31/07/2022

TOM SEGEV
Les soldats israéliens auteurs du massacre de Kafr Qassem en 1956 pensaient bien faire

Tom Segev, Haaretz, 31/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Tom Segev (Jérusalem, 1945), est un historien, écrivain et journaliste, faisant partie des « Nouveaux historiens israéliens », dont les travaux ont remis en cause l'écriture sioniste de l'histoire. Parmi ses principaux livres : Le Septième million. Les Israéliens et le génocide, Les premiers Israéliens, C'était en Palestine au temps des coquelicots, et 1967 : six jours qui ont changé le monde.

Les transcriptions récemment déclassifiées du procès qui a suivi le meurtre de 53 Palestiniens à Kafr Qassem révèlent une vérité qui dérange sur le rôle marginal que les crimes de guerre ont joué dans la formation des valeurs fondamentales d'Israël.

 Une peinture murale représentant le massacre de 1956 dans un musée de Kafr Qassem. Photo : Tomer Appelbaum

Les minutes du procès de Kafr Qassem sont si choquantes et bouleversantes non pas parce qu'elles révèlent des informations inconnues des historiens, mais précisément parce que les crimes de guerre israéliens jouent un rôle si marginal dans la formation des principes fondamentaux de l'État.

Le plan Hafarperet (Taupe) d'Israël, conçu pour expulser les Arabes du "triangle" des villes arabes, est connu depuis 20 ans, depuis que la personne qui l'a rédigé sous les instructions de Moshe Dayan, alors chef d'état-major, a révélé son existence. Il s'agissait d'Avraham (Abrasha) Tamir, chef de la division des opérations du commandement central des FDI à l'époque, qui est devenu par la suite une curiosité dans le monde politique israélien.

L'idée de ce plan était d'exploiter une future guerre avec la Jordanie pour évacuer les villages arabes de ce triangle. Une partie de la population fuirait vers la Jordanie, tandis que d'autres seraient envoyées dans des camps de détention en Israël. Ruvik Rosenthal, journaliste, auteur et linguiste, a cité Tamir dans un livre qu'il a écrit, "Kafr Qassem, Faits et mythes", publié (en hébreu) par Hakkibutz Hameuchad en 2000.

 Des fonctionnaires israéliens et des résidents locaux assistent à une sulha (cérémonie de réconciliation) à Kafr Qassem en 1957, un an après le massacre. Photo : Moshe Pridan/GPO

Il y a trois ans, l'historien Adam Raz a publié une "biographie politique" du massacre, commis à Kafr Qassem par des policiers des frontières dans l'après-midi du 29 octobre 1956.

La campagne du Sinaï (Suez) a débuté ce jour-là et le couvre-feu a été imposé aux villages arabes du triangle, plus tôt que ce qui avait été annoncé initialement. Cinquante-trois villageois qui n'étaient pas au courant du couvre-feu et qui rentraient du travail après sa promulgation ont été abattus. Entre les massacres de Deir Yassin en 1948 et de Sabra et Chatila en 1982, rien n'a été plus horriblement emblématique de la nature meurtrière de la bataille pour la terre d'Israël.

Le massacre de Kafr Qassem a été reconnu par la suite comme une exception tragique qui n'aurait jamais dû se produire. Le plan Hafarperet a été relégué aux oubliettes, tout comme d'autres plans visant à réduire la population arabe du pays. Adam Raz a tenté de prouver un lien entre le plan et le massacre de Kafr Qassem. Les archives des Forces de défense israéliennes refusent de communiquer tout document relatif à cet incident. Raz a demandé à voir, entre autres documents, les procès-verbaux des procès des policiers qui ont perpétré le massacre, et suite à une campagne juridique et publique qui a duré des années, ces procès-verbaux ont été déclassifiés vendredi.

Comme cela arrive souvent lorsque des documents d'État sont déclassifiés, la première question qui vient à l'esprit est de savoir pourquoi ils ont été gardés si jalousement. Comme cela aurait pu être agréable et surprenant si les minutes avaient révélé un ordre de ne pas blesser des civils innocents. La question qui reste est de savoir s'il y avait une affinité opérationnelle entre le plan Hafarperet, qui a été annulé avant le massacre, et ce qui s'est réellement passé dans le village. L'impression donnée par ces procès-verbaux est qu'il y avait un lien circonstanciel : certains des auteurs du massacre étaient au courant du plan et de son annulation, mais ils ont quand même procédé à leurs actes.

Le lien exact entre le plan Hafarperet et le massacre n'est pas important. Ce qui importe, c'est que les deux étaient imprégnés du même esprit. Les personnes qui ont assassiné ces villageois n'ont pas agi avec l'impassibilité d'un soldat obéissant aux ordres. Ils croyaient qu'ils faisaient quelque chose qui devait être fait, dans l'esprit de leurs commandants. Les procès-verbaux le démontrent bien, et c'est là que réside leur principale signification.

En 1956, de nombreux Israéliens vivaient encore les événements de la guerre d'indépendance. Les Arabes israéliens étaient considérés comme des ennemis. Ils étaient contraints par les règles d'un gouvernement militaire, un mécanisme arbitraire et corrompu dont l'existence exprimait l'attitude de Ben-Gourion envers les Arabes de ce pays. Il les considérait comme un obstacle et une menace, et ne croyait pas à la possibilité de faire la paix avec eux. Il était en faveur de divers plans de transfert.

La fuite et l'expulsion des Arabes pendant la guerre de 1948 étaient conformes à ses vues, ce qui a conduit, entre autres facteurs, à la décision de ne pas conquérir leurs nouvelles zones d'implantation, notamment la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. "Un Arabe est avant tout un Arabe", a déclaré Ben-Gourion quelques mois avant le massacre de Kafr Qassem. Son esprit a été encouragé par les FDI. "J'espère que dans les années à venir, il y aura une autre occasion de transférer ces Arabes de la terre d'Israël", a déclaré Moshe Dayan.

