Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Depuis son installation, la sculpture de Kristen Visbal a été embourbée dans des litiges juridiques et des allégations de «féminisme bidon d'entreprise». La Ville de New York décidera bientôt de son sort.
La statue de bronze est parrainée par State Street Global Advisors, qui a accepté de régler les plaintes pour discrimination fondée sur le genre et la race peu de temps après l'installation de « Fearless Girl ».
Mardi 14 décembre, l'artiste Kristen Visbal s'est réunie avec un groupe d'activistes et de politiciens locaux à côté de son œuvre la plus reconnaissable, la statue « Fearless Girl », qui se trouve en face de la Bourse de New York. La statue représente une petite fille debout dans une position de défi, avec ses mains sur ses hanches, et a été initialement placée devant la statue du «Charging Bull» [Taureau chargeant], à quelques pâtés de maisons, bien qu'elle ait finalement été déplacée à son emplacement actuel, sur Broad Street. La statue de Visbal a été parrainée par la société de gestion d'actifs State Street Global Advisors dans le cadre d'une campagne visant à promouvoir l'engagement de l'entreprise en faveur de l'égalité de genre. Le permis autorisant la statue à être dressée sur une propriété de la ville avait expiré deux semaines avant l'événement ; Visbal tentait de faire pression sur la Commission de préservation des monuments de la ville, qui se réunissait pour discuter de la question ce jour-là, pour prolonger le permis.
Debout derrière un lutrin, vêtue d'un long manteau couleur moutarde, Mme Visbal a fait valoir que sa sculpture allait au-delà des ambitions d'une entreprise. Elle a parlé de l'importance de l'égalité des salaires pour les femmes, a évoqué la lutte pour les droits des femmes dans des pays comme l'Afghanistan et l'Inde, et a fait valoir que la statue était un symbole du mouvement mondial des femmes. « Pour le bien de la société, a déclaré Mme Visbal, elle doit rester en place jusqu'à ce que ces principes soient assimilés ».
La statue est embourbée dans la controverse depuis qu'elle a été érigée, en 2017. L'année précédente, Visbal a été contactée par une personne travaillant pour l'agence de publicité McCann, qui souhaitait commander la statue d'une petite fille. L'agence avait l'intention de placer la statue face au « Charging Bull » pour attirer l'attention sur « le plafond de verre concernant le salaire et la promotion des femmes dans la communauté de Wall Street », m'a dit Visbal lors de notre rencontre en octobre, et l'agence voulait que ce soit fait en moins d'un mois. Visbal a fait une série de croquis et s'est arrêtée sur l'image d'une fille portant une robe et des chaussures à talons hauts, avec une queue de cheval flottante. Elle a commencé à sculpter un modèle en argile en vue de le mouler en bronze selon un procédé connu sous le nom de moulage à la cire perdue. C'est à ce moment-là, selon les documents judiciaires, que Visbal a appris que State Street, qui était un client de McCann's, parrainait la statue. La sculpture a été installée le 7 mars, avant la Journée internationale de la femme. La petite fille a été saluée comme un symbole puissant, et les gens ont fait la queue à côté de la statue pour prendre des photos. La statue a également suscité la controverse. Un blogueur local l'a qualifiée d'exemple de « féminisme bidon d'entreprise ».
State Street, dont le siège est à Boston, est l'une des plus grandes sociétés de gestion d'actifs au monde, avec 3 800 milliards de dollars dans son portefeuille. La société a utilisé la statue « Fearless Girl » en partie pour promouvoir un nouveau fonds indiciel censé favoriser la diversité des sexes dans les postes de direction des entreprises. En mai, après l'installation de la statue, Visbal et State Street ont signé un accord décrivant leurs droits respectifs sur la statue. Selon les documents judiciaires, State Street était propriétaire de la marque « Fearless Girl ». Les deux parties se sont engagées à utiliser la statue pour promouvoir un ensemble convenu d' « objectifs de diversité des genres ». Visbal a été autorisée à vendre des copies de la statue, sous réserve de certaines restrictions.
En septembre, plusieurs mois après l'installation de la statue, State Street a accepté de payer cinq millions de dollars pour régler les plaintes du ministère usaméricain du travail selon lesquelles l'entreprise avait systématiquement discriminé les femmes et les Noirs par des pratiques salariales déloyales. State Street a publié à l'époque une déclaration dans laquelle elle désapprouvait les conclusions et l'analyse du gouvernement, mais affirmait néanmoins qu'elle coopérait. Cependant, le règlement a soulevé la possibilité que les motivations de State Street dans le parrainage de la statue « Fearless Girl » étaient plus compliquées que la société ne l'avait suggéré. Le gouvernement examine de près les pratiques de State Street en matière de rémunération depuis plusieurs années ; « Fearless Girl » est apparue au moment où la société s'inquiétait de l'effet des accusations de discrimination sur sa réputation. À l'époque, un titre de CNN indiquait : « Gênant ! La société à l'origine de la "Fearless Girl" règle un litige sur les salaires entre hommes et femmes ».
