Les
nouveaux fans de Trump, par Patrick Chappatte, NZZ am Sonntag, Zürich
Une des
énormités les plus hallucinées/hallucinantes/hallucinatoires proférées par Donald Trump dans la campagne
électorale en cours aux USA a été l’accusation lancée contre les immigrés haïtiens
de Springfield, Ohio : « ces immigrés volent et mangent les chiens et
les chats ». Pour comprendre la portée de ces insanités, il faut savoir
que 62% des USAméricains possèdent au moins un animal domestique, que 97% d’entre
eux considèrent que ceux-ci font partie de la famille et que les heureux
propriétaires ont dépensé en 2022 140 milliards de dollars pour leurs toutous, félins,
perruches et autres canaris. Un historien des mouvements ouvriers reconstitue
ci-dessous la genèse de cette trumpitude.-FG
Sondage
post-débat aux USA, par Chappatte, Le Temps, Genève
Gabriel Winant, The New York Review, 30/9/2024
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Gabriel Winant
est professeur associé d'histoire à l'université de Chicago et organisateur
bénévole au sein de l'Emergency Workplace Organizing Committee [Comité
d'organisation des urgences sur le lieu de travail] (EWOC), un projet commun des
Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) et des Travailleurs unis de
l'électricité, de la radio et des machines d'Amérique (UE). Bio-bibliographie
Chaque
génération de travailleurs de ce pays a toujours été incitée à détester la
suivante, à inventer ses propres fantasmes d'immigrés mangeurs de chats.
Ateliers de
mécanique Champion, Springfield, Ohio, 1907. Bibliothèque du Congrès/Wikimedia
Commons
En septembre
1917, le gouverneur de l'Ohio, James M. Cox, qui allait devenir le candidat
démocrate à la présidence en 1920, a marqué la fête du travail par un long
discours public. Après quelques mots faisant l'éloge de l'American Federation
of Labor (AFL) pour sa participation patriotique à l'effort de guerre, il
aborde le phénomène émergent que nous appelons aujourd'hui la « Grande
Migration ». « Il y a cependant un symptôme dans la situation actuelle qui
présage de graves problèmes, à moins que la société et l'État n'agissent
ensemble pour les éviter », a-t-il déclaré : « L'afflux important de personnes
de couleur en provenance des États du Sud. La vie urbaine, a averti le
gouverneur, transformera les Noirs du Sud, simples ruraux, en « types vicieux
». Leur « importation » menaçait de « briser les normes de travail et de mettre
en péril les idéaux d'un État progressiste ».
Magnat des
médias en herbe (dont le nom orne aujourd'hui l'empire du câble et de la
presse), Cox avait lancé sa carrière politique en achetant des journaux dans
deux villes industrielles du centre de l'Ohio : Dayton et Springfield. Dans
l'ensemble, il était le même genre de progressiste que le président sortant,
Woodrow Wilson : prudemment amical envers les travailleurs et les agriculteurs,
de tendance internationaliste, et évidemment raciste.
Springfield,
l'une de ses principales bases de soutien, a connu une histoire de terreur
raciale. En 1904, après avoir lynché un Noir nommé Richard Dickerson, une foule
blanche a incendié le petit quartier noir de la ville. (Personne n'a péri dans
les flammes, car les autorités ont demandé aux habitants de déguerpir, puis ont
laissé brûler leurs maisons). Deux ans plus tard, une bagarre dans un bar et
une fusillade ont donné lieu à un nouvel épisode de violence collective et
d'incendie criminel. En 1921, une troisième éruption a été provoquée, selon les
historiens August Meier et Elliott Rudwick, par « la prise de conscience par
les Blancs d'un “afflux de Nègres” ».
La violence
se propageant, la Garde nationale occupe la ville. L'année suivante,
Springfield a procédé à la reségrégation de ses écoles, qui étaient intégrées
en vertu de la loi de l'État depuis 1887, en créant une école élémentaire
entièrement noire pour un district qu'elle a baptisé « Needmore ». On a
découvert plus tard que le surintendant et deux des cinq membres du conseil
d'administration de l'école étaient des membres inscrits du Ku Klux Klan.
