Francesco Maria Pezzulli, Machina, 26/4/2024
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le plus récent grand et beau livre
de Giorgio Griziotti (Cronache del Boomernauta. Gaia
e le metatecniche selvagge) est un voyage dans le temps, aux origines de
la septicémie de Gaïa, la planète Terre, une maladie dont l'effet destructeur
sur l'environnement et ses habitants est intimement lié à l'utilisation abusive
de la méta-technologie par l'homme. Un virus qui a toujours été présent, que le
système capitaliste a incroyablement accéléré au point de générer une situation
jugée irréversible. Dans cette optique, explique l'auteur, les activistes de la
Sphère Autonome vont tenter de former un bloc révolutionnaire multi-espèces
pour tenter, tous ensemble, d'inverser la maladie. Y parviendront-ils ? Au
lecteur d'en juger.
Dans cette interview, cependant,
tout en suivant les Chroniques du Boomernaute,
nous prendrons le chemin inverse, en partant de la fabula pour revenir à la
réalité, parce que les questions « fantastiques » du livre de
Griziotti font, je crois, incroyablement partie de notre réalité de tous les
jours. D'ailleurs, dans un chapitre central du livre, il écrit : « Dans de
telles conditions, il était désormais impossible de s'accrocher à une nouvelle
utopie. Les signes prémonitoires étaient arrivés lorsque la science-fiction et
la fiction en général étaient devenues incapables d'échapper à la réalité comme
par le passé : l'imagination des écrivains et des scénaristes ne pouvait plus
les produire, mais seulement copier la réalité ». Nous pouvons donc commencer.
Bert Theis, From Fight Specific Isola to Isola Utopia,
2015. Collection Bert Theis Archive, Luxembourg, Milan
FMP : Dès que j'ai commencé à lire Le Cronache del Boomernauta,
deux choses me sont venues à l'esprit. La première concerne le grand philosophe
et résistant français Georges Canguilhem, qui expliquait que dans les périodes
prérévolutionnaires, les théories scientifiques étaient obligées de se déguiser
en « religions » pour être véhiculées et diffusées. La deuxième
chose, assez proche de la première, se rapporte au 18 Brumaire de Louis
Bonaparte de Marx, lorsqu'il dit que les hommes font leur histoire dans les
circonstances déterminées par les faits et la tradition et « c’est
précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement
les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre,
leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement
respectable et avec ce langage emprunté ». Bref, même tes Chroniques me
semblent être une sorte de « déguisement », d'où la question initiale
: pourquoi as-tu choisi de parler de tes thèmes favoris, en général du
développement capitaliste, en adoptant le stratagème de la fabula ? Et
aussi, à ton avis, sommes-nous aujourd'hui dans une période « prérévolutionnaire »
?
GG : Ce qui est exprimé dans l'histoire
peut presque être considéré comme un renversement du concept de « résurrection
des morts » décrit par Marx dans Le 18 Brumaire. Le Boomernaute est
déjà un personnage du passé, mais l'opération est différente de celle décrite
par notre vénéré (tris)aïeul Karl. Il
s'agit d'un vieil acteur qui, contraint de voyager dans d'autres dimensions de
l'espace-temps, emprunte « les noms, les mots d’ordre, les costumes »
et les machines de ce qu'il croit avoir vu au cours de ses pérégrinations pour
raconter l'un des scénarios possibles de l'avenir.
Pour répondre plus précisément à ta question, je dirai
que je me suis retrouvé dans ce processus créatif au cours de la période un peu
particulière de la première phase de Covid 19 où, dans une sorte de limbe de la
suspension du temps et dans le surréel des villes désertes, il y a eu un
tournant pour moi.
Nous savons maintenant que le Covid n'était que le
début à partir duquel la séquence de transformation de la réalité s'accélère
brusquement en une science-fiction dystopique angoissante : la crise due à la
détérioration foudroyante de l'état de la biosphère, la concrétisation de la
menace d'une ère de guerres entre impérialismes et de guerres néocoloniales
génocidaires, la dégradation de la qualité de vie de la grande majorité, en
sont quelques-unes des manifestations tangibles.