Des habitants de Kafr Qassem assistent à un événement commémoratif à l'occasion de l'anniversaire du massacre, en 2019.Photo : Moti Milrod

On aimerait croire que la mise au jour et la condamnation des crimes de guerre conduiraient à la prévention de tels crimes à l'avenir. L'inverse est également vrai : quiconque dissimule des crimes de guerre les couvre et les légitime. La contrition publique au sujet des crimes de guerre contribue parfois à la consolidation des principes humanitaires fondamentaux. Mais cela est particulièrement difficile en Israël, non seulement en raison du besoin perpétuel de se défendre contre l'inimitié arabe, mais aussi en raison du besoin de croire en la droiture du pays. C'est un besoin idéologique, sioniste, existentiel. Si nous ne sommes pas justes, nous ne resterons pas ici, c'est ce qu'on enseigne dans les écoles israéliennes.

Au lendemain du procès des assassins de Kafr Qassem, il semblait qu'Israël s'engageait dans une doctrine presque révolutionnaire dans les annales de la belligérance humaine. Il s'agissait de la doctrine du "drapeau noir". Ce drapeau doit flotter au-dessus de tout "ordre manifestement illégal", qu'un soldat doit identifier et refuser d'y obéir. C'est la leçon éthique que les Israéliens auraient dû tirer de l'Holocauste. C'est la base de l'affirmation selon laquelle les FDI sont l'armée la plus morale du monde.

Il fut un temps où chaque soldat des FDI était censé entendre parler du "drapeau noir" au cours de son service, au moins une fois. Je connais au moins un soldat qui n'en a pas entendu parler. Cependant, il semble que la "doctrine du drapeau noir" ait également été reléguée aux oubliettes. En fin de compte, cette doctrine reflétait l'aspiration à un sionisme plus moral qu'il ne pouvait l'être.

Entre-temps, tout a changé. L'oppression des Palestiniens dans les territoires occupés a réduit à néant les prétentions à représenter une existence (israélienne) juste. Seuls quelques Israéliens prêtent attention à cette difficulté, comme le montre l'une des réactions en ligne à la publication des minutes du procès de Kafr Qassem : « Et les minutes des pogroms de Kichinev ? »*

NdT

*Émeutes antisémites à Kichinev/Chișinău, en Moldavie, en 1903 et 1905.

        

 

 

 

 

GIDEON LEVY
La Cour Suprême d'Israël entrera dans l'histoire comme la promotrice de l'apartheid

Gideon Levy, Haaretz, 31/7/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Après la bataille entre les « Tout-sauf-Bibi » et les « Bibi-rien-que-Bibi », le seul autre sujet qui attire l'attention dans la politique israélienne est une question sans rapport qui est en train de devenir la seule question de principe qui subsiste. Il s'agit de la guerre entre ceux qui vénèrent le système judiciaire israélien et ses ennemis, et la position de chacun sur ce sujet dépend entièrement de son camp politique.

Si vous êtes un partisan de « Bibi-rien-que-Bibi », vous êtes contre les tribunaux, et si vous êtes « Tout-sauf-Bibi », vous révérez le système judiciaire. Il est tentant de rejoindre le second camp, éclairé et libéral, qui tente de protéger le système judiciaire des menaces violentes agitées par l'aile droite. Tentant mais impossible. 

Mitzpe Kramim

L'arrêt de la Cour suprême de la semaine dernière, par lequel la Cour a décidé que l'avant-poste de colons de Mitzpe Kramim ne devait pas être évacué, ne fait que démontrer à quel point il n'est plus possible de défendre la Cour - et combien les scénarios d'horreur et les prophéties de malheur diffusés par le camp libéral ne sont pas pertinents lorsqu'il s'agit de savoir ce qui se passerait si la droite s'en prenait à cette institution vénérée.

Le camp libéral s'accroche à son soutien au pouvoir judiciaire comme on s'accroche à une boussole sans laquelle on s'égare. Mais le chemin de la boussole a été perdu depuis longtemps. Elle est cassée, ou si nous devons l'admettre, n'a jamais fonctionné correctement. Le pouvoir judiciaire serait censé être la bannière que le camp éclairé embrasse, mais cette bannière est en lambeaux.

Le test suprême du pouvoir judiciaire, bien au-delà de toute autre question - plus encore que sa gestion du cas crucial de Netanyahou - est sa gestion de l'occupation, la question qui plus que toute autre définit Israël, dont la conduite est honteuse et lâche. La reconnaissance des voleurs de terres de l'avant-poste de Mitzpe Kramim et la récompense qui leur a été remise n'est que la dernière d'une interminable série d'affaires. On ne peut soutenir un tribunal qui se range systématiquement du côté des voyous et des criminels, qui approuve les crimes de guerre et méprise le droit international.

On ne peut même pas s'émouvoir des menaces d'un de ses adversaires de faire passer un bulldozer sur la Cour*. Si celle-ci est détruite, que se passerait-il exactement pour le pays, à part des dégâts immobiliers ? Israël deviendrait-il un pays qui ignore le droit international ? Deviendrait-il un pays qui tolère l'apartheid ? Qui blanchit les crimes de guerre ? Qui nourrit la suprématie juive ? Que se passerait-il exactement si ces juges éclairés et exaltés étaient remplacés par d'autres moins éclairés et exaltés ?

Même l'hypothèse selon laquelle, comme aux USA, les juges de la Cour suprême sont divisés entre libéraux et conservateurs est trompeuse. Dans les deux pays, les conservateurs sont majoritaires. Mais en Israël, même les libéraux ne sont pas libéraux.

Qui a soutenu le vol de terres à Mitzpe Kramim ? Noam Sohlberg [lui-même un colon, vivant à Alon Shvut, dans le Bloc d’Etzion, NdT], bien sûr, mais aussi les libéraux Daphne Erez-Barak et Isaac Amit. Eux aussi pensaient que les Juifs avaient le droit de voler les Arabes. Eux aussi pensent que les colons ont le droit de tout faire parce qu'ils sont juifs.