Membres du
Ku Klux Klan défilant à Springfield, Ohio, 1923. Corbis/Getty Images
En d'autres
termes, les accès de violence de la foule blanche n'ont pas seulement
caractérisé le Sud de Jim Crow, mais aussi le Nord industriel, où ils ont
également mis en œuvre un régime quotidien de ségrégation et d'exploitation. La
violence a atteint son paroxysme pendant et juste après la Première Guerre
mondiale. Elle s'est surtout concentrée dans les petits centres industriels -
East St. Louis, Chester, Indianapolis, Omaha, Gary. Elle se concentre parfois
sur les briseurs de grève noirs, « importés » (souvent sans le savoir) dans ce
but. Mais il était courant pour des amis des travailleurs comme Cox d'insinuer
que tous les migrants noirs avaient été « importés » de cette manière - «
lâchés sur Springfield », comme on pourrait l'entendre dire aujourd'hui.
L'industrie
centrale de Springfield, l'équipement agricole, a joué un rôle crucial dans le
décollage industriel de l'USAmérique à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle. L'énorme productivité de l'agriculture usaméricaine,
rendue possible en grande partie par les innovations d'International Harvester,
de John Deere, de Caterpillar et des entreprises Champion Machine Works et
Oliver Farm Equipment de Springfield, a généré un excédent commercial massif,
qui a stimulé l'expansion des chemins de fer utilisés pour expédier les
produits agricoles hors des plaines. Les chemins de fer, bien sûr, sont en
acier, tout comme les faucheuses et les lieuses qui ont accéléré le flux de
céréales en provenance du cœur de l'USAmérique. Ainsi, les fermes usaméricaines
ont indirectement stimulé l'industrie sidérurgique, qui s'est développée pour
fournir les matériaux nécessaires à la construction de gratte-ciel,
d'autoroutes et d'automobiles. Ainsi, le développement économique des années
1870 aux années 1950 s'est appuyé sur la productivité agricole, pour laquelle
des villes comme Springfield se sont développées afin de fournir les
instruments nécessaires.
*
À chaque
étape de ce processus, il fallait trouver de nouvelles sources de main-d'œuvre
pour extraire le minerai et poser les rails, alimenter les fours et fondre le
métal, riveter les pièces et souder les bords. En règle générale, la
main-d'œuvre provenait de la zone d'éclatement de plus en plus étendue des
économies rurales effondrées à la périphérie de l'Europe. Les ménages paysans
ne pouvaient pas résister à l'intégration dans le système capitaliste mondial,
où les céréales usaméricaines bon marché fixaient désormais les prix. Ils ont
donc décidé de partir vers la source de la crise qu’ils vivaient.
L'adaptation
à l'USAmérique industrielle pouvait être une épreuve. En 1912, le Springfield
Daily News a publié un article intitulé « Le travail des étrangers dans les
usines est important », illustré par le récit d'« une grande usine de l'Ohio
qui emploie plusieurs centaines de Magyars ». Lorsqu'ils sont arrivés, ils
présentaient les qualités indésirables habituelles des nouveaux immigrants »,
observe le journaliste. « Mais le directeur a prévu d'éliminer ces qualités ».
Les usines
de Springfield puisent toutefois leur main-d'œuvre davantage dans
l'arrière-pays que prmi les paysans d'Italie, de Pologne et d'Autriche-Hongrie.
Les pauvres du Sud des USA qui ne pouvaient plus gagner leur vie en cultivant
du coton ou en creusant du charbon ont également subi l'épreuve de
l'adaptation. Et pas seulement les migrants noirs que les Blancs plébéiens du
Nord ont accueillis avec violence, mais aussi les milliers de « hillbillies » [ploucs,
péquenauds] blancs - les ancêtres de JD Vance [colistier de Trump].
Comme le montre l'historien Max Fraser dans son récent ouvrage Hillbilly
Highway, ils présentaient eux aussi « les qualités indésirables du nouvel
immigrant ».
Dans la
ville voisine de Dayton, par exemple, les propriétaires louaient aux «
péquenauds » à la semaine, craignant qu'ils ne manquent à leur bail ; le
département de la santé déplorait qu'ils aient dû recevoir des instructions sur
« la propreté, les vaccinations, l'hygiène et la nutrition » d'un niveau de
quatrième année d’école. « Nos lois et nos coutumes sont différentes de tout ce
qu'ils ont connu », se plaint un policier de Cincinnati.
