29/05/2023

ANTONIO MAZZEO
Le Maroc et Israël partent en guerre bras dessus bras dessous : nouvelles collaborations dans le domaine de l'industrie de guerre
Les populations sahraouies et palestiniennes sont sous la pression de l'alliance

Antonio Mazzeo, Africa ExPress, 23/5/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

La coopération militaro-industrielle entre Rabat et Jérusalem se renforce. Le site internet des FAR (Forces Armées Royales) a publié une vidéo dans laquelle on voit le système de missiles sophistiqué PULS (Precise & Universal Launching Systems) produit par la société israélienne Elbit System fonctionner lors d'un exercice de tir d'une unité d'artillerie marocaine.


Les forces armées marocaines auraient acheté les lanceurs PULS en même temps que le système modulaire intégré C4I (commandement, contrôle, communication, informatique et renseignement) “Combat NG”, également fabriqué par Elbit Systems.

 

“Le système PULS répond aux besoins des forces d'artillerie dans les différents scénarios des champs de bataille modernes et assure la disponibilité continue d'un appui-feu massif et efficace”, expliquent les responsables de l’entreprise militaire israélienne.

 

Chaque batterie peut lancer 36 missiles Accular de 122 mm d'une portée de 35 km, 20 missiles Accular de 160 mm (jusqu'à une portée de 40 km), 8 missiles  Extra (jusqu'à 150 km), ou 4 missiles balistiques tactiques Predator Hawk" capables d'atteindre des cibles jusqu'à 300 km de distance. Le Royaume du Maroc aurait choisi des camions Tatra de fabrication tchèque pour transporter les lanceurs. « Le système d'artillerie PULS confère aux forces armées marocaines une supériorité tactique absolue en Afrique du Nord », commentent les analystes militaires.

 

L'achat de ce puissant système d'armes a été effectué dans le cadre de l'accord de coopération signé en novembre 2021 par le ministre israélien de la Défense de l'époque, Benny Gantz, et son homologue marocain Abdellatif Loudiyi. « Le mémorandum assure un cadre juridique solide qui formalise les relations dans le secteur militaire entre les deux pays et établit les bases qui soutiendront toute coopération future », avait déclaré à cet égard un porte-parole du ministère israélien de la Défense. « Les nouveaux liens bilatéraux renforceront la coopération dans les domaines du renseignement, de la collaboration industrielle, de la formation militaire, etc. »

 

L'accord entre les ministres de la défense a été suivi en mars 2022 par un protocole de coopération entre le ministère marocain de l'industrie et du commerce et la plus grande des entreprises militaro-industrielles israéliennes, IAI - Israel Aerospace Industries - pour lancer la production de pièces internes de cabines, de moteurs et d'aérostructures. Le protocole prévoit également la création au Maroc d'un centre de recherche et de développement en ingénierie pour la fourniture de composants aéronautiques à l'industrie nationale marocaine, grâce à l'assistance et aux conseils techniques d'IAI.

 

« Depuis la signature de l'accord de normalisation négocié par l'administration Trump en 2020, les deux pays ont signé plus de 30 accords et mémorandums couvrant les domaines de la défense, du commerce et de l'agriculture », note le commandant de l'armée italienne Antonino Lombardi sur le site Difesaonline. « Les interactions profondes résultant de l'accord de coopération militaire produisent des bénéfices mutuels : le Maroc a un accès direct aux technologies de défense du Moyen-Orient et Israël se réjouit d'être de plus en plus accepté et présent en Afrique du Nord ».

 

En d'autres termes, le Maroc a obtenu une aide précieuse dans la lutte contre le Front Polisario et Israël a retiré un allié important à la population palestinienne qui a toujours lutté contre l'expansionnisme de l'État juif.

 

Toujours selon Lombardi, l'armée marocaine est désireuse de renforcer ses capacités, notamment dans le domaine des avions téléguidés. « Le Maroc considère de plus en plus la coopération militaire avec Israël comme un moyen de dissuasion potentiel face à l'agression [sic] du Front Polisario et, dans une moindre mesure, de l'Algérie », ajoute l'officier. « Toutefois, cette position et sa récente course à l'achat d'armes aggravent les tensions diplomatiques avec Alger.

 

Le Front Polisario lutte depuis 50 ans pour l'indépendance de l'ancien Sahara espagnol, occupé par le Maroc, où vit la population sahraouie.

