28/01/2022

ANSHEL PFEFFER
Est-ce important de savoir combien de Juifs il y a sur terre ?

Anshel Pfeffer, Haaretz, 27/1/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il peut sembler contre-intuitif de se demander pourquoi nous avons besoin de compter les Juifs, après qu'un tiers d'entre eux ont  été exterminés lors de l'Holocauste. Mais il existe des raisons éthiques, voire statistiques, cruciales de s'opposer à notre obsession démographique, surtout lorsque c’est Israël qui s’y livre.

Des membres de la communauté juive indienne allument une ménorah érigée à la Gateway of India à Mumbai, en Inde, dans le cadre des célébrations de Hanoukka, la dernière nuit de la fête juive des lumières : AP Photo/Rafiq Maqbool

La Torah, sur son mode bizarre et chaotique, nous donne deux attitudes très différentes pour compter les Juifs.

D'une part, dans le désert, Moïse est averti par Dieu qu'effectuer un recensement est une chose dangereuse et qu'afin de s'assurer « qu'aucune plaie ne vienne sur eux du fait de leur inscription », tous ceux qui sont recensés doivent, selon l'Exode, payer une « rançon » d'un demi-shekel qui ira ensuite dans les coffres du Temple. Il s'agit bien d'un demi-shekel, et non d'un shekel entier, pour rendre le comptage des têtes encore moins direct.

L'obliquité numérique n'était pas seulement un problème pour Moïse. En général, l'idéal, depuis la promesse initiale de Dieu à Abraham, était que ses descendants soient « aussi nombreux que les étoiles du ciel et les sables du bord de la mer », ce qui, selon le récit de la Genèse, signifiait pour son petit-fils Jacob « trop nombreux pour être comptés ».

Une aversion pour le comptage des têtes existe encore aujourd'hui dans le judaïsme traditionnel. Les grands-parents orthodoxes mettent un point d'honneur à ne jamais compter leurs petits-enfants et, à la synagogue, lorsqu'un minyan ou quorum de dix personnes se réunit pour prier, ils ne sont pas comptés par des nombres, mais par un verset spécial de dix mots tiré des Psaumes.

On pourrait donc penser que les Juifs sont contre les recensements, n'est-ce pas ? Cependant, la même Torah enregistre le nombre de membres du peuple d'Israël pendant les 40 ans d'errance dans le désert entre l'Égypte et la Terre promise à cinq ( !) reprises. Ce qui est positivement à la limite de l'obsession.

Les commentateurs rabbiniques, au fil des générations, étaient, bien entendu, conscients de cette divergence et proposent toute une série d'explications. Les personnes recensées n'étaient pas tous les enfants d'Israël, mais seulement les hommes en âge de servir dans l'armée. Si le recensement avait un but précis, comme la répartition des terres dans le pays de Canaan bientôt conquis, il ne s'agissait que d'une mesure temporaire nécessaire pour organiser l'émigration massive des Israélites.

Lorsqu'ils seraient arrivés à destination, ils seraient dans un état matériel et spirituel où ce ne serait plus nécessaire, c'est pourquoi lorsque le roi David a effectué son propre recensement, il a effectivement été puni par une peste.

Mais nous n'avons vraiment pas besoin de ces explications.

Il s'agit de la Torah, et comme l'a dit Ben Bag Bag dans l'Éthique des Pères, « Retournez-la et retournez-la, car tout y est ». La Torah nourrit à la fois notre obsession de compter les Juifs et notre aversion à le faire.

Et oui, vous pouvez avoir les deux. Je le fais certainement. Je suis fasciné par la science souvent vaudou de la démographie juive, et aussi repoussé par l'obsession de nombreuses organisations juives pour ces chiffres. Pourquoi comptons-nous constamment les Juifs ? À quoi cela sert-il ?

Bien sûr, les communautés juives individuelles ont besoin de connaître leur taille pour pouvoir s'organiser et planifier l'allocation des ressources en fonction de leurs besoins potentiels. Mais est-il nécessaire de collecter ces chiffres à l'échelle nationale et mondiale ?

 

Des rabbins réformés usaméricains et israéliens prient au Mur occidental à Jérusalem, en 2016. Photo Sebastian Scheiner/AP

Il semble presque contre-intuitif de demander pourquoi nous avons besoin de connaître le nombre de Juifs vivant dans le monde. Après tout, nous sommes une minuscule tribu qui a subi l'extermination d'un tiers de ses membres il y a seulement trois générations. Naturellement, nous voulons savoir combien d'entre nous il reste. Combien sont nés, combien sont morts, combien ont adhéré ? Sommes-nous revenus à notre nombre d'avant l'Holocauste ? Allons-nous continuer à croître ?

Mais au-delà de notre fascination naturelle et du besoin des universitaires dans divers domaines de mener leurs recherches, ces chiffres nous disent-ils quelque chose que nous avons réellement besoin de savoir, ou ne font-ils qu'alimenter notre phobie irrationnelle de la disparition ?

La question de savoir pourquoi nous devons compter les Juifs du monde, qui doit le faire et comment, n'est pas une question abstraite. Comme Or Kashti l'a rapporté cette semaine dans Haaretz, le professeur Sergio Della Pergola, le doyen de la démographie juive de l'Université hébraïque, qui va avoir 80 ans cette année, prévoit de transférer sa base de données au Bureau central des statistiques du gouvernement israélien, qui reprendra progressivement le travail de toute une vie consistant à compter la population juive du monde.

