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10/06/2025

ABDALJAWAD OMAR
Les gangsters d’Israël à Gaza
Une opération de contre-insurrection à l’ère de l’intelligence artificielle

Israël utilise depuis longtemps des agents infiltrés se faisant passer pour des Palestiniens afin de semer la discorde. Aujourd’hui, il utilise à nouveau cette stratégie à Gaza sous la forme de gangs qui prennent le contrôle de l’aide humanitaire. L’objectif est de fragmenter et de démembrer la société palestinienne.

Abdaljawad Omar Hamayel, Mondoweiss, 9/6/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Dans la longue et douloureuse histoire de la confrontation entre la Palestine et le sionisme, peu de figures ont provoqué une rupture épistémique et affective aussi profonde que l’unité des forces spéciales secrètes qui se font passer pour des Palestiniens. Connus sous le nom d’“unité arabisée” ou de “ musta’ribin”, ces agents secrets israéliens, souvent des Juifs arabes, n’opèrent pas en tant que colons visibles, mais en tant que doubles indigènes. Maîtrisant le dialecte et les manières palestiniens, l’agent arabisé évolue parmi les Palestiniens comme une présence fantomatique qui imite et surveille de l’intérieur tout en menant des opérations surprises destinées à prendre au dépourvu ses “proies”, soit pour les arrêter, soit pour les assassiner. Il ne se contente pas de collecter des informations ; il ébranle la confiance de la communauté et la possibilité d’une reconnaissance collective. 

De cette manière, les musta’ribin ne sont pas seulement une force tactique, mais un mode d’infiltration armé qui brise le miroir dans lequel les Palestiniens se regardent. Israël a d’abord développé ces unités “arabes” pour mener des opérations rapides dans les camps palestiniens, des espaces urbains densément peuplés qui sont autrement inaccessibles aux soldats en uniforme, avec très peu de chances de prendre leurs cibles au dépourvu. Les musta’ribin étaient une réponse à la question de savoir comment atteindre les “ cibles” avant qu’elles ne se rendent compte de la présence de l’armée. 

Cette logique d’infiltration, qui fait depuis longtemps partie de la stratégie coloniale d’Israël, a refait surface aujourd’hui. Dans une vidéo récente des Brigades Qassam du Hamas, une unité palestinienne travaillant avec l’armée israélienne a été désignée par la résistance comme musta’ribin. En utilisant ce terme pour désigner les collaborateurs palestiniens – qui seraient généralement appelés collaborateurs ou espions, jawasi – plutôt que les Israéliens infiltrés, le Hamas a délibérément brouillé la frontière entre collaborateur et ennemi.

Il n’est pas surprenant qu’Israël trouve parmi les populations occupées des personnes prêtes à survivre grâce à son appareil de domination. Cette complicité ne résulte pas seulement de l’épuisement – l’usure morale sous un siège implacable – mais aussi de l’espoir ténu de s’emparer du pouvoir, aussi marginal soit-il, au sein de l’ordre imposé. Elle est également le produit d’enchevêtrements plus profonds : les incitations silencieuses et les encouragements actifs qui proviennent parfois des rangs palestiniens eux-mêmes. Ce phénomène trouve ses racines dans la contradiction historique entre la résistance en tant que gouvernance et la gouvernance en tant que moyen d’emprisonnement. 

L’une des figures les plus tristement célèbres parmi ces nouveaux mandataires israéliens à Rafah est Yasser Abou Shabab, un ancien prisonnier condamné pour trafic de drogue par le gouvernement du Hamas, qui a dirigé un groupe de centaines d’hommes armés pillant les convois d’aide humanitaire à Gaza tout au long de la guerre. Son ascension illustre comment l’interaction entre la loyauté clanique, la survie matérielle, l’opportunisme et le soutien tacite d’éléments au sein de l’Autorité palestinienne se combine pour ouvrir la voie à l’émergence de tels gangs. Leur présence vise non seulement à fracturer le tissu social, mais aussi à rouvrir la plaie encore ouverte du génocide. 

L’utilisation par Israël de ces unités de collaborateurs sert plusieurs objectifs. Premièrement, elles servent à entraver et à détourner le flux de l’aide humanitaire, transformant ainsi l’aide en un mécanisme de contrôle. Deuxièmement, elles agissent comme des percepteurs informels, tirant des revenus de l’économie de la souffrance qu’elles contribuent à maintenir, se positionnant ainsi comme des intermédiaires, non seulement avec la force d’occupation, mais aussi avec l’appareil de secours international de plus en plus privatisé. Troisièmement, elles sont également utilisées comme mécanisme de détournement de fonds, exploitant le désespoir pour attirer les affamés et les jeunes de Gaza.  Ce pouvoir découle de ce qu’ils sont autorisés à offrir : un sac de nourriture, la promesse d’un accès, une éventuelle exclusion des massacres. Ces offres ne sont pas anodines ; elles servent de leviers de contrôle, opérant dans la tension entre la survie de la famille individuelle et l’endurance collective (soumoud) de toute la communauté. 

En s’interposant comme intermédiaires entre Israël et la population, ils permettent aux réseaux informels et formels de dépendance et d’autorité de s’enraciner et de se développer. Ils deviennent une adresse locale qui sert de médiateur avec Israël. Quatrièmement, et c’est peut-être le plus insidieux, ils jouent le rôle de protagonistes dans une chorégraphie de propagande. Des vidéos soigneusement mises en scène – des hommes en uniforme déchargeant des sacs de farine ou gesticulant face à à des files de déplacés – sont diffusées pour suggérer l’émergence d’une gouvernance palestinienne alternative, apparemment plus « pragmatique » ou plus souple, et plus disposée à chanter les louanges de Netanyahu. 

Leur rôle n’est pas seulement de semer le chaos, mais d’évoquer la possibilité d’un autre ordre. Leur simple présence attise la méfiance, brisant les fragiles solidarités qui se forment sous le siège. Ils sont, en quelque sorte, les premiers à mordre à l’hameçon : les premiers à imaginer un avenir niché au sein de l’appareil d’extermination. Mais ce qu’on leur offre, ce n’est pas la vie, seulement son mimétisme – une survie contrôlée dans un paysage conçu pour éliminer la présence des Palestiniens – et pour éliminer également le besoin de leur présence. Et comme beaucoup de phénomènes collaborationnistes de ce type, ils dissimulent leur brutale trahison de leur peuple derrière des slogans tels que « forces populaires », le nom qu’Abou Shabab utilise pour désigner sa bande de pillards. 