Concernant la Cour suprême, une chose est indéniable : il n'y a rien de tel pour exposer le vrai visage d'Israël. Il y a des libéraux bien-pensants au Meretz, au Parti travailliste et à Yesh Atid, en plus de la Cour suprême. Ils parlent tous plus gentiment que les sauvages de la droite.

Ils ont peur de la menace d'un bulldozer visant la Cour. Ils pensent que la « pieuvre de la corruption », comme l'a appelé le journaliste Mordechai Gilat dans Haaretz (édition hébreue, 29 juillet), est le membre de la Knesset David Bitan**, et au-dessus de lui, bien sûr, Benjamin Netanyahou, qui est le plus terrible de tous. Mais pas les juges de la Cour suprême qui donnent leur approbation aux familles criminelles et encouragent l'établissement de quartiers criminels dans les territoires occupés.

Lorsque les annales de l'époque actuelle et de celles qui l'ont précédée seront écrites, la Cour suprême sera inscrite du côté négatif et honteux de l'histoire, en tant que fondatrice et complice de l'État d'apartheid. Les crimes de Netanyahou et les délits de Bitan paraîtront alors blancs comme neige en comparaison.

NdT

*Moti Yogev, député du parti Habayit Hayehudi (Le Foyer juif), vice-président de la commission des Affaires étrangères et de la défense de la Knesset, avait déclaré en 2015 qu'un bulldozer Caterpillar D9 devrait être utilisé contre la Cour suprême.

**David Bitan : député du Likoud, très proche de Netanyahou, inculpé de corruption, fraude, abus de confiance, blanchiment d’argent et de délits fiscaux pour avoir touché des pots-de-vin de spéculateurs immobiliers (200 000 €) lorsqu’il était maire adjoint de Rishon Lezion

 

29/07/2022

ANNAMARIA RIVERA
Mémoires rebelles : les racines et les ailes*

Annamaria Rivera, 27/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il est difficile d'écrire sur les « axes culturels de 68 », un mouvement au caractère plutôt magmatique et diversifié, même s’il a été transnational et caractérisé par des contenus et des revendications, des styles et des tendances similaires, d'un bout à l'autre du monde. Il suffit de mentionner l'antifascisme et l'internationalisme, l'esprit cosmopolite et libertaire, ainsi que le goût pour la subversion ironique, un héritage, implicite ou peut-être inconscient, du situationnisme.

Pour cette raison, plutôt que de m'aventurer à discuter de ses axes culturels, je préfère partir de ma propre expérience, celle d'un 68 en navette, vécu à l'Université de Bari, où j'étais inscrite, et en même temps à Tarente (ma ville natale, où je vivais à l'époque). Ici, comme il n'y avait pas d'université à l'époque, le mouvement s'est développé dans les écoles secondaires : la partie la plus active était constituée, pas par hasard, d'étudiants d'un lycée professionnel, pour la plupart enfants de prolétaires.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu soutenir un activisme aussi frénétique, dans deux villes différentes ; et avec pour corollaire des dénonciations, des agressions policières, des nuits au commissariat, des grèves de la faim pour protester contre la répression... Une réponse possible est que 1968 a dépassé de loin la politique comme sphère séparée, pour se caractériser comme un activisme collectif permanent, qui incluait la sphère quotidienne et existentielle, ainsi que la solidarité mutuelle et la convivialité. C'est également grâce à ces deux pratiques que je pouvais, en tant que navetteuse aux ressources économiques limitées, me procurer mon pain quotidien lorsque j'étais à Bari.

 Piazza Statuto, Turin, juillet 1962

Comme on le sait, 68 a été le fruit d'une longue gestation, tant du côté de la jeunesse, de la culture et de la contre-culture, que des luttes de la classe ouvrière. Dans la variante italienne, il représente le point culminant d'un processus de radicalisation politique qui a commencé au moins en 1960, avec la vaste manifestation antifasciste des « garçons en t-shirts rayés », suivie deux ans plus tard par la révolte des travailleurs de la Piazza Statuto, à Turin. Ne serait-ce que pour ces antécédents, il n'est pas réductible à une révolution des coutumes, des mentalités, du style et de la langue uniquement.

Moins que jamais, la thèse des soixante-huitards « fils à papa », formulée par Pasolini dans des vers écrits après la bataille de Valle Giulia et devenue un lieu commun toujours en vogue.  En réalité, en Italie (comme en France et ailleurs), une grande partie des étudiants et étudiantes qui ont "fait" 1968 appartenaient à des familles ouvrières ou petites-bourgeoises : ils·elles étaient la première génération à aller à l'université ou même au lycée.

Valle Giulia, 1er mars 1968

Ce cliché s'est répandu un peu partout, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vaste et dure révolte aux USA contre la guerre au Viêt Nam, le journaliste et écrivain Marc Kurlansky a dû souligner dans son livre sur les soixante-huitard·es qu'il ne s'agissait certainement pas « d'enfants gâtés et privilégiés qui essayaient d'éviter le service militaire, comme ceux qui participaient au mouvement étaient étiquetés » (1968. L'anno che ha fatto saltare il mondo, Mondadori, Milan 2004 : 24 ; éd. orig. 1968).  

J'ai mentionné la contre-culture parce que, même dans le cas italien, elle a contribué dans une certaine mesure à la gestation du mouvement ou du moins à la formation intellectuelle de pas mal de militant·es. Je le dis aussi par expérience personnelle. Bien avant 1968 - lorsque je faisais partie de l'un des nombreux comités contre la guerre au Viêt Nam - mes lectures incluaient Allen Ginsberg et d'autres poètes de la beat generation, dont certains allaient disparaître ou quitter la scène avant ou au début de cette année fatidique.