Je l'ai perçu comme le début d'une nouvelle phase,
peut-être d'une nouvelle ère, et les hypothèses sur lesquelles j'avais
travaillé jusqu'alors m'ont soudain semblé inadaptées à la nouvelle réalité
dans laquelle nous vivions.
Ma fabula speculativa, comme l'écrit Giuliano
Spagnul dans la préface, est une tentative d'entrer dans un nouveau champ de
l'imaginaire. Une façon d'entrer dans le monde de la SF, un acronyme qui, selon
Donna Haraway, signifie Science Fiction, Speculative Feminism, Speculative
Fabula, Scientific Fact.
Le Boomernaute est avant tout un personnage politique,
puisqu'il a participé en tant que militant aux mouvements des années 1960 et
1970. Sa façon d'exposer les événements
du futur est politiquement orientée et il ne le cache pas. Mais il est aussi un
« personnage conceptuel », à la Deleuze et Guattari, qui pose
des diagnostics, des perspectives et des analyses qui décrivent un plan
d'immanence et qui intervient dans la création même des concepts qui le
peuplent. Tout cela se produit à travers les diffractions de l’espacetempsmatérialisation
(spacetimemattering) [1] - un terme cardinal de la philosophie de Karen Barad qui
indique comment ces trois entités émergent à travers des intra-actions - qui
sont produites dans la rencontre entre le regard du vingtième siècle du
Boomernaute et les événements des futurs proches et cachés.
Le mode FS offre une marge de liberté par rapport à
une certaine « rigidité » de la non-fiction. Mon approche
techno-sociopolitique de la non-fiction avait peut-être trouvé sa limite avec Neurocapitalisme,
qui était basé sur ma propre expérience.
Je ne peux pas dire si nous sommes dans une période
pré-révolutionnaire. Cependant, toutes les difficultés rencontrées pour faire
face à un environnement qui nécessiterait de toute urgence une révolution
capable d'arrêter la propagation apparemment impossible à arrêter de la
septicémie de Gaïa, avant qu'il ne soit trop tard, apparaissent clairement dans
l'histoire. Il est clair que cette situation met en danger non seulement les
êtres humains, mais aussi de nombreuses formes de vie sur Terre, bien que la survie
de Gaïa elle-même ne le soit pas. Il y a immédiatement le grand défi, par
exemple, de dépasser le dogme newtonien, si cher au capital, d'une réalité
basée sur la matière inerte et mesurable, dans laquelle seuls les humains (nous
dirions plutôt : les classes dirigeantes) ont le pouvoir d'agir. Il n'est pas
possible, à mon avis, d'imaginer une révolution qui agisse encore dans le cadre
conceptuel des révolutions du XXème siècle.
Il faut l'émergence d'une théorie fondée sur une onto-épistémologie
qui corresponde à une réalité radicalement et dramatiquement différente de
celle de l'époque précédente. Ce n'est pas facile, car un siècle s'est déjà
écoulé depuis que les premières révélations de la physique quantique ont rendu
la physique newtonienne obsolète. Peut-être que même les tentatives
d'occupation de l'imaginaire peuvent nous aider. Et puis cette théorie
n'existera que si elle a en elle la force de se traduire par une pratique qui
ne peut être que révolutionnaire, compte tenu de la gravité de la situation.
FMP: Une curiosité : dans le court
chapitre qui clôt la première partie du livre, intitulé « Seuls nos
ennemis nous comprennent », tu écris à propos de "cette partie de la
classe politique, judiciaire et médiatique qui avait fait fortune et prospéré
sur la défaite lointaine de ses pairs » que « maintenant, dans leur vieillesse,
ils étaient ravis d'avoir cette occasion de rétablir les relations (de pouvoir)
dans les camps opposés. Et ce n'était pas si différent de retrouver de vieux
amis, qui étaient partis loin et ont été forcés de revenir, et de se remémorer
les bons moments dans les médias grand public. Bref, entre contemporains
impliqués dans les mêmes événements lointains, il n'y avait pas tant de
difficultés à communiquer, nous pouvions certainement nous comprendre et
c'était agréable et gratifiant pour certains, un peu moins pour d'autres ».