Mais voici le hic : si ces groupes peuvent être tactiquement utiles à Israël – pratiques pour détourner l’aide, discipliner la faim et déstabiliser la cohésion déjà fragile du tissu social de Gaza –, leur utilité reste fondamentalement limitée. Ils ne sont pas des acteurs stratégiques au sens transformateur du terme. Leur géographie est restreinte, leur influence parasitaire et leur existence entièrement liée à l’ombre protectrice de la puissance israélienne. Ce sont des criminels devenus collaborateurs, dont beaucoup se sont échappés des prisons palestiniennes au début de la guerre, d’autres sont d’anciens employés de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, et certains prétendent avoir des liens avec l’État islamique. Ils vivent littéralement de la guerre : des convois d’aide qu’ils pillent, des armes qui leur sont sélectivement remises et de l’indulgence de l’armée israélienne. Des mafias sans dignité 

Mais ce qui importe le plus à Israël, ce n’est pas leur succès, c’est le spectacle qu’ils offrent. L’important n’est pas qu’ils gagnent Gaza – personne, pas même leurs commanditaires, n’imagine qu’ils puissent y parvenir –, mais qu’ils servent de démonstration vivante de l’infiltration. Ils deviennent des symboles de fracture, véhiculant l’idée que la société palestinienne à Gaza est pénétrable, divisible et corruptible. Cela montre que la résistance a son contre-enjeu. Leur véritable fonction n’est pas de gouverner, mais de hanter la frontière entre opposition et collaboration. Ils font circuler le doute afin de rendre suspecte l’idée même d’une volonté collective de résister. 

En ce sens, la milice collaboratrice est moins un atout militaire qu’un outil narratif, un acteur dans l’effort continu d’Israël pour présenter la désintégration palestinienne comme endogène, inévitable et peut-être, aux yeux des sionistes, “méritée”. Cependant, leur statut social effacé – leur exclusion de l’imaginaire communautaire – marque leur incapacité à s’intégrer dans le corps social palestinien, contrairement aux mafias traditionnelles qui s’enracinent souvent dans les solidarités familiales, de quartier ou de classe. Au contraire, ces collaborateurs existent dans une zone de souveraineté négative : craints, mais pas respectés, connus, mais pas revendiqués, présents, mais reniés. Ils s’apparentent davantage à une technologie coloniale de fragmentation : des gangs sans loyauté et des mafias sans dignité. 

Cette technologie de fragmentation n’est, là encore, pas nouvelle. Israël cultive depuis longtemps des alliances avec des acteurs locaux afin de gérer et de perturber la cohésion palestinienne. La récente montée des gangs au sein des communautés palestiniennes en Israël en est un exemple. La convergence du soutien tacite d’Israël, en particulier des services de renseignement, ainsi que l’échec délibéré des forces de police et les changements économiques plus larges ont donné naissance à de nouvelles structures de crime organisé plus ancrées. 

Ces gangs ne sont pas de simples sous-produits de la décadence sociale ; ils sont les symptômes d’un désordre orchestré, cultivé et toléré dans la mesure où ils remplacent l’action collective et redirigent la violence vers l’intérieur, même parmi ceux qu’Israël présente comme ses propres citoyens, et les utilise volontiers comme outils de propagande pour dire : « Regardez, nous avons des Arabes qui se promènent sur la plage. Par conséquent, nous ne sommes pas racistes ». Il en va de même pour l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, qui représente aujourd’hui la forme la plus avancée d’une telle culture politique de type gang. Cannibalisant l’appareil para-étatique, l’Autorité palestinienne gouverne non seulement dans l’ombre d’Israël, mais aussi en instrumentalisant l’histoire nationaliste. Elle redessine les frontières de la loyauté et de la trahison, de l’ami et de l’ennemi, de manière à dissimuler ses dispositions mafieuses. 

Mais c’est peut-être cela qui est le plus important dans le contexte de Gaza : comme l’humanitarisme et le génocide obscène, comme la joie et la fête des soldats israéliens lorsqu’ils tuent des Palestiniens et détruisent leurs maisons, tout est désormais mis à nu. C’est une guerre sans voile. Pas de draps, pas de voiles, pas d’œillères idéologiques. La forme sociale de cette collaboration, son émergence brutale dans la sphère publique, révèle quelque chose de fondamental sur la nature de cette guerre. Elle n’est pas seulement génocidaire, elle est obscène et éhontée, n’exigeant rien du monde si ce n’est la passivité. 

Ce à quoi nous assistons n’est pas seulement une campagne militaire, mais le théâtre de l’effondrement, non pas de Gaza, mais des œillères idéologiques, des discours et des revendications morales d’un monde qui n’est plus capable de se justifier. Une bande à Gaza reflète les nombreuses bandes qui nous gouvernent.

NdT

La bande d’Abou Shabab se présente sur les médias en ligne sous deux formes et avec deux « logos » : « Forces populaires » et « جهاز مكافحة الإرهاب Jihaz mukafahat al’irhab », « Service ou Agence de lutte contre le terrorisme » (image 1). Ce second logo est une copie conforme de celui du Jihaz mukafahat al’irhab yéménite, basé à Aden et dirigé par le Général Chalal Ali Shaye, un tortionnaire au pedigree chargé au service de la coalition saudo-émiratie (image 2). Ce Service est lui-même inspiré du Bureau de contre-terrorisme mis en place en Irak par les envahisseurs yankees et actuellement dirigé par le général Karim Aboud Al-Tamimi (images 3 et 4). En somme, une répétition adaptée au Machrek à l’ère de l’intelligence artificielle de la fameuse opération Oiseau bleu lancée par les services français dans l’Algérie de 1956 et condamnée comme elle à un échec cuisant.

 



09/06/2025

GIDEON LEVY
Chers Gazaouis, s'il n'y a pas de farine, mangez du sang et des mensonges

Gideon LevyHaaretz, 8/6/2025 

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

La terrible accusation de meurtre rituel impliquant du sang, de la farine et des mensonges est gravée à jamais dans l’histoire du peuple juif. Aujourd’hui, le récit s’est inversé : il est désormais question de sang, de farine et des mensonges d’Israël.


Des chars israéliens prennent position à côté d’un centre de distribution d’aide humanitaire de la Gaza Humanitarian Foundation dans le sud de la bande de Gaza en mai. Photo : Abdel Kareem Hana/AP

Le sang et la farine sont visibles sur une photo prise à Gaza et publiée ce week-end : on y voit un cadavre mutilé recouvert de farine mélangée au sang, formant une pâte rose horrible. Le visage du défunt est recouvert d’une veste en lambeaux ; il fait partie des dizaines de personnes tuées dans le centre de distribution alimentaire de Gaza que les Forces de défense israéliennes ont transformé en une nouvelle zone de mort.

