Jeffrey D. Sachs (bio), Common Dreams, 26/12/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Les 1 500 milliards de dollars de
dépenses militaires annuelles sont l'arnaque qui continue à alimenter le complexe militaro-industriel et les initiés de
Washington, alors même qu'elle appauvrit et met en danger l'USAmérique et le
monde.
À première vue, la politique étrangère des USA
semble totalement irrationnelle. Les USA s'engagent dans une guerre désastreuse
après l'autre - Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Ukraine et Gaza. Ces derniers
jours, les USA se sont retrouvés globalement isolés dans leur soutien aux
actions génocidaires d'Israël contre les Palestiniens, votant contre une
résolution de l'Assemblée générale de l'ONU pour un cessez-le-feu à Gaza,
soutenue par 153 pays représentant 89 % de la population mondiale, et à
laquelle s'opposaient seulement les USA et 9 petits pays représentant moins de
1 % de la population mondiale.
Au cours des 20 dernières années,
tous les grands objectifs de la politique étrangère usaméricaine ont échoué.
Les talibans sont revenus au pouvoir après 20 ans d'occupation usaméricaine de
l'Afghanistan. L'Irak de l'après-Saddam est devenu dépendant de l'Iran. Le
président syrien Bachar el-Assad est resté au pouvoir malgré les efforts de la
CIA pour le renverser. La Libye a sombré dans une longue guerre civile après le
renversement de Mouammar Kadhafi par une mission de l'OTAN dirigée par les USA.
L'Ukraine a été ratiboisée sur le champ de bataille par la Russie en 2023 après
que les USA ont secrètement sabordé un accord de paix entre la Russie et
l'Ukraine en 2022.
Pour comprendre l'escroquerie de la
politique étrangère, il suffit d'imaginer le gouvernement fédéral actuel comme
un racket à plusieurs divisions contrôlé par les plus offrants.
Malgré ces débâcles remarquables et
coûteuses, les unes après les autres, les mêmes personnages sont restés à la
tête de la politique étrangère usaméricaine pendant des décennies, notamment
Joe Biden, Victoria Nuland, Jake Sullivan, Chuck Schumer, Mitch McConnell et
Hillary Clinton.
Qu'est-ce qui se passe ?
Pour résoudre l'énigme, il faut
reconnaître que la politique étrangère usaméricaine n'a rien à voir avec les
intérêts du peuple usaméricain. Il s'agit plutôt des intérêts des initiés de
Washington, qui courent après les contributions aux campagnes électorales et
les emplois lucratifs pour eux-mêmes, leur personnel et les membres de leur
famille. En un mot, la politique étrangère usaméricaine a été piratée par les
grandes fortunes.
En conséquence, le peuple usaméricain est
largement perdant. Les guerres ratées depuis 2000 lui ont coûté environ 5 000
milliards de dollars en dépenses directes, soit environ 40 000 dollars par
ménage. Environ 2 000 milliards de dollars supplémentaires seront dépensés au
cours des prochaines décennies pour les soins aux anciens combattants. Au-delà
des coûts directement supportés par les USAméricains, nous devrions également
reconnaître les coûts terriblement élevés supportés à l'étranger, en millions
de vies perdues et en milliers de milliards de dollars de destruction des biens
et de la nature dans les zones de guerre.
Le cerveau du complexe militaro-industriel , par EspenSchei
Les coûts continuent de
s'accumuler. En 2024, les dépenses liées à l'armée usaméricaine s'élèveront à
environ 1 500 milliards de dollars, soit environ 12 000 dollars par ménage, si
l'on ajoute les dépenses directes du Pentagone, les budgets de la CIA et
d'autres agences de renseignement, le budget de la Veteran's Administration, le
programme d'armes nucléaires du ministère de l'Énergie, l'“aide étrangère” militaire
du département d'État (par exemple à Israël) et d'autres lignes budgétaires
liées à la sécurité. Des centaines de milliards de dollars sont gaspillés dans
des guerres inutiles, des bases militaires à l'étranger et une accumulation
d'armes tout à fait superflue qui rapproche le monde de la troisième guerre
mondiale.