J'imagine que ce que tu dis t’est arrivé dans ta propre expérience de vie, ou
du moins que tu as remarqué ce phénomène. Est-ce que tu veux m'en parler ? Veux-tu
donner des exemples (indépendamment des noms et prénoms) ?
GG : Dans le récit, il y a une référence aux vicissitudes des certain·es révolutionnaires qui ont vécu l'épopée du long 68 italien et en particulier à la tragédie d'une défaite générationnelle dans un pays où la perversité généralisée se concentre, comme la radioactivité dans les champignons, dans les
classes dirigeantes politiques, médiatiques et économico-financières. Dans la phrase que tu cites, le
Boomernaute utilise une ironie lourde pour dénoncer l'instrumentalisation avec
laquelle cette classe dirigeante, même après un demi-siècle, continue
de s'acharner sur les vaincus à des fins carriéristes et électoralistes. Un
épisode assez récent semble bien correspondre à cette histoire. Il s'agit de
l'affaire des Italien·nes, âgé·es en moyenne de plus de soixante-dix ans,
réfugié·es en France depuis 40 ans ou plus, dont le gouvernement italien, avec
une persévérance digne de la meilleure cause, a réclamé l'extradition pendant
des décennies jusqu'à la sentence définitive de refus prononcée par la justice
française en 2023. Une sentence fondée sur le principe du droit européen selon
lequel les dommages causés à ces personnes auraient été bien plus graves que le
bénéfice des soi-disant « parents des victimes », véhicule utilisé
par une caste dirigeante en déroute d'un pays perdu dans son déclin. Au moment
où j'écris ces lignes, une nouvelle petite confirmation de ce comportement
immuable vient d'être apportée. À
l'occasion de la mort de Barbara Balzerani, ancienne membre des Brigades Rouges
(27 ans de prison) et écrivaine de grand talent et de grande sensibilité, la
professeure de philosophie de renommée internationale Donatella di Cesare a
exprimé son émotion sur les médias sociaux avec une phrase de solidarité
générique destinée à la cause révolutionnaire. La caste perverse, unie dans le
front uni habituel, allant des fascistes au PD [ex-PDS ex-PCI], laissée sans
arguments sur l'affaire française, a saisi avec empressement cette opportunité
en répétant l'habituelle litanie d'insultes et de menaces concrètes contre
toute sympathie supposée pour la génération révolutionnaire des Boomernautes,
tout en soutenant et en aidant le génocide des Palestiniens.
FMP : Un chapitre du livre est consacré aux technologies des affects
multi-espèces (TAM), définies comme un système technologique d'interactions et
de connexions émotionnelles entre humains et non-humains. Peux-tu nous dire
comment t’est venue l'idée des TAM ? Je dois ajouter qu'à la fin du chapitre, tu
écris : « la même approche a été adoptée pour
les TAM que pour les logiciels libres : sucer le miel produit par l'intellect
général, qui était d'ailleurs en grand déclin par rapport à l'époque où le
(tris)aïeul Karl en avait détecté l'existence ».
Que voulais-tu dire en parlant du
grand déclin de l'Intellect général ? S'agit-il d'un simple artifice littéraire
ou penses-tu que ce déclin est présent ?
GG : Les technologies des affects multi-espèces sont l'un des moyens adoptés par la
sphère autonome pour tenter de faire face à la gravité de la septicémie de
Gaïa. Cette grave infection est causée par la maladie nekomémétique, un virus
immatériel qui affecte les humains et se manifeste par un comportement
pathologique particulier, destructeur de l'environnement. En d'autres termes,
il s'agit d'une quête humaine spasmodique pour rejoindre Gaïa, dans le but de
renverser l'orientation actuelle de la technoscience, conduite par le couple
État-capital et de plus en plus caractérisée par la guerre, la destruction et
l'accumulation.