À chaque
nouvelle vague, le même hurlement s'élevait d'une gorge usaméricaine : ce
groupe est trop différent, trop peu préparé, trop mal élevé : ces Irlandais,
ces Chinois, ces Italiens, ces Juifs, ces « gens de couleur », ces péquenauds,
ces Mexicains, ces Salvadoriens, ces Vénézuéliens, ces Haïtiens. En 1909, par
exemple, des journaux californiens ont publié des articles affirmant que la
guerre des gangs chinois à San Francisco alimentait le commerce de la viande de
chat. « Les Chinois croient superstitieusement que si leurs guerriers sont
nourris de la chair de chats sauvages, ils assimileront la férocité de ces
bêtes. En 1911, un habitant de Brooklyn a accusé « une bande de travailleurs
étrangers » - dont l'origine ethnique n'a pas été précisée - d'avoir attrapé et
mangé ses trois chats. À l'époque, comme aujourd'hui, la provenance du récit
était indirecte ; l'histoire était de troisième main au moment où elle a été
imprimée.
Vue de
l'usine de fabrication de la Compagnie de cercueils métalliques de Springfield,
tirée de l'ouvrage de William Mahlon Rockel intitulé 20th Century History of
Springfield, and Clark County, Ohio, and Representative Citizens
(Biographical Publishing Co., 1908). Internet Archive/Wikimedia Commons
Dire que le
développement économique et la destruction créatrice qui l'accompagne - en
éliminant ou en élevant les anciennes populations ouvrières, en en installant
de nouvelles - crée une nouvelle fantasmagorie d'immigrants mangeurs de chats à
chaque génération, c'est simplement décrire sous un autre angle le problème
historique fondamental de la classe ouvrière usaméricaine. Continuellement
inondée de nouveaux arrivants, la classe ouvrière de ce pays a toujours entendu
d'une oreille un appel à détester les nouveaux venus, à abhorrer leurs manières
anarchiques et leurs habitudes dégénérées. Cette voix est parfois venue de
l'intérieur de la maison des travailleurs, mais presque toujours de son aile
droite. En 1902, le président de l'AFL, Samuel Gompers, a rédigé un pamphlet
insistant sur le fait que « soixante ans de contact avec les Chinois,
vingt-cinq ans d'expérience avec les Japonais et deux ou trois ans de
connaissance avec les Hindous devraient suffire à convaincre toute personne
normalement intelligente qu'ils n'ont pas de normes morales sur lesquelles un
Caucasien pourrait les juger ».
Plus
influentes encore sont les voix des hommes politiques qui parlent le langage de
la conscience de classe pour diviser la classe ouvrière au lieu de l'unir.
Woodrow Wilson, par exemple, un champion de Jim Crow qui a timidement courtisé le
mouvement ouvrier, a comparé les conséquences de l'immigration asiatique à
celles de la traite transatlantique d’ esclaves, c'est-à-dire pour les Blancs :
« Le travail rémunérateur est la base du contentement. La démocratie repose sur
l'égalité des citoyens. Le coolieisme [le phénomène des coolies] oriental nous donnera
un autre problème racial à résoudre et nous aurons certainement eu notre leçon ».
La prétendue
inimitié entre les différents types de travailleurs - libres et esclaves,
natifs et immigrés, qualifiés et non qualifiés, noirs et blancs, hommes et
femmes - n'est pas un vestige d'un passé amer. Il est continuellement réactivé.
L'une des principales tâches de la gauche usaméricaine a donc été de servir de
médiateur entre une génération de travailleurs et la suivante, de trouver les
ouvertures entre leurs diverses traditions et de les relier.
*
Les ouvriers
migrants noirs qui sont arrivés à Springfield dans les années 1910 ont organisé
des manifestations en faveur des droits civiques dès 1922, en boycottant et en
dressant des piquets de grève devant les écoles à nouveau ségréguées. La Ligue
de protection des droits civiques qu'ils ont formée était dirigée par un petit
groupe de professionnels noirs, mais sa base était constituée de nouveaux
migrants, concentrés à « Needmore » et se rassemblant dans les églises dites « du
feu de l'enfer » [dont les prédicateurs promettaient aux pêcheurs et
mécréants qu’ils brûleraient en enfer s’ils ne se repentaient pas, NdT]. La
Ligue dénonçait les prédicateurs qui refusaient de collecter des fonds pour sa
cause le dimanche, affrontait les enseignants noirs qui travaillaient dans les
écoles ségréguées et rendait visite aux familles qui ne participaient pas au
piquet de grève.
