23/12/2023

INGA BRANDELL
La Terre Sainte n’est pas damnée

Inga Brandell, Svenska Dagbladet, 19/12/2023

Original: Det heliga landet är inte bortom räddning
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Inga Brandell est professeure émérite de Sciences politiques à l’université de Södertörn à Stockholm, en Suède. Bibliographie

Le conflit entre Israël et la Palestine ressemble de plus en plus à une tragédie grecque, avec sa spirale de confrontation vers une destruction mutuelle. Peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre de l’intervention des dieux dans les drames antiques - ou du voyage des paysans de Dalécarlie vers Jérusalem dans le roman classique de Selma Lagerlöf ?

Nuages de fumée après un bombardement israélien sur Gaza. Photo : Ariel Schalit/AP

Le monde entier assiste à une nouvelle tragédie. Une guerre asymétrique postmoderne avec à la fois des éléments d’intelligence artificielle et de barbarie. C’est autre chose que les paysans dalécarliens débarquant en Palestine au début des années 1880, dans la grande épopée de Selma Lagerlöf, Jérusalem [Jérusalem en Dalécarlie et Jérusalem en Terre Sainte], découvrirent : un pays “négligé”, où on utilisait, à leur grand étonnement, des outils archaïques pour cultiver la terre. Pourtant, depuis des siècles, la paix y régnait. Les Dalécarliens étaient venus voir la Terre sainte et marcher sur les pas de Jésus. Ils voulaient aussi faire le bien par leur comportement et être un exemple pour tous les chrétiens en proie à la discorde, en travaillant à la réconciliation entre eux.

Mais au cours du siècle dernier, avant et après la création d’Israël en 1948, de nombreuses vies ont été anéanties par les armes, la violence et les explosifs dans ce qui était la Palestine. La férocité et l’ampleur de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre, puis de l’assaut israélien sur Gaza, dépassent tout ce qui a précédé. La répression de la Grande Révolte Arabe par le Mandat britannique dans les années 1930, ou la perte de vies humaines, le déracinement et la fuite, dans la guerre de 1948 et dans les innombrables guerres et attaques qui ont suivi, n’ont rien à voir avec le nombre de morts depuis le 7 octobre.

Cela rappelle plutôt la chute de Jérusalem en 1099. La ville musulmane a été prise par les croisés chrétiens. Leurs propres récits et les sources musulmanes décrivent comment le sang a coulé dans les rues. Un siècle plus tard, les croisés ont été vaincus par les forces de Saladin et la Palestine a été incorporée aux royaumes musulmans, arabes puis turcs, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

Dans le récit de Selma Lagerlöf, on rencontre des Américains, des Allemands, des Russes, des Arméniens et des dames britanniques à Jérusalem. Les habitants qui apparaissent sont - comme il est dit - des Turcs, des Mahométans, des Juifs, des Bédouins et des Syriens, c’est-à-dire des Arabes chrétiens. Il en est de même, en 1922, lorsque la Société des Nations confie aux Britanniques le mandat sur la Palestine après la défaite ottomane lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, ni les Palestiniens ni les Israéliens n’existaient. Pour renforcer ses alliances, la Grande-Bretagne avait fait des promesses contradictoires sur le sort des provinces ottomanes : d’un côté, un royaume arabe, de l’autre, un “foyer national” pour les Juifs en Palestine.


 Marie Bonnevie dans le rôle de Gertrud dans l’adaptation cinématographique de Jérusalem de Selma Lagerlöf, réalisée par Bille August en 1996. Photo : SF

Ce qui était déjà en cours, mais qui n’apparaît pas dans la Jérusalem de Lagerlöf, c’est la question nationale. La Palestine sur laquelle la Grande-Bretagne a régné pendant quelques décennies est donc devenue une société de plus en plus divisée sur le plan “national” par les politiques du Mandat. Cependant, le contexte politique des forces opposées, celles qui allaient devenir les Israéliens et celles qui allient devenir les Palestiniens, différait considérablement.