Pour l'intellect général, le Boomernaute se
réfère à une période postérieure à celle que nous vivons actuellement. À cet
égard, on se demande aujourd'hui comment expliquer qu'au XXème siècle des mouvements massifs composés de tant
de personnes peu éduquées sinon analphabètes aient réussi à provoquer de
grandes révolutions alors qu'au XXIème , malgré des exploits
technologiques continus et une augmentation spectaculaire de l'éducation
moyenne mondiale, nous retombons dans l'abîme du populisme fasciste ; de plus,
le phénomène semble encore plus centralisé dans les pays les plus riches. Je ne sais pas si ce fait justifie l'argument
du « grand déclin de l'intellect général » ; cependant, la
situation contemporaine confirme que les développements techno-scientifiques
tant vantés non seulement n'apportent aucun progrès social en soi, mais au
contraire peuvent être utilisés pour approfondir la régression
individualiste/égoïste dans laquelle nous sommes immergés.
L'objectif du Boomernaute fait également référence à
la grande déception du logiciel libre, comme l'a dit Morozov.
Manifestement, lui aussi, comme beaucoup d'entre nous, avait espéré que la
grande épopée du logiciel libre ne serait pas, comme tant d'autres pratiques
alternatives, complètement récupérée et intégrée dans la production
capitaliste.
Dans la suite de l'histoire, le Boomernaute adoucit
légèrement sa déclaration précédente, expliquant que les activistes de la
Sphère Autonome parviennent, au moins pour un temps, à reprendre le contrôle de
technologies stratégiques. L'objectif
est de les utiliser comme plateforme technologique pour entrer dans une phase
de co-création qui provoquera une récession de la septicémie de Gaïa. Une
co-création constituée des intra-actions des humains, des non-humains, de la
matière et des technologies (machines) qui entreprend une tentative de
révolution multi-espèces.
FMP : Vers la fin du livre, il y a un court chapitre très évocateur intitulé « Wormhole »
(un trou de ver reliant deux régions
différentes de l'espace-temps), dans lequel on raconte au Boomernaute qu'il se
trouve dans un futur indéterminé où il rencontre des clans qui lui racontent
des histoires qui lui sont particulièrement précieuses. Parmi elles, « la peur de tomber dans des zones pièges où chaque individu perd son
identité et son essence. Ces zones se caractérisent par une hyper-stimulation
de l'attention, avec des visions tourbillonnantes de détails insignifiants qui
empêchent de se concentrer. Les personnes étaient submergées par des émotions
inconnues, d'origine indéterminée, qui les troublaient et les déstabilisaient,
et finalement leur volonté s'affaiblissait d'abord, puis s'estompait jusqu'à
presque disparaître ». Ce passage me rappelle votre concept de biohypermédia
(dans Neurocapitalisme) ainsi que de nombreuses autres études et recherches sur
l'attention que l'on pourrait qualifier de « troublantes ».
J'aimerais maintenant te poser la question suivante : à quel point ce passage te
semble-t-il éloigné de la réalité et fait-il partie de notre vie de tous les
jours ?
GG : Le Wormhole transporte le Boomernaute dans un futur indéfini, très éloigné
des événements des XXI ème et
XXIIème siècles, qui
constituent les parties centrales du livre. C'est l'occasion pour lui de lever
certaines incertitudes sur l'avenir de l'humanité et de Gaïa, et de découvrir
les conditions de vie néo-primitives des quelques survivants « libres »
restants. Ta citation fait référence à
leur peur de tomber dans des zones-pièges mystérieuses qui les priveraient de
cette liberté. En transcrivant
l'histoire, je n'ai pas réalisé que cette condition pouvait faire allusion, comme
tu le fais remarquer à juste titre, à l'hégémonie que les plates-formes du
capitalisme exercent depuis longtemps dans les biohypermédias[2]. Cependant, il
s'agit d'une situation inversée par rapport à notre quotidien contemporain
puisque ce sont d'autres composantes de Gaïa qui exercent cette hégémonie pour
éviter que les humains ne provoquent de nouveaux effondrements.