Les mensonges sur le sang et la farine ont été colportés par le porte-parole de l’armée israélienne et ses complices serviles : la plupart des correspondants militaires israéliens. Une enquête menée par Haaretz, qui s’est appuyée sur des images vidéo, des témoignages oculaires et des modifications apportées à la version des faits donnée par l’armée, a déterminé que l’armée israélienne était responsable des tirs qui ont tué des dizaines de personnes. Une enquête menée par CNN a également réfuté ces mensonges, un par un. Il ne nous reste donc que le sang, la farine et les mensonges. Nous ne pouvons pas rester silencieux.

Dimanche dernier, des dizaines de personnes ont été abattues dans la file d’attente pour recevoir de la nourriture. Le porte-parole de l’armée israélienne a affirmé que cet incident mortel « n’avait tout simplement pas eu lieu » ! Qu’il ait eu lieu ou non, au moins 35 personnes ont été tuées et 170 blessées dans une file d’attente remplie de désespoir.

Dans la matinée, l’armée israélienne a tenté de prétendre que ses forces n’avaient pas tiré sur des civils à proximité ou à l’intérieur du site d’aide, mais dans la soirée, elle a admis que des soldats avaient tiré des « coups de semonce » à environ 1 kilomètre (1 100 mètres) du centre d’aide et qu’« il n’y avait aucun lien avec les décès survenus dans la zone ».


Des secouristes palestiniens arrivent en ambulance pour évacuer des blessés après qu’un drone israélien aurait ouvert le feu sur un rassemblement de civils près d’un centre de distribution d’aide humanitaire, dimanche. Photo : Eyad Baba/AFP

Les mensonges sont devenus des insultes à l’intelligence. L’endroit où les personnes ont été tuées se trouvait dans ce qui était défini comme la zone du complexe. La fondation qui gère le centre s’est jointe à la campagne de dissimulation : « Ces fausses informations ont été activement propagées par le Hamas. »

Quiconque a suivi de bonne foi les événements à Gaza savait dès le début que ce sont les soldats qui ont massacré les civils affamés, à moins que ces derniers ne se soient suicidés en masse.

Depuis le meurtre de la journaliste palestino-usaméricaine Shireen Abu Akleh en Cisjordanie en 2022, en passant par le meurtre de 15 ambulanciers à Rafah en mars, et jusqu’à ce massacre, il est déjà clair que les déclarations du porte-parole de l’armée israélienne doivent être considérées comme fausses jusqu’à preuve du contraire. Un cas rare.

En matière de crimes de guerre, la probabilité d’entendre un mot de vérité de la part de l’armée israélienne, surtout dans les heures qui suivent l’incident, alors qu’il est encore possible de répandre des mensonges, est négligeable, voire inexistante. Israël et ses médias ne s’en soucient guère ; après tout, tout le monde veut vivre dans le mensonge agréable et addictif de la moralité militaire.

Des Palestiniens transportent des provisions de la Fondation humanitaire de Gaza dans le sud de la bande de Gaza en mai. Photo : Hatem Khaled/Reuters

Mais cette fois-ci, ça n’a pas fonctionné. L’enquête menée par Jeremy Diamond et ses collègues de CNN a porté un coup dur aux mensonges de l’armée et des médias israéliens. Nir Dvori – un nom israélien générique pour un journaliste israélien générique – devrait apprendre les bases du journalisme auprès de Diamond. Assiste au moins à un cours d’introduction, afin de commencer à comprendre ton rôle en tant que journaliste.

Même Ilana Dayan pourrait apprendre une chose ou deux de Diamond en matière d’enquête : le journalisme d’investigation ne consiste pas seulement à susciter des émotions patriotiques et militaristes auprès du public, surtout en temps de guerre. Pas une seule enquête du type de celles menées par CNN n’a été diffusée à la télévision israélienne.

Diamond a présenté 17 témoignages oculaires, l’examen balistique des munitions trouvées dans les corps des morts et l’analyse des bruits des coups de feu, qui prouvent tous que les tirs provenaient exclusivement de mitrailleuses appartenant à l’armée israélienne. Des témoins oculaires ont rapporté avoir été pris pour cible depuis des chars, des hélicoptères, des drones et la mer. Même l’imagination la plus « levantine » ne pourrait attribuer ce massacre à quelqu’un d’autre que l’armée israélienne. Mais l’armée israélienne a ignoré le bruit de fond qui, de toute façon, n’était entendu qu’à l’étranger, et a continué à massacrer les affamés.

Ameen Khalifa, qui dimanche rampait sur le sable, terrifié par les coups de feu, et déclarait à CNN : « Nous apportons notre nourriture, trempée de sang, nous mourons de faim », a été abattu mardi, deux jours plus tard. Il avait 30 ans et mourait de faim. Cette fois, l’armée a inventé un nouveau mensonge : les soldats se sont sentis menacés. La distribution de nourriture, qui s’était transformée en distribution de sang, a été suspendue pendant quelques jours.

S’il n’y a pas de farine, alors mangez du sang, chers Gazaouis, du sang, de la farine et des mensonges.

GIDEON LEVY
Un soldat israélien a tué un Palestinien qui dormait dans son lit. Ses camarades lui ont demandé : “Tu es fou ?”

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 6/6/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Des soldats israéliens ont fait irruption dans une maison d’un village de Cisjordanie. Un soldat a tiré quatre coups de feu sur un jeune homme qui dormait dans son lit. Les soldats ont emporté le corps et ont fait sortir le tireur, et le frère de la victime les a entendus demander à leur camarade : « Pourquoi tu as tiré ? »

Ibrahim al-Sidda montre comment son fils Jassem était allongé sur son lit lorsqu’il a été abattu chez eux, dans le village de Jit, il y a dix jours.

« Pourquoi tu as tiré ? », a-t-on entendu les soldats demander à leur camarade, qui venait de tirer quatre balles dans une chambre obscure sur un jeune homme de 20 ans qui n’avait probablement même pas eu le temps de se réveiller.

« Pourquoi a-t-il tiré ? », demande le père du défunt. Le père dormait, mais il s’est réveillé en sursaut en entendant les soldats faire irruption dans la maison, immédiatement suivis par les coups de feu dans la chambre de son fils. Les soldats ne l’ont pas laissé s’approcher, mais il dit avoir vu son fils allongé sur le dos, le sang jaillissant de son épaule et de sa poitrine.

Pourquoi le soldat a-t-il tiré sur un jeune homme innocent dans son lit ? Cette question a également été posée cette semaine au porte-parole de l’armée israélienne. La réponse : « L’incident fait l’objet d’une enquête. » L’exécution de sang-froid d’un jeune homme dans son lit – et « l’incident fait l’objet d’une enquête » ? Bien sûr, nous n’entendrons rien sur les résultats de l’enquête dans un avenir proche, si tant est qu’il y en ait. Mais aux premières heures du mercredi 28 mai, un soldat a pris la vie d’une personne de son âge sans raison apparente. Juste comme ça, comme si ce n’était rien.