 

Les deux premières années de coopération militaire ont été marquées par l'achat par le Maroc d'un certain nombre de systèmes de défense de zone Barak MX ADS produits par les Industries aérospatiales israéliennes, pour une valeur de 500 millions de $. Le Barak MX ADS est un système de missiles « capable de se défendre contre des menaces aériennes multiples et simultanées, telles que des missiles de croisière, des drones, des hélicoptères, provenant de différentes sources et distances ». Il existe différents modèles de ce système : le Barak MRAD, qui a une portée opérationnelle de 35 km ; le Barak LRAD de 70 km et le Barak ER de 150 km.

 

 

 Le Maroc a également acheté à Israel Aerospace Industries un lot de drones kamikazes (avions sans pilote armés de bombes et d'explosifs qui explosent lors de l'impact avec la cible) de type Harop. Il s’agit d’un un petit avion sans pilote (2,5 mètres de long), qui transporter une charge de 20 kg d'explosifs et voler pendant sept heures consécutives jusqu'à 1 000 kilomètres. La commande des drones kamikazes a coûté environ 22 millions de dollars ; les autorités de Rabat se seraient également engagées à construire deux usines de production de drones Harop.

 

Fin octobre 2022, le journal en ligne marocain Le Desk a rapporté l'achat par l'armée de 150 drones tactiques WanderB et ThunderB à la société BlueBird Aero Systems, détenue à 50% par le gouvernement israélien. Les drones ont été testés lors de l'exercice marocco-usaméricain Maroc Mantlet 2022, qui simulait des interventions militaires en cas de catastrophe naturelle.

 

Selon Le Desk, la commande remonte à l'année précédente et plusieurs des appareils « sont déjà opérationnels dans le cadre d'un contrat de 50 millions de dollars pour une production partielle au Maroc ». Le ThunderB  et le WanderB sont utilisés pour des opérations de renseignement, de surveillance, de ciblage et de reconnaissance (ISTAR), la “sécurité” des frontières, l'ordre public, la protection des convois et des forces, et l'observation de l'artillerie. Le WanderB a une durée de vol de 2,5 heures et une portée de 50 km ; le ThunderB peut voler sans interruption pendant 12 heures jusqu'à 150 km.

 

Dans les mêmes semaines, un accord israélo-marocain dans le domaine de la “défense aérienne” [pour se prémunir des redoutables aviations sahraouie et palestinienne, NdT] a également été annoncé : le site spécialisé Israel Defence, rapportant des sources officielles du renseignement national, a révélé le transfert aux forces armées de Rabat d'un système top secret de guerre électronique et de collecte de signaux radar, produit par Elbit Systems.

 

Israel Defence a ajouté qu'en novembre 2021, le Royaume du Maroc avait également acheté des systèmes anti-drones à la société Skylock Systems Ltd de Kefar Sava (district central d'Israël).

 

Parallèlement, la coopération entre les deux pays dans le secteur de la formation s'est développée. En juillet 2022, trois officiers des forces armées israéliénnes ont participé en tant qu'“observateurs" au méga-exercice militaire African Lion, mené au Maroc sous le commandement de l’U.S. Africa Command et des forces armées marocaines. « La participation d'Israël à l'exercice représente une étape supplémentaire dans le renforcement des relations de défense entre les deux pays », écrivait alors Israel Defence. « Il s'agit également d'une continuation de la participation des unités antiterroristes des forces armées marocaines à l'exercice multinational qui s'est tenu en Israël l'année dernière ».

 

 

Toujours en juillet 2022, le général Aviv Kohavi s'est rendu au Maroc pour rencontrer l'inspecteur général des forces armées royales, Belkhir El Farouk. La visite du général Kohavi était la première visite officielle d'un chef d'armée israélien et a été suivie en septembre par le voyage du général Belkhir El Farouk en Israël à l'occasion de l’Operational Innovation, un événement organisé par les Forces de défense israéliennes.

 

Les deux rencontres - note l'agence Nanopress - ont eu lieu « dans un contexte où le Maroc est en conflit armé de basse intensité avec le Front Polisario, une organisation dont le principal allié et protecteur est l'Algérie ». "La tension entre les deux pays du Maghreb a atteint son point le plus sensible en novembre 2021, lorsque la présidence algérienne a publié un communiqué annonçant que trois civils algériens avaient été lâchement assassinés par un bombardement barbare alors qu'ils se rendaient en camion de la capitale mauritanienne, Nouakchott, à la ville algérienne de Ouargla. Les autorités d'Alger avaient pointé du doigt des armes sophistiquées achetées par le Maroc à Israël.