Le sionisme, mouvement laïque juif créé pour donner un pays aux Juifs, a été fondé dans le sillage de l’affaire Dreyfus en France et des pogroms en Russie. Dans ses notions et dans sa réalité, le sionisme était imprégné de cette origine européenne.

Mais dans le monde arabophone, la question dominante était la poursuite de la colonisation. L’Égypte a obtenu son indépendance en 1919, mais l’influence de la Grande-Bretagne y est restée forte. À l’ouest, tous les pays arabes sont soumis à des puissances coloniales : au lieu d’un royaume arabe dans la région gouvernée par les Ottomans turcs, celle-ci est divisée en mandats gouvernés par les deux puissances européennes. Le pouvoir de mandat ne devait être exercé que jusqu’à ce que les peuples puissent exercer leur droit à l’autodétermination. Il n’est pas surprenant que les habitants aient continué à y voir une colonisation : de plus en plus de Juifs européens ont immigré en Palestine sous la protection du Mandat.

En 1947, alors que tous les pays sous mandat ont accédé à l’indépendance, à l’exception de la Palestine, la Grande-Bretagne abandonne et confie le problème aux Nations unies nouvellement créées. La situation en Europe est difficile, la politique nazie d’éradication totale de la population juive européenne est claire, tout comme les conditions innommables dans lesquelles elle a été mise en œuvre. Les réfugiés apatrides, les survivants juifs, ne veulent pas retourner dans les régions et les pays d’où ils viennent.

Après l’immigration sous le mandat britannique, les Juifs représentaient environ un tiers de la population totale de la Palestine, le reste étant principalement composé de musulmans, de chrétiens et d’“autres”, comme l’indiquent les statistiques de l’ONU. Aucune distinction n’a été faite dans le recensement entre les Juifs qui étaient déjà présents à l’époque de Selma Lagerlöf et qui parlaient l’arabe, peut-être le turc, et ceux qui étaient arrivés parlant des langues européennes.

À l’automne 1947, les travaux de l’ONU aboutissent à une résolution proposant la division de la Palestine en deux États. Selon leurs propres termes : un État juif et un État arabe. La proposition était accompagnée d’une carte montrant l’État arabe dans une belle couleur jaune et l’État juif en bleu. À l’Assemblée générale, la Suède, les USA, l’Union soviétique et la France se joignent à la majorité en faveur de la résolution. Les États arabes, qui souhaitaient que le territoire du mandat devienne un État indépendant, ont tous voté contre. La Grèce, la Turquie et Cuba ont également voté contre. Le Royaume-Uni s’est abstenu.

 

Le plan de partage des Nations unies pour la Palestine de 1947.

Six mois plus tard, le jour où les Britanniques évacuent leurs troupes, l’État d’Israël est proclamé. Lors de la demande d’adhésion à l’ONU, la Suède vote en faveur de ce pays, alors qu’une crise vient d’éclater à la suite de l’assassinat de Folke Bernadotte à Jérusalem.

Sans l’antisémitisme européen et le modèle européen d’État-nation, la création de l’État d’Israël ne peut être expliquée. Sans la colonisation le long de la Méditerranée et l’incorporation antérieure des pays arabes dans des empires musulmans multinationaux, on ne peut expliquer ni le nationalisme palestinien ni son écho dans le reste de la région. Lorsqu’une première résolution des Nations unies appelant à un “cessez-le-feu humanitaire” pendant la guerre actuelle a été adoptée par l’Assemblée générale le 26 octobre, la Suède s’est abstenue, tout comme l’Allemagne, tandis que la France et l’Espagne ont voté pour et l’Autriche contre. On peut y voir des considérations à la fois historiques et de politique intérieure.

Il ne fait aucun doute que le Hamas est anti-israélien et anti-juif. Mais c’est aussi une organisation idéologiquement anti-chrétienne, anti-athée et anti-polythéiste. Sayyid Qutb (1906-1966), le penseur égyptien qui influence encore les mouvements les plus radicaux de l’islam, avait une vision sombre du monde. Celui-ci est caractérisé par la corruption, le mercantilisme et la perte de toutes les vraies valeurs. La seule solution est de revenir à la parole révélée de Dieu et de combattre tous les faux musulmans, en particulier les dirigeants des pays musulmans, et tous ceux qui ne se soumettent pas à la vérité. Qutb ne prend pas position sur la manière de mener le combat - par la persuasion et la conversion ou par la force des armes.