D'autre part, je crois aussi que dans d'autres
passages de l'histoire, il y a des considérations, des allusions, des
indications conceptuelles cachées entre les lignes qui n'apparaissent pas à la
première lecture. Et cela s'applique également à moi. Par exemple, ce n'est que
maintenant que je réalise vraiment que les TAM et autres technologies, décrites
par le Boomernaute et utilisées par la Sphère Autonome, sont des machines
affectives-discursives-matérielles qui, agissant dans un entrelacement
inséparable (entanglement) avec toutes les composantes de Gaia, tentent
de subvertir un présent calamiteux. Le récit semble donc s'inscrire dans le
courant de pensée d'un nouveau matérialisme, d'un post-humanisme féministe
critique, auquel appartiennent Donna Haraway et Karen Barad*. Mais c'est
une vérification que je fais rétrospectivement, et dont le Boomernaute était
plus conscient que moi.
FMP : Nous arrivons à la fin du livre en essayant de ne pas la spoiler. À cette
fin, je simplifierai beaucoup : un rôle décisif est joué par les « non-humains »
(les non-humains qui font partie de Gaia, y compris les formes évoluées
d'intelligence artificielle) qui permettent aux humains de continuer à vivre,
mais en tant que « néo-primitifs », parce que leur utilisation de la
méta-technologie a été désastreuse. Avec une lecture rapide et superficielle,
on pourrait croire que tu penses que les possibilités de civilisation ont pris
fin aujourd'hui. Mais je ne pense pas, et je me trompe peut-être, que c'est ce
que tu veux dire. Tu veux argumenter ?
GG : Dans la réponse précédente, j'ai partiellement anticipé la condition des
néo-primitifs à laquelle tu fais référence. Il n'y a pas d'affirmations
définitives sur la civilisation dans l'histoire. Comme l'affirme Giuliano
Spagnul dans la préface, dans le voyage du Boomernaute « qui dénoue l'un
des nombreux fils imaginables d'un passé lointain à un avenir incertain au-delà
de l'humanité, s'exerce cette “pratique de mise en forme” de la co-création
risquée dont parlait Haraway et qui nous oblige, au lieu de répondre à des
questions, à interroger les questions elles-mêmes. Non pas comment nous
survivons, mais pourquoi nous devrions survivre ».
Que cela puisse prêter à un nihilisme qui est
aujourd'hui plus qu'évident est aussi inévitable que de supposer aujourd'hui
que les pratiques risquées de la narration sont une étape nécessaire « pour
trouver de nouvelles valeurs, non plus absolues, mais qui, dans leur
partialité, peuvent être dites situées dans la vie, dans l'environnement, dans
les relations avec d'autres êtres humains et non-humains. Des valeurs capables
de créer un monde qui, en se recréant continuellement, permet à la réalité de
perdurer ». Telle est la conclusion de Spagnul et je crois qu'il a mis le
doigt sur l'essentiel.
En bon ingénieur, j'essaierais de compléter la réponse
à ta question sur les possibilités de civilisation par une approche plus
matérialiste mais tout aussi dynamique, considérant que la matière n'est pas
inerte mais qu'elle a sa propre agentivité. La question, à mon avis, porte
avant tout sur le signifiant civilisation. Si ce terme se limitait à l'ensemble
des pratiques discursives et matérielles qui ont caractérisé l'évolution de
l'humanité jusqu'au point catastrophique actuel, alors je crois sincèrement qu'il
n'y a pas d'issue. Le Boomernaute s'en est rendu compte précisément dans
l'épisode de la rencontre avec les néo-primitifs dans un futur lointain. Après
avoir critiqué le concept de civilisation, il en évoque un autre, celui de « biocénisation »
: « La biocénisation semblait être le résultat d'une lutte réussie contre
la septicémie de Gaïa, même si, au cours de la longue période de son émergence
dans les réseaux de la vie, de nombreuses espèces, genres et familles s'étaient
éteints ou avaient été fortement affaiblis, comme cela avait été le cas pour
l'espèce humaine ».
FMP : Le Boomernaute voyage dans le temps, rencontre des sujets, humains et
non-humains, des mondes nouveaux et des technologies spéciales. Il observe
aussi une lutte décisive, entre le Gov néolib (qui deviendra Gov Q) et la
Sphère Autonome, la galaxie des mouvements d'en bas.
