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28/11/2022

MARCO MAURIZI
L'universalisme matériel, pour aller au-delà de l'opposition entre droits civils et sociaux

 Marco Maurizi, Kulturjam, 26/11/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La lutte politique de ces dernières années a été marquée par un conflit entre les revendications des “droits sociaux” et des “droits civils”. Il s'agit de différents modes par lesquels la politique s'imagine devoir défendre ou enrichir la vie des individus et de la société dans son ensemble.

 

Club des femmes patriotes dans une église, encre de Chine et aquarelle, par Chérieux, 1793

 

 

L'opposition entre les droits civils et sociaux

 

D'une part, la valeur de la sécurité qui devrait accompagner la vie dans sa totalité, à réaliser avant tout dans la sphère économique, donc liée au plan des rapports de ^production. De l'autre, des valeurs qui concernent davantage les choix de vie, depuis sa forme biologique pure (naissance, mort, sexe) jusqu'à l'exercice des libertés publiques et aux styles de comportement.

 

Sur le plan historique, ces constellations de valeurs ont été orientées dans les deux tendances opposées du socialisme et du libéralisme, trouvant une coexistence possible mais problématique dans la longue saison de la social-démocratie d'après-guerre. Aujourd'hui encore, les positions politiques sur ces questions tendent soit à privilégier l'une par rapport à l'autre, soit à souligner leur nécessaire synthèse. Les deux sont déficientes et défaillantes.

 

Il est symptomatique, par exemple, que les positions rigoureusement socialistes, c'est-à-dire celles qui défendent avec force la primauté des droits sociaux sur les droits civils, soient aujourd'hui principalement représentées par des mouvements ambigus, dans lesquels la matrice socialiste/communiste s'est de plus en plus orientée vers des positions souverainistes, voire ouvertement nationalistes et patriotiques, allant jusqu'à un culte souvent grossier et auto-complaisant des “saines” traditions patriarcales.

 

C'est ce que l'on appelle confusément dans le langage militant et résosocialisé le  “rouge-brunisme”, c'est-à-dire la convergence objective des positions de gauche et de droite accompagnée de la thèse du “dépassement” ou de la "“non-pertinence” de cette distinction.

 

Cette position attribue généralement à la gauche libérale (la gauche “arc-en-ciel”) une prédilection pour les droits civils au détriment des droits sociaux. Cette accusation s'appuie sur un diagnostic historiquement fondé, mais qui est absolutisé de manière abstraite et finit par produire des distorsions inacceptables dans le jugement politique.

 

Il est vrai qu'après la chute du mur de Berlin et le repositionnement de la gauche dans le monde dans un sens libéral/libéraliste, l'hypothèse de la “troisième voie” clintonienne et blairiste a pratiqué ce type de jeu vers le bas sur les droits des travailleurs, redéfinissant de plus en plus sa propre position de “gauche” comme défense exclusive des libertés civiles.

 

Mais il est également vrai que la droite, en particulier la nouvelle droite souverainiste et populiste, instrumentalise cet argument pour déplacer l'axe de l'opinion publique de plus en plus dans une direction réactionnaire avec un effet global qui ne produit aucune “rupture” avec l'ordre néolibéral et contribue plutôt à la détérioration progressive de la condition des classes subalternes.

 

Au contraire, ce sont ces mêmes groupes de gauche qui ont désormais intériorisé le langage et les attitudes violentes et irrationnelles de la droite la plus rustre, finissant par épouser son schéma odieux et vide de l'opposition entre l'élite et le peuple, ou ses bavardages incohérents contre le “politiquement correct”.

 

Malheureusement, même les positions opposées, celles qui prêchent la nécessité de faire progresser ensemble les droits civils et sociaux, finissent par être abstraites et vagues. La gauche, en particulier la gauche radicale, identifie le point de rupture par rapport à l'hégémonie actuelle du néolibéralisme dans cette “synthèse” supposée.

 

Mais comme l'expérience de la banqueroute de la social-démocratie devrait nous en avertir, il s'agit d'un projet problématique qui témoigne peut-être d'une insuffisance d'élaboration théorique.

 

De fait, il faudrait d'abord réfléchir au fait que les droits sociaux ne sont pas des “droits” au même sens technique que les droits civils. Et que, finalement, ce ne sont peut-être pas du tout des "droits". Cela détermine une relation spéculaire entre les droits sociaux et les droits civils en termes de faisabilité et des limites qu'ils rencontrent dans leurs tentatives respectives de devenir “réels”.

 

Les droits sociaux ne peuvent pas être formalisés de manière adéquate tant que le conflit de classe persiste, ce qui empêche leur pleine réalisation : d'où le fait que même lorsqu'ils sont affirmés au niveau juridique, ils sont soumis aux contrepoussées de la lutte économique et peuvent donc être réduits et même niés dans la pratique sociale réelle.

 

Ici, la loi, qui ne préside pas à leur réalisation et ne la garantit pas du tout, est plutôt configurée comme un instrument puissant et efficace de leur limitation et de leur annulation.

 

Inversement, les droits civils - qui, formellement, sont rarement niés en tant que tels (parce que cela impliquerait une suppression de l'échafaudage de l'État libéral qui n'est réellement poursuivie que dans des cas isolés) - peuvent être rendus “inefficaces” ou contredits dans leur application réelle : comme cela se produit en Italie, par exemple, avec la loi 104 [loi-cadre de 1992 pour l'assistance, l'intégration sociale et les droits des handicapés, NdT].

 

Maintenant, lorsque les critiques socialistes ou souverainistes pointent la fonction antipopulaire des politiques de droits civils, ils ne visualisent pas que les droits civils perpétuent le modus operandi de la société libérale, mais à cause de leur forme, pas de leur contenu : ce ne sont pas les questions LGBTQ, le féminisme, l'anti-validisme, etc. qui sont le problème, mais le fait que la lutte est ici déplacée au niveau juridique (et, par conséquent, interprétée comme la simple réalisation d'une demande morale).

 

Les normes sont importantes (dans un sens tactique et stratégique) pour les communautés ou les instances de l'opinion publique qui s'y identifient, mais si le droit n'affecte pas les structures de la vie collective, il ne peut pas changer les causes du malaise.