Pourtant, décrire ces coûts
gargantuesques, c'est aussi expliquer la “rationalité” tordue de la politique
étrangère usaméricaine. Les 1 500 milliards de dollars de dépenses militaires
sont l'arnaque qui continue à alimenter le complexe militaro-industriel et les
initiés de Washington, alors même qu'elle appauvrit et met en danger l'USAmérique
et le monde.
Pour comprendre l'arnaque de la
politique étrangère, il suffit de considérer le gouvernement fédéral actuel
comme un racket à plusieurs divisions contrôlé par les plus offrants. La
division Wall Street est gérée par le Trésor. La division de l'industrie de la
santé est gérée par le ministère de la santé et des services sociaux. La
division du pétrole et du charbon est gérée par les départements de l'énergie
et de l'intérieur. Enfin, la division de la politique étrangère est gérée par
la Maison Blanche, le Pentagone et la CIA.
Chaque division utilise le pouvoir
public à des fins privées par le biais de délits d'initiés, financés par les
contributions des entreprises aux campagnes électorales et les dépenses de
lobbying. Il est intéressant de noter que la division de l'industrie de la
santé rivalise avec la division de la politique étrangère en tant que
remarquable escroquerie financière. En 2022, les dépenses de santé des USA
s'élevaient à la somme stupéfiante de 4 500 milliards de dollars, soit environ
36 000 dollars par ménage, ce qui représente de loin les coûts de santé les
plus élevés au monde, alors que l'USAmérique se classe au 40e rang
mondial en termes d'espérance de vie. Une politique de santé ratée se traduit
par de très grosses sommes d'argent pour l'industrie de la santé, tout comme
une politique étrangère ratée se traduit par des méga-revenus pour le complexe
militaro-industriel.
Plus il y a de guerres, plus il y a
d'affaires
La division de la politique
étrangère est dirigée par une petite coterie secrète et très soudée, comprenant
les hauts responsables de la Maison Blanche, de la CIA, du département d'État,
du Pentagone, des commissions des services armés de la Chambre et du Sénat, et
des principales entreprises militaires, notamment Boeing, Lockheed Martin,
General Dynamics, Northrop Grumman et RTX (Raytheon). Il y a peut-être un
millier de personnes clés impliquées dans la définition de la politique.
L'intérêt public ne joue qu'un rôle limité.
Les principaux responsables de la
politique étrangère gèrent les opérations de 800 bases militaires usaméricaines
à l'étranger, des centaines de milliards de dollars de contrats militaires et
les opérations de guerre où l'équipement est déployé. Plus il y a de guerres,
plus il y a d'affaires. La privatisation de la politique étrangère a été
considérablement amplifiée par la privatisation de la guerre elle-même, car de
plus en plus de fonctions militaires “essentielles” sont confiées aux
fabricants d'armes et à des sous-traitants tels que Haliburton, Booz Allen
Hamilton et CACI.
Outre les centaines de milliards de
dollars de contrats militaires, les opérations de l'armée et de la CIA ont
d'importantes retombées commerciales. Avec des bases militaires dans 80 pays à
travers le monde et des opérations de la CIA dans de nombreux autres, les USA
jouent un rôle important, bien que le plus souvent secret, dans la
détermination des dirigeants de ces pays, et donc dans les politiques qui
façonnent les accords lucratifs concernant les minerais, les hydrocarbures, les
oléoducs et les terres agricoles et forestières. Les USA ont cherché à
renverser au moins 80 gouvernements depuis 1947, généralement sous la houlette
de la CIA, par le biais de coups d'État, d'assassinats, d'insurrections, de
troubles civils, de manipulations d'élections, de sanctions économiques et de
guerres ouvertes. (Pour une superbe étude des opérations de changement de
régime menées par les USA entre 1947 et 1989, voir l'ouvrage de Lindsey
O'Rourke intitulé Covert
Regime Change, 2018).