Revenons un instant à l'histoire
réelle. A une époque, comme tu le sais,
la sphère autonome, malgré les différents groupes qui la composaient, avait
néanmoins quelque chose d'unificateur, ne serait-ce que parce qu'elle évoluait
dans le cadre de la lutte des classes, d'où l'identification d'un ennemi
commun. Aujourd'hui, au contraire, cette dimension est plus floue, car on se
bat souvent pour des objectifs particuliers qui ne touchent pas toujours au « mode
de production capitaliste ». Quelles sont tes réflexions à ce sujet ?
Qu'est-ce qui, selon toi, peut rendre les nombreuses luttes de la sphère
autonome plus efficaces aujourd'hui ?
GG : Ma première observation est que l'objectif n'est peut-être pas seulement
d'avoir un impact sur le « mode de production capitaliste ». À cet
égard, l'histoire tente de faire comprendre qu'il n'y a pas d'issue,
révolutionnaire ou autre, à l'impasse de la septicémie de Gaïa qui ne puisse
être mise en œuvre que par les humains. L'entreprise restera une utopie tant
que nous ne serons pas capables d'effondrer le scénario anthropocentrique et
théologique qui est enraciné dans la philosophie occidentale depuis l'époque
d'Aristote. Dans cette vision libérale-newtonienne, l'homme est l'agent
dominant d'une réalité faite de « nature » à son service et de
matière inerte. Ce dernier postulat sur la non-agence de la matière a été
scientifiquement réfuté par la physique quantique, et malheureusement aussi
lorsque, à partir d'Alamogordo puis d'Hiroshima, le plus petit des fragments,
le cœur de l'atome a été brisé avec une telle violence qu'il a fait trembler la
terre et le ciel. Cependant, les grandes forces du système Gov Néolib (celui
qui gouverne le système mondial) sont prêtes à toutes les destructions, y
compris celle de l'atome, pour empêcher l'effondrement du scénario mortifère
dans lequel nous vivons.
À cet égard, je voudrais citer la proclamation de la
sphère autonome dans l'histoire du Boomernaute : « Nous n'avons pas
réalisé que la maladie nekomémétique existait depuis l'Antiquité, tandis que le
capitalisme, dans l'histoire de l'humanité et plus encore dans l'histoire de
Gaïa, n'est qu'une brève et féroce parenthèse qui a aggravé la situation au
point de la rendre critique. Ce n'est que lorsque nous avons réalisé notre
erreur d'inverser les causes et les effets que nous avons compris que notre
stratégie ne fonctionnerait jamais.
Plutôt que d'essayer de mettre fin au capitalisme dans une collision
frontale à l'issue douteuse pour arrêter complètement la pandémie - en
supposant qu'il soit désormais possible d'arrêter la totalité d'un appareil
aussi vaste, articulé, mortel et complexe - nous devons essayer de surmonter la
pandémie non seulement pour mettre fin au capitalisme mais aussi pour éviter
des issues chaotiques, autodestructrices et, en fin de compte, suicidaires. Il
reste une dernière chance qu'il faut absolument saisir pour démentir la
fausse prophétie anthropocentrique selon laquelle il serait plus facile
d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, et cela ne peut se faire
que par l'alliance des classes humaines dominées avec les autres composantes de
Gaïa ».