 

Un tel malaise est toujours lié à la perception d'une limitation irrationnelle de sa propre liberté ou, mieux encore, de son expérience de vie, des potentialités auxquelles on estime avoir droit. La liberté, c’est la suppression non pas de la limite mais de son irrationalité, du non-sens qu'elle introduit dans notre existence individuelle et collective. Par conséquent, son irrationalité doit toujours être jugée par rapport aux possibilités réelles que l'existence collective met à la disposition de l'individu.

 

Le malaise est l’absence d'autodétermination perçue par l'individu dans un contexte socio-historique donné. Mais ce manque est lié à la possibilité d'autodétermination de la société dans son ensemble : cette dernière détermine l'espace possible dans lequel se déplace la première.

 

Tout choix, même par rapport à soi-même, est limité à l'avance par la vie collective, est contraint dans des limites qui le forcent irrationnellement à être moins que ce qu'il pourrait être. L'irrationalité qui opprime la possibilité de choix et d'autodétermination de l'individu est fonction des contraintes imposées à la rationalité sociale dans son ensemble.

 

Dans le “socialisme réel”, les contradictions de la sphère juridique - et la non-pertinence substantielle de celle-ci - étaient à leur tour dues à l'absence de démocratie réelle, c'est-à-dire matérielle. Car il ne suffit pas que les rapports de production soient soustraits à l'hégémonie de la bourgeoisie pour qu'ils passent ipso facto aux mains de la classe ouvrière.

 

La médiation de substitution exercée par le parti a eu une fonction déformante tant sur les objectifs de la sphère productive (qui se sont avérés hétéronomes par rapport aux besoins et aux aspirations de la classe ouvrière) que sur la forme et la gestion de la sphère juridique.

 

“Los 41 maricones encontrados en un baile de la Calle de la Paz el 20 de Noviembre de 1901” [“Les 41 pédés rencontrés dans un bal le 20 novembre 1901 à Mexico”], par Posada, Mexique 1901

 

Ainsi donc, les contradictions que les droits civils introduisent dans le sentiment et la pratique collectifs sont une bonne chose, mais seulement si le mouvement de transformation sociale affecte parallèlement la sphère des rapports de prpduction : et c'est le seul sens que l'on peut donner à l'expression : “les droits civils et les droits sociaux doivent aller de pair”, car de cette façon, tant leur parallélisme que leur différence radicale sont préservés. En revanche, si la démocratisation des rapports de production est inhibée ou empêchée, la résistance réactionnaire et fasciste se développera sans qu'il soit possible d'organiser le front social alternatif à l'ordre libéral dominant.

 

La thèse selon laquelle la classe ouvrière (ou, pire, le “peuple”, les “gens”) ne comprend pas les questions de droits civils est insuffisante et mystificatrice. Elle se déplace sur un plan athéorique et empirique, lié à des suggestions impressionnistes : il n'y a pas de sujet social structurellement lié à cette doxa réactionnaire.

 

Même en supposant, sans le concéder, qu'un sondage puisse “prouver” l'allergie d'une grande partie de la population à l'élargissement des droits civils, cela ne prouverait pas l'existence de ce sujet mais fixerait son existence, en la réifiant, aux conditions productives actuelles. Alors que l'hypothèse dont nous partons est que ce même sujet ne pourrait se constituer que dans le processus de transformation des rapports de production : la démocratie matérielle devient ici le présupposé théorique et pratique de la pleine réalisation de la démocratie formelle.

 

L'universalisme idéal et abstrait de la démocratie formellement comprise ne peut trouver sa pleine réalisation que dans l'universalisme matériel d'un mode de production dans lequel le libre développement de tous est la présupposition du libre développement de chacun.

 

L'auto-organisation de la vie collective ne peut se réaliser que si son centre (l'autos) et sa périphérie, ses limites (la totalité) sont en accord. C'est-à-dire si la sphère productive rendue à elle-même permet le développement maximal du potentiel individuel et social. C'est le contenu de la vie économique (le changement de la forme de production) qui peut alors prendre les formes libres d'un développement concerté et objectif, démocratique et scientifique, dans lequel l'apparente contradiction entre ces deux moments est définitivement supprimée.

 

Le fait que la vie individuelle soit vécue sous une forme particulière et particulariste (en tant qu'individus ou en tant que groupes, qu'ils soient majoritaires ou marginaux) est le signe d'une absence d'émancipation collective, d'un manque de sphère d'universalisme matériel qui traverse et transforme de l'intérieur cette expérience limitée et partielle, l'élevant au niveau d'un partage effectif.

 

L'absence ou la limitation de ce moment de révolutionnarisation des rapports de classe oblige quiconque poursuit une politique progressiste à recourir aux instruments juridiques et formels du droit libéral. Le fait que le socialisme, fondé sur l'idée d'une participation égalitaire et non discriminatoire à la lutte politique, doive recourir en interne aux pratiques et théories libérales pour se constituer en sujet démocratique est une indication de sa faiblesse réelle.

 

Plus le socialisme devient une force réelle, moins il a besoin de ce recours au formalisme technico-juridique, de cette traduction des relations réelles en relations médiatisées par le droit comme superstructure ou instrument orthopédique des relations sociales.

 

Cela ne signifie pas que, dans le socialisme réalisé, le droit puisse être “aboli” en tant qu'expression universalisante et abstraite de ces relations, ni que la forme de coexistence puisse jaillir spontanément de la société (comme le pensent encore grossièrement les primitivistes et les immédiatistes anarchistes).

 

Cela signifie toutefois que la forme actuelle des systèmes juridiques connaît non seulement la contradiction inévitable entre le devenir social et le besoin systémique et statique de rationalisation juridique, mais aussi la contradiction inutile et évitable entre ce processus d'universalisation et les distorsions qui lui sont imposées par les intérêts particuliers des classes dominantes. Ce n'est pas la médiation juridique qui doit être éliminée mais l'effet de distorsion des intérêts immédiats que les rapports de production exercent sur ce processus de médiation.