Lorsque, en 1965, Mondadori a publié le recueil de poèmes de Ginsberg, Hydrogen Jukebox, je me suis précipitée pour l'acheter. Je n'étais certainement pas la seule admiratrice du poète : opposant résolu à la guerre au Viêt Nam et défenseur des droits des homosexuels, il était une idole d'un bout à l'autre du monde, où il était acclamé par les jeunes libertaires, mais aussi arrêté puis refoulé par la police de pas mal de pays.

Il part pour Cuba au début de 1965 avec beaucoup d'enthousiasme et d'attente, mais il est expulsé vers la Tchécoslovaquie pour avoir dénoncé publiquement la persécution des homosexuels. De là, il s'est rendu à Moscou et à Varsovie, avant de retourner à Prague. Dans cette ville, le 1er mai de la même année, il a été accueilli avec tous les honneurs par les étudiant·es de l'université et a participé au Festival de mai, qui se voulait une alternative à la liturgie officielle du régime et consistant en un défilé ainsi qu'en une combinaison de musique, de spectacles et de lectures. C'est là que Ginsberg a été couronné roi de mai et, lors de son discours d'acceptation, a dédié sa couronne à Franz Kafka. Peu après, il a été arrêté par la police, placé en isolement et finalement expulsé du pays. Les choses ne se sont pas arrangées pour lui lorsqu'il est rentré aux USA : comme Kurlansky (2004 : 52) le rappelle, il a immédiatement été inscrit sur une liste de personnes « dangereuses pour la sécurité » par le FBI.

Je me suis attardée sur Allen Ginsberg pour souligner combien sa notoriété et son admiration par la "génération rebelle" étaient méritées : son engagement politique était clair, constant, cohérent, plus que dans le cas de Jack Kerouac et d'autres membres de la beat generation.  

28/07/2022

FINTAN O'TOOLE
La leçon irlandaise sur l'interdiction de l'avortement

Fintan O’Toole, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Fintan O'Toole (1958) est chroniqueur au quotidien Irish Times et titulaire de la chaire Leonard L. Milberg de lettres irlandaises à Princeton. Son livre le plus récent, We Don't Know Ourselves : A Personal History of Modern Ireland, a été publié aux USA en mars 2022. @fotoole

 

Si l'objectif des interdictions de l'avortement est de réduire le taux d'interruptions de grossesse, l'expérience irlandaise montre à quel point elles sont inefficaces.

Une foule célébrant l'abrogation du huitième amendement de la Constitution irlandaise, qui interdisait l'avortement, Château de Dublin, mai 2018. Niall Carson/PA Images/Getty Images

En 1973, peu après que la Cour suprême des USA eut établi un droit à l'avortement dans l'affaire Roe contre Wade, Charles E. Rice concluait que « le remède essentiel au problème de l'avortement est un amendement constitutionnel ». Rice est une figure importante de l'histoire intellectuelle du mouvement anti-avortement qui connaît aujourd'hui, avec la récente annulation de Roe, son moment de triomphe. Il a cofondé le Parti conservateur de l'État de New York, formé par ceux qui considéraient le Parti républicain comme trop libéral ; l'un de ses écrits académiques est une attaque contre la loi sur le droit de vote de 1965. En tant que professeur de droit constitutionnel, il a fait de l'université Notre Dame, dans l'Indiana, un bastion de la pensée juridique catholique conservatrice, dont l'influence s'est pleinement épanouie lorsque Donald Trump a nommé Amy Coney Barrett, collègue et associée de Rice, à la Cour suprême.

Mais en 1973, Rice désespérait de la possibilité que la Cour suprême, même dominée par les républicains, annule Roe. Il espérait plutôt un amendement constitutionnel qui serait "sans équivoque" en interdisant à la fois l'avortement et toutes les formes de contraception qui pourraient être considérées comme "abortives" : « Afin d'empêcher l'octroi de licences et la distribution légale d'abortifs, l'amendement constitutionnel sur l'avortement doit interdire l'avortement à chaque étape, en commençant par le moment de la conception ».

Aux USA, c'était un pur fantasme. Les conditions sociales et politiques nécessaires à l'adoption d'un tel amendement constitutionnel n'existaient pas. À l'époque, même les chrétiens évangéliques étaient réticents à s'engager sur la question de l'avortement, qu'ils avaient tendance à considérer comme une obsession catholique particulière (et suspecte). Mais il y avait un endroit où l'idée de Rice pouvait être expérimentée : l'Irlande. En 1981 et 1982, lorsque des militants catholiques irlandais de droite ont élaboré le libellé d'une proposition d'amendement anti-avortement à la constitution du pays, Rice était l'homme dont ils suivaient le plus fidèlement les conseils et les orientations. Ces militants ont demandé et obtenu l'approbation de Rice pour le texte qui est devenu, en 1983, le huitième amendement. Pour les conservateurs catholiques qui semblaient alors être du mauvais côté de l'histoire des USA, la victoire en Irlande était le signe avant-coureur d'un avenir usaméricain possible. Maintenant qu'ils sont, apparemment, du bon côté de l'histoire usaméricaine, ils feraient bien de se rappeler que leur victoire irlandaise s'est avérée être une victoire à la Pyrrhus.

Ces conservateurs usaméricains s'intéressaient à l'Irlande en partie parce que nombre d'entre eux (dont Rice) étaient des Irlando-Américains et en partie parce que le vieux pays offrait la perspective d'une victoire facile. Pour illustrer le fait de prêcher à des convaincus, il serait difficile de faire mieux que d'envoyer des missionnaires catholiques conservateurs des USA en Irlande. Le divorce était interdit, non seulement par la loi mais aussi dans le texte de la constitution irlandaise. L'importation et la vente de contraceptifs étaient interdites. Les lois contre la « grossière indécence » en vertu desquelles Oscar Wilde avait été persécuté en Angleterre en 1895 étaient toujours en vigueur en Irlande. Le fait d'avorter ou de pratiquer un avortement était passible de la prison à vie.