 

 

Les chefs de cyberguerre fraternellement réunis : Gabi Portnoy (Israël), Robert Silvers (USA), Mohamed Al Kuwaiti (ÉAU), Salman Ben Mohammed Ben Abdullah Al Khalifa (Bahreïn), Général El Mostafa Rabii (Maroc). Photo Gilad Kavalerchik. Vidéo du spectacle mis en scène :

 

Le 31 janvier 2023, le Cybertech Global 2023 s'est tenu à Tel-Aviv, une réunion sur les nouvelles technologies de cyberguerre parrainée par le gouvernement israélien et à laquelle ont participé des responsables de la cyberguerre d'Israël, du Maroc, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et des USA. « Nous formons désormais une équipe et ce partenariat est une grande réussite », a déclaré le directeur du Centre de veille de détection et de réponses aux cyber-attaques relevant de la Direction générale de la sécurité des systèmes d’information (DGSSI) et directeur du maCERT (Moroccan Computer Emergency Response Team) le général El Mostafa Rabii, à l'issue de la réunion. « En raison de l'existence de criminels appartenant à différents groupes, les cybermenaces n'ont pas de frontières. Nous devons amener nos groupes à travailler ensemble sur des cas concrets afin de renforcer la confiance entre nous... ».  Bref, armes et cyberguerre au nom des accords d'Abraham.

 

Manifestation de soutien à la Palestine devant le parlement marocain à Rabat le 7 avril dernier. Vidéo Fadel Senna/AFP

28/05/2023

ANNAMARIA RIVERA
Produire de la viande

Annamaria Rivera, Comune-Info, 25/5/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Pour aborder, même brièvement, un thème tel que celui que je propose, je pense qu’il convient de commencer par le concept de réification. En résumé, on peut dire qu’il s’agit d’une posture, d’une disposition, d’une pratique sociale routinière qui nous incite à traiter les sujets autres que nous-mêmes non pas d’une manière conforme à leurs qualités d’êtres sensibles, mais comme des objets inertes, voire comme des choses ou des marchandises.

Une autre ligne de pensée que j’ai essayé de rendre opérante est celle que l’on pourrait trivialement appeler animaliste : il s’agit en fait d’une réflexion sur la continuité des processus de domination et de réification. La dialectique négative proposée par Theodor W. Adorno, selon laquelle le moi de l’humain est produit par la négation active de l’autre-que-soi, liée à la domination sur la nature, ne concerne pas seulement le rapport hommes/femmes et nous/les /autres, mais aussi celui entre humains et animaux.

Dans le cas des animaux, la marchandisation est en effet totale, au point que les industries qui exploitent les non-humains « ne parlent plus seulement de reproduction mais de production de l’animal : comme si les animaux n’étaient qu’une matière corporelle qu’il appartient au travail humain de former, d’instrumentaliser et de reproduire », ainsi que de tuer (Melanie Bujok, 2008, Materialità corporea, “materiale-corpo”. Pensieri sullappropriazione del corpo di animali e donne ; orig. Körperliche Materialität, „Körper-Material“-Einige Gedanken zur Bemächtigung des Körpers von Tieren und Frauen, 2005).

 

Si abschlachten (“abattre, massacrer” : cf. Schlachter, boucher) était le verbe utilisé par les bouchers nazis pour nommer le massacre des prisonniers dans les camps, planifié et réalisé selon une stricte logique industrielle, aujourd’hui, élever, torturer et abattre des animaux s’appelle “produire de la viande”.

 

Pour subvertir ce modèle, il faut d’abord en montrer la partialité : bien qu’il se soit répandu dans des domaines disparates, il est issu d’une petite fraction de la pensée philosophique - l’occidentale moderne - qui tend à penser en termes de polarités opposées le rapport entre nature et culture, qui sépare, culturellement et moralement, les humains des non-humains, qui établit une fracture irrémédiable entre les sujets humains et les objets animaux, déniant à ces derniers la qualité de sujets, précisément, dotés de sensibilités, de biographies, de mondes, de cultures et d’histoires.