 

Photo de police des participants à une fête travestie, Petrograd  (Saint-Pétersbourg), URSS, 1921

 

Ce qui correspond aujourd'hui aux “droits civils”, c'est-à-dire à la pleine disponibilité de son existence, ne peut s'affirmer que dans une organisation non asservie et rationnelle de la vie collective.

 

Cela ne signifie pas que leur défense doive être reportée jusqu'à ce qu'une telle organisation soit réalisée dans la sphère productive : cela signifie, cependant, que leur défense déjà ici et maintenant clarifie et élargit ses possibilités objectives à mesure que cette sphère passe sous le contrôle des producteurs.

 

Ainsi, lorsque nous réalisons la démocratie matérielle, elle prend la place de la démocratie formelle, non seulement en rendant obsolète sa configuration technico-juridique actuelle, mais aussi en démasquant et en effaçant ses distorsions dues aux intérêts irrationnels et partiels qui l'enserrent.

 

Il est donc essentiel de lever l'ambiguïté attachée à l'expression “droits sociaux” pour éviter toute confusion entre la dimension juridique et la dimension matérielle : la forme d'expression des droits civils devient ainsi d'autant plus pure et formelle que la forme provisoire et inadéquate des droits sociaux disparaît, en s'innervant dans la structure matérielle de la société et en s'y universalisant.

 

Et, par conséquent, ce n'est pas seulement dans un sens tactique et instrumental, parce qu'il est désormais inévitable et nécessaire d'éviter toute discrimination, que le socialisme doit faire une place en son sein à toute forme de subjectivité subalterne, mais aussi parce que les véritables “droits civils” ne peuvent exister, stratégiquement, que dans un ordre social égalitaire et solidaire.

 

MARTHA NUSSBAUM
Une nature sauvage et peuplée
La responsabilité humaine vis-à-vis des animaux

Martha C. Nussbaum, The New York Review of Books, 8/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Martha Nussbaum (1947) est une philosophe usaméricaine. Elle est titulaire de la chaire Ernst Freund de droit et d'éthique à l'université de Chicago, où elle est membre de la faculté de droit et du département de philosophie. Bio-bibliographie

Cet essai paraîtra, sous une forme quelque peu différente, dans Justice for Animals: Our Collective Responsibility, qui sera publié par Simon and Schuster en janvier 2023.

Nous devons trouver de nouvelles façons d'agir envers les animaux dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.


Taryn Simon : détail du chapitre VI, tiré de A Living Man Declared Dead and Other Chapters I-XVIII, 2011. De gauche à droite : 37. n° 317, 23 fév. 2009 ; 33. No 309, 28 janv. 2009 ; et 38. No. 318, 23 fév. 2009. Les lapins représentés ont été tués lors d'une expérience menée par le Robert Wicks Pest Animal Research Centre dans le Queensland, en Australie, au cours de laquelle de nouvelles souches d'une maladie ont été introduites dans la population locale de lapins européens. L'espèce a été introduite en Australie pour la chasse en 1859 et n'y a pas de prédateurs naturels. Depuis les années 1950, le gouvernement australien utilise des maladies mortelles pour contrôler la croissance de la population de lapins. Taryn Simon/Gagosian Gallery, New York

Devrions-nous essayer de laisser les animaux non domestiqués seuls dans “la nature”, imaginée comme leur habitat évolutif, mais également connue pour être un lieu plein de cruauté, de pénurie et de mort accidentelle ? Ou bien avons-nous la responsabilité de protéger les animaux “sauvages” de la pénurie et de la maladie et de préserver leurs habitats ? Et qu'en est-il de la prédation d'animaux vulnérables par d'autres animaux ? Serait-il possible que nous ayons la responsabilité de la limiter ? Peut-on envisager une société multi-espèces, incluant les animaux “sauvages” ?

Et qu'est-ce que “la nature sauvage” ? Existe-t-elle seulement ? Quels intérêts ce concept sert-il ?

Mes réponses à ces questions seront, dans certains cas, sujets à controverse. Mais mes conclusions, bien que provocantes, sont aussi provisoires, puisque nous sommes à la recherche de nouvelles façons de penser et d'agir dans un monde dominé partout par la puissance et l'activité humaines.

La fascination exercée par l'idée d'une nature “sauvage” est profondément ancrée dans la pensée du mouvement environnemental moderne. Cette idée est fascinante, mais aussi, je crois, profondément confondante. Avant de pouvoir progresser, nous devons comprendre ses origines culturelles et le travail qu'elle était censée accomplir pour ceux qui l'employaient.

Voilà, en quelques mots, l'idée romantique de la nature : la société humaine est rassise, prévisible, obsolète. Elle manque de sources puissantes d'énergie et de renouvellement. Les gens sont aliénés les uns des autres et d'eux-mêmes. La révolution industrielle a fait des villes des lieux immondes où l'esprit humain est souvent écrasé (comme dans les “sombres moulins sataniques” de Blake). En revanche, quelque part - dans les montagnes, dans les océans, même dans l’insoumis vent d’Ouest - il y a quelque chose de plus vrai, de plus profond, de non corrompu et de sublime, une sorte d'énergie vitale qui peut nous restaurer, car elle est l'analogue de nos propres profondeurs. Les autres animaux sont une grande partie de ce “sauvage” : de l'énergie mystérieuse et vitale de la nature (pensez au “Tyger, tyger, burning bright” –Tigres, tigres, brûlants lumineux - de Blake).

Le scénario romantique typique est celui d'une promenade solitaire dans la nature sauvage : Chateaubriand décrivant une visite aux chutes du Niagara en utilisant des tropes romantiques classiques qui ont suscité des doutes depuis lors quant au fait qu'il y soit allé ; les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau ; le Werther de Goethe se jetant dans l'étreinte des vents ; Shelley ayant même l'impression d'être lui-même le vent ; l'errance solitaire de Words- worth se terminant par une épiphanie plus tranquille de jonquilles dorées ; Henry David Thoreau se rendant dans les bois autour de Walden Pond. La nature “sauvage” nous fait vivre de profondes émotions d'émerveillement et de crainte, et c'est à travers ces émotions que nous nous renouvelons.