L'Irlande était un endroit où ce qu’ils voyaient comme la pourriture de la permissivité ne s’était pas encore installée. Il existait encore, dans le monde anglophone, une île de sainteté, un endroit où l'Église et l'État étaient encore si étroitement liés que l'on pouvait compter sur le gouvernement pour appliquer les dogmes religieux en tant que droit civil et pénal. Si l'Irlande pouvait continuer à garder la tête au-dessus des eaux montantes de la dépravation et de la décadence, la marée de la réforme sexuelle et reproductive qui balayait alors le monde occidental pourrait être retenue - et finalement inversée. Comme l'avait dit Rice en 1973, citant un ancien idéologue anti-avortement, « Il est d'une importance transcendante qu'il y ait dans ce monde chaotique un point d'appui, aussi petit soit-il, qui s'oppose au déluge d'immoralité qui nous submerge ».

GIDEON LEVY
Israël peut-il sonner les cloches à la Russie en matière d’occupation et de crimes de guerre ?

 Gideon Levy,  Haaretz, 28/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Parfois, la fête est terminée, même lorsqu'il semble qu'elle pourrait durer éternellement. Il en va de même pour Israël, qui a porté l'art du jonglage à des sommets jamais atteints auparavant. Il ne danse pas seulement à deux mariages - mais à tous - en même temps, tout en réussissant à ne pas tomber, jusqu'à ce qu'il tombe.

Des manifestants devant l'ambassade de Russie à Tel Aviv, au début de cette année. Photo : Ariel Schalit/AP

C'est ainsi qu'Israël a dansé la danse de la démocratie et du monde libre pendant des décennies, malgré l'existence d'une dictature militaire brutale dans son arrière-cour. C'est ainsi qu'il a jonglé ces derniers mois entre la Russie et les USA. Il s'avère maintenant qu'il est impossible d'avoir le meilleur des deux mondes pour toujours. Parfois, la fête est finie - et c'est peut-être mieux ainsi.

Certes, les USA auraient supporté n'importe quoi de la part d'Israël, mais pas la Russie. Washington pardonne tout à Israël, même le fait de tourner le dos à l'Occident en temps de crise. Tous les crachats qu'Israël lance aux demandes des USA sont reçus à Washington comme une pluie bénie. En ce qui concerne les USA, les murmures d'Israël et son attitude hésitante face à la guerre en Ukraine ne méritaient pas un haussement de sourcil. L'Europe a également pardonné - mais ensuite, M. Moralité internationale, Yair Lapid, s'est levé. En tant que ministre des Affaires étrangères, il a produit d'autres bruits - qui sonnaient plus agréablement aux oreilles des USAméricains. La Russie s'est réveillée, comment ne pas le faire, et maintenant Jérusalem craint sa fureur.

Les menaces de la Russie ressemblent en fait à des promesses. La fermeture de l'Agence juive pour Israël en Russie et la fin des bombardements en Syrie pourraient très bien constituer des évolutions positives, même pour Israël. Tout a déjà été dit sur la fermeture de l'Agence juive : assez de subversion et d'encouragement à l'immigration inutile. Cependant, les bombardements sans contrainte en Syrie, comme s'il s'agissait d'un État vassal sous souveraineté israélienne, pourraient également se terminer très mal.

Lorsque le Hezbollah envoie un ballon, Israël hurle au monde entier à la violation de sa sacrosainte souveraineté. Pourtant, personne n'ose ouvrir la bouche devant la chutzpah des bombardements en Syrie et l'arrogance des vols dans le ciel du Liban. Peut-être la Russie mettra-t-elle un terme à tout cela. Cela ne nuira pas nécessairement à la sécurité d'Israël, comme le prétendent les marchands de peur, car ces attaques pourraient un jour entraîner une riposte. Cela pourrait conduire à une détérioration dont il est difficile de voir la fin. Si la Russie insiste pour fermer le ciel syrien, les meilleurs pilotes du monde seront un peu moins occupés, à leur grand regret, mais Israël sera un endroit plus sûr.

Aujourd'hui, certains appellent Israël à adopter une ligne politique plus morale dans son attitude vis-à-vis de la guerre en Ukraine, après que nous avons déjà perdu la Russie, semble-t-il. Cet appel est également problématique. Israël a-t-il le droit de prêcher la moralité à un autre pays qui ne respecte pas le droit international et ignore les appels de la communauté internationale ? Israël a-t-il le droit de s'élever contre les crimes de guerre et les actes d'occupation ? Avec quelle autorité morale ?

Israël est-il autorisé à participer à des sanctions contre une nation occupante à un moment où lui-même - un occupant - qualifie d'antisémitisme tout appel à des sanctions à son encontre ? Après tout, Lapid, qui a changé d'attitude concernant la guerre en Ukraine, est l'un des adeptes de la doctrine selon laquelle Israël peut tout faire et les autres nations ne peuvent pas le critiquer, car toute intervention de ce type relève de la haine des Juifs. Va-t-il maintenant prêcher à la Russie ? À propos de quoi ? De l'occupation et des crimes de guerre ?

Nous sommes maintenant au bord du précipice, et cela doit nous faire réfléchir. Israël a essayé de profiter de tous les mondes et a réussi à les perdre presque tous. L'Ukraine et la Russie sont furieuses contre Israël dans la même mesure. Alors que l'Europe et les USA ont montré leur meilleur côté, Israël s'est tenu à l'écart. Et la Russie, qui espérait qu'Israël la récompenserait pour le ciel ouvert en Syrie et la liberté de l'Agence juive de continuer ses petites affaires en Russie, a souffert d’une déception.

Mais la Russie a encore une consolation : Israël, le chouchou de l'Occident, ressemble beaucoup plus dans ses actions à la Russie qu'à ses admirateurs en Occident. La Russie est plus forte et plus brutale, et Vladimir Poutine est plus dictatorial, mais Israël sait très bien pourquoi il ne s'est pas prononcé contre la Russie : ils sont presque jumeaux.