Pour en revenir à l'actualité, il est important de
souligner que la prise de conscience de cette situation concerne principalement
la sphère autonome et les mouvements d'en bas. Comme tu l’as souligné à juste
titre, les gens se battent souvent pour des objectifs spécifiques qui
n'influencent pas toujours directement le « mode de production capitaliste ». Et il est tout aussi vrai que, comme le dit
Maurizio Lazzarato, auteur d'une des analyses géopolitiques contemporaines les
plus cohérentes, les luttes et pratiques alternatives et antagonistes se
heurtent partout à la poigne de fer du commandement de l'État-capital, qui
réprime ces mouvements dès qu'il perçoit le moindre signe de danger, qu'il soit
réel ou imaginé. Malheureusement, le rappel des luttes de classe du XXe
siècle et de l'extraordinaire habileté politique du camarade Lénine ne suffit
plus comme seul antidote. Beaucoup ont essayé cette voie, mais elle ne
fonctionne plus comme avant. Les raisons en sont multiples, liées au
bouleversement de Gaïa évoqué plus haut, mais aussi historiques : la victoire
stratégique du capitalisme sur les mouvements révolutionnaires mondiaux en 68,
consolidée par l'effondrement du bloc soviétique en 1989, le conditionnement
des subjectivités de plusieurs générations à un individualisme égoïste pendant
un demi-siècle de néolibéralisme quotidien, et enfin la grande trahison d'une
ancienne gauche alliée au capital. Ces facteurs, ainsi que d'autres qu'il est
impossible de traiter exhaustivement ici, ont conduit à une hégémonisation
progressive des formes de révolte des classes subalternes par les forces
populo-fascistes alliées au capitalisme. En l'absence d'une perspective
révolutionnaire pour renverser le scénario libéral-newtonien, les forces
réactionnaires ont les coudées franches pour inciter les masses à protéger
égoïstement leur misère relative face à l'avancée du chaos climatique et social
mondial. À l'exception de Nanni Moretti, il est difficile de croire au «
soleil du futur »[3] d'une très hypothétique victoire (finale ? définitive ? globale ?) sur le
Gov Neolib, qui pourrait d'ailleurs miraculeusement guérir Gaïa d'un coup de
baguette magique. Face à une situation aussi compromise, beaucoup d'entre nous
baissent les bras et certains proclament même que tout combat sera vain.
Peut-être, mais ne pas lâcher prise est une question ontologique. Au contraire, c'est peut-être le moment de
tenter de libérer l'imaginaire de la terrible tenaille individualiste dans
laquelle il a été solidement emprisonné. Tel est le message du Boomernaute.
Notes
[1] Le terme « spacetimemattering » de Karen Barad a été créé
pour décrire la façon dont la matière et l'espace-temps émergent par des
actions internes et sont intrinsèquement liés. Ce concept fait partie de la
théorie philosophique du réalisme agentiel. Lire Karen Barad, Frankenstein,
la grenouille et l’électron. Les sciences et la performativité queer de la
nature, éditions Asinamali, 2023
[2] Le Boomernaute connaissait le concept, cf. note 6 p. 25 : « À ma
grande joie, je me suis rendu compte que le Boomernaute, malgré ses errances,
avait lu Neurocapitalisme, et j'ai même eu un instant l'illusion que
c'était pour cela qu'il m'avait rendu visite. Quoi qu'il en soit, je cite ici
le passage du livre concernant le « concept de biohypermédia, qui est né
pour définir l'ensemble des interconnexions et des interactions continues des
systèmes nerveux et des corps avec le monde à travers le complexe de
dispositifs, d'applications et d'infrastructures réticulaires. Par extension,
la sphère biohypermédia devient la sphère dans laquelle l'interpénétration des
consciences humaines avec ces technologies devient si intime qu'elle génère une
symbiose dans laquelle s'opèrent des modifications et des simulations
réciproques ».
[3] Titre du film de Nanni Moretti de 2023
Patrizia Piccinini, The Long
Awaited, 2008. Silicone, fibre de verre, cheveux humains, contreplaqué,
cuir, vêtements. 152 x 80 x 92 cm
Francesco Maria Pezzulli est sociologue et
chercheur indépendant. Il a enseigné à l'université La Sapienza de Rome et mène
des recherches et des enquêtes au sein du laboratoire sur les transitions, le
changement social et les nouvelles subjectivités de l'université Roma Tre. Il
s'intéresse aux questions relatives au développement capitaliste et au Mezzogiorno
italien.
Passionné de technologie et féru de philosophie politique,
Giorgio Griziotti est l'un des premiers ingénieurs en informatique sortis du
Politecnico de Milan. Ceci lui confère une longue expérience dans les
technologies informatiques, entre les applications industrielles et les usages
sociaux. Sa participation au mouvement autonome lors du long 1968 italien l'a
conduit à réaliser une grande partie de son activité professionnelle à
l'étranger et notamment en France, où il vit encore aujourd'hui. Il est l'un des
animateurs du collectif international Effimera. Il est
l’auteur de Neurocapitalisme
Pouvoirs numériques et multitudes (C&F
éditions, 2018) et de Cronache del
Boomernauta. Gaia e le metatecniche selvagge (Mimesis, 2023), à paraître en français chez C&F courant 2024.