Les soldats ont enfoncé la porte métallique de la maison – les dégâts sont encore visibles. Pourquoi, pour commencer, ont-ils fait irruption dans cette maison et réveillé tout le monde en pleine nuit ? Personne dans la famille élargie qui vit dans cette maison à deux étages n’était « recherché ». De plus, la victime, Jassem al-Sidda, n’avait jamais été arrêtée. Le village de Jit, dans le nord de la Cisjordanie, est connu pour le fait que beaucoup de ses habitants, dont Jassem, travaillent dans les colonies – mais cela n’a bien sûr pas empêché les colons de se déchaîner là-bas en août dernier, perpétrant un pogrom au cours duquel un villageois a été tué.


La maison des al-Sidda cette semaine

Jit est situé dans le district de Qalqilyah, à l’est de la colonie de Kedumim. La maison des al-Sidda témoigne de la pauvreté : quatre familles s’entassent sur les deux étages de ce bâtiment ; il y a une petite cour où du linge est suspendu du linge et du bois de chauffage empilé. Jassem, le plus jeune de cinq enfants – quatre frères et une sœur – vivait avec ses parents au rez-de-chaussée dans un appartement de deux pièces. Un de ses frères vit dans l’appartement voisin avec sa femme et ses enfants ; à l’étage supérieur, deux autres frères vivent avec leurs familles.

Avec sa couverture colorée, ses draps et sa taie d’oreiller, le lit simple de Jassem, placé sous une armoire où sont exposés des bibelots en porcelaine bon marché, était encore entièrement recouvert de sang lorsque nous nous sommes rendus sur place cette semaine. Des taches de sang séché marquent l’endroit où gisait son corps.

Ibrahim al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant. Ibrahim, un homme de petite taille âgé de 63 ans, barbu et édenté, fait des petits boulots ; il est marié à Haifa, de trois ans sa cadette. Haifa n’était pas à la maison lors de cette terrible nuit de la semaine dernière. Elle avait dormi chez un autre de ses fils, ailleurs dans le village, et a ainsi été épargnée par cette scène horrible.

Jassem a été scolarisé jusqu’en cinquième, avant d’abandonner l’école pour aider sa famille. Jusqu’à il y a deux mois, il travaillait dans un atelier de menuiserie dans la zone industrielle de Bar-On, près de Kedumim, puis, après la fermeture de l’entreprise, il a fait des petits boulots dans les villages voisins. Mardi dernier, il travaillait à Laqif, non loin de Jit. Il est rentré chez lui vers le soir et a passé la soirée avec sa famille dans la cour jusqu’à 23h30, avant d’aller se coucher.


Jassem al-Sidda

Tout s’est passé très vite. Ibrahim se souvient avoir d’abord entendu la porte d’entrée être enfoncée. Il était 1 h 45 du matin. Presque instinctivement, il a cherché sa carte d’identité, qu’il garde toujours sous son matelas la nuit, afin d’être prêt à toute éventualité. En effet, les Palestiniens vivant dans les territoires ne peuvent pas vivre sans avoir à portée de main, à tout moment, la carte d’identité israélienne délivrée par leurs occupants.

Ibrahim a été choqué de voir deux soldats entrer dans sa chambre. Un instant plus tard, il a entendu des coups de feu provenant de l’autre pièce du petit appartement exigu.

Jassem avait 20 ans et une semaine le jour de sa mort.

« Vous avez tué mon fils ! » a crié Ibrahim aux soldats, sans savoir avec certitude à ce moment-là si son fils était mort. Les soldats n’ont rien dit, mais l’ont empêché d’entrer dans la chambre de son fils. En regardant derrière eux, Ibrahim a vu Jassem allongé sur le dos, saignant abondamment. Il a crié et les soldats lui ont ordonné d’aller dans l’appartement voisin, celui de son fils Ihab, 38 ans, père de quatre enfants.


Ibrahim al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant.

Alors qu’Ibrahim passait devant les soldats, il dit les avoir entendus crier « Fou, fou ! » au tireur. Un autre fils, Darwish, 37 ans, qui vit à l’étage avec sa famille, dit avoir entendu les soldats dire : « Pourquoi tu as tiré ? Quoi, tu es fou ? Pourquoi ? »

Un soldat a demandé au tireur : « À qui appartient ce corps ? » Le soldat a répondu qu’il ne savait pas. « Tu tires sur quelqu’un sans savoir qui c’est ? » lui a demandé son camarade. Selon Darwish, les soldats ont poussé le tireur dans une jeep avant même que le corps de leur victime ait été retiré.

Ibrahim a supplié les soldats de le laisser voir son fils, mais le corps avait été emporté par les soldats. Personne ne l’a informé de la mort de Jassem, mais Ibrahim dit qu’il en était presque certain. Il a demandé à aller aux toilettes, mais les soldats lui ont dit de faire ses besoins dans la cour.

Les soldats ont fait une descente dans trois des quatre appartements de l’immeuble cette nuit-là et ont procédé à des fouilles. Ils n’ont rien trouvé et n’ont arrêté personne. Ces raids nocturnes et ces invasions violentes et terrifiantes ne sont souvent qu’un exercice d’entraînement pour les soldats et un moyen de terroriser les habitants.

Les soldats ont conduit la jeep avec le corps de Jassem vers la sortie du village, puis ont transféré le corps dans une ambulance palestinienne. Le rapport médical du Dr Ibrahim Daoud de l’hôpital Darwish Nazzal, à Qalqilyah, où Jassem a été transporté, indique qu’il était mort à son arrivée.

Les médecins ont constaté trois entrées et deux sorties de balles dans la poitrine et l’estomac. Le jeune homme n’avait aucune chance de survivre après avoir reçu trois balles tirées à bout portant. Des éclats d’une quatrième balle ont touché sa tête et le médecin a également constaté des fractures au bras gauche de Jassem.


Des membres de la famille al-Sidda devant leur immeuble, où une affiche commémorative en hommage à Jassem est accrochée

C’est à 3 h 30 du matin que l’armée israélienne a informé le Bureau de coordination et de liaison du district palestinien du décès de Jassem et a demandé qu’une ambulance soit envoyée pour récupérer le corps. Une heure s’est écoulée avant que le dernier soldat ne quitte le village et que les habitants puissent enfin sortir de chez eux.

