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06/09/2022

ANDREA FUMAGALLI
La dictature de la finance et le marché du gaz

Andrea Fumagalli, Effimera, 3/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Andrea Fumagalli (Milan, 1959) est Professeur d’Économie Politique auprès du Département de Science Économique de l’Université de Pavie, Italie. Il fait notamment partie de l’Association Bin-Italia (Basic Income Network), de l’Executive Committee du BIEN (Basic Income Earth Network), du réseau indépendant de recherche Effimera et du réseau San Precario. Ses recherches portent sur la précarité du travail et les transformations du capitalisme. On peut lire de lui en français : La Vie Mise Au Travail – Nouvelles formes du Capitalisme Cognitif (Eterotopia, 2015). Bibliografia

Présentation

Les 12 et 13 septembre 2008, au plus fort de l'effondrement des subprimes aux USA, deux jours avant la faillite de Lehmann Brother (15 septembre 2008), une conférence organisée par UniNomade sur les marchés financiers et la crise mondiale des marchés s'est tenue à Bologne. Les actes de cette conférence (et bien d'autres) seront publiés l'année suivante par Ombre Corte sous la direction d'Andrea Fumagalli et Sandro Mezzadra sous le titre Crise de l’économie globale. Marchés financiers, luttes sociales et nouveaux scénarios politiques [1]. Dans ce recueil d'essais, un texte de Stefano Lucarelli avait pour titre : « Le biopouvoir de la finance ». À l'époque, ce titre semblait plus que jamais approprié pour décrire la domination des oligarchies financières dans la définition des trajectoires d'accumulation du nouveau capitalisme de plateforme, qui allait bientôt émerger des cendres de cette crise.

Aujourd'hui, près de 15 ans après ces événements, nous pouvons dire que nous avons sous-estimé le problème. Certes, notre analyse avait été plus que correcte en soulignant le rôle central et dominant de la finance spéculative dans le nouveau (dés)ordre monétaire international et le déclin tendanciel du dollar comme monnaie de réserve internationale. Mais en attendant, le biopouvoir (qui pouvait aussi donner lieu à une forme de contre-pouvoir, comme la parabole du bitcoin l'a illusoirement laissé croire) s'est transformé en une véritable dictature.

Port de Sabetta sur la péninsule de Yamal en Russie arctique - Aleksandr Rumin/TASS

La financiarisation des matières premières

Ce qui se passe dans la fixation du prix du gaz sur le marché d'Amsterdam le confirme amplement. Déjà dans le passé, il y avait eu des indications de la capacité de la spéculation financière, qui est aujourd'hui de plus en plus l'essence et l'âme des marchés financiers, à fausser de manière presque irréversible les règles mêmes de fonctionnement d'un marché néolibéral. En 2008, par exemple, le prix du pétrole était passé de 70 dollars le baril en décembre 2007 à 142 dollars le baril à l'été 2008, pour retomber à 33 dollars à la fin de l'année : une bulle spéculative qui s'est toutefois dégonflée très rapidement.

Mais ce qui se passe sur le marché du gaz présente des nouveautés qu'il faut souligner. Il y a quelques années encore, la dynamique du marché et le prix déterminé dans l'échange réel entre l'offre et la demande de matières premières constituaient la base sur laquelle se formaient les anticipations sur les produits dérivés (généralement des contrats à terme), ce qui alimentait l'activité spéculative. Le prix sur les marchés réels était la base de la dynamique spéculative et des conventions financières qui alimentaient les décisions spéculatives.

Aujourd'hui, c'est le contraire qui se produit. Ce sont les anticipations de la dynamique future des prix, représentée par la valeur des contrats à terme sur le gaz ou d'autres produits de base, qui déterminent le prix des échanges sur le marché. C'est le cas sur le principal marché pour le commerce de gros du gaz, appelé « Title Transfer Facility » (TTF). Il s'agit d'une plateforme virtuelle (et d'un indice) de la Bourse d'Amsterdam, aux Pays-Bas, où l'on vend et achète du gaz (un peu) et des contrats à terme sur le gaz (beaucoup), c'est-à-dire des contrats pour échanger une certaine quantité de gaz à une date future et à un prix prédéterminé. La logique est donc purement spéculative. Le prix qui est déterminé n'est pas influencé par la demande et l'offre réelles de gaz mais par les attentes futures.