Herman Henry
Wessel : The Farm Implement Industry [L'industrie des machines
agricoles] (étude
murale pour le bureau de poste de Springfield, Ohio), 1936 ; Smithsonian
American Art Museum/Wikimedia Commons
En
représailles, le procureur local inculpa cinq groupes de parents de la classe
ouvrière en vertu de la loi sur l'absentéisme scolaire, ainsi qu'un ouvrier
nommé Waldo Bailey, pour avoir agressé un enseignant qui franchissait le piquet
de grève, mais il n'obtint aucune condamnation. La Ligue, en revanche, obtint
des décisions favorables dans les litiges concernant les écoles et organisa
même la défaite des candidats du Klan à la commission scolaire, mais pas à la
commission municipale ni au poste de juge de paix. Mais elle n'est jamais
parvenue à réintégrer les écoles. La suprématie blanche l'emporta par inertie.
« La victoire des Noirs de Springfield était vide de sens », observent Meier et
Rudwick.
Des
changements plus durables surviennent dans les années 1930, avec la percée du
mouvement ouvrier et la montée de la gauche politique. William et Mattie
Mosley, par exemple, sont venus du Tennessee à Springfield avec leurs enfants
dans le cadre de la Grande Migration. En 1920, William travaillait comme
mouleur dans une fonderie, bien qu'il l'ait quittée à un moment donné pour
devenir jardinier. Mattie participa au mouvement de boycott des écoles
ségréguées. Leur fils Herbert fut embauché comme ouvrier à la Oliver Farm
Equipment Company. Lorsque le nouveau mouvement syndical industriel a déferlé
sur Springfield dans les années 1930, unissant pour la première fois la classe
ouvrière industrielle au-delà des frontières raciales, ethniques et
professionnelles, il les a sans doute entraînés eux aussi. Les Mosley ont
probablement rejoint des organisations intégrées (United Auto Workers Local 884
pour Herbert) qui ont défendu leur droit d'accès aux institutions civiques et
les ont défendus sur leur lieu de travail.
Ces nouveaux
syndicats présentaient des lacunes internes, notamment en ce qui concerne les
questions raciales, mais ils formaient néanmoins une sorte d'unité à partir de
la cascade générationnelle polyglotte des Slaves, des Italiens, des Blancs des
Appalaches et des migrants noirs du Sud. Ce faisant, ils ont apporté pour la
première fois une véritable démocratie dans des endroits comme Springfield, en
associant les travailleurs blancs aux luttes et parfois même à la direction de
leurs voisins noirs. Comme l'indique un petit article paru dans le Springfield
Daily News en 1942, une réunion du conseil du CIO [Congrès des
organisations industrielles] de la ville, qui s'était réunie pour examiner les
soutiens politiques, a également nommé un comité composé de deux représentants
de l'UAW [United Auto Workers], l'un blanc, l'autre noir, « pour enquêter sur
les installations de loisirs existantes pour les membres nègres du CIO à
Springfield. Le comité se présentera devant la Commission municipale lundi soir
pour discuter des propositions visant à améliorer ces installations ».
Il n'est pas
exagéré de dire que la première phase du mouvement des droits civiques est née
en partie de ces expériences d'unité de la classe ouvrière. Dans les années
1940, Mattie Mosley avait participé au sit-in contre la ségrégation au comptoir
de restauration rapide des magasins Woolworth de Springfield ; elle a ensuite
coordonné des boycotts de cinémas et de restaurants pratiquant la ségrégation.