C’est autre chose que l’antisémitisme européen qui, avec un noyau de croyances chrétiennes, a atteint son paroxysme lors de la fusion avec l’établissement “scientifique” moderne d’une hiérarchie des races. Bien sûr, l’antisémitisme européen a dépassé les frontières de l’Europe, comme lorsque les “Protocoles des Sages de Sion”, un faux produit par la police secrète tsariste, ont circulé en traductions arabes. Mais l’antisémitisme n’est pas né de ces sociétés.

Parallèlement, l’islam se perçoit fortement comme le successeur et l’héritier des religions juive et chrétienne. La rencontre avec le nationalisme palestinien laïc a conduit à l’arrêt, à la suite d’une décision centrale en 2006, des attentats suicides à la bombe lancés par le Hamas - bien que les tirs de roquettes sur Israël, qui constituent également une forme de terreur contre la population civile, se soient poursuivis. En 2017, après de longues discussions, le Hamas a également modifié sa charte, laissant entrevoir une reconnaissance des frontières de 1967, ce qui constitue un pas en avant vers la reconnaissance de l’État d’Israël.

 Toutes les aspirations à la réconciliation et à l’unité que portaient les paysans dalécarliens de Lagerlöf, ainsi que le droit au foyer et à la propriété que Folke Bernadotte défendait dans son rapport à l’ONU, ont disparu. Après Grozny, Alep et Mariupol, c’est au tour de Gaza, de Khan Younès et peut-être de Rafah d’être réduites en ruines. Une tragédie à grande échelle et aux effets incalculables.

Une tragédie également dans un sens plus précis, comme l’a souligné le spécialiste de la littérature William Marx dans le journal français Le Monde. Dans la Grèce antique, à une époque où la Méditerranée était en guerre permanente, le théâtre et la littérature se sont développés. Là, les spectateurs de l’Antigone de Sophocle pouvaient éprouver de l’empathie, comprendre et compatir à la fois avec Créon et son souci de maintenir les règles communes de l’État et l’exigence totalement opposée mais tout aussi irréfutable d’Antigone d’accomplir son premier devoir et sa première préoccupation : enterrer son frère assassiné.

Nous, les peuples du monde, regardons sur nos écrans les Israéliens et les Palestiniens souffrir et nous entendons le chœur, les commentateurs, expliquer et souligner. Nous pouvons penser que beaucoup de choses n’allaient pas dans le processus qui a conduit à la situation actuelle. Mais nous ne pouvons que comprendre et compatir aux positions incompatibles et également légitimes qui s’opposent : un foyer sûr pour les Juifs, l’indépendance pour les Palestiniens sur la terre où ils vivent, et le retour ou la compensation pour ceux qui en sont partis.

Dans le drame antique, la déesse Athéna pouvait à un moment donné intervenir et briser la spirale de l’affrontement permanent entre deux adversaires légitimes et moralement défendables sur la voie de la destruction mutuelle. La population de la Suède, qu’elle ait des liens forts ou faibles avec les religions basées à Jérusalem et tout l’imaginaire culturel qui les entoure, avec les Israéliens et avec les Palestiniens, a un avantage. La reconnaissance suédoise de la Palestine en 2014, jusqu’ici considérée comme un échec, peut nous permettre de rejoindre ceux qui cherchent un moyen de dépasser le conflit mutuellement destructeur. Non pas pour s’abstenir mais, comme Athéna, en toute connaissance et dans le respect des devoirs opposés, pour trouver une forme au-delà de la négation de l’un ou l’autre.