C'est le résultat de la libéralisation du marché de l'énergie, provoquée par le traité de Cardiff de 1996, qui, au nom de la libre concurrence, a éliminé toute forme de réglementation des prix dans le secteur. Le paradoxe est que, contrairement à ce que souhaitent les défenseurs du marché libre, le prix de l'énergie ne découle plus de la rencontre de l'offre et de la demande mais de l'activité spéculative découlant de l'état des anticipations sur l'avenir du marché. Cela dépend en grande partie de facteurs géopolitiques et géoéconomiques qui ont peu à voir avec l'évolution réelle du marché.

Il est avancé que la hausse des prix du gaz écarte les prévisions négatives sur ce qu'il adviendra de l'approvisionnement de cette matière première, en pariant sur sa prétendue rareté future. Contrairement à ce qui s'est passé avec le pétrole en 2008 - dont la pénurie supposée a été déclenchée par la nouvelle que les gisements de Bakou étaient sur le point de s'épuiser - aujourd'hui, la pénurie supposée de gaz est fondée sur une forte instabilité géopolitique internationale et sur les tensions internationales entre les USA, la Chine et la Russie.

La réalité actuelle du marché est, en fait, différente. Le gaz n'est en aucun cas, à l'heure actuelle, une ressource naturelle rare. Selon le rapport « Natural Gas - Supply and Demand » d'ENI publié le 26 juillet 2022 dans la World Energy Review, les réserves actuelles sont suffisantes pour répondre à la demande croissante pendant plus de 59 ans.  En outre, il convient de mentionner que la production de biométhane à partir de l'utilisation de fumier animal augmente de façon spectaculaire.  Au 31 décembre 2021 (dernières données disponibles), les réserves mondiales s'élevaient à 202 179 milliards de mètres cubes : elles étaient de 172 742 milliards en 2005. 40 % de ces réserves se trouvent au Moyen-Orient, 33 % en Russie et en Asie centrale, 8 % en Afrique et en Amérique du Nord et seulement 2 % en Europe. En 2021, la production mondiale était de 4 050,35 milliards de mètres cubes. La consommation a été plus faible, à 4027,04 milliards. Nous sommes donc en présence d'une offre excédentaire qui devrait conduire à une baisse du prix, ou du moins à ne pas l'augmenter.

Mais ce n'est pas ainsi que cela s'est passé, bien au contraire. Au cours de l'année 2021 (c'est-à-dire avant l'invasion russe de l'Ukraine), le prix du gaz TTF coté à la bourse d'Amsterdam a augmenté de 402 %. Les experts justifient cette tendance par le fait qu'il y a eu une augmentation de 4,6 % de la consommation de gaz en raison de l'hiver long et froid des premiers mois de 2021, qui a entraîné une plus grande utilisation du chauffage, suivi d'un été prolongé et chaud qui a provoqué une plus grande utilisation des dispositifs de refroidissement, accompagné de l'augmentation de la demande de gaz naturel liquéfié avec la flambée conséquente des prix de ce dernier, et enfin par l'augmentation de la consommation de gaz en Asie en raison de la reprise économique. Ces facteurs contribuent certainement à réfuter la prétendue rareté de la matière première, mais ne sont pas suffisants pour suggérer un déficit d'approvisionnement à venir.

