28/10/2021

LAURA FIELD
« Conservatisme national » : des professeurs trumpistes complotent en vue d’un come-back autoritaire

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Laura K. Field est écrivaine et théoricienne politique, chercheuse en résidence à l'American University et chargée de recherche au Niskanen Center, une boîte à idées washingtonienne qui se définit comme « modérée », prônant un capitalisme à visage humain et écologique. @lkatfield

Les plans des intellectuels conservateurs pour éroder la démocratie libérale ne font que commencer.

Le jour d'Halloween, la deuxième conférence du National Conservatism, ou NatConII, débutera à Orlando, en Floride. Il est difficile de savoir quoi penser du programme de cette manifestation de trois jours, qui compte quelques noms connus (les sénateurs Josh Hawley et Marco Rubio sont tous deux des orateurs principaux), mais aussi le conspirationniste Jack Posobiec, célèbre pour le Pizzagate. À quelques exceptions près, le soutien à Donald Trump est une constante. Mais les idées animatrices viennent moins de l'ex-président que d'un groupe disparate d'universitaires autrefois obscurs.


 Illustration par The New Republic

La couverture médiatique du phénomène Trump commence et se termine généralement par la base - le mineur de charbon dans le diner du Midwest, ou la foule du rallye MAGA [Make America Great Again]. On ne parle pas beaucoup des professeurs.

Depuis 2016, un ensemble d'intellectuels conservateurs peu connus et de sortes de think tanks ont émergé comme des voix puissantes dans le parti républicain de Trump. L'opposition zélée à l'immigration et à la culture dite woke a alimenté leur ambition politique. Ils ont prêté un vernis de respectabilité bien nécessaire à l'administration Trump. Et maintenant, malgré certaines différences théoriques réelles, le groupe se coalise autour d'un projet politique illibéral - ne se contentant pas d'épouser les préférences politiques conservatrices typiques, mais se dressant contre la démocratie libérale et constitutionnelle au sens traditionnel et non partisan. Certaines des voix intellectuelles les plus éminentes de la droite se regroupent ouvertement autour de l'idée que l'Amérique a besoin d'une transformation politique radicale, s'éloignant du gouvernement par et pour "Nous le Peuple" et allant vers quelque chose de plus descendant et monolithique. Par essence, la NatCon II est l'occasion pour les grands noms de ce mouvement de proposer une version habillée et sublimée du trumpisme.

À    première vue, Trump semble être un champion improbable pour un groupe d'intellectuels, et il est vrai que beaucoup le tiennent à distance. Mais certains en sont venus à apprécier l'irrévérence de Trump, ou ce que Charles R. Kesler, du Claremont Institute, a appelé son "courage", pour tenir tête à la gauche. Petit groupe de réflexion conservateur fondé en 1979, le Claremont Institute se positionne en défenseur de la fondation américaine et de la tradition du droit naturel et est devenu un champion intellectuel précoce de Trump. En septembre 2016, l'institut a publié l'essai "Flight 93 Election", qui soutenait, en fait, qu'il était temps pour les conservateurs de mettre leur argent là où se trouvait Monsieur Loyal depuis des décennies. Comme le dit l'auteur, "une présidence d'Hillary Clinton, c'est la roulette russe avec un semi-automatique. Avec Trump, on peut au moins faire tourner le barillet et tenter sa chance". Rush Limbaugh a consacré l'une de ses émissions à la promotion de l'article, et son auteur, Michael Anton, allait plus tard rejoindre le Conseil national de sécurité de Trump. Anton travaille aujourd'hui pour le Hillsdale College, dont le président actuel, Larry P. Arnn, a présidé le rapport de la Commission 1776 du président Trump, qui plaidait pour la promotion d'une "éducation patriotique", préfigurant les attaques républicaines actuelles contre la théorie critique de la race.

Pendant l'ère Trump, le groupe de Claremont a pris un virage délibéré vers un engagement politique plus actif. Ce qui pouvait autrefois passer pour du chauvinisme et de l'ignorance raciale au sein de l'institut s'est rapidement transformé en racisme ouvert et en conspirationnisme de haut niveau. En 2020, Anton et d'autres dirigeants de Claremont ont activement promu l'idée d'un "coup d'État de Biden", et John C. Eastman, le directeur fondateur du Center for Constitutional Jurisprudence du Claremont Institute, a rédigé pour Trump un plan en six points expliquant comment Mike Pence devrait annuler l'élection le 6 janvier.

Loin de fonctionner en vase clos, le contingent de Claremont a une solide présence dans le mouvement émergent du conservatisme national, qui est organisé par la Fondation Edmund Burke (un nouveau groupe présidé par l'universitaire israélo-américain Yoram Hazony, auteur du livre The Virtue of Nationalism en 2018). Ce cercle plus large est plus diversifié idéologiquement que Claremont et comprend un bon nombre de traditionalistes religieux, dont beaucoup ont une approche plus feutrée de la politique. Mais ils ont trouvé une cause commune. En mars 2019, le magazine First Things a publié une lettre ouverte intitulée "CONTRE LE CONSENSUS MORT", qui a servi de cri de cœur précoce au mouvement. Parmi les signataires figurent Sohrab Ahmari, le rédacteur d'opinion du New York Post, et Patrick Deneen, auteur du populaire succès de 2018 intitulé Why Liberalism Failed et professeur à l'Université de Notre Dame. La lettre blâme l'establishment conservateur pour son incapacité à endiguer la marée du "libéralisme tyrannique" et fait l'éloge du "phénomène Trump" pour avoir ouvert un espace pour de nouveaux types d'enquêtes et de pratiques politiques. La NatConI a eu lieu en juillet 2019 -Tucker Carlson et John Bolton étaient les conférenciers vedettes - et en février 2020, une conférence sur le conservatisme national a eu lieu à Rome.