Cette constellation d'émotions est-elle utile pour réfléchir à la manière dont nous devrions aborder les autres animaux ? Je ne le pense pas. L'idée romantique de la “nature” est née de l'anxiété des hommes, en particulier face à la vie urbaine et industrielle. La nature, dans cette conception, est censée faire quelque chose pour nous ; l'idée n'a pas grand-chose à voir avec ce que nous sommes censés faire pour la nature et les autres animaux. Le narcissisme du concept est généralement explicite, comme dans le “je” constant de Shelley, ou dans les derniers vers de Wordsworth :

Car souvent, quand je m’allonge dans mon lit,
L’esprit rêveur ou pensif,
Elles viennent illuminer ma vie intérieure
Qui est la béatitude de la solitude ;
Et mon cœur alors, s’emplit de plaisir
Et danse avec les jonquilles.

De nombreux romantiques du XIXe siècle avaient même l'idée que les paysans et autres pauvres faisaient partie de la nature ou en étaient proches, et qu'ils devaient rester là, dans la pauvreté rurale, plutôt que de s'aventurer en ville et d'essayer de s'instruire. Le Levin de Tolstoï dans Anna Karénine trouve la paix lorsqu'il abandonne sa sophistication urbaine et rejoint la vie de travail naturelle des paysans. (Et qu'auraient pensé les vrais paysans de cette prétention ?) Thomas Hardy s'est attaqué à cette fiction dans Jude the Obscure, en montrant ses conséquences désastreuses pour les vrais pauvres intelligents et ambitieux ; mais la fiction a perduré. E.M. Forster y croit encore lorsqu'il représente Leonard Bast, dans Howards End, comme étant mieux loti à la campagne : son erreur a été de déménager à Londres et d'essayer de s'éduquer. Remplacez les paysans par d'autres animaux, et vous verrez où je veux en venir. Oh, ces animaux, si loin en dessous de nous, comme ils sont vivants, comme ils sont robustes ! Ne serait-ce que pour un bref safari de cinq jours, nous pourrions partager (à bonne distance) leur monde de violence et de pénurie. Bien sûr, nous ne rêverions jamais de vivre cette vie, mais nous ressentons un frisson par ce bref contact, et nous nous sentons plus vivants. (De nombreuses personnes en éco-safari pensent et parlent exactement de cette manière).

Cette fiction romantique n'est pas non plus l'apanage de l'Europe et de l'Amérique du Nord nouvellement industrialisées. D'autres sociétés ont d'autres variantes de l'idée de pureté, d'énergie et de vertu “naturelles”. Nous le voyons dans l'obsession des Romains de l'Antiquité pour l'agriculture comme source de renouvellement, dans l'idée de Gandhi selon laquelle la vertu du peuple indien sera restaurée par la pauvreté rurale, le filage de sa propre étoffe, etc. Dans de nombreux endroits, les gens semblent avoir besoin de croire que leur sophistication urbaine est mauvaise et qu'ils seront plus heureux et meilleurs s'ils se mêlent d'une manière ou d'une autre à la “nature”. En général, le “mélange” est plutôt bidon, comme dans le cas de l'immense sophistication avec laquelle les poètes romantiques revendiquent la simplicité rurale. Bien, c'est toujours de la bonne poésie. Ce que je veux dire, c'est qu'il s'agit d'une idée faite par et sur les êtres humains, et non sur la nature ou les animaux ou ce qu'ils exigent de nous. Et l'émerveillement impliqué dans le sublime romantique est tout aussi égocentrique. Ce n'est pas le genre d'émerveillement qui nous tourne vraiment vers l'extérieur.

L'idée romantique de la nature a eu du bon. Parce que les gens voulaient un certain type d'expérience, ils ont préservé les lieux qui semblaient l'offrir. Le Sierra Club et une grande partie du conservationnisme usaméricain ont eu cette origine, tout comme les mouvements préservationnistes ailleurs. Souvent, aujourd'hui, les gens trouvent un rafraîchissement physique et spirituel dans les lieux “sauvages”, et les pays qui les ont préservés offrent aux gens un bien authentique qui a disparu ailleurs. Mais ce bien est trop souvent accidentel : il s'agit de nous, pas d'eux. Et il y a beaucoup de mal : la glorification de la chasse au gibier, de la chasse à la baleine et de la pêche.

Si l'on entend par “nature” et “sauvage” la façon dont les choses se déroulent lorsque l'homme n'intervient pas, cette façon n'est pas si bonne pour les animaux non humains. Pendant des millénaires, la nature a été synonyme de faim, de douleurs atroces et souvent d'extinction de groupes entiers. Lorsque nous comparons la “nature” à l'industrie de l'élevage industriel ou aux formes moins sensibles d'un point de vue éthique de la captivité dans les zoos, elle semble un peu plus bénigne ; mais utilisée comme une source de pensée normative en soi, l'idée de la nature n'offre pas d'orientation utile. Comme le dit à juste titre John Stuart Mill, la Nature est cruelle et irréfléchie.

Même l'idée traditionnelle de “l'équilibre de la nature” a été réfutée de manière décisive par la pensée écologique moderne. Lorsque l'homme n'intervient pas, la nature n'atteint pas un état stable ou équilibré, ni l'état qui est le meilleur pour les autres créatures ou pour l'environnement. En effet, si les écosystèmes naturels se maintiennent de manière stable, c'est généralement grâce à diverses formes d'intervention humaine, comme la pulvérisation contre les parasites nuisibles, l'intervention pour maintenir la végétation d'un habitat et la lutte contre les braconniers. L'idée d'“équilibre de la nature” semble différente de l'idée romantique, mais elle en est en fait une forme : nos vies (urbaines) sont entachées d'anxiété et d'envie de compétition, mais la nature est paisible et équilibrée. Cette idée trouve ses racines dans les besoins et les fantasmes de l'homme et n'est pas étayée par des preuves.

