent une conversation longue et animée, dans laquelle Churchill gesticula vigoureusement et les rois se mirent à rire. Puis l’audience a pris fin. Churchill s'éloigna des rois et se heurta à Ribbentrop. Ribbentrop a entamé une conversation avec le célèbre « bouffeur d’Allemands ». Un groupe s'est immédiatement formé autour d'eux. Je n'entendais pas de quoi ils parlaient, mais je pouvais voir de loin que Ribbentrop pontifiait, comme d'habitude, sombrement à propos de quelque chose et que Churchill plaisantait en réponse, suscitant des éclats de rire de la part des gens qui se tenaient autour.

Finalement, Churchill semblait s'ennuyer, se retourna et me vit. Puis il arriva ce qui suit : en pleine vue du rassemblement et en présence des deux rois, Churchill traversa la salle, vint à moi, et me secoua fermement la main. Puis nous entrâmes dans une conversation animée et étendue, au milieu de laquelle le roi George marcha vers nous et fit un commentaire à Churchill. On avait l'impression que George, troublé par la proximité inexplicable de Churchill avec « l'ambassadeur bolchevique », avait décidé de le sauver du « diable de Moscou ». Je me suis écarté et j'ai attendu de voir ce qui se passerait ensuite. Churchill termina sa conversation avec George et revint me voir pour continuer notre conversation interrompue. Les aristocrates dorés autour de nous étaient presque choqués….

17 août 1940

Le duc de Windsor est arrivé avec Mme Simpson aux Bahamas, où il a été nommé gouverneur. Essentiellement, bien sûr, c'est un exil. Pourquoi l'ancien roi a-t-il été traité si durement ?

D'excellentes sources m'ont dit que la reine Elizabeth était derrière tout ça. Elle est « maître » de la maison et a le roi sous sa coupe. Elle est terriblement jalouse. Elle s'est donné pour tâche d'apporter de la popularité et de la splendeur à la famille royale. Elle envoie le Roi partout - dans les camps, les usines, les troupes, la ligne de front - pour qu'il apparaisse partout, pour que les gens le voient et s'habituent à lui. Elle ne se repose jamais non plus : bazars, hôpitaux, opérateurs téléphoniques, agriculteurs, etc. - elle leur rend visite à tous, leur donne sa bénédiction, fait la grâce de sa présence, parade. Elle a même fait récemment ce qui suit, un coup très inhabituel. Le frère de la Reine…avait organisé une tea party privée à laquelle une douzaine de journalistes américains éminents avaient été invités. La Reine assista aussi à la party, et pendant une heure et demie elle « a gracieusement conversé » avec les correspondants, ensemble et individuellement. Mais pas, bien sûr, pour les journaux. La reine craint terriblement que le duc de Windsor puisse rentrer chez lui et « voler » la popularité de son frère, qui a été gagnée avec tant d'efforts. C'est pourquoi le duc de Windsor a été exilé aux Bahamas.

 

NdT

Le roi dont parle Maïski était George VI, qui succéda en 1936 à son frère Edouard VII après l’abdication de ce dernier (ravalé au rang de duc de Windsor) pour pouvoir épouser Mrs. Simpson, une roturière usaméricaine divorcée ; sa royale épouse la reine consort était Elizabeth (the Queen Mother), mère d’Elizabeth II et grand-mère de Charles III

 

DAVID BRODER
La dérive de l'Italie vers l'extrême droite a commencé bien avant l’ascension de Giorgia Meloni

 David Broder, The Guardian, 26/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

David Broder est un écrivain et traducteur britannique vivant à Rome et éditeur européen du magazine Jacobin. Il est un contributeur régulier au New Statesman et à  Internazionale, écrivant sur la politique italienne. Ses écrits sont également parus dans l'Independent, la New Left Review et Tribune. Il est l'auteur de The Rebirth of Italian Communism : Dissident Communists in Rome, 1943-44,  First They Took Rome : How the Populist Right Conquered Italy, et des Mussolini's Grandchildren, Fascism in Contemporary Italy (Pluto Press, 2023). @broderly

Une normalisation des partis d'extrême droite remontant à Berlusconi a ouvert la voie à la percée de Fratelli d’Italia

Giorgia Meloni, par Paolo Lombardi, 2013

Giorgia Meloni a remporté un succès remarquable lors des élections italiennes d'hier – et il est presque certain qu'elle deviendra Premier ministre. Les 26% obtenus par son parti postfasciste Frères d'Italie, en font le plus grand parti au niveau national. Dans l'ensemble, la coalition de droite qu'elle dirige actuellement aura une majorité considérable dans les deux chambres du Parlement.

Une partie de l'explication réside dans la faiblesse de l'opposition. Le Mouvement éclectique des Cinq Étoiles (15%) et les Démocrates de centre-gauche (19%) n'ont pas uni leurs forces et, après des années d'échec à améliorer le niveau de vie de la classe ouvrière, n'ont pas réussi à rallier la base historique de la gauche. Le taux de participation a facilement été le plus bas de l'histoire de la république, avec seulement 64% de votants.