En 2022, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a été la goutte d'eau classique qui peut faire déborder un vase déjà plein, ajoutant encore plus d'incertitude et d'instabilité. Et nous savons comment la spéculation se déchaîne dans ces situations. Toutefois, il convient de noter que d'éventuelles restrictions de l'approvisionnement en gaz de la Russie vers l'Europe sont également le corollaire des sanctions européennes. L'interdiction d'exporter des composants technologiques vers la Russie, qui sont nécessaires à la maintenance des gazoducs et des usines d'extraction de gaz, mine en fait la capacité de production russe, réduisant ainsi les revenus de la vente de gaz. Les coûts qui en résultent pour la Russie sont, dans l'ensemble, inférieurs à ceux que les pays européens risquent de payer avant de pouvoir se libérer de leur dépendance à l'égard du gaz russe.


En Inde, le prix de la bonbonne de gaz de 14 kg vient de passer le cap des 1000 roupies (12€), à comparer avec le revenu mensuel moyen de 178€. Mais les ménages à faibles revenus (moins de 100€ par mois) ont droit à des subventions pour l’achat de 12 bonbonnes par an. La solution ?


Aux USA, en revanche, le prix du gaz naturel par ménage, mesuré en kWh, fixé sur le marché Henry Hub, le point de distribution pour les USA, situé en Louisiane, est passé de 0,0094 $ en janvier 2021 à 0,0134 $ en décembre (soit une augmentation d'environ 42 %). Il s'agit d'une augmentation beaucoup plus faible qu'à Amsterdam (+402%, comme nous l'avons vu), car les contrats à terme sur les matières premières jouent un rôle beaucoup moins important sur le marché du gaz usaméricain. Cela est dû au fait que les produits dérivés sont négociés sur un marché différent puisqu'ils sont principalement cotés à Chicago et non en Louisiane. Et en effet, à la fin du mois d'août 2022, le prix sur le marché usaméricain Henry Hub est de 0,043 $ par kWh, contre un prix moyen mondial de 0,75 $kWh et un prix européen d'environ 0,136 $, soit plus de trois fois plus. Cela confirme qu'en Europe, le prix auquel le gaz est négocié est le résultat de la financiarisation du marché et de la dictature de l'activité spéculative.

Cui prodest ? (À qui profite le crime ?)

L'activité spéculative profite à beaucoup de gens. Tout d'abord, aux grands fonds spéculatifs qui, en créant la bulle haussière, peuvent obtenir de fortes plus-values, pour se retirer au moment opportun, comme cela s'est produit avec d'autres conventions spéculatives (par exemple, celles sur les obligations d'État grecques et italiennes en 2011). Mais elle est particulièrement pratique pour les grandes entreprises énergétiques. Celles qui peuvent profiter des contrats standard à long terme avec les producteurs de gaz brut (comme Gazprom) bénéficient de conditions extrêmement avantageuses avec un prix bloqué bien inférieur au prix de vente actuel. Celles qui n'ont pas ce privilège peuvent toujours acheter du gaz sur le marché usaméricain à un prix beaucoup moins élevé.

Il n'est pas surprenant que pour le seul premier trimestre 2022, selon les données de l'ARERA (Autorité de régulation de l'énergie, des réseaux, de l'environnement), les factures d'électricité aient augmenté de +131% par rapport à la même période en 2021, le gaz de +94%. Les bénéfices supplémentaires auxquels renoncent les entreprises énergétiques en raison de la différence entre les coûts de production et le PUN (acronyme de Prezzo Unico Nazionale, c'est-à-dire le prix de référence de gros de l'électricité achetée sur la Bourse italienne de l'électricité - IPEX) valent, selon les estimations d'Assoutenti (Association usagers), la somme énorme de 27,9 milliards d'euros pour le seul premier trimestre de 2022. Le ministère de l'économie porte ce chiffre à 40 milliards. Le gain est évident.