 Cette fraction de la pensée a produit une ontologie très particulière qui, à son tour, a généré une cosmologie et une éthique parmi d’autres. Pour bien comprendre son arbitraire, sa spécificité et donc sa non-universalité, il suffit de considérer que ce modèle dualiste n’a pas de sens pour la plupart des traditions culturelles non occidentales. Parmi celles-ci, nombreuses sont celles qui ont fait de la continuité entre les êtres vivants le paradigme constitutif de leurs ontologies et de leurs cosmologies.

 

La réification des non-humains s’est transformée en marchandisation massive avec les élevages intensifs et les abattoirs automatisés des sociétés industrielles-capitalistes : des structures de concentration, pourrait-on dire, qui, en favorisant le “saut d’espèce”, représentent, entre autres, l’une des causes de la dernière pandémie, comme de bien d’autres qui l’ont précédée.

 

Il suffit de mentionner le SRAS (“syndrome respiratoire aigu sévère”), qui s’est répandu entre 2002 et 2003, également causé par un coronavirus. Mais il ne faut pas oublier que l’Ebola, le sida, la grippe aviaire sont également d’origine zoonotique.

 

Tout cela est dialectiquement lié aux processus rapides et de plus en plus répandus de déforestation, d’urbanisation, d’industrialisation, voire d’agriculture, qui enlèvent progressivement des portions d’habitat aux animaux dits sauvages. Ceux-ci, s’ils survivent, ne peuvent que s’approcher des installations humaines et donc aussi des animaux dits “d’élevage”, parmi les plus vulnérables car immunologiquement déprimés en raison des conditions et des traitements extrêmes auxquels ils sont soumis : entre autres, l’administration de doses anormales d’antibiotiques, sans parler des pratiques de véritable torture.

 

Dans Homo sapiens et mucca pazza. Antropologia del rapporto con il mondo animale (Homo sapiens et vache folle. Anthropologie du rapport avec le monde animal), un livre que j’ai édité, publié par la maison d’édition Dedalo en 2000, et pourtant tragiquement d’actualité, j’ai écrit, entre autres, que ceux qui achètent, par exemple, « de la viande de veau ignorent ou veulent ignorer que la clarté de cette chair devenue viande est obtenue en forçant le veau à vivre sa courte vie dans l’immobilité absolue, bourré de toutes sortes de médicaments qui font vieillir rapidement ses organes, et emprisonné dans des espaces étroits et sombres".

 

Ce volume, auquel ont participé, outre moi-même, Mondher Kilani, Roberto Marchesini et Luisella Battaglia, était, en particulier dans le cas de ma contribution, largement inspiré par le grand anthropologue Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard 2005), même s’il ne manquait pas de références explicites à d’autres penseurs importants tels que Jacques Derrida (L’animal  que  donc je suis, Galilée 2006).

 

Si les raisons de la propension à manger de la “viande” sont à chercher avant tout du côté du marché et des intérêts de l’industrie de l’élevage, il ne faut pas négliger l’importance de la raison symbolique : dès 1992, Derrida dans Points de suspension (Galilée, 1992) avait esquissé la figure d’une subjectivité “phallogocentrique de la viande”, propre au sujet masculin, détenteur du logos et, précisément, carnivore. À cela s’ajoute la manipulation cruelle des êtres vivants que constituent les expériences de transgénèse, de clonage, etc.

 

Avec les animaux de laboratoire, le cycle maudit atteint son paroxysme. Il n’est donc pas exagéré d’établir une analogie avec les pratiques nazies consistant à réduire les corps humains à l’état de mannequins, d’instruments, de cobayes pour la réalisation d’atroces expériences soi-disant “scientifiques”.

 

Et pourtant, au plus fort de la crise pandémique, la dernière en date, alors que la prise de conscience de la centralité de la question de notre relation perverse avec les écosystèmes et les non-humains aurait dû être largement partagée, a fortiori par les universitaires, voilà que certains d’entre eux se sont laissé aller à des déclarations déconcertantes. Je fais allusion au virologue Roberto Burioni qui, à la télévision, a souhaité que “nos amis à quatre pattes” puissent également contracter le Covid-19 car cela « nous donnera un avantage considérable dans l’expérimentation des vaccins ».