Néanmoins, la statue a continué à attirer des foules de personnes qui se sont déversées dans la rue. En avril 2018, le maire Bill de Blasio a annoncé que la statue serait déplacée à son emplacement actuel, à l'extérieur de la bourse. Tout au long de 2017 et 2018, Visbal a vendu des répliques de « Fearless Girl » dans plusieurs pays pour des prix allant de 250 000 dollars pour des copies grandeur nature à 6 650 dollars pour des miniatures de 57cm L'une est allée à un acheteur privé à Oslo, en Norvège, et une autre au cabinet d'avocats australien Maurice Blackburn. En janvier 2019, Visbal a assisté à la Marche des femmes à Los Angeles et a apporté avec elle une réplique de « Fearless Girl ». Le mois suivant, State Street a intenté une action en justice contre Visbal, alléguant que la vente des répliques n'avait pas été approuvée par la société et violait leur accord, et qu'elle faisait perdre à State Street « le contrôle de sa réputation ». La plainte de la société indique que Maurice Blackburn avait affiché des images de sa statue tout en la désignant sous le nom de « Fearless Girl », le nom que State Street avait déposé, et que Visbal avait participé à des événements marketing en Australie pour promouvoir les répliques, prétendument en violation de leur accord. Visbal a déposé une demande reconventionnelle contre State Street, alléguant que la société portait atteinte à ses droits. Elle dit avoir dépensé un peu moins de trois millions de dollars pour se défendre devant les tribunaux et n'a pas pu accepter d'autres commandes pendant le litige. Mme Visbal prévoit de lancer un jeton numérique non fongible lié à la statue, en partie pour couvrir ses frais de justice. (State Street a refusé de commenter le litige en cours et a déclaré que la société « continuera à travailler avec diligence avec la ville de New York et toutes les agences municipales concernées pour s'assurer que ["Fearless Girl"] est autorisé à rester en place»).
Todd Fine, un doctorant au CUNY Graduate Center qui étudie l'art public et qui est devenu un allié de Visbal, a déclaré que l'épisode donnait une mauvaise image de State Street. « Vous avez cette grande marque, vous avez le plus grand coup marketing de tous les temps, et puis vous vous acharnez sur cette artiste pour la mettre en faillite jusqu'à ce qu'elle vous donne ses droits d'auteur », dit-il. Fine pense que la ville devrait renouveler le permis pour la statue, mais il préférerait que la ville en devienne propriétaire, ou qu'elle la remplace par une des répliques de Visbal. Garder l'original, selon lui, ne ferait que donner plus d'espace à une pièce de publicité d'entreprise déguisée en art.
Michele Bogart, professeure émérite à l'université Stony Brook, spécialiste de l'histoire de l'art public, m'a dit qu'il y avait déjà eu des conflits autour d'œuvres d'art publiques parrainées par des entreprises à New York. Mais l'exemple de State Street est « un cas beaucoup plus grave, plus cynique et, pour moi, révoltant, de quelque chose qui arrive assez fréquemment aux artistes qui travaillent dans le domaine public », dit-elle. « En d'autres termes, les artistes sont souvent malmenés, et c'est triste ». Elle ajoute toutefois qu'elle trouve la sculpture « Fearless Girl », d'un point de vue esthétique, « affreuse » et que la crédibilité de Visbal est limitée. « Je ne doute pas que cette société l'ait menée en bateau », dit Mme Bogart. « Mais le fait qu'elle veuille la reproduire en différentes tailles, et voyager avec des versions à travers les USA, est aussi un truc très commercial. C'est une entreprise d'auto-promotion, c'est à ça que ça se résume ».
Le fait qu'il y ait un litiges en cours sur les droits de la statue ne fait que renforcer l'argument en faveur de son retrait, a fait valoir Mme Bogart. « Pourquoi la Ville de New York voudrait-elle avoir sur sa propriété une œuvre contestée comme celle-là, où l'artiste accuse le sponsor de l'avoir maltraitée ? », demande-telle. « Je veux dire, avec toutes les préoccupations que la ville de New York a, pourquoi voudrait-elle en bonne conscience quelque chose où l'on pourrait soutenir que la société est de mauvaise foi ? »
C'est dans ce contexte bordélique que la ville doit prendre une décision sur le sort de « Fearless Girl ». Le jour de la réunion de la Commission de conservation des monuments de la ville de New York, Visbal avait organisé quelque onze interventions, dont celles de Vittoria Fariello, candidate au Sénat de l'État de New York, de Mary Luke, d’ONU Femmes, de Diane Burrows, coprésidente de la Ligue des électrices de la ville de New York, et de représentants de plusieurs autres ONG engagées pour l'égalité de genre, pour défendre la valeur universelle de la statue. Plus tard dans la journée, la commission a voté en faveur du renouvellement du permis de la « Fearless Girl » pour trois années supplémentaires ; la discussion doit ensuite passer à la Commission de conception publique de la ville, qui pourrait se prononcer sur la question lors d'une prochaine réunion. Lors de l'événement, Cynthia DiBartolo, fondatrice et PDG de Tigress Financial Partners, a déclaré qu'elle travaillait dans le secteur financier depuis trente ans. « Elle représente l'espoir et l'inspiration pour nous tous », a déclaré Mme DiBartolo, à propos de la statue. « Elle n'est pas moins un symbole que ces grands drapeaux usaméricains qui flottent au-dessus de la Bourse de New York ».
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