, il manifesto, 7/1/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Les histoires des migrants qui tentent d'entrer en Italie depuis la Slovénie dans les commentaires des clients d'un bar de Trieste.
Les troncs élancés des charmes aux premières lueurs du jour, le silence, juste quelques bruissements parmi les robiniers. La route asphaltée, glissante en ces étranges jours de brouillard, est une longue montée et descente sur le flanc de la montagne. Là-haut, la Slovénie surplombe la plaine, qui s'épaissit peu à peu de maisons : on voit Trieste, blanche, couronnant une mer laiteuse qui semble se fondre dans le ciel gris. Cinq jeunes hommes marchent prudemment sur le bord de la route. Emmitouflés, trempés jusqu’aux os, ils ont des têtes d’Afghans ou de Pakistanais, qui sait ?
La Slovénie a mis en place un vaste programme d'interception des trafics illégaux et des centaines de passeurs sont déjà hébergés dans les quelques prisons slovènes. Mille euros pour un passage à travers la République jusqu'à la frontière italienne. À quelques reprises, la police slovène a poursuivi des camionnettes jusqu'à la frontière italienne et des arrestations rocambolesques ont été effectuées dans la banlieue de Trieste. Il y a ensuite les patrouilles mixtes italo-slovènes le long des chemins et la pratique illégale des réadmissions informelles, qui sont la manière bureaucratique de dire qu'ici on ne peut pas passer, que chaque migrant doit repartir en Bosnie, sans protection, sans droits. Ces cinq personnes semblent être arrivées par leurs propres moyens, loin des routes principales, à travers les bois. Après la descente, il y a le village. L'école primaire, la caserne des carabiniers, le monument aux partisans... C'est le matin, une petite agitation de personnes qui se rassemblent sur la place jusqu'au bar, qui vient de cuire du pain et des strudels et commence à servir du café et des cappuccinos.
Dans le bar, tout le monde parle slovène car les communes autour de Trieste abritent la majorité de la communauté slovène, mais il suffit de dire « buongiorno » au lieu de « doberdan » pour que tout le monde passe à l'italien. Ils ont vu ces cinq garçons passer. « C'est normal, très normal, du moins en été ; ces jours-ci, c'est bizarre, on n’en a pas vu depuis un moment. La traversée des Balkans est devenue une tâche presque impossible. Ils sont toujours passés par ici : cette frontière a vu des gens arriver par les chemins depuis des dizaines d'années ».
« Avant d'entrer dans le village, ils se changent, ils trouvent beaucoup de vêtements dans les buissons », dit l'un d'eux en secouant la tête. Un jeune homme aux cheveux blonds bouclés se joint à eux : « Ils veulent probablement se présenter en ville de manière plus ordonnée, plus propre, plus présentable », et il y a une ombre d'émotion mélancolique dans son regard. C'est une question de perception, vous savez, mais toujours aussi splendidement éloigné des commentaires furieux qui apparaissent sous certains commentaires dans les journaux de la ville à propos du Karst « plein de haillons jetés, une véritable décharge ». Le garçon aux cheveux blonds a les idées claires : « Cette histoire de clandestins a été largement exploitée, seul la covid a réussi à déplacer l'attention et, de fait, on n'en parle plus. C'est juste que notre société a cessé de voir un avenir, elle ne peut pas l'imaginer et n'y fait pas face. L'urgence climatique, en plus des conflits, signifie des migrations massives, et pourtant nous agissons comme des autruches, nous n'en parlons même pas. Murs et soldats. Quelle façon myope de faire face à la réalité. Par des itinéraires de plus en plus dangereux et des moyens que l'on peut supposer de plus en plus irréguliers, quelqu'un parvient à sortir du cul-de-sac balkanique et à arriver à nos frontières.
« Ce n'est pas un problème pour les habitants de ce coin », poursuit le jeune homme blond, « Peut-être que maintenant certains verrouillent leur porte - et jusqu'à hier ici on le faisait pas - mais c'est un fait subjectif et je pense que c'est une insécurité induite ».
« Il y a de moins en moins de jeunes ici », ajoute un homme âgé en mettant du sucre dans son café. « On n’a pas l’air de se rendre compte que nous avons besoin de nouvelles forces, d'une nouvelle main-d'œuvr ». La femme rit et fait un clin d'œil à la barmaid : « Avec ces hommes minables qu’on a... on a aussi besoin de sang neuf ! », mais le mari continue de suivre son raisonnement : « Pense à la Hongrie, comme ils sont ridicules, pas un seul immigré ne passe et ils ont des heures supplémentaires obligatoires ! »
« Cette
incitation constante à la peur, ce rejet méchant, à pousse à la colère »,
la femme aux cheveux rouges est sérieuse : « Qu’est-ce qu’on veut obtenir
en laissant les gens dans la rue ? Que ce soient des migrants, des expulsés ou
autres. Sans leur donner une alternative à la rue, vous les destinez à la
brutalité, au crime, sans parler des traumatismes psychologiques. C'est de cela
que nous devons avoir peur ».
Les histoires se succèdent, petites anecdotes d'un quotidien qui jouit encore
des rythmes de la campagne, qui vit les saisons, qui ne court pas à la
frénésie. Les cinq garçons qui sont descendus des bois se tiennent sous
l'auvent de l'arrêt de bus.
« Parfois, ils prennent des chemins de traverse, ils font des erreurs, et c'est ainsi qu'on les voit entre les hangars de la zone industrielle", raconte un homme en bottes de travail couvertes de ciment. « Une fille de l'administration en a trouvé deux il y a quelques semaines. Ils ont parlé un peu, dans un anglais approximatif, ils voulaient se rendre à la préfecture. Elle a fini par leur donner un ticket de bus pour plusieurs trajets. Que pouvait-elle faire d'autre ? Mais tout le monde n’est pas comme ça : la majorité des ouvriers les regardent de travers ou font semblant de ne pas les voir» La barmaid réapparaît avec un plateau de kranz, odeur de pâtisserie et de confiture : « Je dois dire quelque chose ? Je suis beaucoup plus dérangée par les sangliers. Ils font beaucoup de dégâts ».
De la rue, dehors, une voiture de police descend lentement. Elle avait grimpé jusqu'au dernier groupe de maisons pour aller chercher le collègue à la fin de son service sur la crête rocheuse qui s'élève à 350 mètres au-dessus de la plaine. Les patrouilles passent par les bois : deux policiers slovènes et un italien cherchent les migrants, juste de l'autre côté de la frontière où, au milieu des années 1950, les graničari [policiers des frontières] yougoslaves étaient prêts à tirer pour arrêter ceux qui tentaient de traverser. Le terrain est accidenté, glissant, plein de ronces et de crevasses rocheuses : il n'est pas facile d'arrêter qui que ce soit et, dès que la patrouille en uniforme est aperçue, les migrants s'enfuient rapidement. Certains finissent alors par mourir, et qui sait de combien d'entre eux nous ne savons rien, comme Bendisari Sidahmed qui est tombé dans une falaise la veille du Nouvel An l'année dernière, ou la petite fille qui s'est noyée il y a un mois en essayant de traverser le courant de la rivière Dragonja en s'accrochant à sa mère. Et puis il y a ceux qui sont emprisonnés dans le CPR de Gradisca, dans l'attente d'on ne sait quel rapatriement, où on continue à mourir et il n'y a jamais d'explication.
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