Penser à limiter l'activité spéculative avec un décret n'est pas possible. Mais certaines interventions pourraient utilement être introduites. Par exemple, le découplage du marché du gaz des marchés de l'électricité et des énergies renouvelables. À Amsterdam, le prix du gaz au TTF est fixé par le système d'enchères au prix marginal (Sistem Marginal Price), qui conduit en fait au prix le plus élevé parmi ceux proposés. La particularité de l'enchère marginale réside dans le fait que, pour fixer le prix de l'énergie, peu importe la source à partir de laquelle elle a été produite (renouvelable, gaz, charbon, nucléaire) ; en effet, à la fin de l'enchère, tous les intermédiaires paieront ce qu'ils ont acheté au prix marginal, c'est-à-dire au dernier prix accepté - évidemment, le plus élevé de ceux proposés.

Enfin, il est paradoxal que le volume des transactions sur le gaz négocié à Amsterdam représente une part dérisoire du total européen (3-4% : données de l'ARERA) mais indique qu'Amsterdam est le marché européen dominant pour l'achat et la vente de titres à terme. Étant donné que le marché du TTF est géré par Gasunie, une société néerlandaise qui contrôle une grande partie du réseau de méthane aux Pays-Bas, ainsi que certains gazoducs européens (bien qu'elle appartienne à Intercontinental Exchange (ICE), un géant des plateformes financières, qui possède également Wall Street), les Pays-Bas peuvent bénéficier d'avantages économiques et financiers qui conduisent le pays à augmenter sa balance commerciale et ses paiements au détriment d'autres pays européens comme l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. Une raison plus que suffisante pour expliquer l'opposition néerlandaise à l'introduction d'un écart de prix (price gap) au niveau européen.

Au-delà de ces considérations, la financiarisation du gaz illustre comment aujourd'hui la détermination des prix dépend de moins en moins des échanges réels et matériels du bien en question, mais de plus en plus de variables extra-marchandes de type financier. C'est la mort des échanges traditionnels du marché libre, au grand dam des économistes libéraux. La théorie de l'offre et de la demande, principale base de la microéconomie néoclassique, perd son sens. La dictature de la finance montre ici toute sa puissance.

Note

1-     Parmi les nombreux textes italiens qui, au cours de ces années, ont abordé le thème de la crise financière, la plupart d'entre eux avec une orientation mainstream, celui-ci est celui qui a fait l'objet du plus grand nombre de traductions : en anglais, allemand, espagnol, portugais, turc, coréen, japonais. [et évidemment pas en français, NdT]

 

 

 

DILYANA GAYTANDZHIEVA
Documents reveal supply of 47 tons of controlled drugs to US military

Dilyana Gaytandzhieva, ОБЕКТИВНО, 5/9/2022
Translated by Lena Bloch

Bill Mauldin, Chicago Sun-Times, 1972

The Pentagon is shipping dozens of tons of controlled drugs to U.S. military bases around the world, documents obtained by the U.S. Federal Register of Contracts reveal. The U.S. Transportation Command (USTRANSCOM) has contracted with fourteen U.S. airlines to transport military cargo, including sensitive cargo (narcotics) to various locations around the world. The delivery schedule shows a planned total of 47.5 tons of controlled drugs (2018–2023) to U.S. military bases overseas.

The projected quantity for Romania alone is 10 tons of controlled drugs, Kosovo is 5 tons, and Estonia is 2 tons, while the projected shipments of controlled drugs to the other destinations are in a significantly smaller quantity of 898 kg per base (the quantities shown in the document are measured in the U.S. unit of lbs, 1 lbs equals 0.453592 kg).

Schedule for the delivery of military cargo, including controlled drugs, to U.S. military bases worldwide in Pentagon Category A Federal Contract Announcement HTC71117RCC05. Source: govtribe.com

Kosovo — 11 117 lbs (2018–2023) or 5 042 kg

Romania — 21 607 lbs (2018–2023) or 9 800 kg

Malatya — 2803 lbs (2018–2023) or 1271 kg

Erbil — 1457 lbs (2018–2023) or 660 kg

Estonia — 4 516 lbs (2018–2023) or 2 048 kg

Estimated quantities for other U.S. military bases are 1,980 pounds or 898 kilograms of controlled drugs per base (2018–2023) Source

The total quantity of controlled drugs to be supplied is 47 560 kg (2018–2023).