Quant aux al-Sidda, ils se sont précipités à l’hôpital de Qalqilyah pour voir le corps de Jassem, qui se trouvait déjà à la morgue. Des photos de lui ont été accrochées aux murs de l’appartement.

Abd al-Karim Sa’adi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, est arrivé à l’aube à la maison, après avoir fait le trajet depuis son village, Attil, dans le district de Toulkarem, situé à une certaine distance.

Sa’adi raconte avoir vu du sang sur le mur de la chambre de Jassem et sur les draps. D’après son examen des taches de sang dans la pièce, il ne fait aucun doute pour lui que Jassem a été abattu alors qu’il était couché dans son lit. Le fait que personne dans la maison n’ait entendu Jassem dire quoi que ce soit semble indiquer qu’il ne s’est jamais réveillé et qu’il a bien été exécuté dans son sommeil.

Plus tard dans la matinée du même mercredi, Jassem a été enterré dans le cimetière de Jit.

JEAN-PIERRE FILIU
Una banda de saqueadores al servicio de Israel en Gaza

Profesor universitario en Sciences Po, París
Traducido por Tlaxcala

En lugar de favorecer una alternativa palestina a Hamás [sic, NdT] en la Franja de Gaza, el ejército israelí prefiere apoyar y armar a la milicia de un conocido gánster, responsable de numerosos saqueos de ayuda humanitaria, según cuenta el historiador Jean-Pierre Filiu en su crónica.

El Gobierno israelí y su ejército creyeron durante mucho tiempo que lo sabían todo sobre Gaza, gracias a la vigilancia permanente ejercida por los drones y a la interceptación, a veces sistemática, de las comunicaciones locales. Estaban convencidos de que así podrían compensar la ausencia de cualquier enlace con la población de Gaza, provocada por su política de «tierra quemada» durante la retirada del ejército y los colonos en 2005.

Esta falta de colaboradores palestinos no había hecho más que acentuarse a lo largo de los dieciséis años de bloqueo impuesto por Israel a partir de 2007, tras la toma del control del enclave palestino por Hamás [vencedor de las elecciones legislativas de 2006, NdT].

Sin embargo, la omnipotencia tecnológica de Israel no le ha librado del trauma de la masacre del 7 de octubre de 2023. Pero ni siquiera un choque de tal magnitud ha convencido al ejército israelí de cambiar su enfoque en Gaza, donde el uso sistemático de la inteligencia artificial, en lugar de la inteligencia humana, ha tenido consecuencias devastadoras para la población civil.

La apuesta israelí por los saqueadores

La forma más segura de expulsar a Hamás de la Franja de Gaza sería oponerle una alternativa palestina creíble [sic, NdT], una opción que, sin embargo, Benjamín Netanyahu rechaza categóricamente. El primer ministro israelí teme que el regreso a Gaza de la Autoridad Palestina de Ramala [¿esa sería la «alternativa palestina creíble»?, NdT] reavive la «solución de dos Estados», cuando él se opone con uñas y dientes a cualquier perspectiva de una entidad palestina digna de ese nombre, aunque sea desmilitarizada.

El ejército israelí ha apostado por algunos clanes de Gaza, con la esperanza de que estas estructuras tradicionales puedan contrarrestar a Hamás. Pero se olvidaba que estas redes de solidaridad se habían visto profundamente debilitadas por los continuos desplazamientos impuestos a la población y que eran incapaces de coaligarse para hacer frente al movimiento islamista en todo el enclave.

El ejército israelí recurrió entonces a una franja del crimen organizado que podía operar cerca de sus posiciones, con la esperanza de convertirla en una milicia de cipayos locales. El jefe de lo que hay que llamar una banda es Yaser Abu Shabab, un delincuente reincidente repudiado por su clan de Rafah y sediento de venganza contra Hamás, que lo encarceló por tráfico de drogas [y mató a su hermano y nueve de sus hombres en noviembre de 2024, NdT].

Puede reclutar a un centenar de delincuentes de su calaña, también ellos en ruptura con sus familias, algunos fugados de prisión gracias a los ataques israelíes. Debido a esta banda, armada por Israel, el 40 % de la ayuda humanitaria, ya de por sí insuficiente, fue saqueada durante el mes de octubre de 2024, poco después de su entrada en la Franja de Gaza.

Los responsables israelíes esperan así, por un lado, reforzar a Abu Shabab, que aprovecha la ayuda desviada para reclutar nuevos milicianos, y, por otro, desacreditar a las Naciones Unidas, con el fin de sustituirlas como distribuidor directo de una ayuda humanitaria que se ha convertido en un instrumento de control de una población agotada.

Una dimensión de la guerra inhumanitaria

Durante mi estancia de más de un mes en la Franja de Gaza, pude documentar, no lejos de mi lugar de residencia, dos saqueos de convoyes por parte de la banda de Abu Shabab, apoyada por el ejército israelí.

En la noche del 22 al 23 de diciembre de 2024, un ataque israelí mata primero a dos responsables de la seguridad de un convoy de 66 camiones de las Naciones Unidas, y luego un tercio de estos camiones de ayuda son robados en una emboscada en la que seis guardias son asesinados por drones israelíes.

En las primeras horas del 4 de enero de 2025, esta vez son 50 de los 74 camiones los que son saqueados tras los combates, que se saldan con once muertos (cinco muertos por los drones israelíes y seis en los tiroteos entre palestinos). El secretario general adjunto de la Organización de las Naciones Unidas denuncia la voluntad israelí de «hacer peligroso proteger los convoyes de ayuda, cuando se pueden saquear sin peligro». Hamás toma entonces medidas contra los saqueadores, o aquellos a quienes designa como tales, lo que provoca un espectacular aumento de la violencia entre palestinos hasta la tregua del 19 de enero.


Un camión de transporte de ayuda humanitaria para la Franja de Gaza en la zona de descarga del puesto fronterizo de Kerem Shalom, en el lado israelí de la frontera, el jueves 22 de mayo de 2025. LEO CORREA/AP

La banda de Abu Shabab, desestabilizada por esta suspensión de las hostilidades, se reactivó con el bloqueo hermético del enclave por parte del ejército israelí el 2 de marzo y la reanudación de los bombardeos masivos y las operaciones terrestres dos semanas más tarde. Los invasores están ahora decididos a deshacerse de las Naciones Unidas y de las organizaciones humanitarias, que en ocasiones son blanco de ataques directos.

Abu Shabab  se jacta en las redes sociales presentándose como «la voz de un pueblo cansado del caos, el terrorismo y la división». Sus milicianos se integran en el dispositivo en el que el ejército israelí delega en mercenarios usamericanos la distribución, en condiciones indignas, de una ayuda mínima. Se trata de una guerra inhumanitaria, marcada por una militarización sin precedentes de la ayuda humanitaria y por la banalización de los tratos inhumanos, con varios asesinatos ya cometidos en torno a estos centros de «ayuda inhumanitaria».