Ce projet ne plaît pas à tout le monde : les universitaires et les professionnels des principales organisations juives sont mal à l'aise à l'idée qu'une agence du gouvernement israélien recueille des informations sur les Juifs citoyens d'autres pays, ce qui soulève également la possibilité que les politiciens israéliens s'aventurent une fois de plus dans le bourbier de la question « Qui est juif ? »

 

Des fêtards agitent un drapeau israélien géant alors qu'ils remontent la Cinquième Avenue lors de la parade Celebrate Israel, dimanche 1er juin 2014, à New York. Photo  AP

Les critiques ont raison. Le gouvernement israélien n'a pas à définir et à décider quels citoyens de pays étrangers sont juifs ou non. Cela fait partie de l'attitude insupportablement condescendante qui parle d'avoir une « vraie relation » avec les Juifs de la diaspora tout en les considérant comme "l'atout stratégique d'Israël."

Techniquement, c'est presque impossible de toute façon, car les Juifs sont comptés et définis différemment dans chaque pays où ils vivent.

Israël a deux définitions qui, bien que problématiques, sont au moins plus ou moins cohérentes : La définition orthodoxe du rabbinat d'État selon laquelle les Juifs sont soit des descendants matrilinéaires de Juifs, soit des personnes qui se sont converties dans un tribunal rabbinique orthodoxe, et la définition de la loi du retour pour l'éligibilité à la citoyenneté israélienne - avoir au moins un grand-parent juif ou être converti dans l'un des courants religieux juifs établis.

Ce n'est pas une coïncidence si la « clause du grand-père » est identique à la définition utilisée par les nazis pour désigner 11 millions de Juifs à anéantir dans les listes préparées par Adolf Eichmann pour la conférence de Wannsee, il y a 80 ans la semaine dernière. Oui, les nazis comptaient aussi les Juifs.

Mais aucun autre pays ayant une communauté juive importante ne compte ses Juifs de cette manière. En Grande-Bretagne, par exemple, le recensement national demande aux citoyens de définir eux-mêmes leur religion. Aux USA, le gouvernement ne dispose pas de données sur l'affiliation religieuse, et le comptage des Juifs est effectué par des démographes universitaires selon diverses définitions. En France, toute forme de comptage des citoyens en fonction de leur religion est interdite par la loi.


Une petite fille déguisée monte les marches en courant lors des célébrations de Pourim à la grande synagogue
(Templul Coral) de Bucarest, en Roumanie Photo Vadim Ghirda/ AP Photo

Dans de nombreux autres pays, seuls ceux qui sont officiellement membres de communautés juives, souvent une minorité parmi ceux qui sont ethniquement ou culturellement juifs, sont comptabilisés comme Juifs.

Ce sont là des raisons plus que substantielles pour lesquelles Israël ne s'est jamais lancé dans le décompte mondial des Juifs et a laissé à des universitaires comme Della Pergola le soin de le faire. Cela devrait rester le cas. Le Bureau central des statistiques explique qu'il a décidé de s'impliquer maintenant en raison d'une demande du ministère des Affaires de la diaspora et parce qu'il craint qu'avec la retraite de Della Pergola, personne ne poursuive son travail. Ce sont deux très mauvaises raisons.

Le ministère des Affaires de la diaspora est une agence gouvernementale superflue qui, au fil des ans, a causé plus de tort que de bien à la relation Israël-Diaspora avec ses initiatives condescendantes. Les contacts d'Israël avec les citoyens étrangers devraient être menés par les diplomates professionnels du ministère des Affaires étrangères, et non par un ministère fictif. Le fait que le ministère de la diaspora veuille que le bureau des statistiques rassemble le nombre de Juifs dans le monde est un exemple de plus de la façon dont les organismes inutiles causent des problèmes.

Quant à l'arrêt de l'œuvre de Della Pergola, c'est évidemment très triste pour le professeur, mais cela ne signifie pas que le gouvernement israélien a le devoir de la poursuivre. Bien au contraire.

En fin de compte, les Juifs du monde ne peuvent et ne doivent pas être quantifiés par un simple nombre. Les nombres ont un but, et nous ne pouvons jamais nous mettre d'accord sur le but de l’'être-juif. Pour les orthodoxes, le but est d'adorer Dieu, en étudiant leur version de la Torah et ses commandements. Pour eux, le nombre de Juifs est un outil d'exclusion - ceux qui ne sont pas de leur nombre ne peuvent pas adorer Dieu de la même manière.

Pour le reste d'entre nous, l'intérêt d'une identité juive, si nous choisissons d'en avoir une, est de décider quel en est le but pour nous-mêmes. Comment pouvons-nous jamais mettre un chiffre sur ceux d'entre nous qui veulent cette identité ?

L'obsession du nombre de Juifs dans le monde et, par extension, des peurs fabriquées de l'assimilation, est un exercice qui va à l'encontre du but recherché. Les gouvernements et les organisations ont des objectifs pour leur propre existence, mais ils ne peuvent pas fabriquer un objectif pour un peuple disséminé dans le monde entier sans qu'il y ait de consensus quant à savoir s'il s'agit d'un groupe religieux, ethnique ou culturel, voire même s'il s'agit d'un groupe tout court.

Les nazis avaient besoin de savoir le nombre de Juifs pour savoir qui exterminer. Mais nous n'avons pas besoin de chiffres pour vivre en tant que Juifs, et pour explorer, expérimenter, apprécier et nous identifier à notre judéité.

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