22/12/2023

ROSA LLORENS
Les Colons : au Chili aussi, le génocide à l’origine de l’État

Rosa Llorens, 22/12/2023

Les Colons, de Felipe Gálvez Haberle, est un film qui, avec une sobriété remarquable, ouvre des perspectives éclairantes sur toute l’histoire du Chili moderne. Il raconte l’entreprise d’extermination des Indiens Selk’nam, perpétrée des années 1880 jusqu’au début du XXe siècle, sur l’initiative du grand propriétaire José Menéndez, qui voulait faire de la Terre de Feu, argentine comme chilienne, un immense pâturage pour ses troupeaux de moutons, et pour qui la présence de quelques milliers d’Indiens était un obstacle au « progrès ». Pour cela, il charge deux hommes de main, l’Écossais MacLennan et le Yankee Bill, tueur de Comanches, d’éliminer les Indiens, avec l’aide d’un guide métis, Segundo, à travers les yeux duquel nous suivrons l’opération.

Mural à Valparaiso représentant les ornements et peintures corporels selk’nam

Le film s’ouvre sur la construction d’une palissade qui doit enclore les troupeaux de moutons destinés, avec leur « or blanc », à faire la fortune de Menéndez. La citation mise en exergue  du film : « Les troupeaux innombrables de moutons sont chez vous tellement voraces et féroces qu’ils mangent même les hommes », tirée de l’Utopie de More ( 1516 ), fait évidemment le parallèle avec le mouvement des enclosures en Angleterre qui, expropriant les paysans, les a réduits à la misère et à l’exil, tout en modelant les beaux paysages de la campagne anglaise qu’on admire dans les films et séries tirés des romans de Jane Austen.

 Ce début évoque aussi le roman Roulements de tambours pour Rancas du Péruvien Manuel Scorza, le plus grand représentant du réalisme magique, et le chapitre appelé « Sur l’heure et le lieu où fut enfantée la Palissade », cet être monstrueux qui va avaler des villages et une province entière, pour permettre à une compagnie minière US, la Cerro de Pasco Corporation, d’exploiter le cuivre et d’enclore un million d’hectares pour y élever du bétail. Enfin, cette introduction fait aussi le lien entre massacres d’Indiens et massacres d’ouvriers : l’ouvrier blessé, et tué car devenu inapte au travail, annonce les ouvriers réclamant des améliorations de leurs conditions de travail que Menéndez fera massacrer par l’armée en 1920 à Punta Arenas (Massacres de la Fédération ouvrière de Magallanes et de la mine Loreto).

Le film illustre donc bien Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, d’Eduardo Galeano, mais vient aussi discréditer le mythe du Chili comme démocratie la plus stable et exemplaire de l’Amérique Latine (jusqu’en 1973) : la démocratie chilienne a été une couverture pour vendre les richesses du pays aux étrangers (anglo-saxons essentiellement) tout en assurant par la violence la docilité des travailleurs.

Mais le film est surtout salué comme révélant un épisode inconnu : le génocide des Selk’nam (appelés dans le film Onas). Parmi les critiques du film, seul « Sergent Pepper », sur Sens critique, rappelle que la fiction historique de Gálvez fait suite au « travail documentaire de son aîné Patricio Guzman » : celui-ci, dans Le bouton de nacre, de 2015, racontait l’extermination des Selk’nam, qu’il mettait en relation avec le génocide social de Pinochet, mais témoignait aussi, par des photos, de leur culture, et faisait appel à une survivante de ce peuple, qui faisait entendre leur langue. Du reste, Gálvez semble lui rendre hommage par une image du film, où un Selk’nam, le corps orné des peintures caractéristiques de ce peuple, à bandes horizontales noires et blanches, apparaît de façon quasi onirique. 

“JOSÉ MENÉNDEZ
PIONNIER DU D
ÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL [sic]
POUR LE CENTENAIRE DE SON INTALLATION À PUNTA ARENAS
1875-1975”
LA MUNICIPALITÉ DE MAGALLANES
(À déboulonner d'urgence)


 Le film de Gálvez s’inscrit donc dans une sorte de « revival » selk’nam, lancé en 2013 par le livre d’un historien espagnol, José Luis Alonso Marchante : Menéndez, rey de la Patagonia (Menéndez, roi de la Patagonie), présenté dans un article remarquable de l’Obs de janvier 2017 : Choc au Chili : l’histoire cachée du génocide et du « roi de Patagonie ». Depuis 2020, les Indiens massacrés sont devenus un enjeu politique, notamment dans le cadre des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution, qui invaliderait celle de Pinochet. Le nouveau président de gauche, Gabriel Boric, voulait en effet faire respecter la pluralité culturelle et protéger « tous les peuples chiliens », et le projet de Constitution présenté au référendum du 17 décembre (et refusé, pour des raisons complexes) faisait du Chili « un Etat régional, plurinational et interculturel ».