En el propio Israel, la polémica crece desde que un exministro de Defensa [Avigdor Lieberman] acusó a Benjamín Netanyahu de «dar armas al grupo de criminales y matones» de Abu Shabab, que incluso estaría «cercano al Estado Islámico».

Esto se llama la política cuando peor.

Una grabación presentada como “la primera declaración pública de Yaser Abu Shabab, jefe de las Fuerzas Populares”, difundida el 8 de junio en medios de comunicación online por llamados “expertos en asuntos árabes” israelíes.

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JEAN-PIERRE FILIU
Un gang de pillards au service d’Israël dans Gaza

Jean-Pierre Filiu, Le Monde, 7/6/2025

Professeur des universités à Sciences Po

Plutôt que de favoriser une alternative palestinienne au Hamas [sic] dans la bande de Gaza, l’armée israélienne préfère soutenir et armer la milice d’un gangster notoire, responsable de nombreux pillages de l’aide humanitaire, raconte l’historien Jean-Pierre Filiu dans sa chronique.

Le gouvernement israélien et son armée ont longtemps cru tout savoir de Gaza, du fait de la surveillance permanente exercée par les drones et de l’interception parfois systématique des communications locales. Ils étaient persuadés de pouvoir ainsi compenser l’absence de tout relais dans la population de Gaza, que leur politique de la « terre brûlée », lors du retrait de l’armée et des colons en 2005, avait entraînée.

Ce manque de collaborateurs palestiniens n’avait fait que s’accentuer au fil des seize années de blocus imposé par Israël à partir de 2007, après la prise de contrôle de l’enclave palestinienne par le Hamas.

La toute-puissance technologique d’Israël ne lui a pourtant pas épargné le traumatisme du bain de sang du 7 octobre 2023. Mais même un tel choc n’a pas convaincu l’armée israélienne de changer d’approche à Gaza, où le recours systématique à l’intelligence artificielle, plutôt qu’au renseignement humain, a été dévastateur pour la population civile.

Le pari israélien sur les pillards

Le plus sûr moyen d’évincer le Hamas de la bande de Gaza serait de lui opposer une alternative palestinienne crédible [sic], une option pourtant catégoriquement refusée par Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre israélien craint en effet qu’un retour à Gaza de l’Autorité palestinienne de Ramallah [ce serait l'"alternative palestinienne crédible" ?] ne relance la « solution à deux États », alors même qu’il ferraille contre toute perspective d’une entité palestinienne digne de ce nom, même démilitarisée.

L’armée israélienne a dès lors misé sur certains clans de Gaza, espérant que ces structures traditionnelles pourraient contrebalancer le Hamas. C’était oublier que de tels réseaux de solidarité avaient été profondément affaiblis par les déplacements incessants imposés à la population, et qu’ils étaient incapables de se coaliser pour faire pièce au mouvement islamiste dans l’ensemble de l’enclave.

Les militaires israéliens se sont dès lors rabattus sur une frange du crime organisé pouvant opérer à proximité de leurs positions, dans l’espoir de les transformer en milice de supplétifs locaux. Le chef de ce qu’il faut bien appeler un gang est Yasser Abou Shebab, un repris de justice renié par son clan de Rafah et assoiffé de vengeance à l’encontre du Hamas, qui l’avait incarcéré pour trafic de drogue.

Il peut recruter une centaine de délinquants de son acabit, eux aussi en rupture avec leur famille, parfois évadés des prisons, à la faveur des frappes israéliennes. Du fait de ce gang, armé par Israël, 40 % de l’aide humanitaire, déjà notoirement insuffisante, sont pillés durant le mois d’octobre 2024, peu après son entrée dans la bande de Gaza.

Les décideurs israéliens espèrent ainsi, d’une part, renforcer Abou Shebab, qui profite de l’aide détournée pour recruter de nouveaux miliciens, et, d’autre part, discréditer les Nations unies, afin de les remplacer comme distributeur direct d’une aide humanitaire devenue un instrument de contrôle d’une population épuisée.

Une dimension de la guerre inhumanitaire

Durant mon séjour de plus d’un mois dans la bande de Gaza, j’ai pu documenter, non loin de mon lieu de résidence, deux pillages de convois par le gang d’Abou Shebab, appuyé par l’armée israélienne.

Dans la nuit du 22 au 23 décembre 2024, une frappe israélienne tue d’abord deux responsables de la sécurité d’un convoi de 66 camions des Nations unies, puis un tiers de ces camions d’aide sont dérobés dans une embuscade où six gardes sont tués par des drones israéliens.

Aux premières heures du 4 janvier 2025, ce sont cette fois 50 camions sur 74 qui sont pillés après des combats qui font onze morts (cinq tués par les drones israéliens et six dans les échanges de tirs interpalestiniens). Le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies dénonce la volonté israélienne de rendre « dangereux de protéger les convois d’aide, alors qu’on peut les piller sans danger ». Le Hamas sévit alors contre les pillards, ou ceux qu’il désigne comme tels, d’où une hausse spectaculaire de la violence interpalestinienne jusqu’à la trêve du 19 janvier.


Un camion transportant de l’aide humanitaire pour la bande de Gaza dans la zone de déchargement du poste de Kerem Shalom, du côté israélien de la frontière, le jeudi 22 mai 2025. LEO CORREA/AP

Le gang d’Abou Shebab, déstabilisé par une telle suspension des hostilités, est relancé par l’armée israélienne avec le blocus hermétique de l’enclave, le 2 mars, et la reprise des bombardements massifs et des opérations terrestres, deux semaines plus tard. Les envahisseurs sont désormais déterminés à se débarrasser des Nations unies et des organisations humanitaires, visées parfois par des frappes directes.

Abou Shebab plastronne sur les réseaux sociaux en se présentant comme la « voix d’un peuple fatigué du chaos, du terrorisme et de la division ». Ses miliciens intègrent le dispositif où l’armée israélienne délègue à des mercenaires américains la distribution dans des conditions indignes d’une aide minimale. Il s’agit bien d’une guerre inhumanitaire, marquée par une militarisation sans précédent de l’aide humanitaire comme par la banalisation des traitements inhumains, avec déjà plusieurs tueries autour de ces centres d’« aide inhumanitaire ».

En Israël même, la polémique enfle depuis qu’un ancien ministre de la défense [Avigdor Lieberman] a accusé Benyamin Nétanyahou de « donner des armes au groupe de criminels et de voyous » d’Abou Shebab, qui serait même « proche de l’État islamique ».

Cela s’appelle la politique du pire.