Outre les intérêts commerciaux, il
y a bien sûr des idéologues qui croient vraiment au droit de l'USAmérique à
diriger le monde. La famille Kagan, tous des bellicistes enragés, est le cas le
plus célèbre, bien que ses intérêts financiers soient également profondément
liés à l'industrie de la guerre. La question de l'idéologie est bien celle-là.
Les idéologues se sont trompés dans presque tous les cas et auraient depuis
longtemps perdu leur chaire d'orateur à Washington s'ils n'avaient pas été
utiles en tant que bellicistes. Qu'ils le veuillent ou non, ils servent
d'interprètes rémunérés au complexe militaro-industriel.
Il y a un inconvénient persistant à
cette escroquerie commerciale permanente. En théorie, la politique étrangère
est menée dans l'intérêt du peuple usaméricain, alors que c'est le contraire
qui est vrai. (Une contradiction similaire s'applique bien sûr aux soins de
santé hors de prix, au renflouement de Wall Street par le gouvernement, aux
avantages de l'industrie pétrolière et à d'autres escroqueries). Le peuple usaméricain
soutient rarement les machinations de la politique étrangère usaméricaine
lorsqu'il lui arrive d’entendre la vérité. Les guerres usaméricaines ne sont
pas menées à la demande du peuple, mais par des décisions venues d'en haut. Des
mesures spéciales sont nécessaires pour tenir le peuple à l'écart de la prise
de décision.
La première de ces mesures est une
propagande implacable. George Orwell l'a bien compris dans 1984, lorsque “le
Parti” a soudainement changé d'ennemi étranger, passant de l'Eurasie à
l'Estasie, sans un mot d'explication. Les USA font essentiellement la même
chose. Qui est le plus grand ennemi des USA ? Faites votre choix, selon la
saison. Saddam Hussein, les talibans, Hugo Chavez, Bachar el-Assad, ISIS,
Al-Qaïda, Kadhafi, Vladimir Poutine, le Hamas, ont tous joué le rôle d'“Hitler”
dans la propagande usaméricaine. Le porte-parole de la Maison Blanche, John
Kirby, diffuse cette propagande avec un sourire en coin, indiquant qu'il sait
lui aussi que ce qu'il dit est ridicule, bien que légèrement divertissant.
La propagande est amplifiée par les
groupes de réflexion de Washington qui vivent des dons des entreprises
militaires et parfois des gouvernements étrangers qui font partie des
opérations d'escroquerie des USA. Pensez au Conseil de l'Atlantique, au CSIS
et, bien sûr, au très populaire Institut pour l'étude de la guerre, qui vous
est offert par les principaux entrepreneurs militaires.
La seconde consiste à dissimuler
les coûts des opérations de politique étrangère. Dans les années 1960, le
gouvernement uaméricain a commis l'erreur de forcer le peuple usaméricain à
supporter les coûts du complexe militaro-industriel en enrôlant des jeunes pour
combattre au Viêt Nam et en augmentant les impôts pour payer la guerre.
L'opinion publique s'y est opposée.
À partir des années 1970, le
gouvernement s'est montré beaucoup plus habile. Il a mis fin à l'appel sous les
drapeaux et a fait du service militaire un travail à louer plutôt qu'un service
public, en s'appuyant sur les dépenses du Pentagone pour recruter des soldats
issus des couches économiques inférieures. Il a également abandonné l'idée
désuète selon laquelle les dépenses publiques devraient être financées par
l'impôt et a, au contraire, réorienté le budget militaire vers les dépenses
déficitaires, ce qui le protège de l'opposition populaire qui se déclencherait
s'il était financé par l'impôt.