C’est dans ce cadre, sans doute, qu’il faut situer la deuxième partie du film, qui se passe sept, puis dix ans après, et où s’exprime toute la distanciation ironique du film : le gouvernement d’alors, présidé par Pedro Montt (1906-1910) a mis en route les Fêtes du Centenaire, qui doivent célébrer les 100 ans du processus de l’Indépendance, et refonder symboliquement la jeune nation chilienne. Un envoyé du gouvernement arrive alors en Patagonie, dans le palais de José Menéndez (rappelant l’arrivée de l’envoyé du roi piémontais en Sicile, auprès du Prince de Salina, dans Le Guépard) : il commence par rappeler les crimes commis par Menéndez et son âme damnée, l’Ecossais  MacLennan ; mais on comprend qu’il est venu en fait pour établir un gentlemen’s agreement avec lui : le gouvernement veut fixer une Histoire officielle consensuelle, et rapporter des images positives (ce sont les débuts du cinéma de propagande) des derniers Indiens. Pour cela, il a besoin de la collaboration de l’ancien employé de Menéndez, Segundo, qui vit maintenant dans une cabane au bord de la mer (renouant avec la culture selk’nam) avec une femme selk’nam rescapée du génocide. C’est le moment le plus fort du film : déguisée en bourgeoise chilienne anglicisée, Kiepje refusera de se prêter à cette supercherie, imposant la force de la mémoire indigène.

Felipe Gálvez évoque un tournage « très difficile pour des raisons climatiques, mais aussi parce que la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez » (Wikipédia). Le génocide selk’nam est donc toujours d’actualité : les criminels n’ont pas été châtiés, mais un mouvement indigéniste réclame pour les descendants des Selk’nam des droits sur les terres spoliées et la reconnaissance du génocide. Impossible de ne pas faire le lien avec un autre génocide, et une autre spoliation de territoire en cours, ceux des Palestiniens à Gaza mais aussi en Cisjordanie : faudra-t-il aussi attendre 100 ans pour qu’Israël le reconnaisse ou cette colonie israélo-anglo-saxonne disparaîtra-t-elle avant ?

21/12/2023

GIDEON LEVY
Israël serait-il différent sans Netanyahou ?

Gideon Levy, Haaretz, 21/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Si Benjamin Netanyahou n’avait pas été Premier ministre pendant 16 ans, est-ce que cette terrible guerre n’aurait  pas éclaté ?

La guerre aurait-elle été différente ? Peut-on être sûr que la surprise et le fiasco du 7 octobre n’auraient pas eu lieu ? Les otages n’auraient-ils pas été pris ? Israël n’aurait pas perpétré une tuerie de masse aussi horrible à Gaza ?


La prison israélienne d’Ofer en Cisjordanie, à 4 km à vol d’oiseau [mais à plusieurs heures de route pour les Palestiniens] de Ramallah, en 2019. Photo: Olivier Fitoussi

Il ne s’agit pas de questions “et si”, ni de réduire d’un iota l’ampleur de la responsabilité de Netanyahou et la gravité de ce qu’on peut lui reprocher pour ce qui s’est passé. Netanyahou doit partir, hier, aujourd’hui, demain, comme l’ensemble du gouvernement de zéros qu’il a formé et qui nous a conduits au bord de l’abîme.

Mais existe-t-il des dirigeants en Israël qui agiraient d’une manière fondamentalement différente à l’égard de Gaza et des Palestiniens ? Certainement pas.