Veda
Patterson, aide-soignante et fille d'un concierge de la compagnie de gaz, l'a
rejointe. Elle a organisé des étudiants de l'Antioch College, situé à Yellow
Springs, pour qu'ils participent aux piquets de grève. (La police a harcelé
Patterson pour qu’elle quitte e la ville dans les années 1960, après qu'elle se
fut engagée dans le mouvement nationaliste noir de la République de Nouvelle
Afrique). En 1964, lorsqu'un coiffeur de Yellow Springs a refusé de servir des
clients noirs, deux cents personnes se sont assises et ont croisé les bras sur
l'avenue Xenia. Avec des tuyaux à gaz et des lances à incendie, la police a
tenté en vain de mettre fin à l'action dans ce que le Springfield News-Sun a
appelé « une mêlée sauvage qui a duré une heure ».
*
Les
générations du XXe siècle ont chacune apporté quelque chose au
mouvement ouvrier et à la gauche politique qui s'est développée en symbiose
avec lui. Dans la génération de la Grande Migration, le courage et l'endurance
appris dans le Sud de Jim Crow se sont transformés en fermeté face au Klan.
Pendant les années de dépression et de guerre, les travailleurs noirs se sont
unis aux péquenauds et aux immigrés pour triompher des entreprises de matériel
agricole. Dans les années 1960 et 1970, le libéralisme racial qu'ils ont rendu
possible a interagi avec d'autres traditions, parfois plus radicales - le
nationalisme noir, la politique étudiante. Une Nouvelle Gauche péquenaude s'est
même développée dans certaines régions du pays, notamment à Chicago. Au cours
de ces décennies, Springfield a élu un maire juif, Maurice K. Baach, suivi d'un
maire noir, Robert C. Henry, ce qui en a fait brièvement la plus grande ville
jamais dirigée par un Afro-USAméricain.
Au cours des
quatre dernières décennies, cette solidarité accumulée a diminué. À la fin des
années 1960, alors que la croissance ralentissait et que l'inflation
s'installait, les tensions économiques et sociales au sein du libéralisme du
New Deal sont remontées à la surface. Au début des années 1980, une cascade de
fermetures d'usines et de pertes massives d'emplois industriels s'en est
suivie. Le lien que les syndicats avaient forgé entre la gauche idéologique et
la classe ouvrière industrielle s'est presque complètement rompu sous ces
pressions. Même là où les usines sont restées ouvertes, le nombre de
travailleurs a diminué et leur confiance a été brisée pour toute une
génération.
À
Springfield, par exemple, les travailleurs d'International Harvester ont
participé à une grande grève nationale de six mois contre l'entreprise en
1979-1980. Ils semblaient avoir gagné, mais ils ont été frappés par
d'importantes vagues de licenciements, puis contraints à des concessions en
matière de salaires et d'avantages sociaux en 1982. L'entreprise, qui opère
aujourd'hui sous le nom de Navistar, est toujours là, mais les travailleurs et
leur syndicat ont perdu l'initiative et ne l'ont jamais retrouvée. Dans les
luttes acharnées pour les écoles, les quartiers, les emplois et la protection
sociale, la politique du racisme et de la xénophobie a refait surface, invoquée
par les politiciens enhardis de la Nouvelle Droite dans les années 1980 et
leurs successeurs jusqu'à aujourd'hui.
Sur le
terrain, les activistes locaux ont tenté de maintenir la communauté unie alors
que Donald Trump et Vance provoquent une panique raciste pour la déchirer. De
nombreux héritages institutionnels des années 1930 et 1940 persistent sous une
forme réduite : l'UAW est toujours là. Mais ce ne sont que des ombres de ce
qu'ils étaient auparavant. Alors même que les néonazis défilent dans les rues
et que le Klan couvre Springfield de sa littérature, les politiciens libéraux
au niveau national, notamment Kamala Harris et Tim Walz, prétendent que le
problème disparaîtra s'ils dénoncent les calomnies racistes à Springfield tout
en se livrant à une dérive droitière sur la politique des frontières.
*
La
population de Springfield a diminué d'environ un tiers depuis son apogée au
milieu du siècle dernier. Le comté a perdu 22 000 emplois dans l'industrie
manufacturière dans les années 1990. Mais ces dernières années, il a été une
modeste exception à la sombre trajectoire de la région, attirant de nouveaux
investissements de la part de fabricants et d'entreprises de logistique. La
relative solidité du marché du travail est une nouveauté de ces dernières
années. Il ne fait aucun doute que le choc des décennies de déclin suivies
d'une croissance soudaine est à l'origine d'une partie de la dislocation
actuelle.