US Army — the largest user of controlled drugs in the world

The U.S. Department of Defense has awarded a $23 million contract (2020–2025) for the supply of amphetamines, according to another federal order posted on the U.S. Federal Contracts Register.

According to the contract notice, the annual consumption by the Department of Defense alone is 15.6 million amphetamine tablets.

Pentagon Dextroamphetamine/Amphetamine Federal Order Notice SPE2D2–20-R-0062.

Amphetamine — a widely used drug in the US military

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05/09/2022

ANNAMARIA RIVERA
Déconstruire le langage raciste
Au-delà du “hate speech”


Annamaria Rivera , Comune-Info, 5/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Les lexiques frelatés, la rhétorique et les représentations négatives d'autrui ou la propension à dissimuler des mesures et des institutions racistes et anticonstitutionnelles derrière des euphémismes sont, à la fois, l'une des causes et l'un des effets de ce système complexe et multidimensionnel que nous appelons racisme : un système, souvent sournois, d'inégalités juridiques, économiques, sociales et de statut ; un système généralement caractérisé par de fortes inégalités de pouvoir entre les groupes sociaux concernés.

Par conséquent, pour contrer le racisme, il est utile, mais pas suffisant, de déconstruire et de démasquer les mots et la rhétorique qu'il utilise ou qu'il invente, endosse ou affirme comme s'il s'agissait de vérités indiscutables. Même s'il est insuffisant à lui seul, le travail d'écologie des mots représente un des moyens pour tenter de décomposer ce qu'Étiennne Balibar appelait la communauté raciste, ou du moins d'en ébranler la compacité et essayer ainsi de la mettre en crise.

Cela dit, je trouve que le terme de hate  speech (discours de haine), qui est devenu officiel au niveau international, est très problématique. Ce n'est pas un hasard s'il a été inventé aux USA par un groupe de juristes à la fin des années 1980, dans un pays où le terme “race” est utilisé couramment, comme s'il était neutre. La croyance selon laquelle toutes les insultes, les déclarations, les phrases offensantes et discriminatoires sont des expressions de haine est, à mon avis, tout à fait infondée.

Même si nous élargissions le sens du mot “haine” à l'hostilité, l'aversion, le rejet, l'antipathie, l'inimitié envers certains individus et groupes, nous ne serions pas en mesure de comprendre toute la gamme des motivations qui inspirent les mots, les phrases et les discours racistes et discriminatoires, y compris les discours sexistes et homophobes. Si nous voulions vraiment attribuer les motifs du discours raciste commun à la sphère des sentiments et des émotions, nous serions forcés de constater que c'est souvent le mépris, le dédain, la dérision et la moquerie qui prévalent.

La croyance de plus en plus répandue selon laquelle le racisme systémique peut être démantelé en combattant les discours de haine détourne l'attention et l'énergie du caractère concret des luttes et de la capacité à communiquer de l'antiracisme.

Ce n'est pas une coïncidence si, en Italie, l'un des premiers lemmes inventés pour nommer les immigrants et les réfugiés en bloc a été l'expression napolitaine vu' cumprà (“tu veux acheter ?”) : on croyait qu'il s'agissait de la phrase typique avec laquelle le vendeur ambulant étranger typique [sénégalais, bien sûr, NdT] s'adressait aux passants et elle était basée sur la généralisation arbitraire selon laquelle tous les migrants sont au mieux de misérables colporteurs. Par ailleurs, les représentations véhiculées par les médias et parfois par les institutions elles-mêmes tendent le plus souvent à occulter ou à minimiser le rôle productif réel joué par les travailleur·ses migrant·es et donc leur contribution à l'économie des différents pays européens.

En outre, je ne crois pas du tout que ces hommes politiques et représentants d'institutions, qui ont l'habitude de proférer les pires insultes et obscénités racistes (les entrepreneurs politiques du racisme, comme je les ai appelés par le passé) soient mus par une quelconque passion ou un quelconque sentiment. Au contraire, ils sont guidés par une idéologie et une stratégie très précise : ils visent à obtenir un consensus, en détournant le ressentiment populaire, principalement dû aux conditions économiques et sociales vécues, vers des boucs émissaires.