Un enregistrement présenté comme “la première déclaration publique de Yasser Abou Shabab, chef des Forces populaires”, diffusée le 8 juin sur des médias en ligne par des “experts en affaires arabes” israéliens (suivez mon regard)
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LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
Panorama... planétaire et focus sur Gaza

  Luis E. Sabini Fernández  5/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il y a une sensation, un malaise comme lorsque l’on est près de la mer et que l’on voit venir une tempête : le ciel s’assombrit, des rafales de vent arrivent de tous côtés, le ciel se couvre...

C’est ainsi qu’on peut voir le panorama politique, non plus (seulement) local mais général.

(Bien sûr, nous n’avons pas la moindre idée de ce qui e passe en Mongolie, au Costa Rica ou en Hongrie, mais c’est une situation qui dépasse de toute façon nos particularités).

Donald Trump a été, à mon avis, défini à juste titre comme le monarque qui est de plus en plus nu (et certains d’entre nous devinent qui lui a tissé son coûteux costume invisible).

Comment est-il possible que face à la jungle qui entoure de toutes parts le jardin (unique) de l’Europe pas si chaste que ça, ce soit précisément l’Europe qui batte les tambours de guerre ? Malaise.

Et que nous ayons un autre monarque, issu d’élections démocratiques, qui consulte son chien, mort ? Malaise.

Et que la théocratie juive (dont se démarquent quelques rares juifs) mène, avec une brutalité et une franchise inattendues, un génocide « en direct » ?

Et que l’Ukraine apparaisse de plus en plus clairement comme la marionnette ventriloque des services secrets israélo-britannico-usaméricains ?

De telles politiques, récurrentes chez les pouvoirs dictatoriaux, étaient généralement dissimulées, « calfeutrées ». Mais il semble que nous soyons entrés dans une zone idéologique, psychique, sans calfeutrages.

Nous pourrions nous réjouir, voire être fiers de ce langage direct, sans détours, mais il s’avère que ces déclarations sincères sont faites avec effronterie pour réclamer encore plus de brutalité, l’élimination des obstacles à la mise en œuvre de sévices, l’audace d’exercer un despotisme sanglant  et cela s’avère « approprié » pour soumettre des populations à une volonté omnipotente.


L’excellent Francisco Claramunt révèle ces agissements dans ses articles sur le génocide palestinien et en particulier à Gaza dans le magazine Brecha.[1] Dans son dernier article, il expose le trafic d’armes de contrôle et de mort d’Israël et ses profits juteux.

Mais ce n’est certainement pas le profit qui en constitue le principal aspect. Car le pouvoir que confèrent ces déploiements est encore plus significatif.

Le traitement que l’Israël inflige aux Palestiniens, en s’appropriant leurs terres  – un processus qui dure depuis un siècle –, éveille l’intérêt de nombreuses constellations de pouvoir, tout aussi désireuses de réaffirmer leurs droits sur des terres mal acquises.

Le « cheval de bataille » des exportations réussies de matériel et de techniques militaro-policiers d’Israël se caractérise par le slogan utilisé par leurs exportateurs : « testé et éprouvé au combat ».

Et c’est là la « contribution » israélienne, l’invention d’Israël : celle d’un ennemi (et du combat qui en découle).

Car lorsque le sionisme entame la spoliation par appropriation du territoire palestinien, il se heurte à une résistance. Sociale. Mais pas militaire ni politique. Israël va alors reconfigurer la résistance en scène de combat, inventer un adversaire, ou plutôt un ennemi idéologique et politique qu’il traite comme un ennemi de guerre.

C’est une tâche militaire assez facile : il traite en ennemies les populations réfractaires pourvu qu’elles aient ne serait-ce qu’un fusil de chasse pour l’affronter. Les résultats en nombre de « pertes » l’illustrent : les grévistes de la grève générale insurrectionnelle de 1936 paieront leur soulèvement contre l’occupation sioniste de milliers de morts ; en 1948, les paysans seront expulsés de leurs terres, de leurs cultures et de leurs habitations (les pelotons sionistes détruiront environ 500 à 600 villages palestiniens) et après avoir tué les réfractaires (des milliers), ils expulseront plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de leur habitat millénaire. Lors d’affrontements ultérieurs entre des habitants en colère et l’armée israélienne, comme lors des intifadas, et même lors des guérillas palestiniennes des années 60, des centaines de Palestiniens (hommes, femmes, enfants) mourront pour chaque soldat israélien tombé « au combat ».

Comment expliquer que des Juifs dépouillés de tout, vie comprise, au début des années 40 en Allemagne, en Pologne, dans les pays baltes, etc., quelques années plus tard, pas plus que ceux que l’on peut compter sur les doigts d’une main,  aient dépouillé les Palestiniens de leurs terres, de leurs biens, de leurs maisons avec leurs meubles, leurs vêtements et leur vaisselle (jusqu’aux tasses à thé fumantes, dans des maisons abandonnées à la hâte face à la menace de la réquisition sioniste) ?

Il ne s’agissait pas exactement des mêmes personnes. Beaucoup de ceux qui ont été spoliés par le nazisme se sont réfugiés aux USA. Et beaucoup de sionistes juifs qui occupaient la Palestine et déplaçaient les Palestiniens ne venaient pas des shtetls pillés de Russie et d’Europe orientale ni de la terreur nazie ; ils venaient souvent d’Angleterre et d’autres pays européens occidentaux, ainsi que de pays des Amériques (USA, Argentine).[2]

Une comparaison aussi irritante ne tient donc pas la route, en raison de la diversité des destins particuliers, parfois familiaux.

Réfugiés ou colonisateurs ?

Ce que nous venons d’évoquer se situe au niveau des destins personnels. Mais en outre, parce que le « destin juif »  a été superposé à la question coloniale. La colonisation proprement dite : s’emparer du territoire d’un « autre ».

Une question qui, pour les colonialistes, n’existe pas. Elle est sans importance. Car évoquer la question coloniale ouvrirait la porte aux droits des colonisés. Et pour le colonialisme, le droit est par antonomase le droit des colonisateurs. Il n’y en a pas d’autre.

De quel autre droit peut-on donc parler ? Parce que le droit colonial est élaboré et concrétisé comme le droit des colonisateurs.