Faire porter à Netanyahou l’entière responsabilité de tous les malheurs d’Israël revient à dire que s’il n’avait pas été là, tout aurait été différent. C’est ce que les partisans du « Tout sauf Bibi » font depuis le premier jour. Sans Netanyahou, Gaza n’aurait pas été une prison, les colonies n’auraient pas pourri Israël et Tsahal aurait été une armée morale.

Ce n’est pas vrai, bien sûr. Il y a suffisamment de choses pour lesquelles, sans Netanyahou, Israël aurait été un meilleur endroit, mais la levée de la malédiction de l’occupation et du siège n’en fait pas partie.

Il existe en Israël des hommes politiques honnêtes, pleins de bonnes intentions, qui sont plus modestes et plus fidèles à leurs positions que lui - il aurait été plus agréable d’être des occupants sous leur direction.

Israël serait resté le même État d’apartheid, mais avec de plus beaux atours. Netanyahou a corrompu le système politique et l’a infecté, il a détruit la justice et les forces de l’ordre, et pour ce qui est de sa conduite personnelle, mieux vaut ne pas entrer là-dedans.

Mais lorsqu’il s’agit du cœur du problème, le cœur qu’Israël fuit comme le feu, le cœur que Netanyahou avait prévu d’éliminer de l’ordre du jour, il semble que Netanyahou ait agi comme l’ont fait ses prédécesseurs et comme le feront ses successeurs.

Hormis les efforts louables d’anciens premiers ministres comme Yitzhak Rabin, Shimon Peres, Ehud Barak, Ehud Olmert et Ariel Sharon pour trouver une solution, ne serait-ce que partielle, aucun d’entre eux n’avait l’intention d’accorder aux Palestiniens le minimum de justice qu’ils méritent, sans lequel il n’y a pas de solution.

Tous les premiers ministres se sont rangés du côté de la poursuite de l’occupation et du siège de Gaza. Aucun d’entre eux n’a songé un seul instant à autoriser la création d’un véritable État palestinien, doté des pleins pouvoirs, un État comme les autres. Il ne leur est pas venu à l’esprit de libérer la bande de Gaza du siège qui l’étrangle. S’il n’y avait pas eu tout cela, peut-être que le Hamas n’existerait pas.

Le siège de Gaza n’a pas été mis en place par Netanyahou ; le “gouvernement du changement” [Lapid-Gantz-Bennett] n’a pas pensé à le lever. L’argent du Qatar a peut-être été versé au Hamas de manière plus responsable sous Naftali Bennett, mais la politique a été fondamentalement la même. Personne n’a pensé à ouvrir Gaza au monde, même de manière contrôlée - la seule politique qui n’ait pas été tentée, et la seule qui aurait pu, peut-être, faire avancer une solution.

Il est également difficile d’évaluer si l’armée israélienne aurait été différente sous un autre premier ministre.

Le fiasco aurait-il été évité ? Ce n’est pas certain. Les missions d’occupation qui sont devenues la majorité des activités de Tsahal n’ont pas été inventées par Netanyahou. N’importe quel autre premier ministre aurait également orienté des forces et des ressources insensées pour satisfaire les colons et leurs caprices. C’est ainsi que les choses se sont passées sous tous les gouvernements d’Israël.

Les candidats s’échauffent sur la ligne de départ. Chacun d’entre eux sera un meilleur Premier ministre que Netanyahou. Ils seront certainement plus honnêtes, plus modestes et plus décents que lui. Mais l’un d’entre eux parviendra-t-il à infléchir la trajectoire descendante d’Israël ?

Yair Lapid a annoncé qu’il était favorable à l’entrée de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza, puis il a immédiatement changé d’avis, et il est déjà contre. Lapid n’a pas d’opinion.

Benny Gantz et Gadi Eisenkot participent à la conduite de la guerre, avec tous ses crimes, qui s’avérera pourtant vaine. Aucun d’entre eux n’a proposé une nouvelle voie, une voie que nous n’avons jamais essayée auparavant. Il n’y a que la force et encore la force.

Netanyahou doit partir, cela ne fait plus aucun doute. Mais Israël poursuivra sa course [à l’abîme].