 

Pourtant, il est bien connu que le modèle des expériences sur les non-humains est non seulement inacceptable d’un point de vue éthique, mais qu’il est aujourd’hui si coûteux et dépassé qu’il rend très improbable la création de médicaments et de vaccins efficaces. Cela ne concerne pas seulement le sort des non-humains. Une idéologie et des pratiques similaires conduisent au sacrifice sélectif des humains, les plus vulnérables, les plus exposés, les plus précaires et/ou les plus altérisés, comme nous l’avons également vu lors de la récente pandémie.

 

Depuis près de trente ans, c’est-à-dire depuis que j’ai commencé à intégrer ce qu’on appelle improprement la “question animale” (ou la “question non humaine”) dans mes recherches, et donc dans des essais et des articles, la pensée et les travaux de Philippe Descola me sont devenus indispensables, au point que je le cite très fréquemment : extrêmement utiles, l’un et l’autre, pour montrer - comme il l’écrit lui-même dans Par-delà nature et culture - que « l’opposition entre la nature et la culture ne possède pas l’universalité qu’on lui prête».

 

«  Mener à bien une telle entreprise », ajoute-t-il «  exige que l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif et devienne pleinement moniste ».

 

C’est d’ailleurs grâce à ses recherches et à sa réflexion que j’ai trouvé le courage de mener plus d’une décennie d’enquêtes de terrain à Essaouira : une ville du sud-ouest du Maroc, exemplaire par son histoire de mixité, notamment par la longue cohabitation entre arabo-musulmans et juifs, sans parler d’autres minorités, mais aussi par la cohabitation dense et profonde entre les humains et certaines catégories de non-humains.

Ma recherche - comme je l’ai dit - inspirée de ce qu’on appelle aujourd’hui, un peu improprement, « l’ethnographie multi-espèces », qui a ensuite, dans mon cas, pris la forme d’un essai, publié par Dedalo en 2016 : La città dei gatti. Antropologia animalista di Essaouira (La ville des chats. Anthropologie animaliste d’Essaouira).

Dans cet essai, le thème de la convivialité interspécifique joue un rôle important : avec les chats, les mouettes et même les chiens. Je dis “même” parce que ces derniers ont longtemps été considérés, du côté musulman, comme des êtres impurs, comme on le sait. Il faut cependant préciser que cette distinction entre animaux purs et impurs n’est pas du tout propre au seul monde musulman. Et actuellement, à Essaouira notamment, les chiens sont également accueillis, protégés et intégrés dans le monde des humains.

 

Un autre aspect mérite d’être souligné : à Essaouira, les personnes qui prennent soin d’animaux libres comme les mouettes, les chats et même les chiens sont aussi, voire surtout, les personnes les plus démunies, qui pratiquent une éthique commune de la compassion et de la solidarité, élargie au-delà de l’“espèce” humaine. En s’adonnant au “luxe” du sens et du don, de l’affection et de l’attention les plus gratuites, elles échappent à la raison économique et utilitariste qui les a condamnés. Ils brisent ainsi la chaîne de la dépendance obligatoire à l’égard du besoin à laquelle la société les a liées et dont elle les imagine esclaves.


 

Toujours à propos de la convivialité interspécifique, il convient d’ajouter qu’elle a été pour moi non seulement un objet d’observation, mais aussi et surtout une expérience relationnelle personnelle : directe et durable. En effet, selon mon expérience de terrain, l’animalité, si elle ne permet pas de placer le non-humain dans le rôle classique de “l’informateur ”, le place cependant dans celui d’acteur et de témoin d’un contexte qui favorise les rencontres, les relations, voire les amitiés transpécifiques durables. Tout cela, j’ai pu l’expérimenter personnellement, notamment avec quelques mouettes et chats, auxquels me lie une amitié fidèle et constante depuis plusieurs années.

 

Pour conclure avec une dernière citation de Descola : « Bien des sociétés dites « primitives » […] n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. »

 

“Humains, la vraie peste, c'est vous”

 

 


GIDEON LEVY
Il ne reste que deux options pour Israël : une nouvelle Nakba ou un État pour deux peuples

Gideon Levy, Haaretz, 28/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L'une des plus grandes réussites de Benjamin Netanyahou est d'avoir définitivement balayé de la table la solution des deux États. En outre, au cours de ses années au poste de premier ministre, il est parvenu à faire disparaître l'ensemble de la question palestinienne de l'agenda public.