Avec le même fondement que celui sur lequel les droits humains ont été élaborés à l’ONU en 1945. Le sénateur usaméricain de l’AIPAC, Lindsey Graham, l’explique, ou plutôt le dévoile, le 21 novembre 2024 : « Le Statut de Rome [de la CPI] ne s’applique pas à Israël, ni aux USA, ni à la France, ni à l’Allemagne, ni à la Grande-Bretagne, car il n’a pas été conçu pour agir sur nous. »

Examinons ce statut : le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, établi par l’ONU en 1998 et complété en 1999 et 2002, tient compte du fait « qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités » et « que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne doivent pas rester impunis », [... et] résolues, aux fins d’atteindre ces objectifs et dans l’intérêt des générations présentes et futures, à établir une Cour pénale internationale à caractère permanent, indépendante [...] ». « La Cour [...] sera compétente pour exercer sa juridiction sur les personnes pour les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ».

Apparaît-il dans un passage quelconque que ces dispositions s’appliquent aux Maghrébins, aux Salvadoriens, aux Portugais ou aux Tunisiens et non aux Anglais, aux Israéliens, aux USAméricains ou aux Français ?

Il est utile de confronter les exceptions que s’octroient les puissants de la planète à l’article 6 du statut de la CPI qui traite du génocide :

“Article 6

CRIME DE GÉNOCIDE

Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

 e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.”

Les cinq éléments constitutifs d’un génocide sont largement remplis par Israël en Palestine, et en particulier dans la bande de Gaza !

Et nous nous demandons d’où pourrait venir une exonération d’Israël telle que celle que prétend obtenir le sénateur soutenu par l’AIPAC pour certains citoyens du monde de première classe.

Nous n’avons pas pu trouver de raisons aussi particulières ; c’est peut-être notre aveuglement...

Il n’y a d’autre choix que de conclure, selon les critères de la CPI, que tous les actes commis par « l’armée la plus morale du monde » constituent définitivement un génocide.

Peut-être qu’à cheval sur une telle exception « grahamienne », Israël se permet de  propager ses produits de guerre, de soumission  et de torture comme « testés et éprouvés au combat ». Nous avons déjà vu que le terme « combat » sonne faux, car il transforme en guerre ce qui est simplement et brutalement une occupation militaire (il n’y a pas deux armées qui s’affrontent).

Israël arme « les scènes de combat ». Il joue à la guerre avec de nombreux « ennemis ». Beaucoup. Toute une population. En réalité, cette population victime, composée de personnes âgées, de femmes, d’enfants et de bébés, n’a été et n’est qu’un punching-ball pour l’armée israélienne.

Claramunt passe en revue l’énorme succès que cette propagande, ces tests d’armes israéliennes, remporte auprès des acheteurs : sans doute parce qu’ils veulent en faire un usage analogue...


Un moment de la « colonisation » : fabriquer des mutilés

Jusqu’en octobre 2023, outre la spoliation, la propagation de la mort, l’expulsion administrative des habitants de la société et leur maintien en détention, isolés, parfois pendant des décennies, Israël a mené une politique délibérée de mutilations, qui leur a donné un rôle important. Montrant une logique coloniale de mutilation, restreignant les possibilités pour le peuple palestinien de guérir de ses blessures, car les Palestiniens et les Palestiniennes perdent un œil, une jambe, se retrouvent avec une cheville brisée à vie […]

En octobre 2023, lorsque les Palestiniens ont pris le contrôle de casernes locales israéliennes à Gaza et fait des prisonniers, Gaza comptait 440 000 personnes handicapées, selon Danila Zizi, directrice de Handicap international pour la Palestine, soit 21 % de la population totale. Vous avez bien lu. Une personne sur cinq... Après le 8 octobre 2023, on comptait en un mois près de 100 000 blessés, dont on peut déduire qu’une grande partie seront désormais handicapés (sans compter les morts, adultes et enfants).

Le handicap n’est pas une conséquence du massacre, mais un objectif de la politique coloniale.[3]

Bien sûr, les massacres entraînent également une augmentation des mutilations et, par par conséquent, le nombre de personnes handicapées.

Test d’ignorance crasse

Quand quelqu’un qui ne sait rien de cette tragédie, ni des droits humains, est amené à parler des Palestiniens, de Gaza, d’Israël, il s’accroche à deux points et se sent en sécurité : 1) c’est une guerre (déclenchée de manière malveillante le 7 octobre 2023 ; peut-être dans un ciel serein, dans le meilleur des mondes), et 2) nous devons faire face au « réseau terroriste du Hamas ».

Ce n’est pas une guerre, et il n’y a jamais eu deux armées. Il s’agit d’une colonisation par la spoliation.

Et le Hamas n’est pas terroriste comme on peut le dire de Daech, de la Mano guatémaltèque ou de l’Irgoun sioniste.

Le Hamas s’est constitué pour venir en aide aux Palestiniens dans le besoin, leur fournir des abris, de la nourriture et préserver leur intégrité culturelle (qui est religieuse pour le Hamas). De nombreuses actions du Hamas ont été non seulement non violentes, mais résolument pacifiques, comme les Marches pour la Terre (2019 et 2020) qui ont été réprimées par Israël avec  acharnement et ont fait des centaines de morts et de blessés [4].

Mais ce ne sont pas des pacifistes. Ce sont des islamistes qui invoquent la « guerre sainte ». Et en tant que fidèles d’un monothéisme absolu (et absolutiste) – à l’instar des monothéismes verticaux juif et chrétien –, ils admettent la violence et peuvent même la glorifier. Mais même l’ONU reconnaît que contre le colonialisme qui sous-tend le projet israélien, la violence est légitime.

On dit que le Hamas a été promu et financé par l’État sioniste. Il ne faut pas l’écarter. Israël a utilisé, comme tout pouvoir établi, des résistances les unes contre les autres pour s’en débarrasser mieux (des deux). À un moment donné, Israël a peut-être facilité la tâche des islamistes pour faire plier les Palestiniens laïques dirigés par Arafat ; à un autre moment, il a pu se servir de l’Autorité nationale palestinienne pour écarter l’opposition moins malléable du Hamas.

Mais ces vicissitudes ne contredisent pas la volonté d’émancipation des Palestiniens spoliés et de plus en plus massacrés. Elles n’effacent pas non plus le moteur de cette situation, que Francesca Albanese présente si succinctement : le génocide en cours est « la conséquence de la situation exceptionnelle et de l’impunité prolongée dont bénéficie Israël ».

 Notes

[1]  Voir par exemple Gaza un genocidio de exportación, 30 mai 2025. 

[2]  Il existe des témoignages de Juifs qui n’ont pas pu banaliser« le changement » de victime à bénéficiaire.  Au moins, cela leur a coûté psychologiquement : tel est le cas de la famille juive Peled, de l’ancien Yichouv. Mais ils étaient une extrême minorité au moment de s’emparer de la Palestine.

 [3]  Voir Iñaki Urdanibia, Gaza un genocidio de exportación”,

 [4]   Expression du mépris absolu pour tout prochain qui guide les pas de la direction israélienne.