Il existe certainement de bonnes raisons de ne pas intervenir dans la vie des animaux “sauvages”. Deux de ces raisons sont (1) que nous sommes ignorants et que nous ferons beaucoup d'erreurs, et (2) que l'intervention est souvent inadmissiblement paternaliste, alors que ce que nous devrions faire, ce serait respecter le choix des animaux quant à leur mode de vie. Il ne s'agit toutefois que de raisons prima facie. L'ignorance peut être remplacée par la connaissance, comme notre ignorance de ce qui est bon pour les enfants et les animaux de compagnie qui vivent avec nous a, pour la plupart, été remplacée par la connaissance. Lorsque nous restons ignorants, la société estime que l'ignorance en la matière n'est pas excusable : ainsi, un parent qui refuse les vaccinations pour ses enfants (ou même pour les animaux de compagnie) est (dans la plupart des cas) responsable de l'ignorance qui sous-tend ce choix.

En ce qui concerne l'autonomie, nous n'accusons généralement pas les gouvernements d'agir avec un paternalisme répréhensible lorsqu'ils adoptent des mesures globales de sécurité sociale ou d'assurance maladie - ou, en fait, lorsqu'ils adoptent des lois définissant le meurtre, le viol et le vol comme des crimes et qu'ils appliquent ces lois. Lorsqu'il s'agit des moyens de subsistance de base, nous estimons que les gens ont le droit d'être protégés (bien que les anti-paternalistes insistent à juste titre sur le fait que, lorsqu'il s'agit d'adultes, les choix en matière de santé restent personnels, au moins dans une certaine mesure). Si nous haussons les épaules lorsque des animaux meurent de faim, ne disons-nous pas que les animaux ne comptent pas ? Et si nous défendons notre politique de non-intervention en plaidant l'ignorance de leur bien, dans quelle mesure ce plaidoyer est-il plausible lorsqu'il s'agit de questions de survie de base ?

Mais cette discussion, pour intéressante qu'elle soit, présuppose qu'il existe sur terre une nature “sauvage”, c'est-à-dire des espaces qui ne sont pas sous le contrôle et la domination de l'homme. Elle présuppose qu'il est possible pour les humains de laisser les animaux tranquilles. Ce présupposé est faux. Aussi grandes que soient les étendues de terre, toutes les terres de notre monde sont entièrement contrôlées par l'homme. Ainsi, les “animaux sauvages” d'Afrique vivent dans des refuges pour animaux entretenus par les gouvernements de diverses nations, qui en contrôlent l'accès, les défendent contre les braconniers (seulement parfois avec succès) et soutiennent la vie des animaux qui s'y trouvent par toute une série de stratégies (y compris la pulvérisation contre la mouche tsé-tsé et bien d'autres choses). Il n'y aurait plus de rhinocéros ou d'éléphants dans le monde si l'homme n'intervenait pas.

Aux USA, les “chevaux sauvages” et autres créatures “sauvages” vivent sous la juridiction de notre nation et de ses États. S'ils ont des droits limités de non-intervention, de libre circulation et même une sorte de droit de propriété, c'est parce que le droit humain a jugé bon de leur accorder ces droits. L'homme a le contrôle partout. Les humains décident des habitats à protéger pour les animaux, et ne laissent aux animaux que ce qu'ils décident de ne pas utiliser.

L'air et les océans peuvent sembler plus véritablement “sauvages”, mais ce qui peut s'y passer est contrôlé à bien des égards par le droit national et international, et façonné de manière omniprésente par l'activité humaine. La vie des baleines et des autres espèces marines est constamment affectée par l'utilisation des océans par l'homme - perturbations sonores, chasse commerciale à la baleine, pollution plastique, etc. Le droit n'a pas pu faire grand-chose pour freiner la cupidité humaine. Quant à l'air, les humains le polluent d'une manière qui interfère grandement avec la vie des oiseaux. L'architecture humaine et l'éclairage urbain sont à l'origine d'innombrables décès d'oiseaux chaque année : la lumière attire les oiseaux, perturbe leurs rythmes circadiens et modifie les schémas de migration. L'activité humaine modifie également, et souvent détruit, les habitats des oiseaux. Mais l'activité humaine peut contribuer à inverser ces dommages. Si nous décidions de ne pas nous engager dans des projets de réparation, le résultat serait que les mauvaises formes d'interférence prévaudraient sans opposition.

On pourrait admettre que le statu quo actuel est que les humains dominent partout, tout en recommandant que les humains se retirent tout simplement et laissent tous les animaux “sauvages” de tous ces espaces faire ce qu'ils peuvent pour eux-mêmes. Même cette proposition nécessiterait une intervention humaine active pour mettre fin aux pratiques humaines qui interfèrent avec la vie des animaux : braconnage, chasse, chasse à la baleine. Et ce serait, semble-t-il, une abnégation grossière de nos responsabilités : nous avons causé tous ces problèmes et nous leur tournons le dos en disant : « Vous êtes des animaux sauvages, alors faites avec du mieux que vous pouvez. » On ne voit pas très bien ce qu'apporterait cette prétention à une politique de non-intervention.

Il n'est pas non plus évident que nous puissions éthiquement nous tenir à l'écart, même dans les cas où nous n'avons pas causé le problème. Si nous sommes là à regarder, à contrôler et à surveiller les habitats des animaux, il semble que nous soyons des intendants impitoyables si nous permettons la famine massive, la maladie et d'autres types de douleur et de tourments tout à fait “naturels”. Nous serions témoins de ces calamités, mais refuserions d'essayer de les arrêter. Nous aborderons la prédation plus tard, et cette question est vraiment difficile. Mais qu'en est-il de la famine et des maladies évitables, des choses que les refuges pour animaux sauvages existants tentent régulièrement de prévenir - et qui ont très probablement des causes humaines, du moins en partie ?

Un exemple est instructif. Au Kirghizistan, un parc national appelé Ala Archa [Genévrier multicolore] est divisé en trois zones : une où les humains peuvent se promener et pique-niquer, une où les animaux vivent sans interférence humaine, et une où ces mêmes animaux se reproduisent et élèvent leurs petits, là encore sans interférence - pour ainsi dire. Le raisonnement est le suivant : les espèces rares, telles que le léopard des neiges, ont besoin d'être protégées si elles veulent subvenir à leurs besoins et se reproduire, et toutes les espèces fonctionnent mieux dans un monde multi-espèces si les activités de reproduction sont séparées dans une certaine mesure des autres activités vitales.