JORGE MAJFUD
Mais tout ça, c’est la faute de ces emmerdeurs de gauchards
L’araignée et les mouches

Jorge Majfud, 20/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En raison de la guerre de l'OTAN en Ukraine et du blocus de la Russie qui en découle, les sanctions contre le Venezuela se sont un peu relâchées au cours de l'année 2023. Les sanctions, les blocus et le harcèlement des USA et de l'Union européenne se sont radicalisés il y a dix ans et ont mis fin à une longue période de croissance économique et de réduction de la pauvreté dans ce pays, ce que la propagande a réussi à vendre comme un échec historique. Ce n'est pas une coïncidence si l'hyperinflation historique du Venezuela est tombée à 185 % par an, ce qui est inférieur au taux atteint par l'Argentine cette année.


Comme nous le répétons depuis des années, les dettes (inflationnistes) des néo-colonies sont nécessaires pour les maintenir dans un état de nécessité productive, ce qui est très similaire à la logique qui se reproduit dans ces mêmes sociétés entre les travailleurs qui arrivent à peine à joindre les deux bouts et une oligarchie qui les diabolise comme “parasites de l'État” lorsqu'ils reçoivent un quelconque subside ou lorsqu'ils sont déjà foutus et qu'ils ne peuvent plus porter de sacs de ciment.

À cause de ces dettes éternelles, les néo-colonies sont obligées de produire, d'exporter et d'acheter des dollars pour “honorer leurs engagements”. En même temps qu’on exige de ces colonies la “responsabilité fiscale”, on oublie aux USA que nous sommes les champions de l'irresponsabilité fiscale, avec des déficits et des dettes pharaoniques qui ne cessent de croître, mine de rien. Qui peut nous malmener et nous bloquer, alors que nous avons l'armée la plus puissante du monde ? Historiquement inefficace pour toute guerre, mais toujours puissante pour harceler les autres et, plus encore, pour forcer notre population à se saigner davantage au nom d'une terreur inoculée par les médias - des réactions à nos propres interventions qui, lorsqu'elles ne suffisent pas, sont inventées avec davantage de provocations ou d'attaques sous faux drapeau.

Alors qu'une économie impériale est inévitablement très productive, la nôtre est basée sur la consommation (70 %) et non sur la production. En fait, nous n'avons pas besoin de produire beaucoup ; nous n'avons même pas besoin de payer des impôts pour rembourser les dettes du gouvernement, un instrument des entreprises qui attisent les guerres partout où cela est nécessaire pour maintenir le déficit croissant de l'État et les transferts massifs de capitaux de la classe ouvrière vers leurs coffres insatiables à Londres et à Wall Street.

Les dollars ont été inventés de toutes pièces, même plus sous forme de papier. Bien sûr, on peut imprimer des dollars, mais on ne peut pas imprimer de la richesse. L'impression massive d'une monnaie mondiale est un moyen d'extraire la valeur d'autres régions qui la détiennent comme réserve ou comme épargne personnelle. Si l'inflation n'explose pas dans le pays qui l'imprime, c'est parce qu'une grande partie de cette inflation est exportée.

Il s'agit également d'un instrument d'extorsion. Si un pays n'est pas endetté, il doit l'être. C'est ce qu'avait reconnu le tout nouveau ministre argentin, Luis Caputo, lorsqu'en 2017 il a assuré que le retour au FMI et le prêt massif reçu « nous permet de laisser plus de place au secteur privé ; il n'y a pas de signe de crise ; c'est préventif ; c'est la première fois qu'un gouvernement [celui de Mauricio Macri] fait des choses comme ça, préventives... »

L'endettement massif, comme celui de l'Argentine, est inflationniste, presque autant que le blocage du crédit et des marchés au Venezuela (par les champions du marché libre), parce qu'ils obligent ces pays à imprimer de la monnaie ou à s'abstenir d'investir dans leur propre société. Aujourd'hui, le fait qu'en Argentine, les néolibéraux aient à nouveau nationalisé (étatisé) les dettes privées est une nouvelle insulte à l'intelligence du peuple - bien sûr, il n'était pas nécessaire d'avoir une grande intelligence non plus ; un peu de mémoire suffisait.