Il existe un autre paradoxe qui caractérise les discours de haine. Dans certains pays européens, dont l'Autriche et l'Espagne, la “race” est mentionnée avec insistance parmi les motifs. Il en va de même pour les organismes internationaux tels que le CERD et la CEDH, c'est-à-dire respectivement le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale (des Nations unies) et la Convention européenne des droits de l'homme.

Pourtant, c'est à partir du début des années 1940 que les biologistes, les généticiens et surtout les anthropologues culturels tels que Franz Boas, Fernando Ortiz et Ashley Montagu ont commencé à démontrer l'absence totale de fondement scientifique de la “race”. Par conséquent, on pourrait paradoxalement dire que ceux qui continuent aujourd'hui à en perpétuer le mythe sont eux-mêmes racistes, même s'ils s’en prennent aux discours de haine.

On peut dire la même chose des expressions “de couleur” ou “basé sur la couleur", comme s'il s'agissait d'une réalité et non d'une perception historiquement et culturellement déterminée. En réalité, c'est le discours dominant qui décide qui est noir, qui est blanc, qui est de la “race juive”, qui est d'une autre “race”. Aux USA, toute personne ayant ne serait-ce qu'un huitième de “sang noir” est considérée comme noire, même si son apparence est résolument “blanche”. Pour n'en citer qu'un autre exemple de désignation, l'Afrique du Sud de l'apartheid a inventé la catégorie des blancs honoraires (les Japonais, en particulier), pour les basanés de condition de classe supérieure. 

Gringoire, 1937


Détective, 1938

 D’autre part, tout le monde peut être racisé : en Italie, pendant un bon nombre d'années, et encore aujourd'hui en Grèce, les principales victimes du racisme étaient les Albanais, puis aussi les Roumains. À propos de ces derniers, en 2006, le journaliste d'un journal de droite a osé écrire : « Ils sont considérés comme la race la plus violente, la plus dangereuse, la plus autoritaire, capable de tuer pour une poignée de centimes, qui terrorise notre pays depuis des années. Pourtant, cette race se prépare même à entrer dans l'Union européenne ». (Augusto Parboni : « Un groupe ethnique toujours dans les faits divers. Ils ont un monopole criminel sur le clonage [de cartes de crédit, NdT] et la prostitution », Il Tempo, 3 octobre 2006).

2013

Plus tard, le 10 avril 2017, ce sera Luigi Di Maio, leader du M5S et plusieurs fois ministre, qui postera une affirmation similaire sur Facebook : « L'Italie a importé 40% de ses criminels de Roumanie » .   On lui doit aussi la définition navires des ONG engagés dans la recherche et le sauvetage en mer, comme « taxis de la Méditerranée », une formule suivie du classique « Qui les paie ? Et pourquoi le font-ils ? », posté onze jours plus tard.     

Depuis un bon nombre d’ années, en Italie comme dans d'autres pays européens, un racisme institutionnel gagne du terrain, si extrême et insistant qu'il alimente, par l'utilisation décisive des médias et des réseaux sociaux, des formes répandues de xénophobie populaire. Corollaire et en même temps agent de ce processus, la détérioration progressive du langage public, qui semble désormais débarrassé de tout frein inhibiteur.

La chute de l'interdit a fait que peu de gens ont été choqués lorsque Beppe Grillo a publié sur son blog en 2006 une longue citation de Mein Kampf d'Hitler contre « les bouffons du parlementarisme ». Et lorsque Matteo Salvini, leader de la Ligue du Nord, a osé déclarer en public en 2008 que les rats « sont plus faciles à éradiquer que les gitans parce qu'ils sont plus petits », faisant écho, peut-être inconsciemment, à l'une des métaphores zoologiques typiques de l'antisémitisme le plus classique. Ce qui ne l'a pas empêché de devenir ministre de l'Intérieur dix ans plus tard.