Illustration : Marina Grachanik

En Israël et à l'étranger, plus personne ne s'y intéresse, si ce n'est pour la forme, du moins pour l'instant. Aux yeux de la droite, il s'agit d'une formidable réussite. Aux yeux de toute autre personne, il s'agit d'une évolution désastreuse, l'indifférence à son égard étant encore plus désastreuse.

Netanyahou ne nous laisse que deux solutions à long terme, et pas plus : une seconde Nakba ou un État démocratique entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Toute autre solution est insoutenable et n'est qu'une illusion, comme toutes celles qui l'ont précédée, destinée à gagner du temps pour consolider l'occupation. Non pas qu'il y ait beaucoup plus à consolider : l'occupation est profonde, consolidée, forte et irréversible. Mais si l'on peut la consolider encore plus, pourquoi pas ? Le retrait de la question de l'ordre du jour permettra de déclarer officiellement la mort de la solution à deux États, des décennies après qu'elle est morte de facto.

Netanyahou souhaitait supprimer tout débat sur l'existence de deux États, et il y est parvenu sans difficulté. Il n'est pas étonnant que les deux parties sachent parfaitement qu'aucune solution sérieuse et globale n'a été proposée depuis que les premiers colons ont occupé le Park Hotel à Hébron en 1968. En tout état de cause, il n'y a pas de place entre le Jourdain et la Méditerranée pour deux véritables États-nations, dotés de tous les attributs d'un État indépendant, y compris d'une armée. Il y a tout au plus de la place, dans les bons jours, pour une superpuissance régionale juive et un État palestinien fantoche. Il faut respecter les personnes qui se battent encore pour deux États dans leurs prévisions, leurs plans, leurs tableaux et leurs cartes, mais aucune base de données ne peut changer le fait flagrant qu'aucun véritable État palestinien ne sera établi ici. Sans lui, il n'y a pas de solution à deux États.

En tuant cette solution, Netanyahou ne nous laisse que deux solutions possibles. La grande majorité des Israéliens, y compris Netanyahou lui-même, comptent sur la perpétuation de l'apartheid pour l'éternité. Ostensiblement, cela semble être le scénario le plus raisonnable. Mais la montée en puissance de la droite israélienne et l'esprit de résistance des Palestiniens, qui ne s'est pas complètement dissipé, ne permettront pas que cette situation perdure éternellement. L'apartheid est une solution provisoire, peut-être à long terme - il est en place depuis plus de 50 ans et peut persister pendant encore 50 ans - mais sa fin viendra. Comment cela se passera-t-il ? Il n'y a que deux scénarios possibles. L'un est privilégié par l'extrême droite et, malheureusement, peut-être par la quasi-totalité des Israéliens : une seconde Nakba. Si les choses se précipitent et qu'Israël doit choisir entre un État démocratique pour deux peuples et une expulsion massive de Palestiniens afin de maintenir l'existence d'un État juif, le choix sera clair pour la quasi-totalité des Juifs israéliens. À partir du moment où la solution de deux États a été écartée, ils n'ont plus eu d'autre choix.

C'est une bonne chose que la solution des deux États ait été retirée de l'ordre du jour, étant donné que l'implication stérile actuelle dans ce domaine n'a fait que causer des dégâts. Il s'agissait d'une solution prête à l'emploi, nous l'adopterons donc au moment opportun. Cela a consolé le monde et les camps de gauche et du centre en Israël, tout en ignorant les centaines de milliers de colons violents qui exercent un pouvoir politique important et qui ont donné le coup de grâce à cette solution il y a longtemps. Dans une Cisjordanie dépourvue de Juifs, cette solution avait quelques chances ténues, mais pas dans une région où les colons règnent en maîtres. Le problème, c'est que les cinq millions de Palestiniens qui vivent entre le Jourdain et la Méditerranée ne vont nulle part entre-temps.

Le jour viendra, même si ce n'est que dans un avenir lointain, où l'on nous braquera un pistolet sur la tempe : une deuxième Nakba, avec l'expulsion des Arabes israéliens [Palestiniens de 1948], ou un seul État démocratique, avec un premier ministre ou un ministre de la Défense palestinien, une armée commune, deux drapeaux, deux hymnes et deux langues. Il n'y a pas d'autre solution que celles-ci. Laquelle choisirez-vous ?