Désigner l'impérialisme mondial comme la cause première des grandes crises économiques et sociales ne signifie pas déresponsabiliser ses administrateurs nationaux. Et surtout, les bradeurs bien de chez nous. Cela ne signifie pas non plus qu'il faille ériger un pays en modèle pour les autres. Bien sûr, il est inutile de clarifier ce point. La pensée cavernicole ne mourra jamais, car elle est efficace comme peu d'autres : « Cuba oui ou Cuba non », « Salvador oui ou Salvador non » ; « Vous vivez aux USAA et vous critiquez son gouvernement, pourquoi n'allez-vous pas vivre au Venezuela ? » ; « Si vous critiquez le massacre de Gaza, pourquoi n'allez-vous pas vivre en Iran ? » ; "si vous critiquez le massacre de Gaza, pourquoi n'allez-vous pas vivre en Iran" ; « Si vous défendez tant les immigrés, pourquoi ne les emmenez-vous pas dormir dans la chambre de votre fils ? » ; « Si vous défendez tant les homosexuels, pourquoi ne couchez-vous pas avec l'un d'entre eux ? » Bref, la dialectique classique de l'ivrogne qui commence à perdre l'euphorie du dernier verre.


 Autre erreur classique : la décontextualisation historique et géopolitique de toute réalité. Pour les libertariens affranchis (néolibéraux), le monde est aussi plat qu'une pizza. Il n'y a pas de classes sociales, pas de nations hégémoniques. Il n'y a pas d'empires ni de parasites oppresseurs. Tout ce qui se passe dans un pays, en particulier dans un pays périphérique, est purement et simplement la faute de de ces emmerdeurs de gauchards. Les gouvernements font la différence, pour le meilleur ou pour le pire, mais ils ne sont pas les seuls à décider de leur propre contexte, comme peut le faire celui d’un pays capitaliste situé au centre. C'est-à-dire un pays impérial - hégémonique, si le mot empire heurte les sensibilités.

À une époque, le capitalisme a fonctionné pour une grande partie des Européens et des USAméricains, mais le même capitalisme (plus radical, plus libéré) n'a jamais fonctionné pour le Honduras, le Guatemala, l'Inde ou le Congo. Au contraire, parce qu'être une puissance impériale et extractive, l'araignée qui tisse sa toile et domine depuis le centre, ce n'est pas la même chose que d'être l'une des mouches dans la toile. Historiquement, les pays non alignés ont subi des sanctions économiques et financières, voire militaires (invasions, coups d'État, assassinats de leurs dangereux dirigeants, attentats sous fausse bannière, tous bien documentés), qui ont ensuite été traduits en “échecs” que la propagande impériale a vendus et vend comme des démonstrations que les idéologies alternatives “ne fonctionnent jamais” et autres clichés similaires propagés par les médias mondiaux, par les agences secrètes et, surtout, par les majordomes créoles, qui se sont toujours chargés de reproduire à l'infini les idéologies parasitaires des esclavagistes et des oligarchies coloniales.

C'est tout. Nous insistons sur ces points depuis des décennies. Dans certains livres, comme Moscas en la telaraña, nous avons exposé ces mêmes idées de manière plus complète et, à mon avis, plus claire, et je n'insisterai donc pas davantage ici. Mais il est nécessaire de rappeler (et de répéter ad nauseam) les aspects les plus simples qui sont stratégiquement oubliés. Toujours. Comme, par exemple, qu'il n'y a pas de développement sans indépendance économique ; qu'il n'y a pas d'indépendance sans union des non-alignés ; qu'il n'y a pas de voies propres sans indépendance culturelle ; que la périphérie n'est qu'une réalité géopolitique, pas nécessairement philosophique et culturelle...

Des choses simples que les empires du Nord se sont chargés, au cours des derniers siècles, de détruire à tout prix. Tout cela au nom de la liberté et de la prospérité - tout ce que les mouches répètent lorsqu'elles sont disséquées par l'araignée salvatrice.