Mais c'est aussi le même lexique réglementaire et bureaucratique qui désigne parfois les migrants par des épithètes stigmatisantes et infériorisantes : " clandestins ", " extra-communautaires ", " badanti " [aides à domicile]... En particulier, le mot clandestin a joué un certain rôle dans le renforcement de l'axe répressif et discriminatoire des politiques d'immigration en Italie : le seul pays européen dans lequel ceux qui ne sont pas en règle en ce qui concerne leur permis de séjour sont définis de manière péjorative : ailleurs on dit, de manière plus ou moins neutre, sans papiers, indocumentados et autres. Ces politiques, à leur tour, ont fini par entériner la rhétorique qui tourne autour de l'équation qui assimile l'immigrant au “clandestin”, et donc au criminel.

Une autre tendance consiste à utiliser le lemme ethnie (en fait un synonyme euphémique de race) pour définir l'origine des immigrants, au lieu d'utiliser le critère neutre, ou du moins symétrique, de la nationalité. Et ceci avec des résultats grotesques : dans la meilleure presse italienne, récemment même dans le manifesto, un journal de gauche, il nous est arrivé de lire des articles sur l'ethnie latino-américaine ou même l'ethnie chinoise (alors que nous ne lisons jamais l'ethnie européenne ou l'ethnie nord-américaine).

Dessin de Jiho

Il existe également un jargon du sens commun raciste apparemment innocent qui utilise des mots connotés idéologiquement comme s'ils étaient neutres. On pense au néologisme buonismo (et buonista angélisme et angéliste), par lequel il est d'usage de stigmatiser les politiques égalitaires et inclusives, les actes et les discours de solidarité envers les migrants et les réfugiés, et les minorités. C'est un lemme qui appartient à la même famille sémantique que pietista, utilisé en Italie pendant le fascisme comme une accusation contre les Italiens qui, après l'approbation des lois anti-juives, ont essayé de défendre, protéger, sauver leurs concitoyens juifs.

Au fait et en conclusion : pensez aux souverainismes qui traversent la plupart des pays européens, à la réémergence de formes explicites d'antisémitisme en même temps que d'anti-islamisme : verbal et même factuel (des affaires récurrentes du foulard en France aux attaques contre les synagogues et les mosquées). Tout cela rend d'autant plus nécessaire le travail d'une “écologie des mots”, à condition qu'il soit mené dans le cadre d'une activation capillaire de la société civile.


     

04/09/2022

RONNY BLASCHKE
La foire aux vanités : comment la Coupe du monde de football est devenue un objet de prestige pour les autocrates

Ronny Blaschke, Neue Gesellschaft, 4/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice
 Versión española

 

Ronny Blaschke est un journaliste indépendant allemand spécialisé dans l'arrière-plan politique du sport. Il travaille entre autres pour le Deutschlandfunk, la Süddeutsche Zeitung et la Neue Zürcher Zeitung. Auteur de cinq livres dans lesquels il examine la violence, les formes de discrimination et la géopolitique dans le football. Son dernier ouvrage en date de 2020 est Machtspieler - Fußball in Propaganda, Krieg und Revolution (Joueurs de pouvoir - Le football dans la propagande, la guerre et la révolution). Il est par ailleurs actif dans l'éducation politique. twitter.com/RonnyBlaschke

Depuis l'attribution de la Coupe du monde de football au Qatar, il est moins question de sport que d'achat de voix, d'exploitation des travailleurs sur les chantiers et de violation des droits humains fondamentaux. Dans le classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières pour l'année 2021, le Qatar occupe la 128e  place sur 180 États. Les homosexuels doivent s'attendre à des persécutions. Les partis politiques sont interdits au Qatar. Les médias indépendants qui remettent en question la monarchie héréditaire n'existent pas. Mais du 21 novembre au 18 décembre 2022, la partie du monde passionnée de football aura les yeux rivés sur Doha, au Qatar. Et redorera comme il se doit le blason de cet émirat autoritaire.