Tout ceci est bien sûr totalement artificiel et nécessite une intervention constante. Chaque habitat est aménagé et entretenu de manière à ce que les animaux puissent mener une vie florissante propre à leur espèce. Dans les zones réservées aux animaux, la gestion est également très poussée, afin de favoriser l'alimentation et la reproduction. Cet arrangement est bien meilleur pour les animaux que celui qui existerait si toutes les créatures entraient en collision. Nous pourrions même supposer que c'est celui que les animaux choisiraient s'ils parlaient, car c'est celui qui favorise le mieux la santé et l'épanouissement. Mais en disant cela, nous disons que les animaux, comme les humains, ne choisissent pas d'être abandonnés sans protecteurs : leur choix hypothétique est celui d'un monde dont l'intendance décente favorise leur épanouissement. Un monde non “sauvage”.

Voici un autre exemple qui jette un doute sur l'idée que les cieux vierges sont la dernière frontière de la vraie liberté animale. La Nouvelle-Zélande, contrairement à l'Australie, ne compte presque aucun mammifère indigène. Elle possède une variété de rongeurs et d'autres petits animaux, principalement introduits par les colons blancs : lapins, souris, rats. Et, bien sûr, il y a des animaux domestiqués, chiens et chats, dont beaucoup errent en liberté. Mais les îles abritent une étonnante variété d'oiseaux - non pas des oiseaux prédateurs, qui pourraient avoir un avantage dans la compétition avec les rongeurs, mais de nombreuses espèces de petits oiseaux chanteurs et plusieurs petits oiseaux indigènes incapables de voler (kiwi, weka, kakapo).

Comme vous pouvez facilement l'imaginer, les petits oiseaux et, dans une certaine mesure, les perroquets sont menacés par les rongeurs et les chats. Et si le “cours de la nature” avait prévalu, de nombreuses espèces aviaires seraient aujourd'hui éteintes et, ce qui est plus pertinent pour mon argument, de nombreux petits oiseaux auraient été déchiquetés et seraient morts dans l'agonie. À l'extérieur de Wellington, j'ai visité une réserve d'oiseaux qui est en fait un grand semi-zoo aviaire. Les humains peuvent y entrer et s'y promener, mais ils doivent passer une inspection pour éviter de nourrir les oiseaux ou d'emporter avec eux un rongeur, un chien ou un chat. Les rongeurs, les chiens et les chats sont tenus à l'écart par un grand filet qui entoure plusieurs hectares de terrain. Il est à trois côtés, ce qui signifie que les oiseaux peuvent le quitter s'ils le souhaitent, pour chercher de la nourriture à l'extérieur. Mais il est soigneusement calculé pour être une barrière trop haute pour que les rongeurs habituels puissent la franchir : une démonstration à l'entrée montre à quelle hauteur les lapins peuvent sauter, à quelle hauteur les chats sautent, et quel type de contrepoids aux capacités d'escalade de chacun a été mis en place. Les oiseaux sont libres, précisément parce que l'espace est contrôlé.

Ces deux cas montrent que la liberté et l'autonomie des animaux ne sont pas incompatibles avec une gestion humaine intelligente. En fait, elles requièrent généralement une bonne gestion, car la nature n'est pas un site glorieux de liberté. Si les humains tentent de renoncer à l'intendance, dans un monde où ils sont omniprésents, façonnant chaque habitat dans lequel vit chaque animal, ce n'est pas un choix éthiquement défendable ni un choix qui favorise une bonne vie animale. Les seules options qui s'offrent à nous, dans le monde tel qu'il est, sont des types et des degrés d'intendance. Nous devons regarder cette réalité en face, sinon nous ne pourrons pas avoir un bon débat sur la façon d'exercer le pouvoir que nous avons indubitablement.

La “nature”, ai-je dit, est un lieu de pénurie et de violence. Aujourd'hui, de nombreuses personnes qui se soucient des animaux pensent que nous devrions inhiber la violence humaine à leur égard (braconnage, chasse, chasse à la baleine) mais ne rien faire pour interférer avec la violence de la “Nature” (faim, sécheresse, prédation). Cette attitude commune peut-elle être défendue ?

Mon approche se concentre sur les chances de vie des créatures individuelles : elles doivent avoir la possibilité de vivre une vie épanouie. La souffrance et la possibilité d'exercer diverses formes d'action sont les deux choses qui comptent. Du point de vue des créatures qui sont victimes de la violence de la “nature”, le fait que tout cela soit dû à la “nature” n'est pas une consolation. Comme le dit Mill, elles souffrent souvent de manière encore plus horrible : mourir de faim est l'une des formes de mort les plus douloureuses, tout comme être déchiré membre par membre par une meute de chiens sauvages. Une balle dans le cerveau serait certainement mieux que cela, même si les premières morts sont “naturelles” et les secondes infligées par l'homme.

De même, lorsque nous sommes conscients de notre propre contrôle et de notre responsabilité, nous ne pensons pas réellement de la manière non interventionniste que j'ai décrite. En défendant l'action de l'homme pour protéger les animaux contre les inondations, la famine et la sécheresse, je ne fais pas une proposition radicale ; je rapporte la pensée et les pratiques courantes. De même que les nations qui ont des réserves d'animaux empêchent le braconnage, elles empêchent l'influence des catastrophes “naturelles”- dont la plupart ont de toute façon des causes humaines en arrière-plan. Lorsque nous pouvons le faire, il semble donc que nous devions le faire.

La prédation, cependant, semble différente. Les intendants des réserves de grands animaux non seulement n'empêchent pas la prédation, mais l'encouragent souvent fortement. Leur comportement est donc très différent de celui des compagnons d'animaux domestiques, qui découragent généralement leurs chiens et chats de compagnie de se nourrir de petits oiseaux ou de chasser le renard, même si ce comportement fait partie du répertoire typique de certaines races. En d'autres termes, ils traitent généralement leurs animaux de compagnie un peu comme des enfants : ils canalisent l'agressivité naturelle vers une forme d'activité de substitution, empêchant ainsi la frustration des instincts, mais aussi les dommages causés aux autres. Tout comme un enfant est orienté vers les sports de compétition plutôt que vers le carnage humain, un chat est orienté vers un jouet ou un griffoir plutôt que vers un oiseau.