Il a également poussé des États
clients tels que l'Ukraine à mener les guerres usaméricaines sur le terrain,
afin qu'aucune dépouille usaméricaine ne vienne gâcher la machine de propagande
des USA. Il va sans dire que les maîtres de guerre USaméricains tels que
Sullivan, Blinken, Nuland, Schumer et McConnell restent à des milliers de
kilomètres de la ligne de front. La mort est réservée aux Ukrainiens. Le
sénateur Richard Blumenthal (Démocrate-Connecticut) a défendu l'aide militaire usaméricaine
à l'Ukraine comme étant de l'argent bien dépensé parce que « sans qu'une
seule femme ou un seul homme du service américain n'ait été blessé ou perdu»,
sans qu'il lui vienne à l'esprit d'épargner les vies des Ukrainiens, qui sont
morts par centaines de milliers dans une guerre provoquée par les USA au sujet
de l'élargissement de l'OTAN.
Ce système repose sur la
subordination totale du Congrès usaméricain aux affaires de guerre, afin
d'éviter toute remise en question des budgets démesurés du Pentagone et des
guerres lancées par le pouvoir exécutif. La subordination du Congrès fonctionne
comme suit. Premièrement, le contrôle de la guerre et de la paix par le Congrès
est largement confié aux commissions des services armés de la Chambre et du
Sénat, qui définissent en grande partie la politique générale du Congrès (et le
budget du Pentagone). Deuxièmement, l'industrie militaire (Boeing, Raytheon et
autres) finance les campagnes des membres des commissions des services armés
des deux partis. Les industries militaires dépensent également des sommes
considérables en lobbying afin d'offrir des salaires lucratifs aux membres du
Congrès qui partent à la retraite, à leur personnel et à leur famille, soit
directement dans les entreprises militaires, soit dans les cabinets de lobbying
de Washington.
Le peuple usaméricain a pour tâche
urgente de réformer une politique étrangère tellement défaillante, corrompue et
trompeuse qu'elle enterre le gouvernement sous les dettes tout en rapprochant
le monde de l'Armageddon nucléaire.
Le piratage de la politique
étrangère du Congrès n'est pas seulement le fait du complexe
militaro-industriel usaméricain. Le lobby israélien est depuis longtemps passé
maître dans l'art d'acheter le Congrès. La complicité des USA avec l'État
d'apartheid israélien et les crimes de guerre à Gaza n'a aucun sens pour la
sécurité nationale et la diplomatie usaméricaines, sans parler de la décence
humaine. Ce sont les fruits des investissements du lobby israélien qui ont
atteint 30 millions de dollars en contributions de campagne en 2022, et qui
dépasseront largement ce montant en 2024.
Lorsque le Congrès se réunira à
nouveau en janvier, Biden, Kirby, Sullivan, Blinken, Nuland, Schumer,
McConnell, Blumenthal et leurs semblables nous diront que nous devons
absolument financer la guerre perdue, cruelle et trompeuse en Ukraine et le
massacre et le nettoyage ethnique en cours à Gaza, de peur que nous, l'Europe
et le monde libre, et peut-être le système solaire lui-même, ne succombent à
l'ours russe, aux mollahs iraniens et au parti communiste chinois. Les
pourvoyeurs de désastres en matière de politique étrangère ne sont pas
irrationnels dans leurs discours alarmistes. Ils sont trompeurs et
extraordinairement avides, poursuivant des intérêts étroits au détriment de
ceux du peuple usaméricain.
Le peuple usaméricain a pour tâche urgente de
réformer une politique étrangère qui est tellement brisée, corrompue et
trompeuse qu'elle ensevelit le gouvernement sous les dettes tout en rapprochant
le monde de l'Armageddon nucléaire. Cette refonte devrait commencer en 2024 par
le rejet de tout financement supplémentaire pour la désastreuse guerre
d'Ukraine et les crimes de guerre d'Israël à Gaza. Le rétablissement de la paix
et la diplomatie, et non les dépenses militaires, sont la voie à suivre pour
que la politique étrangère des USA soit conforme à l'intérêt public.