 C'était un signe de rejet. Lors de la demi-finale de la Coupe d'Asie 2019, des spectateurs du pays hôte Abou Dhabi lancent des bouteilles et des chaussures sur l'équipe du Qatar. Abu Dhabi est la capitale des Émirats arabes unis, une riche monarchie pétrolière du Golfe persique. Les EAU sont un partenaire important de l'Arabie saoudite. Les deux pays résistent à leur manière à l'influence croissante du Qatar.

 Trois jours après la demi-finale, le Qatar remporte la finale contre le Japon et devient pour la première fois champion d'Asie. Les politiques et les fonctionnaires sportifs des EAU boycottent la cérémonie de remise des prix. « Le football est le reflet des tensions dans le Golfe », explique Jassim Matar Kunji, ancien gardien de but dans la ligue professionnelle qatarie et désormais journaliste pour la chaîne de télévision Al Jazeera. « Des contrats de sponsoring ont été annulés entre les pays et des transferts de joueurs ont été annulés ».

En 2017, un vieux conflit s'est aggravé dans le Golfe. À l'époque, l'Arabie saoudite avait imposé un blocus économique au Qatar. Les EAU, le Bahreïn et l'Égypte se sont joints à eux et ont également suspendu leurs relations diplomatiques avec Doha. Ils reprochaient au Qatar de soutenir des groupes terroristes et d'entretenir une trop grande proximité avec les Frères musulmans et l'Iran. L'Arabie saoudite a suspendu ses exportations de produits alimentaires au Qatar. La compagnie aérienne nationale Qatar Airways n'a plus été autorisée à utiliser l'espace aérien saoudien.

« De nombreux Qataris ont cru à la possibilité d’une invasion saoudienne », explique Jassim Matar Kunji. L'armée saoudienne compte environ 200 000 soldats, celle du Qatar 12 000. Pour compenser son infériorité militaire, le Qatar poursuit une coûteuse stratégie de soft power : avec des investissements de plusieurs milliards dans la culture, la science - et le football, avec de grandes manifestations, des participations à des clubs ou des partenariats de sponsoring avec le Paris Saint-Germain ou le FC Bayern Munich. L'organisation de la Coupe du monde de football fin 2022 est la partie la plus importante de cette stratégie.

Il y a un peu plus de 50 ans, les centres de pouvoir arabes se trouvaient encore au Caire, à Bagdad et à Damas. Les petits cheikhats de la péninsule arabique comme le Koweït, Bahreïn ou les EAU ne jouaient encore aucun rôle. Le Qatar, contrôlé en dernier lieu par les Britanniques, comptait à peine 100 000 habitants l'année de son indépendance en 1971 et était sous la protection militaire de l'Arabie saoudite. En 1990, le tout-puissant Irak a envahi le Koweït et les USA se sont sentis obligés d’intervenir pour le libérer. Les petits États de la région ont pris conscience qu'ils seraient nettement en position d’infériorité en cas d'attaque comparable.

Traditionnellement, les décisions les plus importantes au Qatar étaient prises par une poignée de personnes, écrit le politologue Mehran Kamrava dans son livre Qatar : Small State, Big Politics. Au pouvoir depuis des décennies : la dynastie Al Thani, originaire d'Arabie saoudite. En 1995, Hamad ben Khalifa Al Thani a déposé son propre père lors d'un coup d'État sans effusion de sang. En Arabie saoudite et aux EAU, les dirigeants craignaient que le pouvoir ne leur échappe également.

Pour un avenir sans pétrole ni gaz

Le nouvel émir voulait libérer le Qatar de l'emprise de l'Arabie saoudite et a entamé une modernisation. Il a fait construire la chaîne d'information Al Jazeera au milieu des années 90 et a ouvert l'économie aux investisseurs étrangers. Des antennes d'universités renommées des USA, de Grande-Bretagne et de France, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, se sont installées à Doha.