ULI GELLERMANN
Le verbiage dangereux de la ministre Baerbock : une « stratégie de sécurité nationale » purement otanesque

Uli Gellermann, Rationalgalerie, 15/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Uli (Ulrich) Gellermann (Kaltennordheim , 1945) est un journaliste, auteur et cinéaste allemand. Il anime le magazine en ligne Rationalgalerie, qui se livre à une critique quotidienne de la société allemande.

La nostalgie ("Sehnsucht"), selon le dictionnaire, est une "maladie du désir douloureux". C'est cette maladie que Mme Baerbock veut faire passer dans l'esprit des Allemands : "Nous ressentons une telle nostalgie, que nous n'avons probablement pas ressentie depuis longtemps, que ma génération n'a peut-être jamais vraiment ressentie : une nostalgie de la sécurité". Comme d'habitude, il faut traduire le langage politique en allemand. On arrive alors immédiatement à une « stratégie de sécurité nationale», à laquelle Baerbock avait donné le coup d'envoi lors d'une cérémonie de lancement en mars au ministère des Affaires étrangères.


National Security Strategy

Comme d'habitude, les bureaux des politicobureaucrates allemands copient tout ce qui est essentiel sur les USA : National Security Strategy est le terme, qui provient à l'origine de la doctrine de base de l'armée de l'air usaméricaine, l'instrument le plus agressif de la politique de prédation des USA. Le spectateur non averti pourrait se demander comment les Verts, plutôt pacifistes, en sont arrivés à la doctrine de base de l’ United States Air Force ? Or, le pacifisme pratique des Verts est terminé depuis la guerre de Yougoslavie. Mais peut-être en existe-t-il un théorique ?

L'OTAN souffre

Si l'on se penche sur le programme de base des Verts, on y trouve un fondement théorique à leur pratique : "L'OTAN souffre d'intérêts divergents en matière de politique de sécurité au sein de l'alliance, allant jusqu'à la menace militaire réciproque". Les Verts souffrent avec l'OTAN. C'est pourquoi ils continuent en écrivant à propos de l'OTAN que "du point de vue européen, elle est, à côté de l'UE, un acteur indispensable (...) qui peut garantir la sécurité commune de l'Europe". Tiens donc : L'OTAN a donc garanti la sécurité de l'Europe lors des invasions de l'Afghanistan, de l'Irak et de la Libye ? Le programme de l'AfD n'est pas plus mensonger que cela.

La stratégie nationale est transatlantique

Après une "réunion d'experts" sur la "stratégie de sécurité nationale" au Bendlerblock [siège du ministère de la Défense à Berlin, NdT], le ministère de la Défense, en accord avec le ministère des Affaires étrangères, a présenté un document qui répond à la nostalgie maladive de Baerbock : "L'alliance de défense transatlantique est le cadre d'orientation le plus important en matière de politique de sécurité pour l'Allemagne, le concept stratégique, le cadre de référence également pour la stratégie de sécurité nationale". On préfère laisser l'alliance transatlantique de l'OTAN définir la stratégie nationale.

Arrières couverts contre la Chine

L'orientation usaméricaine est tatouée sur la peau de la stratégie, ainsi lit-on dans le document : "Mais il ne faut pas non plus perdre de vue la Chine et l'évolution dans l'Indo-Pacifique, selon le groupe d'experts. Les Etats-Unis s'engageront davantage à l'avenir dans l'Indo-Pacifique". Et parce que les USA "s'engagent" dans l'Indo-Pacifique contre la Chine, les Allemands doivent assurer leurs arrières : "L'Allemagne a un rôle de pionnier à jouer en tant que colonne vertébrale de la défense européenne". C'est bien que le pionnier doive avoir une colonne vertébrale. Mais bien sûr pas dans la défense des intérêts allemands, mais en tant qu'auxiliaire de la politique étrangère usaméricaine : "La politique de sécurité, c’est plus que l'armée plus la diplomatie", dit Baerbock. Le meilleur exemple en est, selon elle, la tentative de se libérer rapidement de la dépendance aux livraisons d'énergie russes.

Gestion des conflits dans les régions voisines de l'Europe

Ceux qui pensaient que Joschka Fischer, avec son « Plus jamais Auschwitz » mensonger  à la veille de la guerre contre la Yougoslavie (1999), ne pouvait pas être dépassé ne connaissent pas Baerbock. Sa "nostalgie de la sécurité" la mène tout droit à l'Ukraine, à la "gestion des conflits dans les régions voisines de l'Europe". La ministre se laisse aller à son verbiage sur la sécurité pendant son voyage d'été ; ce voyage passe également par la vallée de l'Ahr, cette région inondée à laquelle on avait promis 30 milliards d'euros pour la reconstruction. Mais, selon Focus, « Les gouvernants laissent la région sombrer une deuxième fois - dans la marée de paperasse. Les familles qui ont quasiment tout perdu lors de la nuit de l'inondation du 14 juillet 2021 doivent se battre comme des lions pour obtenir les aides et les subventions promises par l'Etat ».

La vallée de l'Ahr n’aura pas le statut otanesque

Ainsi va le Vert, ainsi va le gouvernement sémaphore : au lieu de s’activer dans la région conflictuelle de la vallée de l'Ahr, on préfère s'occuper des régions conflictuelles européennes. Pour l'Ukraine, le gouvernement allemand a déjà autorisé des livraisons d'armes pour 350 millions d'euros. Les livraisons sont immédiates. Mais l'Ukraine doit bientôt devenir un pays de l'OTAN. La vallée de l'Ahr n'atteindra pas ce statut distingué de sitôt.