Quoi qu'il
en soit, au cours des dernières années, les Haïtiens de Springfield ont fait la
même chose que tant de vagues précédentes d'immigrants : légalement dans le
pays sous le statut de protection temporaire, ils ont suivi le bouche-à-oreille
pour trouver leur chemin là où il y a du travail. Pour l'instant, ils occupent
des emplois classiques de « greenhorn » [bleus, novices] - cols bleus,
moins susceptibles d’avoir besoin de connaître l'anglais - et commencent à
former une nouvelle communauté : quelques restaurants, un centre communautaire,
une agence pour l'emploi, une aide mutuelle par l'intermédiaire de la Société
Saint-Vincent-de-Paul. Bientôt, leurs enfants anglophones enseigneront dans les
écoles et soigneront dans les hôpitaux, comme le font de nombreux USAméricains
d'origine haïtienne en Floride, à New York et dans toute la
Nouvelle-Angleterre.
Des membres
de la communauté haïtienne de Boston et leurs alliés se rassemblent contre le
racisme anti-Haïtien, Boston, Massachusetts, 24 septembre 2024. Jessica
Rinaldi/The Boston Globe/Getty Images
Les Haïtiens
au centre de l'histoire sont eux-mêmes, en d'autres termes, parfaitement
ordinaires. La panique raciste qui les entoure témoigne cependant du rôle
particulier d'Haïti dans l'histoire moderne. Dans un sens réel, les Haïtiens
qui ont renversé l'esclavage ont été le premier prolétariat moderne : ils
venaient de nombreuses nations, parlaient de nombreuses langues et suivaient de
nombreuses traditions culturelles et religieuses ; pourtant, ils se sont soudés
pour vaincre les empires les plus puissants du monde. À cet égard, leur
révolution a représenté la capacité des personnes asservies de transcender les
différences qui leur étaient imposées, et donc la menace et la promesse de
l'unité de la classe ouvrière. Depuis lors, les États les plus riches ont puni
la nation insulaire pour ce crime unique et, au XIXe siècle, la peur
de la révolution haïtienne était une force puissante dans tout l'hémisphère
occidental.
Peut-être
les années 1790 sont-elles trop lointaines pour que cela ait de l'importance,
mais je ne pense pas que ce soit le cas. L'image d'Haïti comme un pays à part,
peuplé de brutes bestiales et superstitieuses, a beaucoup circulé ces dernières
semaines, et elle doit certainement quelque chose à cette histoire. Les
invocations du vaudou, du « génocide blanc » et du faible QI forment un lien
indéniable entre la réaction de panique face à la révolution du XVIIIe
siècle et la politique de suprématie blanche d'aujourd'hui. La mémoire de la
révolution, d'ailleurs, pourrait également être facilement accessible aux
travailleurs haïtiens eux-mêmes, qui sont souvent des syndicalistes engagés là
où ils sont concentrés dans les secteurs de l'hôtellerie et des soins de santé
dans le nord-est et en Floride. C'est peut-être pour cette raison que SEIU [Syndicat international des employé·es
de services, 2 millions de membres, NdT] et UNITE
HERE [syndicat de l’ 'hôtellerie, la restauration, la
confection-textile, la blanchisserie, la livraison et les jeux, 440 000 membres,
NdT] ont fait preuve d'une certain franc-parler à l'égard des événements de
Springfield.
Dans mon
expérience du mouvement syndical, j'ai rarement vu des travailleurs ou des
organisateurs faire le genre de discours que l'on peut voir dans un film sur
une grève ; l'organisation se fait dans la conversation, pas dans les discours.
Une fois, cependant, j'ai aidé des travailleurs de l'hôtellerie à s'organiser
dans le Connecticut : le personnel d'entretien était entièrement haïtien.
Avant d'aller démarcher leurs collègues, le comité d'organisation s'est réuni
pour un petit rassemblement. Un organisateur est monté sur une table de
pique-nique et s'est adressé au groupe en créole. Je n'ai rien compris, à
l'exception d'une phrase prononcée au moment le plus émouvant du discours : «
Toussaint Louverture ».