La capacité de l'animal à mener sa forme de vie caractéristique n'est-elle pas frustrée ? Oui et non. Une capacité peut être décrite de plusieurs façons. Nous pourrions dire que ce qui est typique des chats est la capacité de tuer des petits oiseaux. Nous pourrions également dire que ce qui est typique, et crucial, c'est la capacité d'exercer des capacités prédatrices et d'éviter la douleur de la frustration. Ce qui est hérité est une tendance générale qui peut s'exprimer de plusieurs manières. Dans un monde multi-espèces, où nous devons tous inhiber certains comportements afin de vivre ensemble en paix, il est logique de se concentrer sur la dernière description, plus générale, de la capacité, à moins que nous n'ayons des preuves accablantes que cette approche ne fonctionne pas, que les chats qui ne tuent pas les oiseaux sont déprimés et misérables. Ce n'est pas ce que les preuves nous montrent. Un chat a besoin d'un exutoire pour sa nature prédatrice, tout comme un humain. Mais il n'y a aucune raison pour que cet exutoire soit celui qui inflige d'horribles souffrances à une victime.

Pourquoi ne pensons-nous pas de la sorte lorsque nous sommes confrontés à la prédation dans la “nature” ? Il y a une bonne raison à cette asymétrie. Nous sommes très ignorants, et si nous essayions d'intervenir sur la prédation à grande échelle, nous provoquerions très probablement un désastre à grande échelle. Nous n'avons pratiquement aucune idée de la façon dont le nombre d'espèces changerait, des pénuries qui seraient créées, et nous ne sommes absolument pas préparés à faire face aux conséquences probables de telles interventions. La seule façon de protéger les créatures les plus faibles de la prédation serait de transformer les réserves d'animaux les plus importantes en zoos de la mauvaise vieille époque, chaque créature ou groupe se trouvant dans son propre enclos.

Cependant, à moins de s'engager dans cette voie, il n'existe pas d'idée réalisable de comportements de substitution comparables au rôle d'un tel concept dans la vie des chiens et des chats de compagnie. Dans un zoo typique, les gens peuvent essayer d'organiser un substitut : par exemple, donner à un tigre une balle lestée pour qu'il exerce ses capacités de prédateur, tout en le nourrissant de viande tuée sans cruauté. Voici ce que le zoo de San Diego a déclaré en 2020 au sujet du régime alimentaire de ses léopards :

Au zoo de San Diego, nos léopards sont généralement nourris avec un régime commercial à base de viande hachée conçu pour les carnivores de zoo, et on leur offre occasionnellement un gros os, un lapin décongelé ou une carcasse de mouton. Afin d'aiguiser leurs talents de chasseurs, les spécialistes de la faune sauvage leur proposent de temps en temps une "chasse" aux boulettes de viande, où une partie de leur nourriture est roulée en boulettes et cachée dans leur habitat.

La torture est ainsi déplacée de la chasse vers une ferme industrielle que les visiteurs ne voient pas. Ce n'est pas une amélioration. La viande synthétique cultivée en laboratoire ou même la viande végétale serait de loin supérieure. Même un animal tué sans cruauté serait supérieur, car la mort des prédateurs est généralement très douloureuse. Toutefois, en l'absence d'enclos séparés du type de ceux que l'on trouve dans les zoos, de telles substitutions ne seraient pas possibles.

Le philosophe Jeff McMahan, dans une tribune publiée dans un journal, a suggéré de manière spéculative de supprimer la prédation par l'ingénierie.

Léopards des neiges, Parc national Ala Archa, Kirghizistan

 Cette idée résoudrait le problème des enclos séparés, mais elle ne témoigne tout simplement pas de respect pour la plupart de ces animaux, qui ne devraient pas être blâmés pour leurs tendances. (Ils n'ont pas évolué pour être éducables comme les chiens et les chats, et même si beaucoup d'entre eux font preuve d'apprentissage social, il s'agit du type caractéristique d'une communauté d'espèces prédatrices). Et l'élimination créerait sûrement un chaos de surcroît de population auquel nous ne sommes pas préparés à faire face.

Voilà donc les bonnes raisons d'agir très prudemment contre la prédation, si tant est qu'on le fasse. D'autre part, la souffrance des créatures vulnérables et leur mort prématurée ont une grande importance et semblent exiger une certaine forme d'action intelligente. Le fait d'être mangé par des prédateurs ne fait tout simplement pas partie des objectifs qui constituent la forme de vie de ces créatures. Leur forme de vie leur est propre et elles cherchent à la vivre sans être dérangées, tout comme nous, même si parfois nous sommes aussi la proie d'agresseurs. Ces espèces n'auraient pas survécu si elles n'étaient pas plutôt douées pour la fuite. Dire que c'est le destin des antilopes d'être déchiquetées par les prédateurs, c'est comme dire que c'est le destin des femmes d'être violées. Les deux sont terriblement erronés, et rabaissent la souffrance des victimes. Il est malheureux de constater que, dans la “nature”, les désirs de paix des animaux se heurtent si souvent à la frustration et à la douleur.

Il existe également de très mauvaises raisons de ne pas agir contre la prédation. Une partie de l'idée romantique du “sauvage” est une aspiration à la violence. Le Tyger de Blake et le Vent d'Ouest de Shelley sont des emblèmes de ce que certains humains pensent avoir perdu en devenant hypercivilisés. Cette nostalgie de l'agressivité (prétendument) perdue est à l'origine de la fascination de beaucoup de gens pour les grands animaux prédateurs, voire pour le spectacle de la prédation lui-même. Les personnes qui gèrent des réserves d'animaux savent que la prédation est un attrait touristique certain. Lors de ma visite dans une belle réserve du Botswana, j'ai constaté que l'un des spectacles les plus recherchés était celui d'une espèce rare de lycaon bondissant en meute sur une antilope et la déchirant en deux avant même qu'elle ne soit morte. Depuis le début de la chasse jusqu'à la scène finale où les vautours nettoient la carcasse, en passant par la mort atroce et le partage obligatoire du butin, les riches touristes qui se trouvaient dans ma jeep regardaient avec avidité, quittant leur colonie de tentes à 4 heures du matin pour le faire ; et rares étaient ceux qui réagissaient avec horreur et aversion.