Les deux camps sont unis derrière un récit diviseur et déshumanisant de leurs adversaires politiques. Dans le camp le plus modéré, des hommes comme Deneen et Hazony expliquent avec dédain comment les relations les plus profondes des élites libérales - avec leur conjoint, leurs parents, leur progéniture - sont mercantiles et exemptes d'amour et de loyauté réels. À l'autre extrémité, il y a le cynisme sans limite du Claremont Institute, qui publie des auteurs qui qualifient de diaboliques les militant·es de Black Lives Matter et comparent les Américains de gauche à des zombies et des rongeurs humains. Dans tout le continuum de l'intellectualisme illibéral, on entend des cris apocalyptiques sur l'effondrement imminent de la civilisation occidentale. La rhétorique passionnée abandonne toute prétention aux idéaux libéraux de délibération raisonnée et de contestation dans un cadre constitutionnel partagé.

Au lieu de cela, ces intellectuels ont embrassé diverses alternatives au pluralisme américain. Deneen a plaidé pour une forme politique appelée "aristopopulisme", qui vise à remplacer les élites d'aujourd'hui par de "véritables aristoi", et il a défendu l'idée d'utiliser "des moyens machiavéliques pour atteindre des fins aristotéliciennes". J.D. Vance, auteur de Hillbilly Elegy et actuellement candidat à un siège de sénateur dans l'Ohio, a fait écho à cette pensée sur Fox News. "Si nous voulons une classe dirigeante saine dans ce pays", a déclaré Vance à Tucker Carlson en juillet, "nous devrions soutenir davantage de personnes qui ont réellement des enfants." Le Claremont Institute se considère comme engagé dans une défense de l'Amérique dans l'histoire du monde, ce qui signifie qu'il s'oppose vigoureusement au multiculturalisme (l'institut aime appeler ça une "guerre").

À  la recherche d'alternatives concrètes, ces intellectuels - en particulier les traditionalistes - se sont tournés vers l'étranger, s'accrochant à la Hongrie de Viktor Orbán comme le meilleur exemple concret de leur idéal. Partisan ouvert de la "démocratie illibérale", Orbán est devenu de plus en plus autocratique depuis qu'il est devenu Premier ministre du pays en 2010, consolidant son pouvoir autour de politiques anti-immigration et de nationalisme chrétien, affirmant le contrôle de l'État sur les médias, pliant le système judiciaire à sa volonté, exerçant de nouveaux contrôles sur l'éducation publique et manipulant les élections. Les intellectuels illibéraux américains font souvent l'éloge d'Orbán, qui était l'invité d'honneur du rassemblement du National Conservatism à Rome. Patrick Deneen et le chroniqueur du site ouèbe American Conservative Rod Dreher ont visité la Hongrie en juin et n'ont pas tari d'éloges à son égard. Pour Rod Dreher, le pays est l'exemple d'un "repli durable face à l'inévitabilité du progressisme mondial" et il trouve cela "extrêmement encourageant." Deneen pense que la Hongrie a beaucoup à apprendre à l'Amérique sur la manière dont la loi peut être utilisée pour soutenir la vie familiale traditionnelle et un "véritable épanouissement humain".

Pendant ce temps, les intellectuels du Claremont Institute se complaisent dans une imagerie bizarre et violente et un langage militariste. En plus des actes notoires d'Eastman, ils ont été un lien important pour les mensonges "Stop the Steal" [« Arrêtons le vol », campagne-éclair sur Facebook des pro-Trump contre  l’élection de Biden, interdite après un jour, NdT] de Trump et flirtent ouvertement avec le sécessionnisme. En mars, l'un des chercheurs principaux de Claremont a publié un essai proclamant la nécessité d'une contre-révolution contre la majorité américaine qui n'a pas voté pour Trump. Fin mai, le think tank a produit un podcast qui jouait sur la façon dont un futur président pourrait se convertir en un nouveau César.

Il est tentant de penser que le pire est derrière nous. Le Washington de Joe Biden est accaparé par les débats sur les infrastructures et le filet de sécurité sociale. Les républicains au Congrès peuvent refuser de reconnaître les réalités de ce qui s'est passé le 6 janvier, mais pour l'instant, ils ne peuvent pas mettre en œuvre de nouvelles mesures antidémocratiques au niveau national. Cependant, loin de D.C., ces intellectuels ont pris le bâton illibéral de Trump avec enthousiasme. Pour eux, Trump était un ballon d'essai pour ce qu'ils espèrent être un projet politique beaucoup plus sérieux et délibéré.

Il ne s'agit pas seulement d'hypothèses abstraites. Le National Conservatism a des liens avec des politiciens influents du GOP. Outre Hawley et Rubio qui seront les têtes d'affiche de la conférence NatCon II, le Claremont Institute doit honorer le gouverneur de Floride Ron DeSantis lors de son gala annuel fin octobre. Tucker Carlson et l'ancien vice-président Mike Pence ont récemment effectué des visites séparées à Budapest. Et les arguments venant de la droite illibérale sont tout à fait en accord avec les récents efforts du GOP de l'État pour limiter les droits de vote, contrôler l'éducation publique sur la race et restreindre strictement l'accès à l'avortement. Tout cela va à l'encontre des principes fondamentaux et de l'esprit du constitutionnalisme américain, et pourtant il est facile d'imaginer qu'ils soient déployés par des politiciens plus statiques et respectables que Trump ; à partir de là, il n'est pas difficile d'imaginer un tournant autocratique plus sérieux pour le Parti républicain, avec des implications violentes pour le pays.

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