Pourtant, ce n'est pas seulement l'histoire de l'Italie faisant un virage brusque et brusque vers la droite. C'est le dernier produit d'une longue normalisation des partis d'extrême droite. Les médias considèrent souvent l'ancien Premier ministre Silvio Berlusconi comme une influence « modératrice », mais il a joué un rôle clé dans la percée d'extrême droite d'aujourd'hui. Il s'est vanté d'avoir « inventé le centre-droit en 1994 » en s'alliant avec « la Ligue et les fascistes » – « nous les avons légitimés et constitutionnalisés ». Dès le début, Berlusconi a fait de dures déclarations anti-immigrants, banalisé régulièrement les crimes de Mussolini et nommé des néo-fascistes à vie à des postes de haut niveau.

Le dernier gouvernement de Berlusconi a été abattu par la crise de la dette souveraine en 2011, et il a ensuite soutenu un cabinet technocratique. Puis, en 2013, il a été banni de toute charge publique après une condamnation pour fraude fiscale. Cela a offert d'abord à la Ligue, puis à Frères d'Italie l’occasion de revendiquer un leadership sur la coalition de droite, en mettant en avant leur récit sur le déclin civilisationnel et la résistance nationaliste.

Une grande partie de l'ascension plus récente de Frères d'Italie est due à sa position en tant que seule opposition majeure au cabinet multipartite de Mario Draghi, auquel Matteo Salvini et Berlusconi ont adhéré lors de sa création en février 2021. Meloni a souligné qu'elle poursuivrait une approche « constructive » à l'égard de Draghi et continuerait sa distribution de fonds européens postpandémiques, mais sans conclure d'accords avec le centre-gauche. Cela l'a confortée à la tête de la coalition de droite, les autres partis promettant désormais d’en faire leur premier ministre.

Si l'Italie a maintenant son premier ministre le plus à droite depuis 1945, cela ne signifie pas un simple retour au passé. Les Frères d'Italie sont enracinés dans le Movimento Sociale Italiano (MSI), un parti néo-fasciste créé en 1946 qui s'est présenté aux élections mais a conservé une profonde hostilité envers la république créée à la fin de la résistance antifasciste.

Sous les gouvernements de Berlusconi, les dirigeants du MSI ont formellement accepté les valeurs libérales-démocrates, abandonné leur ancien nom et condamné l'antisémitisme de Mussolini. Pourtant, beaucoup chérissaient encore l'héritage du néofascisme d'après-guerre, et les Frères d'Italie ont été créés en 2012 comme une réaffirmation explicite de la tradition MSI. C'est un parti qui cherche à réécrire les manuels d'histoire pour mettre en évidence les crimes des partisans antifascistes. Mais il s'appuie également sur d'autres mèmes d'extrême droite plus internationaux, comme le « grand remplacement » des Européens par les immigrants – une théorie du complot qui a inspiré de multiples attentats terroristes.

Frères d'Italie a promis des changements majeurs à l'héritage politique de la république d'après-guerre. L'un consiste à marginaliser le parlement et les partis en instaurant une présidence de la République directement élue. Mais beaucoup de critiques craignent qu'il n'aille plus loin. Ce mois-ci, Frères d'Italie et de la Ligue ont été les seuls partis italiens à voter contre une résolution du Parlement européen qui condamnait la Hongrie de Viktor Orbán comme « autocratie électorale ». Le parti de Meloni a également proposé une interdiction constitutionnelle des « excuses pour le communisme et l'extrémisme islamique » – imitant les mesures fourre-tout utilisées à Budapest pour écraser les critiques de gauche.

Le processus de formation du gouvernement prend généralement au moins un mois, même lorsqu'il y a une majorité clairement identifiable. Les dirigeants de Frères d'Italie ont insisté qu'ils attendent du gouvernement sortant qu'il prenne des mesures clés sur la flambée des factures d'énergie avant leur propre arrivée au pouvoir. Pourtant, cette crise et la guerre en Ukraine pourraient causer des problèmes majeurs. Malgré ses propres déclarations, la base de Meloni est principalement hostile aux sanctions contre la Russie, et le leader de la Ligue, Salvini, a soulevé des doutes sur leur avenir.

On peut s'attendre à ce que Meloni et ses nouveaux députés se tendant aux attaques contre les immigrés, les « lobbies LGBT », les syndicats et d'autres groupes qu'ils appellent l '« establishment de gauche ». L'appel en faveur d'un « blocus naval » en Méditerranée vise à durcir le régime frontalier actuel de l'UE. Les partis de droite prévoient également d'importantes réductions d'impôt et l'abandon des prestations aux demandeurs d'emploi. Même avec une large majorité, face aux drames d'aujourd’hui, il n'est pas clair qu'ils seront en mesure de poursuivre l'ensemble de leur programme. Mais la vraie crainte est de savoir qui ce gouvernement choisira pour lui faire encaisser les retombées de cette crise.