Les gens ont des tendances sadiques peu recommandables, et ils créent des divertissements pour les satisfaire. De même que les Romains assouvissaient leur soif de sang en partie grâce à des actes de violence impliquant des animaux (y compris des éléphants, auxquels Cicéron et Pline s'opposaient fermement, alors qu'ils ne s'opposaient pas à la torture des humains), de même aujourd'hui, mon établissement touristique très respectable du Botswana gagnait de l'argent grâce au sadisme par procuration. De plus, l'ensemble de la réserve animale se prête à cet exercice : les chiens sauvages sont très menacés, et de gros efforts sont faits pour les préserver. Je suis agnostique quant à l'opportunité de préserver cette espèce, mais je pense qu'ici, la préoccupation centrale qui incite à la préservation est mauvaise : l'argent du sado-tourisme.

Il existe quelques interventions modestes contre la prédation que nous devrions envisager, tout en nous abstenant d'aborder la question plus large. La première consiste à ne pas faire d'argent avec le sado-tourisme. Tout comme la chasse au renard, un autre sport humain qui torture les animaux pour satisfaire le sadisme humain, a été rendue illégale, je plaide pour que la prédation soit limitée à des espaces sans humains, comme cela a été judicieusement fait au Kirghizistan. Il y aurait beaucoup moins de carnages s'ils n'étaient pas mis en scène pour un public humain. Dans une grande réserve, il n'est peut-être pas possible de tenir les humains totalement à l'écart des prédateurs, mais il n'est pas nécessaire de faire un point d'honneur à emmener les touristes voir la prédation, qui se produit de toute façon en grande partie au crépuscule ou la nuit.

Deuxièmement, lorsqu'il existe des cas de cruauté entre animaux sous la responsabilité de l'homme, nous pouvons prudemment trouver au moins quelques moyens d'intervenir : par exemple en protégeant, comme cela se fait souvent, le membre le plus faible ou rejeté d'une portée ou d'un nid de la destruction. La réserve d'oiseaux de Nouvelle-Zélande en est un exemple merveilleux. Ils empêchent les lapins, les rats, les souris et les chats, qui ont de toute façon beaucoup de nourriture, car ce sont des espèces très résistantes. Bien sûr, cela déplace la prédation et l'appauvrissement de l'habitat causés par ces créatures sur d'autres petites créatures en dehors de la réserve, donc mon approbation est discutable. Mais les oiseaux de Nouvelle-Zélande sont extrêmement vulnérables, car ils n'ont pas évolué pour échapper à ce type de prédateur - la plupart des espèces prédatrices ne sont pas indigènes à la Nouvelle-Zélande. Et les gens peuvent fournir et fournissent effectivement une nourriture de substitution aux autres animaux qui n'implique pas de prédation. Les chats peuvent être nourris avec de la viande ou du poisson tué sans cruauté, ce qui est au moins un peu mieux, ou de la viande cultivée en laboratoire, ce qui est encore mieux. Je pense donc que, tout bien considéré, la décision de la nation de protéger les oiseaux est défendable.

Jusqu'où pouvons-nous aller dans cette direction ? Nous devons presser cette question en permanence. Un couple de pluviers siffleurs rares, qui a niché en 2019 à Montrose Beach à Chicago, a découvert à son grand désarroi qu'une mouffette avait mangé ses trois œufs, qui étaient sur le point d'éclore. Ils ont alors pondu un autre œuf, et le Park District a installé un nouvel enclos plus solide autour du nid pour le protéger. Quelqu'un osera-t-il s'y opposer pour cause de “contre-nature” ? Fin juillet 2021, quatre poussins ont éclos, et deux ont été élevés avec succès jusqu'à l'âge adulte. Une fois éclos, les poussins n'étaient plus confinés dans l'enclos, et deux d'entre eux semblent avoir succombé à la prédation, dans la période vulnérable précédant l'apprentissage du vol. Aurait-il fallu protéger encore plus les jeunes poussins ? Probablement pas, car ils n'auraient alors pas appris à devenir des pluviers adultes.

Troisièmement, certains cas de prédation sont admissibles, du moins dans ma théorie, car ils ouvrent des sources de nourriture pour de nombreux animaux. Tuer des insectes n'inflige pas un préjudice dont ma théorie de la justice pour les animaux peut avoir connaissance, car ma théorie insiste sur le fait que la sensibilité est un seuil minimal pour la justice. Cela ouvre des sources de nourriture pour de nombreuses créatures. Et tuer des rats et d'autres animaux nuisibles peut parfois être couvert par le principe d'autodéfense - bien que limiter la fertilité des rats soit toujours préférable, comme on commence à le comprendre.

En bref, nous devons discuter sérieusement et en permanence du problème de la prédation et de ce qu'il faut faire pour y remédier, et nous devons continuer à chercher des solutions futures imaginables, telles que des comportements animaux de substitution, lorsque cela semble possible sans frustration néfaste. (Les chats du Kirghizistan adoptent un comportement de substitution lorsqu'ils trouvent de la nourriture sans tuer les oiseaux). Nous devons avant tout convaincre les gens que la prédation est un problème. Trop de gens grandissent en étant excités et fascinés par la prédation, ce qui a eu un effet néfaste sur l'ensemble de notre culture. Il est important de rappeler que les antilopes ne sont pas faites pour être mangées, mais pour vivre leur vie d'antilope. Le fait qu'elles ne puissent souvent pas vivre cette vie est un problème, et puisque nous sommes responsables partout, nous devons déterminer ce que nous pouvons et devons faire à ce sujet. Par-dessus tout, nous devons faire face aux responsabilités qu'implique notre contrôle omniprésent sur la vie et l'habitat des animaux, en nous efforçant non pas de gâcher la vie des animaux, comme nous le faisons si souvent, mais de contribuer à leur épanouissement.