"Un an après l'inondation" : les 3 singes, Assurances, Bureaucratie, Politique, sur un char de carnaval de Jacques Tilly, installé à l'entrée du village de Dernau, pour la visite du chancelier Scholz, un an après la catastrophe.Photo Boris Rössler / DPA

 

 

27/07/2022

SUPRIYO CHATTERJEE
Après BoJo, Rishi contre Liz : des clowns minables ruinent le cirque politique britannique

 , 27/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Supriyo Chatterjee, diplômé en sciences politiques de l'université de Kolkata (Calcutta), a travaillé comme journaliste pour un grand journal anglophone en Inde avant de venir au Royaume-Uni. Il est aujourd'hui écrivain indépendant et traduit de et vers l'espagnol. Il a été publié sur divers sites Internet. Auteur du livre Blowback: Chavez, Oil and Revolution in Venezuela (The Glocal Workshop, 2022)

Tout d'abord, l'été indien a été torride, la température ayant dépassé les 40° C en Angleterre. Et dans la brume estivale est apparu un Indien ethnique très riche qui veut être le prochain Premier ministre. Quoi qu'il en soit, il sera probablement battu par un clone de Margaret Thatcher bien de chez nous, aussi terne et morne que l’ordinaire ciel anglais. Dans la perfide Albion, le rosbif pourrait encore battre le poulet tikka.

Boris (le clown malveillant) Johnson a survécu au scandale de la violation des règles du Covid qu'il avait imposées à d'autres, pour être démoli par l'escapade sexuelle de l'un de ses plus proches exécutants politiques. Comme l'a observé Jose Steinsleger, la fin des gouvernements conservateurs au Royaume-Uni est généralement annoncée par la comète d'un scandale sexuel. Tous les ministres qui ont abandonné Boris à la toute fin, lorsqu'il était clair qu'il était devenu un handicap pour le parti, savaient depuis le début que leur patron, comme eux, n'était jamais gêné par l'éthique ou la morale personnelle. Néanmoins, ils ont joué la surprise et l’indignation de manière répétitive lors d'apparitions à la télévision et d'interviews dans les journaux. Le rituel de la moralité, dont chacun sait qu'il est aussi faux qu'une pantomime de Noël, sert de cape d'invisibilité pour conclure des accords lors d'un changement de garde.

Rishi Sunak, dont les parents indiens sont arrivés d'Afrique en Grande- Bretagne, affronte Liz Truss dans la course à la direction du Parti conservateur. Tous deux ont fait leurs études à Oxford, ont commencé leur vie professionnelle dans le monde de l'entreprise, sont tous deux millionnaires, et tous deux sont des Thatchériens qui croient aux impôts bas, à un petit État, à la privatisation des biens publics, aux aventures militaires à l'étranger et à un minimum de droits humains et de libertés politiques chez eux. Dans le cas de Sunak, sa femme indienne, fille de milliardaire et fabuleusement riche, ne paie même pas d'impôts en Grande-Bretagne. Le couple figure sur la Liste des Riches du Sunday Times. Liz Truss, qui s'est enrichie chaque année depuis qu'elle fait de la politique, pense qu'il existe une jalousie inacceptable envers les riches en Grande- Bretagne. Le ciment du parti conservateur au pouvoir n'est plus tant le privilège des Blancs que le culte de l'argent.

SUPRIYO CHATTERJEE
Mediocre clowns ruin British political circus

, 27/7/2022

Supriyo Chatterjee, a post-graduate in Political Science from the University of Kolkata (Calcutta), worked as a journalist with a leading English-language newspaper in India before coming to the U.K. He is now a freelance writer who translates from and to Spanish. He has been published in various websites. Author of the book Blowback: Chavez, Oil and Revolution in Venezuela (The Glocal Workshop, 2022)

First came the scorching Indian summer as the temperature breached 40oC in England. And in the summer haze appeared a seriously rich ethnic Indian who wants to be the next Prime Minister. Be as it may, he will probably be defeated by a home-grown Margaret Thatcher clone as dull and dreary as the regular English sky. In perfidious Albion, roast beef could still trump chicken tikka.

Boris (the malevolent clown) Johnson survived the scandal of breaking Covid rules he had imposed on others only to be taken down by the sexual escapade of one of his closest political enforcers. As Jose Steinsleger has observed, the end of Conservative governments in the United Kingdom is usually heralded  by the comet of a sex scandal. All the ministers who abandoned Boris at the very end, when it was clear that he had become a liability for the party, knew from the beginning that their boss, like them, was never hindered by ethics or personal morals. Nevertheless, they acted out their rehearsed surprise and outrage in television appearances and newspaper interviews. The ritual morality play, which everyone knows is as false as a Christmas pantomime, serves as an invisibility cloak for striking deals during a change of guard.

Rishi Sunak, whose Indian parents came to Britain from Africa, faces Liz Truss in the Conservative Party leadership race. Both are Oxford educated, both started their working life in the corporate world, both are millionaires, and both are Thatcherite believers in low taxes, a small state, privatisation of public assets, foreign military adventures and as little human rights and political freedoms at home as possible. In Sunak's case, his Indian wife, a billionaire's daughter and fabulously wealthy in her own right, does not even pay taxes in Britain. The couple are on the Sunday Times Rich List. Liz Truss, who has grown richer every year she has been in politics, thinks there is unacceptable envy of wealth in Britain. The glue that holds the ruling Conservative Party together is no longer so much white privilege as the worship of big money.

As with the economy, the two candidates appear equally blindfolded on Britain's place in the world. If Lizzie snorts that she will bring Russia and Putin to heel on Ukraine, Rishi exhales fire against China and the CPC, threatening to show them their place. All this with an army at their command that fits into a football stadium. Liz Truss has a particular talent for words: she will not rest till she makes British apple the top of the tree; with the Chinese she will wag her fingers and talk big on pig. She delivers these lines with a fierce scowl, pauses for the briefest of moments which still feels far too long, and then a thin crooked smile breaks out as she glances anxiously at the audience for applause which never comes. Sunak is smarter, but the voters are 160,000 or so Tory members, mostly old, almost all white, all Little Englanders whatever the colour of their skin and all comfortably off. Will Liz Truss actually get their vote because she is white and properly English, even if the Establishment is furiously telling them to vote Sunak because he's less dumb? We'll never know and who will ever admit to it?

OLEG YASINSKY
Volodymyr Chemerys, le mouton noir de la politique ukrainienne, arrêté à Kiev

Oleg Yasinsky, Pressenza, 21/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Oleg Yasinsky (Kiev, 1967) est un journaliste indépendant vivant actuellement à Moscou. Il a longtemps vécu au Chili. https://t.me/olegyasynsky

 

 

ACTUALISATION DU 28 JUILLET 

L'interrogatoire du 26 juillet s'est "bien passé". Chemerys a été convoqué pour un nouvel interrogatoire le 30 août en qualité de "témoin". Chemerys a fait valoir qu'il a eu une côte cassée lors de son interpellation et qu'il va porter plainte à ce sujet. L'ironie de l'affaire est que les articles de la constitution invoqués pour le poursuive ont été rédigés par lui. Chemerys est libre mais est en danger : il a reçu de nombreuses menaces de groupes paramilitaires.-FG

Ces mots sont pour un ami et un collègue dont la vie est en danger. Dans le paysage politique ukrainien, de plus en plus pauvre, décadent et prévisible entre tant de marionnettes et tant de fanatiques, il reste peu de personnes politiques. Les flammes qui s'élèvent aujourd'hui sur le pays éclairent, plus clairement que jamais, la terre noire brûlée, sans idées, sans pensée, sans regard, un territoire qui, bien avant cette guerre, était dépouillé de toute possibilité d'avenir, généreusement ensemencé des seules graines empoisonnées de la haine nationaliste.

Au milieu de ce paysage désolé, malgré et contre toutes les lois de la logique et de la nature, de grandes personnes survivent et leur grandeur n'est que celle de cette époque foireuse. Les moutons noirs qui sont en fait les éléphants ou les baleines qui font vivre le monde. Le nom de l'un d'entre eux est Volodymyr (en ukrainien) ou Vladimir (en russe, selon votre préférence) Chemerys. En pensant à lui, je me souviens toujours de cette chanson de Silvio Rodriguez sur le mouton noir :

« ...C'est le même mouton sombre qui, la nuit, ne se voit pas
sous les rayons de la lune.
C'est le même qui est coincé dans les ravins.
C'est le même que le prêtre a maudit avant-hier… »

La première fois que je l'ai vu sur un écran de télévision à Kiev, en octobre 1990, il était l'un des principaux leaders étudiants, protagonistes de la « révolution sur le sol de granit », un vaste mouvement d'étudiants ukrainiens qui, parmi leurs diverses revendications, demandaient de nouvelles élections parlementaires, le service militaire des Ukrainiens uniquement sur le territoire de l'Ukraine, une nouvelle constitution, le report de la ratification de l'adhésion de l'Ukraine à l'URSS jusqu'à ce qu'elle devienne « un État constitutionnel indépendant, politiquement et économiquement stable », et la démission du Premier ministre.

La chute du premier ministre et l'acceptation par le gouvernement de la plupart de leurs exigences ont été un événement décisif pour la proclamation de l'indépendance de l'Ukraine en moins d'un an.

Volodymyr était mince, il faisait partie de la centaine d'étudiants qui ont mené une grève de la faim de 15 jours dans des tentes sur la place centrale de Kiev, alors que le mot « Maidan » n'était pas encore connu du monde. Je me souviens d'une organisation exemplaire de la sécurité lors de la manifestation. Parmi les manifestants, il y avait des personnes chargées de prévenir toute expression violente, elles étaient très disciplinées et gardaient un contact informel permanent avec la police qui ne voulait pas non plus réprimer.

Pendant les trois semaines de marches quotidiennes, avec des centaines de milliers de participants, il n'y a pas eu un seul acte de violence. Comme une grande partie de notre génération à l'époque, il a été déçu par le deux poids-deux mesures du socialisme bureaucratique, il a cru aux valeurs de la démocratie libérale, il a partagé son grand idéalisme avec l'énorme naïveté si typique de notre société sans tradition de débat politique.

Il s'agissait d'un vaste mouvement démocratique nationaliste (encore assez démocratique et pas très nationaliste), très inclusif et qui croyait beaucoup aux niaiseries populaires de l'époque, à savoir qu'il pouvait y avoir une convergence entre le meilleur du socialisme et du capitalisme pour progresser en tant que société. Malgré notre ignorance totale du monde réel, au milieu de ces mouvements, nous avons eu des discussions assez intéressantes et profondes. La politique ne nous semblait pas encore être quelque chose de sale, encore moins un business, nous pensions que c'était une affaire d'idéalistes et de révolutionnaires. Nous n'avions aucune idée de quoi que ce soit.

Je l'ai retrouvé pour la deuxième fois une quinzaine d'années plus tard. Je vivais déjà au Chili et lorsque, très occasionnellement, je me rendais en Ukraine, mes amis gauchistes m'invitaient à parler de l'Amérique latine, car il y avait toujours beaucoup d'intérêt et peu d'informations directes.

Je me souviens que nous l'avons fait une fois au siège de l'Institut Respublica, fondé et dirigé par lui. C'était un étrange projet de construction d'une pensée civique ouverte à tous (quand c'était encore possible). Des communistes, des anarchistes, des trotskistes et des nationalistes ukrainiens ont participé à notre conversation sur l'Amérique latine. Nous avons discuté de divers sujets pendant des heures. Il était encore possible de se parler et, malgré les désaccords très nets, presque sur tout, et les moqueries politiques entre nous tous, nous nous serrions encore la main et pouvions aller boire un verre ensemble pour continuer la discussion. On m'a beaucoup interrogé sur les zapatistes. Lorsque nous sommes restés seuls un moment avec Volodymyr, il m'a parlé de son admiration de toujours pour la révolution cubaine, les sandinistes et Allende. C'était la gauche en laquelle il croyait. L'Ukraine était encore un endroit très paisible et les guerres semblaient concerner d'autres mondes exotiques et lointains.